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Claude Forest

Section D – De quelques déterminants de la demande

Chapitre XV. Demande et fonctionnement neurobiologique

Texte intégral

La seule raison d’être d’un être, c’est d’être.
C’est-à-dire de maintenir sa structure.
(Henri Laborit)

Les cerveaux, le système nerveux et la culture

1En ces quelques mots d’une voix off introductive, le biologiste Henri Laborit donne ainsi sa vision de la « motivation » comportementale de l’être humain qu’il exposera tout au long du film d’Alain Resnais, Mon Oncle d’Amérique (FR, 1980). Développant ses travaux autour de la relation entre le système nerveux et son environnement, il rajoute – pour tenter de le dépasser – un déterminisme, biologique, aux comportements humains.

  • 1 ROSE Steven, Le cerveau conscient, Paris, Seuil, 1975, p. 33.

2Les paradigmes des relations entre l’esprit et le cerveau ont très fortement évolué, essentiellement depuis trois siècles, au rythme des découvertes et théorisations scientifiques. « Historiquement la vision scientifique du cerveau a profondément été marquée par la vision dominante de l’univers : maison de Dieu ou machine d’horlogerie ou somme improbable d’événements probabilistes »1. Avant le xviie siècle et son bouillonnement de « savants » (Newton, Galilée, Descartes, De Vinci, etc.), le cerveau n’était pas plus séparé du corps que l’esprit de la matière. Mais balayant les « humeurs » sans substance, les « esprits » directeurs des conduites, les « anges » veillant à nos besoins, et contrairement à l’enseignement d’Aristote, désormais, en Occident, ce ne sera plus l’âme qui fera du corps un objet vivant, animé. Pour y parvenir, Descartes décrit les diverses fonctions corporelles en comparant le corps à une machine automate et non plus en considérant la vie comme quelque chose d’irréductible à la matière. Davantage porté sur la mécanique, le xviie verra fleurir les métaphores horlogères du corps, avec ses poulies et roues crantées, le fonctionnement de la machine humaine tendant vers la marionnette, avant que le xixe ne découvre l’électricité puis la télégraphie sans fil et ne reporte ses analogies dans le fonctionnement du cerveau. Le développement des manufactures puis de l’industrie apporta ses comparaisons avec un centre de décision et ses organes exécutants jusqu’au milieu du xxe siècle, où l’image du central téléphonique fût ébranlée par la cybernétique et ses puissants calculateurs qui, certes produisaient de nombreuses informations et savaient les expédier rapidement, mais sans certitude de l’identité et de la qualité du récepteur, ouvrant la voie à la fin du xxe siècle à l’analogie du fonctionnement d’un ordinateur et de ses programmes (qui en précèdera évidemment encore bien d’autres à venir).

  • 2 ATLAN Henri, Entre le cristal et la fumée, Paris, Seuil, 1979.

3Inexistant, simple rouage, centre de commandement puis centre de relais de calcul ou de dispatching, la représentation du cerveau et de ses fonctions a donc fortement évolué avec la société. Parallèlement, si son étude a formidablement progressé durant ces dernières décennies, les zones d’ombre qui demeurent massives ne doivent pas occulter la connaissance des grands traits de son évolution et de son fonctionnement, même si l’aveu de sa complexité souligne celle d’un système dont on ne connaît pas encore le code2.

4Si pour survivre l’ordre végétal réussit à transformer la matière inanimée grâce à l’énergie solaire (photosynthèse), la survie de l’ordre animal – dont l’homme fait partie – passe par l’utilisation de cette énergie déjà transformée par d’autres, et pour ce faire nécessite d’agir à l’intérieur d’un espace afin de trouver, rassembler et transformer ces éléments, et bénéficie pour cela d’un système nerveux dont le cerveau assure la coordination. Ce dernier résulte d’une longue acquisition phylogénétique depuis sa naissance chez les reptiles voici plus de deux cent millions d’années, cortex au développement limité qui permet des comportements programmés assurant les fonctions dites instinctives : recherche et capture de nourriture, accouplement, délimitation du territoire, apprentissage stéréotypée de la descendance, etc. Une illustration typique du fonctionnement de ce cerveau primitif peut être donnée avec les plus vieux reptiles de notre terre, les tortues qui retournent chaque année sur la même plage pour y déposer leurs œufs, évocation touchante et sympathique, mais instrument parfaitement inadapté à l’apprentissage de comportements nouveaux résultant d’une modification rapide ou durable de l’environnement.

5La programmation de ce comportement est totale, l’autonomie de chaque tortue singulière nulle, et il n’existe évidemment nul désir ou demande de sa part d’aller pondre en tel ou tel endroit, fût-il sauvage comme en ses origines, ou désormais surpeuplé comme dans une plage à touristes. À ne pouvoir s’adapter, la somme des individus qui composent l’espèce disparaît.

  • 3 LABORIT Henri, L’agressivité détournée, Paris, Union Générale d’Editions, coll. 10-18, 1970.
  • 4 « Si un homme peut éprouver quelque plaisir à défiler en rang et aux sons d’une musique, je méprise (...)

6Avant d’aborder des notions comme celle de la « rationalité » du consommateur, il n’est donc pas inutile de se souvenir que le cerveau de tous les mammifères, dont celui de l’homme, s’est bâti sur ces fondations3. Pour nos canins domestiques urbains, uriner de candélabre en roue de voiture pour marquer leur territoire résulte encore de cette partie du mésencéphale et des formations de la base du cerveau. Chez l’être humain, peut-être saurons-nous un jour la part qu’il faut lui attribuer dans les notions de territoires et de guerres (de voisinages ou entre nations), mais également d’établissement et de respect des classes, des castes tout comme des habitudes, de conformité (voire de conformisme) aux règles d’un environnement, social celui-là (époque, milieu, éducation, etc.), et donc des comportements dits culturels, et des goûts. Entre nos chéloniens aquatiques et le cinéphile se rendant toujours dans la même salle, si possible en s’asseyant toujours au même rang, voire à la même place, nulle « motivation », « désir » ou « demande » d’essence réellement différente, mais une simple détermination biologique ? Ce en quoi Einstein simplifiait4, puisque si la nature « reptilienne » de l’homme précède historiquement la « nature humaine » elle en fait intégralement partie, même si par le langage il a cru pouvoir s’en affranchir. Mais pas plus que le mot caméra ne réalise de films, se raconter des histoires ne les rend pas réelles pour autant.

 

  • 5 Parmi les innombrables témoignages, voire le roman éponyme : CARDINAL Marie, Les mots pour le dire,(...)

7L’étape suivante de l’évolution a entouré le cerveau reptilien d’une enveloppe corticale qui a permis aux mammifères de sortir des comportements strictement stéréotypés, favorisant ainsi des adaptations à l’environnement. Ce système limbique fonctionne à un niveau instinctif chez tous les mammifères et joue un rôle fondamental dans le développement de tous les sens (dont l’odorat, absent chez de nombreuses espèces antérieures), et les activités émotionnelles, endocrines et viscéro-somatiques qui dépendent de lui. Chez l’homme encore, les psychanalystes ont bien montré comment la « somatisation » permettait à cette partie du cerveau de faire exprimer au corps ce qu’une autre, plus récente, ne parvenait pas à réaliser, faute de trouver les mots pour le dire5.

  • 6 LABORIT Henri, op. cit., p. 64.

8La troisième étape, la plus récente, se caractérise par l’apparition chez certains mammifères d’un néo-cortex enveloppant les deux autres, plus ou moins étendu selon les capacités de l’espèce à trouver des solutions originales (non programmées) pour s’adapter à son environnement. Du lapin au chat, du singe à l’homme, la capacité associative des neurones permet de trouver des ajustements de plus en plus innovants relativement au milieu existant, puis à prévoir, à imaginer des nouvelles situations, à recréer son propre environnement. Sa capacité de se mettre en adéquation se double ainsi d’une fonction anticipatrice, et si le paléocéphale fait de la « programmation », le néocéphale fait de la « prospective ». Il construit le futur à sa guise et tente de conformer le présent à cette construction imaginaire, à sa guise n’étant pas synonyme de librement6.

  • 7 CHANGEUX Jean Pierre, L’homme neuronal, Paris, Fayard, 1983.

