Introduction de la quatrième partie
p. 255-257
Texte intégral
1Le roman s’est longtemps défini, et continue de le faire, par l’ambition de recréer une perception globale du monde social. En lisant une intrigue, et grâce à la mise en situation d’un personnage, c’est un monde tout entier qui se construit et se révèle au fur et à mesure des lectures. Tous les romans n’ont certes pas eu comme projet l’« appréhension de l’univers dans sa totalité comme œuvre d’art »1, comme l’écrit Hermann Broch, mais bien d’entre eux, en revanche, même les plus légers, ont fait de la soif de réalité le cœur de leur projet de connaissance. Mais dans notre corpus, et du point de vue du sociologue, cette préoccupation centrale intègre aussi deux grandes interrogations. L’une concerne la causalité, ou pour mieux dire l’enchaînement des faits qui, en partie du fait de la minceur de la plupart des intrigues, cède le pas à un relâchement généralisé dans la succession des événements (chapitre 7). L’autre concerne les fines imbrications de la réalité et de l’imaginaire, à un moment où l’intériorité des personnages est de plus en plus façonnée par les récits culturels, et en particulier cinématographiques (chapitre 8).
2Mais nos romans sont-ils les mieux placés pour questionner la réalité ? N’aurait-il pas fallu plutôt se tourner – comme d’autres l’ont fait avec talent – vers des genres objectivement plus innovants et d’abord, au premier chef, vers la science-fiction ? C’est elle, après tout, qui s’est surtout donnée pour projet d’explorer les frontières du réel et du virtuel, et l’expansion de connexions nouvelles et inédites entre la vie humaine et les objets de la technique2. Certains n’ont pas hésité, à propos de certaines de ses productions, comme Matrix, à parler de « machines philosophiques », produisant alors une déferlante de réflexions savantes sur le sens de la réalité3. N’est-ce pas plutôt ce genre d’œuvres qu’il faudrait solliciter, face aux défis qui s’annoncent et au besoin d’une représentation post-humaine de l’humain ? Et ne sont-ils pas justement les plus propices à cette entreprise en raison même de leur proximité avec certains travaux de sciences humaines4 ?
3On pourrait d’ailleurs trouver là une nouvelle occasion de condamnation du romanesque français actuel5, qui, malgré quelques échos de ces préoccupations, par exemple chez Houellebecq ou Dantec, se révèlerait incapable de se pencher sur les nouveautés techniques, connexionnistes et virtuelles auxquelles nous sommes déjà confrontés. La production contemporaine ne pourrait alors constituer un recours de connaissance sur des sujets comme la menace de guerre nucléaire, la surpopulation, la révolution informatique, l’écologie, et peut-être surtout les usages et abus de la génétique. Sans aller jusqu’à dire, avec J. G. Ballard, que « la science-fiction est la littérature authentique du XX siècle », il est difficile de ne pas reconnaître avec lui qu’elle « essaie de traiter des grands problèmes que nous affrontons aujourd’hui, et – naïvement, peut-être – de placer une manière de cadre philosophique autour de la place de l’homme dans l’univers »6.
4Pourtant, on peut aussi soutenir qu’au vu de la tradition et du projet sociologique, le double questionnement sur la réalité présent dans les romans étudiés nous semble tout aussi prometteur7. Nous faisons le pari, et nous nous efforcerons de montrer sa justesse dans les chapitres qui suivent, qu’il existe dans notre corpus des sources d’inspiration majeures pour penser, non pas l’humain dans la période de la post-humanité, mais le rapport ordinaire de l’individu à la réalité. Au vu de ce que la science-fiction explore, invente, imagine, tout cela peut paraître faire – avouons-le – pâle figure. Mais ce n’est pas forcément là où la connaissance littéraire est la plus affirmée et innovante dans l’étude de la réalité que se trouve nécessairement la source la plus importante pour l’imagination sociologique. C’est précisément en enracinant ces questions dans l’ordinaire de nos vies quotidiennes, que les romans étudiés nous suggèrent de nouveaux principes d’interprétation.
Notes de bas de page
1 Hermann Broch, Création littéraire et connaissance, op. cit., p. 209.
2 Impossible de ne pas citer à cet égard Blade Runner, à l’origine un roman de science-fiction de Philip K. Dick, dont l’adaptation cinématographique de Ridley Scott va déclencher les spéculations les plus intéressantes. Cf. entre autres, la saisissante lecture de David Harvey, The Condition of Postmodernity, Cambridge, Basil Blackwell, 1989.
3 Alain Badiou et al., Matrix, machine philosophique, Paris, Ellipses, 2003 ; ou encore, Slavij Zizek, La subjectivité à venir, Castelnau-le-Lez, Éditions Climats, 2004, pp. 95-138.
4 Ils instaurent en effet souvent un espace d’écriture et de pensée assez hybride, enchaînant au gré des auteurs des influences diverses : les rhizomes de Deleuze et Guattari, les manifestations de la pensée queer, des bribes du post-structuralisme, du post-moderne ou du déconstructivisme dont on trouvera une des expressions les plus achevées autour de la notion de cyborg (ces êtres mi-humain, mi-machine, dont le prototype initial se trouve chez Terminator).
5 Gilles Deleuze oppose par exemple, sans hésiter, la supériorité de la littérature anglo-états-unienne comme véhicule du devenir et de la déterritorialisation (notamment au travers des abondantes citations de Woolf, Kerouac, Henry James) au roman français – centré autour de l’ego et son caractère rationaliste suffocant. Dans son sillage, Braidotti suggère une décentration du regard des analystes vers des genres mineurs comme la science-fiction ou le cinéma. Cf. Rosi Braidotti, Metamorphoses. Towards a Materialist Theory of becoming, London, Polity Press/Blackwell Publishers, 2002.
6 J. G. Ballard, Millénaire, mode d’emploi [1996], Paris, Tristram, 2006, successivement p. 25 ; p. 30 ; p. 244.
7 Voire plus, si l’on se livre aussi à une critique fondée de certaines naïvetés de la science – fiction, en particulier l’incroyable manque d’imagination politique démocratique souvent à l’œuvre dans ses fictions, où se succèdent inlassablement monarchies et dictatures…
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Mobilités résidentielles, territoires et politiques publiques
Sylvie Fol, Yoan Miot et Cécile Vignal (dir.)
2014
Qu’est-ce que résister ?
Usages et enjeux d’une catégorie d’analyse sociologique
José-Angel Calderón et Valérie Cohen (dir.)
2014
Les territoires vécus de l’intervention sociale
Maryse Bresson, Fabrice Colomb et Jean-François Gaspar (dir.)
2015
Des restructurations du travail à l’accompagnement vers l’emploi
Rachid Bouchareb et Martin Thibault (dir.)
2015
Ségrégation et fragmentation dans les métropoles
Perspectives internationales
Marion Carrel, Paul Cary et Jean-Michel Wachsberger (dir.)
2013
Reconfigurations de l'État social en pratique
Marie-Christine Bureau et Ivan Sainsaulieu (dir.)
2012
Affronter le manque d’eau dans une métropole
Le cas de Recife – Brésil
Paul Cary, Armelle Giglio et Ana Maria Melo (dir.)
2018