De Drumont à Maurras, une veine pamphlétaire
From Drumont to Maurras, a lineage in pamphlets
p. 17-23
Résumés
Recours à l’injure antisémite, véhémence du verbe, attaques ad hominem, volonté de susciter la violence ligueuse : la parole pamphlétaire maurrassienne emprunte largement aux écrits de Drumont. Cette imprégnation remonte à la fin des années 1880, lorsque le jeune Maurras, critique à L’Observateur français, applaudissait aux charges de Drumont contre la « République juive », les abus du capitalisme et les errements de la société moderne. Tout au long de sa carrière, il ne cessera de se référer au combat du « pape de l’antisémitisme », estimant, comme l’écrit Léon Daudet, que les livres de Drumont « font partie du bagage intellectuel de tout royaliste d’Action française ». Néanmoins, dans les années 1900, à mesure que progresse son influence dans les milieux nationalistes, Maurras affirme de plus en plus ouvertement sa différence. Enfant du siècle romantique, Drumont exalte la puissance de l’imagination et de la sensibilité, valorise l’intuition au détriment de la sèche intellectualité, vibre à l’unisson d’une « voix intérieure » de nature mystique, supérieure à la raison. Nul élan semblable chez Maurras, qui reproche à Drumont la nature irrationnelle de ses écrits, son pessimisme, son incapacité à jeter les bases d’une méthode d’action cohérente et, surtout, son romantisme. Le style pamphlétaire du théoricien royaliste reflète ces divergences. Même dans ses éditoriaux les plus agressifs, Maurras fait montre d’une colère froide, cherche à rationaliser ses haines, se méfie des emportements de la passion : le théoricien perce toujours derrière le journaliste de combat. Polémiste dans l’âme, Drumont ne partage pas ces exigences, comme en témoigne la violence débridée de ses écrits.
Recourse to anti-semitic insults, verbal violence, ad hominem attacks, a willingness to encourage partisan violence: Maurras’s polemical style shares much with the work of Drumont. This influence reaches back to the late 1880s, when the young Maurras, then a critic at the Observateur français, praised Drumont’s assaults upon the “Jewish Republic”, capitalist abuses and the deviations of modern society. Throughout his career, he continually alluded to the battles of the “Pope of anti-semitism”, judging, in Léon Daudet’s words, that Drumont’s books “are part of the intellectual baggage of every royalist in the Action française”. Nonetheless, during the 1900s, as his influence within nationalist circles grew, Maurras increasingly insisted on points of difference. A child of the romantic century, Drumont praised the power of the imagination and sensibility, favored intuition over dry intellectualism, and responded sympathetically to a mystical “interior voice” that was superior to reason. There is none of this in Maurras, who criticized the irrational nature of Drumont’s writing, his pessimism, his inability to lay the foundations for a method of coherent action, and, above all, his romanticism. Even in the most aggressive of his editorials, Maurras reveals a cold anger, attempts to rationalize his hatreds and distrusts being carried away by passion: the theoretician always emerges behind the partisan journalist. A polemicist to the core, Drumont shares none of these concerns, as is demonstrated by the unrestrained violence of his writing.
Texte intégral
1La parole pamphlétaire maurrassienne emprunte largement aux écrits de Drumont : recours à l’injure antisémite, violence du verbe, attaques contre les personnes, volonté de susciter la violence ligueuse, tous ces éléments se retrouvent chez Maurras à partir des années 1900. En 1917, dans l’article nécrologique qu’il consacre au père de La France juive, le théoricien royaliste écrit ainsi dans L’Action française : « Oui, la génération qui eut dix-huit ans l’année de La France juive est tout entière débitrice d’Édouard Drumont. Ce grand Français l’orienta vers la vérité politique. La formule nationaliste est née, presque tout entière, de lui, et Daudet, Barrès, nous tous, avons commencé notre voyage à sa lumière1. » L’influence exercée par Drumont sur Maurras concerne tout autant la dimension idéologique que la veine pamphlétaire, l’une engageant naturellement l’autre puisque Drumont, bien davantage qu’un théoricien, fut d’abord et surtout un polémiste, un journaliste de combat redouté pour son style agressif et scandaleux. Mais cette influence hautement revendiquée par Maurras cohabite paradoxalement, chez lui, avec la volonté de s’en libérer, de faire mieux, tant sur le plan du style que sur celui des idées. L’élève finit d’ailleurs par dépasser le maître : à la fin des années 1900, marquées par l’affirmation de l’Action française et par la marginalisation de Drumont, ce dernier subit de plus en plus nettement l’influence du style maurrassien. Attraction réciproque, donc, entre les deux hommes, mais aussi concurrence, divergences, lutte générationnelle et incompatibilités théoriques.