9L’expansion du néo-cortex représente donc l’événement majeur de l’évolution des mammifères, mais aucune catégorie cellulaire, aucun type de circuit particulier n’est propre à l’homme ; la « machinerie » cérébrale humaine puise dans un répertoire semblable si ce n’est identique à celui de la souris de laboratoire7. Toutefois, si son cortex n’est que trois fois plus épais, le nombre de neurones susceptibles de s’associer s’accroît plus que proportionnellement, et chacun d’eux tend à s’associer davantage avec d’autres, la superficie des aires associatives l’emportant sur celles strictement sensitives ou motrices. Ainsi le cerveau lui-même ne change pas radicalement entre les espèces ; néanmoins la diversification des aires cérébrales atteint son apogée chez l’humain. L’épigenèse a établi que les diverses espèces d’organismes vivants sont nées en des temps différents, et que les nouveaux individus qui naissent sont les produits des individus qui les engendrent, mais qu’il n’en résulte pas moins que toute génération nouvelle est une véritable production, une néoformation, renouvelée à chaque fois. Chaque espèce possède la faculté de se reproduire, mais en chaque parent il y a possibilité, et non pas préexistence, de toutes les générations à venir.

  • 8 CHANGEUX Jean Pierre, op. cit., p. 343.

10A contrario toutefois, une fois la variété et le type de connexions effectuées, leurs évolutions, les innovations, positives ou non pour l’espèce, ne s’inscriront pas, ne survivront pas dans le matériel génétique que transmettra éventuellement l’individu, et seul l’humain pourra en faire survivre une partie, mais à l’extérieur de lui-même (biens physiques ou connaissances matérialisées). Il s’observe ainsi une spectaculaire évolution non-linéaire entre l’organisation du génome chez toutes les espèces et celle de l’encéphale. Le formidable développement du cortex cérébral depuis nos ancêtres fossiles contraste ainsi avec la découverte que la plupart des gênes de structure du chimpanzé se retrouvent chez l’homme, mais également chez le chat ou la souris. « Aucun bouleversement du matériel génétique n’a accompagné le développement du cerveau humain »8. Nous n’avons à léguer nul gène d’amour de l’art ou de connaissance du cinéma, mais de nombreuses prothèses et d’immenses banques d’informations.

 

  • 9 CHANGEUX Jean Pierre, op. cit., p. 329 (souligné par l’auteur).

11La transmission des connaissances et adaptations s’opère après le legs génétique, mais également pendant la constitution biologique de l’individu. Chez l’homme les plus de dix mille connexions moyennes par synapse ne se mettent pas en place en une seule fois, mais par vagues successives, de la naissance à la puberté, et cela parallèlement à la croissance des liaisons neuronales elles-mêmes, rendant très délicat tout débat tranché entre l’inné et l’acquis. La forte intrication de l’épigenèse et des processus de croissance biologique, leur succession rapide dans le temps, peuvent donner l’impression d’une croissance continue, si ce n’est linéaire du développement de l’individu sous l’influence ou la direction de son environnement, qui tendrait vers la création d’un sujet « autonome ». L’empreinte culturelle est ainsi permise par la formidable capacité du cerveau à produire, conserver et transmettre des objets mentaux sous diverses formes codées inventées par lui (langages, écritures, etc.), et cette transmission s’opère de manière privilégiée durant cette période des premières années durant laquelle cette empreinte est rendue possible (ou nettement plus favorable, chez l’homme et quelques espèces). Mis dans une situation de privation de tout contact avec ses semblables, s’il parviendra matériellement à survivre, le petit d’homme ne s’humanisera jamais. Mais toute l’activité de l’individu, spontanée ou apprise, n’est réalisable et ne mobilise que des zones neuronales et des connexions qui, nécessairement, préexistent au monde extérieur, aux informations qui viendront de l’environnement, aux liens qui seront tissés avec lui. L’épigenèse effectue ainsi un tri, une sélection, mais dans un cadre neuronal préexistant, des agencements préformés. « Apprendre, c’est stabiliser des combinaisons synaptiques pré-établies. C’est aussi éliminer les autres. »9 Chaque type d’apprentissage, chaque forme d’éducation humaine, ajoute ainsi chez l’individu de l’information et offre des possibilités (plus ou moins riches et variées selon les lieux, les époques et les milieux), mais elle laboure surtout les mêmes champs qui, aussi vastes soient-ils, délaissent l’ensemble des univers adjacents qui n’adviendront jamais.

12L’écoute répétée de musiques modales européennes rend très difficile une perméabilité à la musique sacrée non occidentale ; faute, à temps, d’une exposition auditive ou d’un apprentissage, quelle que soit la sympathie ultérieure portée par des esprits « ouverts » aux autres cultures, la perception et l’écoute régulière des 200 ragas (littéralement « couleurs ») de la musique indienne et talas (cycles rythmiques, dénombrés à plus de 100) deviennent, structurellement, neuronalement, très difficiles. Une richesse se voit ainsi à jamais perdue pour l’individu, pas seulement par difficulté ou par le strict manque de connaissance de ces autres formes mais, même si l’information de leur existence lui parvenait, l’ajustement de sa perception sensorielle à ces nouvelles formes inconnues serait délicate pour les voies tracées dans ses circuits neuronaux antérieurement connectés. La formation d’un « goût » musical, la répétition de son écoute, son appréciation, induiront donc l’envie, la demande, de rencontrer des œuvres voisines de celles originelles. D’autres genres musicaux s’avèreront d’autant plus délicats à apprécier et quantitativement infinitésimaux à intégrer qu’ils seront éloignés du (micro) sillon originel.

13De même, la répétition à l’exposition du cinéma narratif-fictionnel rend extrêmement improbable l’appréciation et la demande spontanée d’autres formes de réalisation filmique. D’où, à jamais, la ghettoïsation structurelle et inévitable de toute forme « avant gardiste », « expérimentale » lors de son apparition en quelque domaine culturel que ce soit. La « qualité », le « bon » ou « mauvais » goût, la bêtise ou l’intelligence de l’auditeur n’ont rien à faire dans cette histoire d’une capacité réceptive biologiquement déterminée et inscrite dans l’histoire de chaque individu. Il en va ainsi pour toutes les formes d’expression : l’empreinte de chaque culture se creuse sur la massive mise en jachère concomitante de potentialités à jamais inexplorées par l’individu.

 

14Inversement et heureusement pour lui, il n’a pas tous les jours à inventer le feu, la polyphonie ni la camera obscura, les solutions déjà expérimentées par ses ancêtres lui étant transmises par le langage et les rapports interhumains. Mais malheureusement, en sus, dans leurs bagages, en guise d’emballage des savoirs et de la culture, ses congénères lui transmettront également jugements de valeurs et préjugés, goûts et mode d’être, de se comporter, de désirer, qui, structurellement, ne peuvent pesamment qu’être conformes (ou en dissonance limitée) avec ceux de son environnement, du plus proche au plus lointain, de la cellule familiale à sa race en passant par sa nation et son groupe social d’appartenance.

  • 10 LABORIT Henri, Dieu ne joue pas aux dés, Paris, Grasset, 1987.
  • 11 LABORIT Henri, op. cit, p. 120.

15Tout système nerveux sert à agir, c’est-à-dire d’abord à se déplacer dans son environnement afin d’assouvir ses pulsions fondamentales, puis à se protéger des éléments qui, au sein de son espace, pourraient être dangereux pour sa survie d’abord, pour sa satisfaction ensuite10. Et c’est parce son environnement n’est pas vide qu’il trouve des raisons d’agir, car il pourra, à la fois, retirer du plaisir d’objets qui s’y trouvent et donc souhaiter les obtenir puis les conserver, mais également se protéger des éléments qui pourraient nuire au maintien de sa structure, tant interne que relationnelle. L’expérience montre à chacun que certains objets, certains êtres situés dans son environnement sont nécessaires à son plaisir, à maintenir son information-structure. Si dans le même espace, un autre individu veut utiliser les mêmes objets, les mêmes êtres, une compétition entre les deux individus va naître, chacun voulant conserver ces éléments pour sa satisfaction personnelle. Il n’y a donc pas plus d’instinct de propriété que de défense du territoire, mais une reconnaissance par le système nerveux de l’agrément qui peut résulter de l’emploi ou de l’indispensabilité à garder à sa disposition un espace et des êtres gratifiants. « Ces comportements ne sont donc pas innés, mais résultent de l’apprentissage du plaisir. De la compétition va surgir entre ces deux individus une relation de dominance, l’un deux s’appropriant préférentiellement des objets et des êtres gratifiants. »11

 

  • 12 MARX Karl et ENGELS Friedrich, (1845), L’idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1965, p. 52

16De l’accroissement de la taille du harem à celle de la part de marché, à chaque niveau, les déterminants seraient du même ordre, la complexification des systèmes associatifs cérébraux humains les ayant simplement amenés à produire des instruments de plus en plus sophistiqués grâce à la fonction imaginaire ainsi permise, et à développer des formes langagières pour échanger des informations, et surtout, transmettre des connaissances nécessaires à la survie, puis au développement du groupe. La possession des acquis techniques (outils, puis armes) a permis d’assurer à des individus (des familles, groupes, nations) une situation de dominance sur un territoire déterminé, justifié dans une verbalisation rendue possible grâce aux développements grammaticaux, syntaxiques puis conceptuels des idiomes, dialectes et langages. Il ne s’agit pas simplement de la vision marxiste de la domination sociale qui assure que « les pensées de la classe dominante sont aussi les pensées dominantes de chaque époque, autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi la puissance dominante spirituelle. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose du même coup des moyens de la production intellectuelle, si bien que, l’un dans l’autre, les pensées de ceux à qui sont refusés les moyens de production intellectuelle sont soumises du même coup à cette classe dominante. »12 Au-delà des justifications conscientes, articulées, idéologiques, qui défendent toujours des acquis et des positions de sous-ensembles humains (dominants comme dominés, nous l’avons déjà vu), un discours logique est produit inconsciemment à l’insu du sujet (au même titre que ses nécessités motrices ou respiratoires) comme des groupes qui ressentent la nécessité de se trouver des raisons, des alibis, à leurs comportements qui aboutissent à des conflits pour la dominance, de la simple querelle à la guerre.

 

  • 13 LABORIT Henri, Biologie et structure, Paris, idées/Gallimard, 1968.

17L’abstraction du langage a assurément été la découverte essentielle assurée par notre paléocéphale et, jusqu’il y a peu – jusqu’à l’accélération technologique et celle des échanges marchands planétaires – un être humain pouvait fort bien passer sa vie entière dans des univers très limités, tant géographique (sa ville, sa région) que psychique, conformes aux cheminements créés par la répétition de mots, interdits, comportements voulus et transmis par son entourage13. Ces derniers pouvaient aisément être régis par un ensemble de jugements et de codes limités, mais efficaces : bravoure, dévouement, honnêteté, amour du travail bien fait, soumission au souverain-propriétaire-employeur, code de l’honneur, etc.

  • 14 En tant que réalisateur : Danse avec les loups-Dances with wolves, 1990 ; Open range, 2002.

18Le succès, puis la désertion, du western (comme des épopées médiévales) au cinéma ne s’expliquent peut-être pas autrement que par la perception d’une époque finissante, voire une nostalgie lors du vécu de cette transition entre deux modes d’« être ensemble », de se comporter, entre êtres humains dans nos sociétés occidentales, ceux d’avant la Seconde Guerre mondiale, ruraux, traditionalistes, à l’entourage limité mais connu, puis urbains, anonymes, soumis aux modes marchandes promues par l’opulence des trente glorieuses. L’achèvement de ces dernières sera aussi celui du western, tout comme celui d’un mode de vie inconnu des générations suivantes qu’elles ne pourront pas « demander » à voir, ressentir ou s’identifier avant une hypothétique redécouverte nostalgique ou novatrice, que des tentatives à la Kevin Costner14 feront apparaître comme par trop limitées, et surtout déconnectées du vécu de ses contemporains.

  • 15 LABORIT Henri, op. cit., p. 32.

19Le langage a permis la transmission de savoirs complexes, l’éducation et la culture, qui toutefois ne sont « souvent que la création de réflexes conditionnés réalisés dès l’enfance et qui n’utilisent que le paléocéphale »15, notamment dans le cas ou seule la mémoire est utilisée. Culture additive donc, compilatrice, qui fait probablement seulement appel au système limbique et à l’hippocampe. Alors que biologiquement l’homme se distingue des autres espèces par l’évolution de son néocortex et les facultés associative et créatrice qu’il permet, il le construit à partir des éléments fixés par la mémoire paléo céphalique, lieu de stockage de notre expérience et de nos conditionnements, mais donc également de l’essentiel de nos motivations.

 

  • 16 LORENZ Konrad, Les Fondements de l’Éthologie, Paris, Flammarion, 1984.

20Chez toutes les espèces animales, les travaux de l’éthologie ont montré que pour que le programme génétiquement programmé d’un individu puisse pleinement être développé et socialisé selon les codes de son espèce, il lui fallait être en contact avec un congénère, et que plus particulièrement, durant une phase extrêmement précise, variable selon les espèces, mais valable pour tous les individus de la même espèce, se complexifiant avec l’évolution du cerveau des oiseaux aux mammifères, une période d’empreinte, forme particulière d’apprentissage durant le jeune âge de l’individu déterminait totalement son devenir. La reconnaissance de sa propre espèce n’est pas innée, et la programmation génétique développée au cours de la croissance ne suffit pas. L’objet d’empreinte, qui sera celui avec lequel l’individu a été mis en contact durant cette période cruciale, peut être de différente nature voire être un individu d’une autre espèce (un homme pour un canard, etc.)16, ou même un objet présentant certaines caractéristiques (auditives, visuelles, olfactives) présent près de l’individu au cours de cette période. Les phénomènes d’attachement, de sociabilité, de recherche de partenaire en groupe puis sexuel, vont être fortement marqués par les modèles de cette période. La plasticité du cerveau et la capacité imitative sont totales durant cette période critique, qui peut être de quelques heures (oiseaux) à plusieurs mois (mammifères) selon les espèces, le phénomène se complexifiant toutefois avec leurs évolutions cérébrales, les parents – géniteurs dans la plupart des cas, mais pas exclusivement – jouant un rôle déterminant, et une autre période, telle l’adolescence chez les humains, pouvant également être fortement déterminante de tous les objets d’attachement et d’orientation sociale ultérieurs. Au fur et à mesure, nos sociétés ont confié à d’autres personnes, extérieures au lien de parenté, le soin de former, d’éduquer, de transmettre, sans d’ailleurs toujours (pouvoir) se soucier de l’impact réel de cette transmission.

21Dans des opérations nationales jumelées entre les ministères de l’Education et de la Culture, telles « école et cinéma » et « collège au cinéma », initiées avec une volonté et des moyens indéniables, l’absence de suivi et d’évaluation ne sont guère remarquées. L’occasion de mesurer les effets d’une formation et d’une offre, ici cinématographique, serait pourtant exceptionnelle et probante si un suivi des cohortes était effectué depuis deux décennies, puisque des enfants d’un même âge, d’un même milieu, d’un même établissement ont pour les uns bénéficié du dispositif, et pour les autres non, la participation étant fondée sur le volontariat tant des établissements qu’en leur sein des enseignants. Y a-t-il une différence ultérieure de comportement (rythme de sortie, genre des films vus, etc.) entre les enfants ayant bénéficié du dispositif et les autres ? Autrement dit, quelle efficacité pour cette action publique ? Quelle influence (du dispositif, des films vus, de leur fréquence, des enseignants) sur les goûts, les pratiques et la demande après une offre répétée et encadrée ?

22Aucune espèce complexe, et certainement pas l’humaine, n’étant totalement asociale, chaque individu reçoit donc l’ensemble de ses stimuli de son environnement, en l’occurrence pour nous, des autres humains qui ont nourri, construit notre cerveau, pas seulement par des connaissances, mais surtout par des réponses, sensations, voies agréables ou à éviter, de toutes les informations (au sens très large) dont ils étaient porteurs, le plus souvent à leur insu. De la sorte, nous ne sommes que ce que les autres ont mis et tracé en nous ; biologiquement nous ne sommes que les autres.

 

  • 17 LABORIT Henri, Eloge de la fuite, Paris, Robert Laffont, 1976.