Maurras, disciple de Drumont ?
2Lorsque Drumont publie La France juive au mois d’avril 1886, Maurras a tout juste dix-huit ans et vient d’arriver à Paris. A-t-il alors lu les deux volumes du best-seller de l’antisémitisme français ? Aucune source ne l’indique. À cette époque, les ambitions du jeune homme sont très éloignées de celles de Drumont. Agé de quarante-deux ans, l’auteur de La France juive accède brutalement à la notoriété grâce à l’immense succès de ce « livre incohérent, bizarre, furieux », pour reprendre les termes d’Anatole France2. À quel type d’ouvrages se rattache La France juive ? « Faute de pouvoir désigner cette œuvre qui n’est ni du roman, ni de l’histoire, ni de la littérature, on a dit : c’est un pamphlet », observe alors L’Écho de Paris3. Arsène Alexandre écrit quant à lui dans les colonnes de L’Événement : « Si c’est un pamphlet, il n’a pas à coup sûr la prétention de tenir dans le creux de la main. Si c’est une étude historique, elle n’est pas assez grave. Si c’est purement un article de journal, ses mille pages me semblent un peu dépasser les dimensions usitées4. » Des journaux comme Le Petit Parisien refusent à l’ouvrage le statut de pamphlet. Ne s’agit-il pas plutôt d’un libelle ? Un pamphlet a surtout pour objet la chose publique, tandis qu’un libelle, essentiellement diffamatoire, s’en prend à la vie privée de ceux qu’il attaque, et vise généralement au scandale. « C’est plus qu’une œuvre de parti, c’est une œuvre de haine fanatique ; c’est plus qu’un pamphlet, c’est un libelle », tranche Le Petit Parisien5.
3Voilà qui semble à mille lieux des préoccupations du jeune Maurras, lequel ne se voit alors ni comme un libelliste, ni comme un pamphlétaire. En quête de reconnaissance littéraire, le Maurras des années 1880 se considère d’abord un homme de lettres. Animé d’une exigence esthétique élitiste, il revendique un « véritable aristocratisme intellectuel », pour reprendre les termes de Bruno Goyet6. Le voyeurisme de Drumont, sa trivialité, son populisme, la tonalité boulevardière de ses écrits semblent très éloignés de la posture maurrassienne, qui cultive alors une méfiance instinctive à l’égard de la polémique, considérée comme un genre impur. Et puis, le discours anti-élitiste et protestataire de Drumont apparaît ultra-politisé, à la différence de celui du jeune Maurras. Le félibre se voit au mieux comme un écrivain, au pire comme un critique littéraire, surtout pas comme un pamphlétaire.
4Et pourtant, très vite, Maurras se montre réceptif à l’égard de certains éléments du discours drumontiste. Le jeune critique, qui cherche encore sa voie, tâtonne, se contredit parfois, trouve dans l’œuvre de Drumont des résonances qui font écho à sa propre vision du monde. Marqué de bonne heure par la pensée contre-révolutionnaire, Drumont cultive la nostalgie d’un âge d’or préindustriel. Il se rattache au catholicisme traditionnaliste tout en présentant l’antisémitisme comme une idéologie neuve, moderne, subversive, qui combat l’ordre établi au nom des valeurs anciennes qui imprègnent son imaginaire. Cet aspect séduit Maurras, déjà hanté par le spectre de la décadence, de l’entropie nationale et de l’invasion étrangère. Il voit dans l’antisémitisme de Drumont un levier de mobilisation des masses, une conception politique conquérante, capable de résorber clivages partisans et rivalités de classes. Il ainsi écrit à Barrès en 1890 : « Il y a deux partis conservateurs, l’un qui est vivant et l’autre. Le premier est avec Drumont, et par Drumont, finira bien par joindre le parti socialiste, populaire, qui est la grande force aveugle, encore inemployée7. »
5L’antisémitisme drumontiste, dans son expression violente, polémique, pamphlétaire, recèle une charge irrationnelle, une part émotionnelle qui oppose sa force brute et sa trivialité aux vieilles habitudes de critique et de réflexion. Drumont célèbre la haine, la « belle haine », comme il l’écrit souvent, une haine « sanctifiée par l’amour ardent de la patrie8 ». Son antisémitisme s’adresse aux sentiments plutôt qu’à la raison ; il mobilise les passions de la foule, échappe aux exigences de la pensée critique. Le jeune Maurras en a conscience et se montre mal à l’aise, déconcerté, à la fois attiré, contrarié et peut-être fasciné par cette dimension irrationnelle. Il écrit par exemple en 1889 dans les colonnes de L’Observateur français : « Vive Drumont, parce qu’il n’est pas une seule se ses thèses qui, excitant, cinglant, fouaillant nos habitudes d’esprit, nos préjugés de conduite, ne nous ait obligé à réfléchir et à raisonner nos actes et nos pensées. Vive Drumont, parce que ! C’est le grand mot féminin et il est de mise ici, puisque cette acclamation ne part pas de ma raison – qui aurait beaucoup à dire et que mon échauffement scandalise un tantinet –, mais d’un sentiment, d’un instinct, d’une révolte coléreuse de l’être inconscient qui est en moi9 ». Tout de même sensible au poids des idées, Maurras cherche déjà à rationaliser, à organiser, bref, à doter ses propres haines d’une armature théorique. Or Drumont n’est pas l’homme d’un système de pensée rationnel, harmonieux, cohérent. Polémiste dans l’âme, il n’aura jamais l’envergure d’un théoricien des systèmes politiques. La posture de Maurras n’en demeure pas moins équivoque, comme un témoigne un autre article publié en 1890 dans L’Observateur français : « Des livres comme ceux de Drumont ne peuvent pas rester sans effet moral. Mais il est certain que nous n’enfourchons pas sa monture antisémite qu’après avoir longuement examiné le cheval et le cavalier : moins par timidité que par cette indécrottable habitude d’analyse, de réflexion et de critique dont l’intelligence française se meurt10. »
6Un autre aspect embarrasse Maurras : le caractère brouillon de la prose drumontiste, son mépris de la rigueur, ses imprécisions. Il écrit dans le même article : « Oui, la composition [des livres de Drumont] est de tous points mauvaise ; pour mieux dire, elle n’existe pas. Mais le détail en est exquis, souvent. La presse actuelle est encombrée de fignoleurs parnassiens et normaliens, grâce auxquels nous perdons le sens du beau abrupt, du beau inculte et puissant11. » L’avenir montrera que cette notion de « beau abrupt, inculte et puissant » s’oppose radicalement à ses propres exigences stylistiques, esthétiques et philosophiques. En effet, le Maurras de l’âge mûr ne cessera de célébrer la régularité classique, l’harmonie, l’équilibre, symbolisés entre autres par la sagesse et la beauté grecques – une sensibilité totalement étrangère à celle de Drumont.
7Dans les années 1890, Maurras évolue dans la sphère du journalisme catholique, L’Observateur français, Le Soleil, La Gazette de France. Il se rapproche aussi de La Libre Parole, le quotidien fondé par Drumont en 1892. Son ancien maître du collège d’Aix-en-Provence, l’abbé Penon, lui conseille d’intriguer pour prendre pied à la rédaction de cette « retentissante tribune12 ». Maurras a-t-il suivi ce conseil ? S’il en avait eu l’occasion, aurait-il choisi de collaborer à La Libre Parole ? Il est intéressant de noter que Barrès, plusieurs fois sollicité pour écrire dans ce journal, a toujours poliment refusé l’offre de Drumont13. Dans les années 1890, Maurras aurait-il accepté ? Rien n’est moins sûr. Être journaliste à La Libre Parole, c’est être polémiste à plein temps, c’est sacrifier à la parole pamphlétaire dans ce qu’elle a de moins noble. Le quotidien se distingue en effet par son goût du scandale et de la provocation, par son agressivité, par ses campagnes de chantage et les innombrables duels qui rythment la vie de la rédaction.