23L’évolution des espèces est conservatrice, c’est-à-dire que les niveaux de développement conservent les états antérieurs, et tel est le cas pour le cerveau humain. Pour assurer sa survie, en conduisant des actions adéquates, il doit se déplacer dans un espace contenant les éléments qui lui sont nécessaires. Si l’action est efficace, il va en résulter une sensation de plaisir qui le réconfortera et l’incitera à la reproduire, et pour ce faire maîtriser l’espace dont dépend sa survie. La pulsion commune à tous les êtres vivants est d’essence biologique, et les conduit à agir d’abord pour se maintenir en vie, pulsion qui va s’exprimer dans quelques comportements de base. Un premier, fondamental, pousse à la consommation pour assurer ses fonctions vitales ; boire, manger, se reproduire, l’agissent comme pulsions basiques, abusivement considérées comme « besoins » (supra). Dans son milieu, un comportement de fuite, de lutte ou d’inhibition17 va lui permettre de s’adapter, ou en tout cas de répondre – plus ou moins bien – à l’environnement.

24Pour assurer tous ces comportements, le cerveau reptilien, le plus ancien, est parfaitement approprié même si grâce au second cerveau, à l’enveloppe corticale développée qui lui sert de mémoire, il a pu améliorer ces comportements adaptatifs à la suite de tous les mammifères. Ce deuxième cerveau permet l’affectivité, les émotions, le plaisir, car sans mémoire de ce qui est agréable et de ce qui ne l’est pas, nulle joie ni chagrin, pas d’amour ni de passion, sentiments qui secrètent dans le système endocrinien les éléments produisant ces satisfactions qu’il voudra reproduire, et insatisfactions qu’il souhaitera éviter. Le développement unique sur terre du troisième cerveau de l’homme, a pour principal effet d’associer, de relier les éléments entre eux, permettant de retracer ses expériences passées, de les reformuler différemment de la manière dont l’environnement les lui a transmis : la culture peut naître, pouvant générer des émotions et des plaisirs, mais également des contraintes internes pour l’individu, inconnus des autres espèces.

25Plus généralement pour tous, la recherche de la gratification va passer par la tentative de reproduction de ce qui l’a suscitée, afin de retrouver le plaisir qui lui est lié. À l’inverse, l’éloignement ou la destruction par la lutte des sources de désagrément sera activé. Il est dès lors symptomatique que dans la quasi-totalité des champs sociaux, le terme même de lutte soit employé par les catégories dominées, qui cherchent en conséquence à éloigner le poids des contraintes ou oppressions que les dominants font peser sur eux, mais très rarement l’inverse (les dominants ne luttent pas contre les sujets de leur domination : ils les dominent). Lorsque celle-ci ne semble pas possible, une autre possibilité réside en la fuite, celle physique étant rarement possible en nos univers fermés, le recours aux pratiques et substances y aidant, addictives et autres, sera le plus pratiqué. En cas d’insuffisance ou d’impossibilité, il ne demeurera plus que l’inhibition, l’impossibilité d’agir conduisant à l’angoisse et à la survenue de toutes les maladies dites (psycho) somatiques.

26Le combat, les luttes, n’ont pas besoin d’être fondés consciemment, ni même d’être efficaces, car la fonction qu’ils remplissent sert avant tout à agir, seul but réel, seule fonction du système nerveux, meilleur moyen, quel que soit le résultat, d’éviter toutes les pathologies liées à l’angoisse – dépression, insomnies, ulcères, hyper tension artérielle – elles-mêmes survenant en cas d’empêchement d’action, d’inhibition contrainte du sujet, qu’elle soit externe (imposée matériellement par l’environnement, ou interne (apprentissage du sujet). Sauf que les lois sociales ont progressivement interdit aux individus tout combat réel, tout affrontement, tout règlement de compte personnel propre à satisfaire cette tension du système nerveux. Demander réparation n’est plus possible directement, mais doit être médié par l’institution établie par le groupe.

27Or lorsque deux individus, ou groupes, ont des projets différents, ou identiques mais exclusifs l’un de l’autre, ils entrent en compétition pour le même territoire, fut-il symbolique, souvent en pleine inconscience et s’en défendant d’autant plus que l’aspect matériel visible, l’argent ou le pouvoir ne sont apparemment pas au centre de l’enjeu. Mais le résultat sera toujours l’apparition d’une dominance, et donc d’un dominé qui devra gérer le moins mal possible cet état de fait par l’une des trois voies comportementales possibles : la lutte, la fuite, ou l’inhibition. Il n’y a donc pas plus d’instinct de domination que de propriété, mais simplement des individus qui ont fait l’apprentissage répété que pour conserver le plaisir ou la satisfaction d’un objet, il leur fallait composer avec leur environnement, tous ces autres qui pouvaient les envier, convoiter leur bien, chercher à se l’approprier exclusivement, et ils apprennent ainsi que pour le conserver à leur disposition, il leur faudra dominer. Dès le plus jeune âge, on apprend au petit d’homme qu’il faut transiger avec les autres, qu’il ne peut pas « tout demander », qu’il est un certain nombre de choses qu’il lui faut faire et d’autres ne pas faire, afin de ne pas entrer en compétition permanente avec les autres, de ne pas être rejeté, et qu’il doit se comporter de telle manière pour assurer la cohésion du groupe, qu’il doit accepter l’ensemble de ses « valeurs » – le beau, le laid, le bien, le mal-, et que pour cela le milieu peut agir en le punissant ou en le récompensant quelles que soient ses propres dispositions.

  • 18 LABORIT Henri, Mon oncle d’Amérique.

28Nos pulsions, les déterminants de nos goûts, de nos passions, l’expression de nos demandes et actes culturels seront dès lors masqués par le discours retenu lors de l’apprentissage, selon un discours logique et cohérent. Qu’il revête la voix des dominants de l’ordre dominant, ou des dominants des dominés qui savent d’autant mieux se faire entendre qu’ils disent se détacher de l’ordre dominant – aujourd’hui économique – ne change rien au mécanisme, qui restera toujours inconscient, ce qui sera d’autant plus rassurant qu’il aura la force de l’évidence dictée par l’environnement culturel du sujet. Le langage sert ainsi à masquer les causes des dominances, leurs mécanismes18, et à faire croire à l’individu qu’en se comportant comme il le fait il réalise son propre plaisir, alors qu’il ne fait en général qu’œuvrer à la cohésion du groupe et maintenir les dominations en place, quelles qu’elles soient et quels qu’en soient les titulaires.

  • 19 CHANGEUX Jean–Pierre, Du vrai, du beau, du bien. Une nouvelle approche neuronale, Paris, Odile Jaco (...)

29À l’encontre des autres anthropoïdes, le cerveau humain continue de s’accroître longtemps après la naissance, ce qui lui permet une interaction prolongée avec son environnement, une médiation neuroculturelle plus efficace, mais également une inscription et une prégnance plus fortes de ce qui provient de ses semblables, à commencer par les plus proches, ses parents. Moins que la taille de son cerveau, absolue ou relative en comparaison d’autres espèces, c’est le développement de certaines zones qui le différencie véritablement, celui du néocortex caractérisant les mammifères l’expansion du cortex cérébral, siège des associations, se distingue chez l’homme, avec 29 % de sa surface, contre 17 % chez le chimpanzé ou 3,5 % chez le chat. Le processus de création y trouve très probablement sa source, aboutissement de découvertes et mises en liaison de procédés techniques acquis, d’essais et d’expériences réordonnançant les faits dans un va et vient continuel entre son environnement présent et passé intériorisé, son ébauche et la vision qu’il en a, son approche ou sa coïncidence avec un non – existant senti, entrevu, ces multiples aller retour se superposant et amenant une nouvelle couche qui se sédimentera sur les précédentes19. Mais qu’une lésion ou une perturbation bien localisée au cerveau survienne, et s’en est fini de cette capacité associative ou motrice, de cette coordination des doigts du peintre, comme du goût ou de l’envie du contemplateur.

 

  • 20 LABORIT Henri, La nouvelle grille, Paris, Robert Laffont, 1974.

30Comme pour toutes les espèces, nos deux premiers cerveaux fonctionnement parfaitement tous seuls, à notre insu, de manière automatique et dont nous n’avons pas plus conscience que de tous les mécanismes biologiques régulateurs internes (croissance, fonctionnement et réparation des cellules, digestion, etc.) qui permettent le fonctionnement et la survie de notre organisme. L’ensemble de nos pulsions emprunte des voies transformées en automatismes culturels acquis, que notre néocortex habillera ex-post, grâce au langage dont il s’est doté, avec des explications, justifications, alibis, théories plus ou moins élaborés selon la Culture dont le locuteur a été doté. L’ampleur de cette dernière, la présentation rassurante du déploiement de tout l’outillage logicomathématique parfaitement utile pour l’évolution de l’univers social, la jouissance procurée par l’illusion d’une maîtrise essentiellement depuis quelques siècles à prétention rationalisante, ne doivent pas voiler les proportions réelles de l’origine de nos comportements entre nos trois cerveaux, le dernier ayant probablement une importance de l’ordre de la partie immergée d’un iceberg20.

31Les trois étages du cerveau sont reliés entre eux et réagissent aux stimuli – punitions, récompenses – qui vont guider son action, la favoriser ou l’entraver. De l’encouragement des parents aux applaudissements du public, de la punition du maître à l’échec commercial de l’œuvre mise sur le marché, ces situations provoquent une libération par le cerveau de substances chimiques qui vont provoquer le plaisir ou son contraire, situations qui tendront à être répétées ou évitées. La culture et les codes sociaux ont enrichi, multiplié et complexifié les situations possibles, mais n’ont pas modifié le mécanisme de base.

32En lui-même, le cerveau ne sert donc pas à penser, mais à agir, pour se maintenir en vie, car sans cela il n’y aurait pas d’être. Celui de l’humain est le fruit de l’évolution de plusieurs millions d’années et réunit ceux des espèces antérieures sans s’en affranchir pour autant : ses pulsions sont toujours celles primitives du cerveau reptilien, mais qui, en s’exprimant, passe par les étages supérieurs, le dernier ayant fabriqué de nombreux codes, dont ceux de la socio culture qui lui permettront, entre autres, de les transformer, en œuvres d’art comme en demandes.

Les neurones miroirs

33Contrairement à la représentation du fonctionnement cérébral qui a prévalu jusqu’aux années quatre-vingt, notamment celle concernant l’unité du fonctionnement du système moteur cortical qui était considéré comme centre d’arrivée des informations venant des aires associatives spécialisées, elles-mêmes privées de toute capacité perceptive, il est avéré aujourd’hui que le système moteur possède d’autres fonctions que strictement exécutives. Également, la cartographie, assez statique, des multiples aires cérébrales et de leur spécialisation en mono-emploi, possédait le mérite de la simplicité, mais s’est révélée abusivement simplificatrice. Une aire déterminée possède des circuits neuronaux qui travaillent en parallèle, intégrant à la fois des informations sensorielles et des informations motrices. Ainsi le système moteur ne peut plus être uniquement considéré comme un exécuteur passif de commandes qui trouveraient leur origine ailleurs, dans une autre aire totalement indépendante et cloisonnée, que, dans notre civilisation, nous considérons comme « supérieure ». Ce qui signifie entre autre que si le codage des informations sensorielles et motrices se fait concomitamment, ce qui était auparavant considéré comme relevant d’un processus considéré comme « noble » ou spécifiquement humain (la prise de décision après réflexion, la volonté, etc.) car attribué à des systèmes d’ordre plus cognitif, comme par exemple l’imitation de formes vocales ou gestuelles, ou plus généralement la perception et l’identification des comportements d’autres personnes, tous ces phénomènes pourraient trouver leur source première dans le système moteur.

  • 21 RIZZOLATTI Giacomo et SINIGAGLIA, Les neurones miroirs, Paris, Ed. Odile Jacob, 2007, p. 11.

34Les neurosciences aident à mieux situer et comprendre nombre d’actions humaines, quoique leurs rapides et récents développements, notamment depuis les années quatre-vingt, interdisent toute conclusion hâtive et définitive en ces domaines. Elles permettent toutefois de penser que la force et l’importance de l’imitation comme du mimétisme trouvent très probablement leur siège dans le cortex, ce que des découvertes comme les neurones miroirs laissent présager. Ces derniers désignent une catégorie de neurones qui présentent une activité identique à la fois lorsqu’un individu (humain ou animal) exécute une action, et lorsqu’il ne fait qu’observer un autre individu de son espèce exécuter la même action (d’où l’appellation de miroir). Ils sont par ailleurs les promoteurs du langage et expliquent notamment pourquoi nous parlons avec nos mains, mais surtout rendent compte de l’expression des émotions ; ils sont le mécanisme de notre compréhension d’autrui et l’hypothèse est émise qu’ils joueraient un rôle déterminant dans l’apprentissage par imitation. Également, les processus affectifs, tel l’empathie, mobiliseraient les mêmes aires et leurs seraient étroitement liés. Par exemple, il a été expérimentalement montré que la perception de la douleur ou du dégoût chez autrui mobilise les mêmes aires de notre cortex cérébral que lorsque, nous-mêmes, éprouvons dégoût ou douleur21.

  • 22 Ibid., p. 93.

35Les neurones miroirs peuvent être classifiés selon le type d’actes moteurs à la vision desquels ils s’activent : saisir, manipuler, interagir avec les mains, etc. La plupart sont spécialisés dans un seul type d’acte déterminé tandis que d’autres se déchargent indifféremment pour deux ou trois actes moteurs, mais la corrélation observée entre les réponses visuelles et les actes moteurs d’un autre individu de la même espèce (singe pour le singe, homme pour l’homme) permettent de noter « la congruence entre l’acte moteur codé par le neurone et l’acte moteur observé qui l’active »22. Cette correspondance entre l’acte observé et l’action accomplie peut être soit totale, soit partielle, le neurone s’activant donc soit exactement de la même manière (avec les mêmes intensité et durée), soit partiellement, lorsqu’un l’individu exécute un acte précis, ou lorsqu’il le voit faire par autrui. Faire, et voir faire, stimulent identiquement ces neurones.

  • 23 JEANNEROD Marc, La nature de l’esprit, Paris, Ed. Odile Jacob, 2002.

36Les conséquences pour la vie quotidienne comme pour les situations d’apprentissage paraissent considérables, expliquant notamment la possibilité d’apprendre en imitant autrui, en le voyant faire, cette vision facilitant une reproduction à l’identique. Les neurones qui s’activent durant la préparation d’un acte par l’apprenant seraient les mêmes que ceux responsables de la production de ces images motrices23, explicitant notamment nombre de réussites pédagogiques fondées sur certains dispositifs imitatifs, mais également certaines techniques « d’imagerie mentale » (notamment dans le champ sportif), tout comme certains effets liés aux postures méditatives comme celles du yoga. L’excitation par une action, par un acte moteur, de zones cérébrales précises peut donc tout autant être suscitée par la vision de cet acte, par son exécution et voire, sous certaines conditions, par son auto production mentale (vision interne provoquée).

  • 24 MERLEAU-PONTY Maurice, La phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 215.
  • 25 CALVO-MERINO Beatriz et alii, “Action observation and acquired motors skills”, Cerebral cortex, 15, (...)

37Merleau Ponty pressentait déjà que la « compréhension des gestes s’obtient par la réciprocité de mes intentions et des gestes d’autrui, de mes gestes et des intentions lisibles dans la conduite d’autrui. Tout se passe comme si l’intention d’autrui habitait mon corps ou comme si les miennes habitaient le sien. »24 Cette compréhension ne procède en rien du théorique ou de l’analytique, car le décodage des intentions d’autrui passe par une sélection instantanée, à partir de nos propres expériences motrices, des stratégies d’action qui nous paraissent le plus compatibles avec le scénario observé. À partir d’un geste ou mouvement initial, il est ainsi très difficile de prêter à autrui d’autres intentions que celles relevant d’une panoplie plus ou moins étendue d’attitudes que nous avons déjà vues ou effectuées. Sans réflexion, un même geste visualisé, par exemple une main qui se lève pourra immédiatement provoquer différentes anticipations selon le sujet (coup, caresse, signal, etc.), résonnant avec sa propre pratique. Cette résonance sera d’autant plus forte, c’est-à-dire, entre autres, que les neurones miroirs seront d’autant plus activés, que le sujet visualisé sera semblable à l’observateur (possédant des caractéristiques voisines). Quel que soit l’acte moteur observé (prendre un objet i.e.), ils s’activeront faiblement si l’autre appartient à une espèce différente (singe), mais de manière identique si les deux sujets sont des humains. Davantage même, certains s’activeront différemment selon les caractéristiques physiques de l’autre humain, plus ou moins voisines du sujet observant. La vision d’un handicapé se mouvant (cas A), ou d’une personne de l’autre sexe (cas B) effectuant une danse, génère une activation plus faible des neurones miroirs concernés que la même situation effectuée par un individu valide (A), ou de même sexe (B)25. Cela atteste de l’importance de l’implication de notre propre pratique motrice qui prendrait le pas sur la stricte expérience visuelle, notre connaissance motrice personnelle fondant notre compréhension des comportements d’autrui. Et inversement, notre difficulté à les comprendre révèlerait l’écart entre nos expériences et ce qui nous est donné à voir, le malaise, voire le rejet spontané du « différent » (d’un autre non exactement semblable), pouvant y trouver une origine. La compréhension « intellectuelle », c’est-à-dire associative par assimilation de toutes les expériences sensitives procède d’une autre voie et succède temporellement à cette compréhension, immédiate, liée à l’observation de l’autre qui résonne en nous, à la première personne, sur nos propres expériences, « comme si » nous l’exécutions nous-mêmes. Au sens strict, sauf lésion ou atrophie des aires corticales concernées, « se mettre à la place de l’autre » s’effectue, d’abord et avant tout, neuronalement, en miroir de ses actes.