8Il n’est pas sûr que le Maurras de la trentième année s’y serait trouvé à l’aise. À cette époque, le Maurras polémiste n’est pas encore né. Cela ne l’empêche pas d’entretenir des relations amicales avec l’équipe de La Libre Parole. En 1896 l’organe antisémite le qualifie d’« esprit aussi fin que curieux, et l’un de nos plus estimés confrères14 ». Cette même année, La Libre Parole reproduit même un article de Maurras consacré à Drumont. Article éclairant à plus d’un titre, qui souligne l’attitude ambivalente de Maurras face à l’auteur de La France juive. On y lit notamment au sujet de Drumont : « Est-il blanc ? Est-il rouge ? Ou, dans une langue un peu moins provinciale : est-ce un républicain ? est-ce un conservateur ? est-ce un esprit critique ? un esprit organisateur ? Ou enfin : est-ce un anarchiste ? est-ce un défenseur de l’autorité ? Je tiens M. Édouard Drumont pour un conservateur, en dépit de l’allure révolutionnaire de sa prédication. Il est violent et tendre. Il est chrétien et Parisien. Il est émeutier et bourgeois. C’est enfin le caractère d’un historien qui est aussi un pamphlétaire. Vous pouvez, s’il vous plaît, crier à la contradiction. Mais contradiction, ici, veut dire richesse. » Si Maurras soulève la question, c’est qu’il est bien conscient qu’une contradiction existe entre le statut de pamphlétaire et celui d’historien
9La véritable politisation de Maurras intervient durant l’affaire Dreyfus, avec sa fameuse apologie du faux commis par le colonel Henry, publiée dans La Gazette de France en septembre 1898. En s’aventurant résolument sur le terrain de la polémique, il change de statut, sans pour autant renoncer à la reconnaissance littéraire et à ses exigences esthétiques. Comme la plupart des journaux nationalistes, La Libre Parole reproduit son article sur le faux Henry. Drumont le commente avec enthousiasme, saluant le « superbe langage » de Maurras15. « Superbe langage », car Maurras parle désormais le même langage que lui, une parole ultra politisée, protestataire, agressive – bref, une parole pamphlétaire. Quelques mois plus tard La Libre Parole ouvre d’ailleurs ses colonnes à Maurras pour une série d’articles sur Joseph Reinach et l’affaire Dreyfus16. Maurras est désormais un personnage qui compte dans les milieux nationalistes. Cette évolution se traduit par un recours de plus en plus systématique à la parole pamphlétaire. Mais parallèlement, le théoricien royaliste affirme avec beaucoup plus d’assurance les divergences qui le séparent de la veine pamphlétaire drumontiste.
L’autonomisation de la théorie et du style maurrassiens
10Le cheminement intellectuel de Maurras vers la monarchie, sa politisation, son affirmation progressive au sein de l’Action française s’accompagnent de la volonté de capter le public de Drumont, et donc d’utiliser les mêmes armes que lui. Maurras radicalise l’expression de son antisémitisme et recourt à un style pamphlétaire de plus en plus violent. Drumont devient une référence, comme le montre la tentative de rachat de La Libre Parole par l’Action française en 1907. Si, à cette date, le vieil organe antisémite n’est plus que l’ombre de lui-même, son titre reste un symbole, bien plus connu des Français à cette époque que le nom du groupement de Maurras et Vaugeois. Bref, l’Action française ambitionne de se poser en successeur légitime du père de La France juive. Après l’échec des négociations avec Drumont, elle choisit de lancer en 1908 son propre quotidien, qui se pose en concurrent direct de La Libre Parole, ne serait-ce que par sa présentation : à peu de choses près, la calligraphie et la mise en page de L’Action française quotidienne sont calquées sur celles du journal de Drumont. L’organe royaliste utilise les mêmes recettes : outrance polémique, théâtralisation de l’antisémitisme, campagnes d’intimidation, recherche calculée du scandale et de la provocation, etc.