  • 26 RIZZOLATTI, op. cit., p. 154.

38De ce fait, les distinctions entre les anciennes formes d’imitation méritent d’être revisitées. Entre les éthologues qui présupposent qu’un individu peut apprendre et reconstituer en observant une action, et certains psychologues qui ont constaté la capacité d’un individu qui, ayant acquis un acte, s’avère apte à le reproduire s’il le voit effectué par un autre, les problèmes de la correspondance entre l’accomplissement (motricité) et la perception (vision) ne sont pas simples. Entre la capacité de faire avec rien en commun (nouveauté absolue pour l’apprenant) et celle de ne refaire que du connu (mobilisation des codes identiques), les divers processus imitatifs semblaient peu compatibles. Une redéfinition de ces mécanismes parait aujourd’hui possible, le schéma représentationnel commun devant être considéré « non comme un schéma abstrait mais comme un mécanisme de transformation direct des informations visuelles en actes moteurs »26.

  • 27 La lésion d’une partie du lobe frontal peut toutefois supprimer le frein du processus, une échoprax (...)

39Les neurones miroirs s’activent pleinement lors de l’imitation de certains actes qui se trouvent déjà présents dans le patrimoine moteur de l’observateur, suggérant une traduction motrice de l’action observée ; ils codent cette action et en permettent sa reproduction. Le plaisir de répétition pourrait y trouver sa source, et tout pareillement une explication des réticences et difficultés à effectuer autre chose que ce que l’on sait faire au fur et à mesure du vieillissement biologique. À la fois donc le système des neurones miroirs permet la transformation de l’information visuelle en réponse motrice appropriée, mais en plus de cette mémoire d’un acte, il pourrait reconfigurer, recomposer, des séries d’actes moteurs déterminés, afin de ressembler le plus possible à l’exemple visualisé (apprentissage de toute technique, musicale, gestuelle ou autre). Il apparaît donc que, au contraire d’associations supérieures comme la « conscience » ou la « volonté », ces systèmes se dévoilent comme conditions indispensables à toute forme d’imitation. Toutefois, puisque nous ne passons pas notre vie à imiter en tous points l’ensemble de ceux que nous percevons, au-delà de ce système indispensable à l’imitation, il existe donc un mécanisme de contrôle, facilitant ou inhibant le processus27.

  • 28 MELTZOFF Andrew, MOORE M.K., “Explication facial imitation : a theoretical model”, Early developmen (...)
  • 29 DELEAU Michel, Les origines sociales du développement mental, Paris, Armand Colin, 1990, p. 137.
  • 30 La modification au fil des ans des mimiques, voire des traits mêmes du visage pourraient ainsi ne p (...)

40Ce dernier se met très tôt en place, dès les premières heures après la naissance selon certains28, le nourrisson se montrant apte à reproduire certains mouvements du visage et d’abord de la bouche (sourire, protusion de la langue, etc.). Dès le sixième mois, « l’enfant manifeste un mimétisme affectif où l’indivision avec autrui sous-tend les réponses en écho »29. Grandissant, même sans glace/miroir ni conscience de soi encore développée ni affirmée, les processus d’imitation se multiplient, et pas seulement dans les situations institutionnelles adaptées (enseignements scolaires, sportifs, etc.). A contrario, de nombreuses civilisations marquent le passage à l’age adulte comme le temps où le sujet cesse de « faire comme » autrui (parents, modèles) au niveau des postures, mimiques, gestes, pratiques professionnelles ou de loisirs, goûts : « Tu es un grand maintenant, arrête de faire comme… », « ne copie pas », « soit indépendant », une litanie interminable succède aux premières années où la ressemblance non maîtrisée était au contraire valorisée : « il est mignon ! Comme il ressemble à… », « il a les mêmes qualités que… », « il fait tout comme (son père, sa mère) »30. Les invocations post-adolescentes, notamment dans le champ culturel, d’« indépendance », d’auto-détermination, de ne plus « faire comme », ne sont peut-être pas éloignées de la (pour) suite de telles injonctions liées à un souhait culturel de désengagement des mécanismes neuronaux involontaires. Dans notre culture, « avoir les mêmes goûts que… » révèlerait un manque d’affirmation, d’originalité, insulte suprême pour une adolescence qui croit à chaque fois inventer ses propres codes, selon ses propres goûts, qui seraient librement déterminables. Et pourtant…

41Dans le cerveau, au fonds de la scissure de Sylvius, le lobe de l’insula recèle une zone concernée par le dégoût. Des neurones miroirs y opèrent pareillement, leur activation étant similaire lorsque l’on voit une personne exprimer du dégoût (notamment par ses mimiques faciales), que lorsque soi-même on éprouve ce dégoût (odeur repoussante, images choquantes). Physiquement, cette activation produirait un ressenti « comme si » l’observateur l’éprouvait lui-même. Inversement, il s’avèrerait difficile de comprendre les réactions émotionnelles d’autrui en cas d’incapacité à les éprouver soi-même. Avec plus ou moins d’efforts, nous pouvons certes comprendre, de manière neutre et froide, tout sentiment ou émotion d’autrui. Mais la résonance en nous, la couleur émotionnelle du ressenti dépend avant tout de ce partage avec l’autre de toutes ces réponses viscéro-motrices qui concourent à l’élaboration des émotions. Dès lors, des sentiments comme l’empathie seraient dus à la perception immédiate d’un événement concernant autrui « comme si » cela nous arrivait, rendue possible par le mécanisme de ces neurones miroirs. Nous n’avons pas besoin de reproduire totalement les comportements d’autrui pour en saisir la valeur émotionnelle.

 

  • 31 RIZZOLATTI, op. cit., p. 203.

42L’importance des modèles, quels qu’ils soient – parents, maîtres, enseignants, chefs, leaders, « top » – et en quelque domaine qu’ils exercent – formation, conduite des groupes, vente, etc. – fonderaient d’abord leur efficacité (ou dévoiement) fonctionnelle sur la résonance neuronale en chacun des sujets. Il pourrait en aller de même pour des concepts comme ceux de projection, ou d’identification, si importants dans la réception et l’appréciation des images fixes et filmées. Quel que soit notre décodage ultérieur – lui-même structuré par nos expériences-, la vision chez autrui d’un état émotionnel (peur, joie, dégoût, etc.) est d’abord, immédiatement et automatiquement, perçue à la première personne. Le mécanisme des neurones miroirs incarne cette « modalité de la compréhension qui, avant toute médiation conceptuelle et linguistique, donne forme à notre expérience des autres »31. Tout le réseau interindividuel et social nourrit et enrichit ces processus cérébraux, mais nous pouvons d’autant mieux ressentir autrui qu’il se trouve proche de nous, qu’il a nourri nos réceptions neuronales. « Qui se ressemble s’assemble », certes, et réciproquement donc, qui s’assemble tendra à se ressembler, involontairement, sans que personne ne l’ai voulu, ni calculé, par petites touches, par renvois systémiques tendant vers un « comme l’autre ». À l’opposé, seront fuis des autres-images trop éloignés ou dissonants, perturbant dès leur réception nos images internes fondées sur nos actes antérieurs coutumiers, habituels. Immédiate avant d’être éventuellement transformée, notre demande nous portera vers la consonance avec autrui, l’ensemble de ses actes ne devant pas se montrer trop éloigné des nôtres sous peine de créer un malaise ou un rejet, et nous-mêmes, en retour, adoptant un comportement dont nous « sentons » bien immédiatement s’il est en consonance avec l’autre, son comportement et sa demande, rarement exprimée verbalement, mais toujours perceptible par ses actes, gestes, mouvements, attitudes, spontanément générés par ses propres neurones miroirs, bien avant son codage social qui le tempérera plus ou moins fortement, clairement et rapidement. Tous les codes sociaux, quels que soient les groupes et les époques, ne tendent que vers une imposition d’un « faire comme les autres » à tous les membres concernés. Signes de reconnaissance immédiate (saluts, démarches, ports et choix de vêtements, couleurs), sous peine d’apparaître dissonant, et donc rejeté, il n’est même plus pensable pour un membre intégré de formuler une autre demande, d’avoir un autre comportement que celui généré et renvoyé par la (quasi) unanimité des autres membres. Il peut être aussi difficile pour un sujet d’affirmer dans un colloque consacré à la Nouvelle vague, qu’il prend beaucoup de plaisir en regardant la dernière superproduction hollywoodienne, que, ceteris paribus, de refuser de participer à une beuverie suivie d’une chasse à l’homme à la fin d’une rencontre sportive.

 

43Si l’intégration de tous ces codes peut se faire, selon leur complexité, par initiation consciente, apprentissage élaboré, l’immense majorité s’opère « sans y penser », par simple imitation réciproque des autres humains de son environnement. Dans nos civilisations, chacun se défendra de ce suivisme, s’estimant plus… lucide, indépendant, intelligent, autonome, etc., mais pourtant, sans voir reçu d’ordre, de consignes, sans présence de chef ni d’autorité, des expériences pluri-quotidiennes attestent de ce fonctionnement : dans un concert ou un stade, si le chanteur ou le perchiste lève les mains pour battre en cadence, combien de spectateurs l’imitent aussitôt ? À la fin d’un morceau, personne ne « décide » d’applaudir, mais une fois le premier claquement de main entendu, de quoi procède l’enchaînement des applaudissements ? Inversement, en assistant à une rencontre sportive, très peu auront la présence d’esprit, l’envie et la force de demeurer immobiles au passage de la hola. Une supposée pression du groupe ou du regard d’autrui a souvent été évoquée, et ce regard pèse assurément (ne pas déplaire, ne pas se faire remarquer…) ; mais assis, seul, devant son téléviseur, le spectateur ne se tiendra pas immobile pour autant : applaudir (mais qui entend ?), se lever, crier sa joie, et surtout en premier, manifester des actes moteurs involontaires, imiter les mouvements de l’autre (coup de pied ou de tête du footballeur, etc.). Des voies automobiles massivement empruntées tandis que d’autres sont désertées, aux mêmes files d’attentes devant les mêmes boutiques ou produits identiques tandis que tant d’autres sont délaissés, le mécanisme des neurones miroirs au fonctionnement visuo-moteur pourraient largement se trouver au centre du mimétisme et dicter nos mouvements et actes les plus banals.

  • 32 BERRAIES GUIGNY Fériel, Les enfants de l’après génocide au Rwanda, Paris, EHESS, Atelier de Recherc (...)

44Pourtant, jusque dans les situations les plus extrêmes auxquelles ils peuvent mener, le panurgisme comportemental ou verbal, le psittacisme, ont toujours été décriés et rabaissés par ceux qui les percevaient, de l’extérieur. De l’intérieur, pris dans le groupe, il est pourtant très difficile aux humains de s’y soustraire, les avantages s’avérant considérables, sociaux certes, d’appartenance au groupe, mais aussi internes, de bien-être : « faire comme, dire comme, crier comme » le groupe nous permet de ressentir des liens forts avec les autres, cette chaleur communiant grâce et en direction d’un modèle, chef, leader, idole, certes. Depuis la fin du xixe siècle, ces mouvements de foules ont été abondamment décrits et analysés, mais les dernières découvertes en neuro-sciences nous permettent peut-être de mieux expliquer pourquoi ce type de mouvement collectif (de l’adoration d’une star musicale à celle d’un gourou, d’un mouvement idéologique à un génocide commis par le peuple) parait toujours aberrant lorsqu’on se situe à l’extérieur, et pourquoi il est si difficile d’y résister lorsque l’on fait partie de la communauté. Plus qu’insuffisante, l’évocation d’une crainte de sanction ou de représailles nous apparaît surtout comme un alibi inconscient, une dénégation, un refoulement face à quelque chose d’insupportable à imaginer, mais dont on ne peut pour autant nier la possibilité chez autrui, et donc chez nous-même. Corroborant ces analyses, et contrairement à une idée largement répandue, dans le réel et historiquement, ces contraintes se produisent très rarement en cas de refus d’obéissance, y compris dans les situations les plus dramatiques. « Celui qui avait l’idée de ne pas tuer un jour, il pouvait s’esquiver sans difficulté »32. Il en a été de même durant la Shoah où les exemples de soldats allemands fusillés pour avoir refusé d’exterminer ont été rarissimes, une certaine compréhension au moins passive ayant prévalu envers ceux qui se faisaient porter pâles ou demandaient une autre affectation.

  • 33 Ibid. Parmi les très rares témoignages de meurtriers collectifs, voir également : HATZFELD Jean, Un (...)

45Si l’immense majorité des humains, en toutes circonstances, suit autrui, l’imite, ce n’est donc ni par soumission à une autorité, ni par crainte de punitions, mais par le biais de déterminants internes bien plus fondamentaux dans lesquels les neurones miroirs pourraient trouver toute leur place. D’où l’importance et la valeur pour l’espèce humaine, en toute circonstance, de l’exemple, du modèle ; que ce dernier devienne un « chef », un leader est une autre étape et conduit à d’autres phénomènes sociaux, que le pouvoir en place ou toute autorité, voire simplement la majorité du groupe, peut assurément tenter de contrôler puisque pouvant manifester un danger à son encontre. La rationalité de la réaction, ses validité, utilité, justesse morale n’ont toutefois rien à voir avec le mécanisme biologique qui ne pourra supporter de se voir remis en cause, entrer en dissonance avec ses propres actes et comportements. « Mais celui qui avait idée de ne pas tuer du tout, il ne pouvait dévoiler cette idée »33. Nombreux, à commencer par l’auteure de cette citation, en déduisent une mise sous contrainte extérieure, une impossibilité matérielle pour l’exécutant de refuser un ordre. Si de telles situations ont indubitablement pu exister, elles ne nous semblent nullement majoritairement explicatives, mais au contraire ne servir que de mécanismes de défense pour l’observateur, face à une violence d’actes qui le renvoient à sa propre expérience, et amènent tout individu sincère à s’interroger : moi-même, en de telles circonstances, qu’aurais-je fait ? Variante d’un « comment est-ce possible » que la nomination d’un coupable évacue sans expliciter. Il y a bien de l’insoutenable à constater qu’un autre être humain commet de l’abject. Il est assurément pratique de le nier et le déshumaniser en lui prêtant un comportement barbare, inhumain, pervers, toutes dénominations qui n’explicitent rien du mécanisme et ne servent qu’à voiler le mécanisme de la terrifiante banalité du mal.

 

  • 34 Il n’est point besoin de rappeler que, hors pathologie individuelle, une graduation progressive des (...)