11L’antisémitisme est à la fois pour Maurras une arme polémique et une idéologie susceptible de fédérer le plus grand nombre. Il écrit par exemple à André Buffet en juillet 1900 : « L’antisémitisme est une force naturelle à utiliser : si nous n’usons pas de ce grand courant, quelles forces emploierons-nous17 ? » Mais à la différence de Drumont, Maurras s’engage dans un effort, sans doute impossible, de rationalisation de la haine antijuive. L’arme pamphlétaire, selon lui, ne suffit pas. Maurras insiste sur la nécessité d’intégrer l’antisémitisme à la théorie nationaliste puisque, pour lui, l’antisémitisme démontre la nécessité de la monarchie et que la monarchie est le seul horizon possible du nationalisme. À la différence de Drumont, Maurras se veut un organisateur, un rationaliste. Même dans ses polémiques les plus agressives, il fait montre d’une colère froide, cherchant à démontrer, à classer, à ordonner. Il se méfie toujours des emportements de la passion, même s’il lui arrive évidemment d’y succomber.
12Maurras valorise la méthode positiviste, le langage catégorique, la sèche intellectualité tandis que Drumont, de son côté, préfère les intuitions à la logique, les évocations au culte du rationnel, les vérités révélées aux vérités empiriques. Le « pape de l’antisémitisme » prétend accomplir les desseins d’une volonté supérieure, d’essence divine, tandis que Maurras, coupé de Dieu, affirme que son engagement politique procède de la raison et de la raison seule, raison humaine qui jamais ne regarde vers le ciel. Maurras contre Drumont, ou raison contre révélation. Cette opposition aide à comprendre le fossé qui existe entre eux sur la question du romantisme. Drumont est un enfant du siècle romantique ; nourri de Victor Hugo, il exalte la puissance de l’imagination et de la sensibilité. Maurras, quant à lui, exècre le romantisme, qui fait selon lui prévaloir l’intuition sur la raison, exagère l’importance du sujet et aboutit en définitive à l’anarchie18.
13Dans les années 1900, à mesure qu’il consolide son influence sur le mouvement nationaliste, Maurras ose de plus en plus affirmer ce qui le sépare de Drumont. Il lui reproche surtout de n’offrir aucun horizon possible aux antisémites. Il ne suffit pas, selon Maurras, de montrer au peuple les abus dont il souffre. Il faut lui proposer un régime exaltant et réparateur, une méthode de redressement. Or Drumont se cantonne dans l’invective et dans une vision profondément pessimiste de l’agonie française. Sa vision de la décadence est contemplative et sans espoir. Ce pessimisme est inconciliable avec la méthode « empirique » « réaliste », « positive » de Maurras, pour reprendre ses termes. « Le désespoir en politique est une sottise absolue », affirme à l’envi le doctrinaire monarchiste. Il y a, dans le prophétisme angoissé de Drumont, une tendance morbide, destructrice, une mélancolie qui ne peut être, selon Maurras, qu’une conséquence de son romantisme, et de sa foi en Dieu. Pour lui, cette désespérance teintée de mysticisme confine à l’individualisme, à l’anarchie. Dans un article publiée dans la revue L’Action Française en 1904, Henri Vaugeois lance à l’adresse de Drumont : « À votre sombre psaume, à votre manière révolutionnaire, destructive, anarchiste et fataliste de rêver, de chanter la lutte antijuive de demain, ne voudrez-vous point ajouter, de temps en temps, une parole moins violente et moins implacable, sans doute, mais peut-être aussi féconde19 ? » Drumont n’en fait pas moins figure de grand ancêtre. Ses livres, écrit Léon Daudet en 1909, « font partie du bagage intellectuel de tout royaliste d’Action française20 ». Reste qu’à cette date, La Libre Parole et L’Action Française sont devenus des concurrents et se regardent avec méfiance. En 1909, un indicateur de la Sûreté générale ira jusqu’à affirmer que les maurrassiens « détestent M. Drumont, mais n’osant pas l’attaquer de face, ils cherchent à le discréditer tout en le couvrant de fleurs21 ».
14Quant à Drumont, il dissimule avec peine la jalousie que lui inspire la virtuosité polémique de Maurras. À la fin des années 1900, la terminologie maurrassienne finit même par déteindre sur celle de Drumont. Il arrive ainsi à l’auteur de La France juive de dénoncer dans ses articles les « Métèques », les « ennemis de l’intérieur », les « Quatre États conférés » ou encore les « naturalisés »22, expressions popularisées par Maurras dans les milieux nationalistes. Initialement constitutive de la veine pamphlétaire maurrassienne – non sans contradictions et tiraillements de la part de Maurras –, le style de Drumont finit par subir, en retour, l’influence du théoricien de l’Action française.