46Tous conflits et génocides confondus, la rareté de recueils de paroles de ce type de meurtriers interroge fortement sur la difficulté (au-delà de la condamnation, du jugement ou du dédouanement), ou plus exactement, la très forte réticence de tout interlocuteur à, d’abord, entendre, saisir, puis tenter de comprendre les mécanismes des êtres ordinaires qui se sont livrés à ces massacres collectifs. Mêmes sans condamnation morale, la gêne, le silence, (cf. le passage dans les prisons rwandaises de Raymond Depardon Afriques : comment ça va avec la douleur ?) la crainte de la réprobation (« comment avez-vous pu donner la parole à des monstres ») ou d’une violence suscitée en retour pour s’être mis du côté des « mauvais » (cf. la virulence à l’encontre d’Hannah Arendt après ses publications relatives au procès d’Eichmann à Jérusalem), d’êtres que la vindicte majoritaire expulse quasi-organiquement, prête à se livrer à leur encontre… aux mêmes lynchages et massacres que ces meurtriers ont antérieurement commis. En tous pays, toutes les fins de guerre, d’occupation en particulier, ont connu ces mêmes mouvements mimétiques violents à l’encontre des perdants qui s’étaient eux-mêmes livrés au processus lorsqu’ils étaient au pouvoir. Il y aurait long à développer sur ce mécanisme, et si nous reviendrons sur la fonction du bouc émissaire à sacrifier (cf. infra, chap. 17) nous voudrions émettre l’hypothèse que cette difficulté de « se mettre à la place » du bourreau possèderait précisément une origine neurobiologique. Peut-être pour des raisons culturelles d’apprentissage moteur répété de ce qu’il convient de faire ou ne pas faire (manger autrui est banal en régime cannibale, source de répulsion chez nous aujourd’hui), toute vision ou connaissance d’un écart radical chez l’autre par rapport à cette norme intériorisée pourrait susciter un effroi par saturation, paralysie, des neurones moteurs, rendant impossible toute imitation simplement tétanisante à anticiper ; la difficulté à se projeter ou éprouver de l’empathie générant un rejet, une expulsion d’un corps par trop étranger. Au-delà de la non compréhension par incapacité de fixer une image trop éloignée des standards habituels, il ne serait même plus question « d’y aller voir », et un refoulement bannirait toute possibilité associative à son encontre34.

  • 35 CYRULNIK Boris, Autobiographie d’un épouvantail, Paris, Odile Jacob, 2008.

47Toutefois, les témoignages nous rappellent que pour tous ceux appelés à être mis en position de bourreaux, s’esquiver est donc possible ; il est ainsi envisageable de ne pas participer et de sauver sa peau mais pas devenir soi-même un autre modèle, hostile au mouvement dominant du moment. Esquiver est compris et toléré par le groupe, pas devenir le point de départ d’un nouveau mimétisme antagonique avec celui en vigueur, ce comportement devenant lui-même insupportable pour les tueurs, certes pour des motifs politiques ou de sécurité, mais également, en miroir, parce qu’ils entrent en dissonance avec eux-mêmes, l’inconfort neuronal pouvant être identique, et simplement inversé. Pour les esquivants qui n’en n’auraient pas fait davantage, ne se seraient pas opposés, forcément au péril de leur vie donc, les jugements de valeurs ne sont point de mise dans ce distingo fondamental où tout bascule, entre la fuite silencieuse et l’opposition affichée : lâcheté, égoïsme, hypocrisie, n’explicitent rien. « Pour vivre heureux vivons cachés » prendrait ainsi un autre éclairage dans la relation groupe/individu, modèle dominant/modelé. Ce n’est pas d’être heureux d’une manière peut-être non orthodoxe qui pose souci à un environnement qui a adopté d’autres comportements. C’est que cela se voit. Cela « pourrait donner des idées », autrement dit servir de modèle à d’autres, et donc invalider, remettre en question voire détruire les propres actes moteurs en cours, puis l’ordre social en place. Toutefois, l’enjeu n’est pas que social ; pour chacun des individus concernés, il serait bien, d’abord et avant tout, neurobiologique. Pour chacun, la facilité et, d’expérience, la voie la plus sûre pour demeurer en consonance avec autrui, quel qu’il soit, consiste à suivre le chemin des autres, à imiter les comportements majoritaires, à obéir, car « obéir c’est se mettre à l’ombre, tandis que désobéir c’est se mettre en lumière35 ». Et être vu, exposé, c’est risquer de devenir un nouveau point de départ, un point de mire (modèle à suivre ou cible à abattre) fût-ce involontairement, et cela tous les groupes pas plus que tous les sujets, ne peuvent se montrer aptes à le supporter.

Notes

1 ROSE Steven, Le cerveau conscient, Paris, Seuil, 1975, p. 33.

2 ATLAN Henri, Entre le cristal et la fumée, Paris, Seuil, 1979.

3 LABORIT Henri, L’agressivité détournée, Paris, Union Générale d’Editions, coll. 10-18, 1970.

4 « Si un homme peut éprouver quelque plaisir à défiler en rang et aux sons d’une musique, je méprise cet homme... Il ne mérite pas un cerveau humain puisqu’une moelle épinière le satisfait », EINSTEIN Albert, Comment je vois le monde, Paris, Champs-Flammarion, 1979 (1934), p. 10.

5 Parmi les innombrables témoignages, voire le roman éponyme : CARDINAL Marie, Les mots pour le dire, Paris, Grasset, 1975.

6 LABORIT Henri, op. cit., p. 64.

7 CHANGEUX Jean Pierre, L’homme neuronal, Paris, Fayard, 1983.

8 CHANGEUX Jean Pierre, op. cit., p. 343.

9 CHANGEUX Jean Pierre, op. cit., p. 329 (souligné par l’auteur).

10 LABORIT Henri, Dieu ne joue pas aux dés, Paris, Grasset, 1987.

11 LABORIT Henri, op. cit, p. 120.

12 MARX Karl et ENGELS Friedrich, (1845), L’idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1965, p. 52.

13 LABORIT Henri, Biologie et structure, Paris, idées/Gallimard, 1968.

14 En tant que réalisateur : Danse avec les loups-Dances with wolves, 1990 ; Open range, 2002.

15 LABORIT Henri, op. cit., p. 32.

16 LORENZ Konrad, Les Fondements de l’Éthologie, Paris, Flammarion, 1984.

17 LABORIT Henri, Eloge de la fuite, Paris, Robert Laffont, 1976.

18 LABORIT Henri, Mon oncle d’Amérique.

19 CHANGEUX Jean–Pierre, Du vrai, du beau, du bien. Une nouvelle approche neuronale, Paris, Odile Jacob, 2008.

20 LABORIT Henri, La nouvelle grille, Paris, Robert Laffont, 1974.

21 RIZZOLATTI Giacomo et SINIGAGLIA, Les neurones miroirs, Paris, Ed. Odile Jacob, 2007, p. 11.

22 Ibid., p. 93.

23 JEANNEROD Marc, La nature de l’esprit, Paris, Ed. Odile Jacob, 2002.

24 MERLEAU-PONTY Maurice, La phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 215.

25 CALVO-MERINO Beatriz et alii, “Action observation and acquired motors skills”, Cerebral cortex, 15, 8, p. 1243-1249.

26 RIZZOLATTI, op. cit., p. 154.

27 La lésion d’une partie du lobe frontal peut toutefois supprimer le frein du processus, une échopraxie s’observant alors chez le sujet atteint qui reproduit à son corps défendant chacun des gestes de toute personne se trouvant en face de lui. Certains sujets atteints évitent alors soigneusement de regarder des personnes afin d’éviter de répéter leurs gestes : SHAPIRO Arthur K. et al., Gilles De La Tourette Syndrom, Raven Press Ltd, 1988.

28 MELTZOFF Andrew, MOORE M.K., “Explication facial imitation : a theoretical model”, Early development and parenting, 6, p. 179-192.

29 DELEAU Michel, Les origines sociales du développement mental, Paris, Armand Colin, 1990, p. 137.

30 La modification au fil des ans des mimiques, voire des traits mêmes du visage pourraient ainsi ne pas uniquement être déterminés génétiquement, le souci de ressembler à, de copier, un modèle aimé amenant nos traits à s’en rapprocher « On dirait untel, c’est son portait tout craché ».

31 RIZZOLATTI, op. cit., p. 203.

32 BERRAIES GUIGNY Fériel, Les enfants de l’après génocide au Rwanda, Paris, EHESS, Atelier de Recherche de Laura Lee Downs, 2004.

33 Ibid. Parmi les très rares témoignages de meurtriers collectifs, voir également : HATZFELD Jean, Une saison de machettes, op. cit., qui donne confirme exactement ces points.

34 Il n’est point besoin de rappeler que, hors pathologie individuelle, une graduation progressive des actes hostiles à un être ou un groupe est une condition indispensable avant toute violence radicale à son encontre. Une décennie de privation de droits civiques et économiques, de marquage, de discours hostiles, de rabaissement, d’assimilation verbale à des êtres nuisibles, de petites violences puis de pogroms limités ont été nécessaires pour accoutumer une population et des exécutants avant le programme d’extermination généralisée des Juifs en Allemagne et Europe centrale. À des variantes près, il en fût de même à l’encontre des Tutsis du Rwanda.

35 CYRULNIK Boris, Autobiographie d’un épouvantail, Paris, Odile Jacob, 2008.

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