Notes de bas de page
1 Charles Maurras, « La politique », L’Action française, 6 février 1917.
2 Anatole France, « La vie à Paris », Le Temps, 2 mai 1886.
3 « Le pamphlet », L’Écho de Paris, 26 avril 1886.
4 Arsène Alexandre, « La « France juive » », L’Événement, 21 avril 1886.
5 Jean Frollo [pseudonyme collectif], « Libelles », Le Petit Parisien, 29 avril 1886.
6 Bruno Goyet, Charles Maurras, Paris, Presses de Sciences Po, 2000.
7 Lettre de Charles Maurras à Maurice Barrès, 22 février 1890 (Maurice Barrès, Charles Maurras, La République ou le roi. Correspondance inédite (1888-1923), Paris, Plon, 1970, p. 31). Maurras écrit aussi sur Drumont à cette époque : « On trouve dans la psychologie de son succès des éléments révolutionnaires à côté des plus purs éléments chrétiens. » (« Paris lettré. Édouard Drumont », L’Observateur français, 21 mars 1890).
8 Édouard Drumont, « Ce que disent les chiffres », La Libre Parole, 30 décembre 1898.
9 Charles Maurras, L’Observateur français, cité par Victor Nguyen, Aux origines de l’Action française. Intelligence et politique vers 1900, Paris, Fayard, 1991, p. 316.
10 Charles Maurras, « Paris lettré. Édouard Drumont », L’Observateur français, 21 mars 1890.
11 Ibid.
12 Lettre de l’abbé Penon à Charles Maurras (date non précisée), citée par Victor Nguyen, op. cit., p. 581.
13 Cf. Lettre d’Édouard Drumont à Maurice Barrès, 24 avril 1892, Bibliothèque nationale, ms, fonds Maurice Barrès ; lettre d’Édouard Drumont à Maurice Barrès, 18 février 1909, Bibliothèque nationale, ms, fonds Maurice Barrès.
14 Albert Monniot, La Libre Parole, 5 mars 1896.
15 Édouard Drumont, « Excuse à des amis… », La Libre Parole, 9 septembre 1898.
16 Intitulée « Cordier voilé et dévoilé », cette série d’articles est publiée dans La Libre Parole des 26, 27, 28 février et 4 mars 1899.
17 Cité par Yves Chiron, La Vie de Maurras, Paris, Godefroy de Bouillon, 1999, p. 174.
18 Voir à ce sujet Michael Sutton, Charles Maurras et les catholiques français, Paris, Beauchesne, 1994, p. 26-27.
19 Henri Vaugeois, " Notes politiques". Les « Hypothèses » de Drumont (suite) », L’Action française. Revue bi-mensuelle, 15 septembre 1904.
20 Léon Daudet, « La candidature de Drumont », L’Action française, 26 mai 1909.
21 A.N., F7 159512, 24 mars 1909.
22 Édouard Drumont, « À nos amis », La Libre Parole, 1er janvier 1909 ; id., « Émile Ollivier et la guerre de 1870 », La Libre Parole, 17 juin 1909 ; id., « Gaston Méry », 17 juillet 1909 ; id., « La Force du Juif », La Libre Parole, 15 avril 1911 ; id., « La Crise antimilitariste », La Libre Parole, 8 juillet 1913.
Auteur
Docteur en histoire (Sciences Po Paris), Grégoire Kauffmann est l'auteur d'Edouard Drumont (Perrin, 2008, Prix du Sénat du livre d'histoire 2009), ouvrage issu de sa thèse. Il est par ailleurs l'auteur, avec Michaël Lenoire et Pierre-André Taguieff (dir.), de L'Antisémitisme de plume, 1940-1944. Etudes et documents (Berg international, coll. « Pensée politique et sciences sociales », 1999, Prix étudiant du livre politique 2009). Il travaille actuellement sur les collaborateurs français exilés en Espagne après la Seconde Guerre mondiale.
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