Introduction de la troisième partie
p. 147-149
Texte intégral
1C’est sans aucun doute la notion de rôle qui, en sociologie, a été la plus souvent mobilisée pour décrire les individus à partir d’un système de rapports sociaux. Le rôle établit un lien entre les structures sociales et l’acteur, en reliant des modèles de conduites aux divers statuts ou positions qu’il occupe. Il garantit ainsi la stabilité et la prévisibilité des interactions, en signalant le comportement attendu de quelqu’un d’autre au vu de la place qu’il occupe dans un système social donné. Et même lorsque le mot lui-même n’est pas employé, il est malgré tout au cœur de la plupart de nos représentations, savantes ou ordinaires, des situations, lorsqu’elles sont définies au travers de l’agencement d’un individu et d’une position. Bien sûr, l’existence d’attentes normatives de conduites n’a jamais enlevé sa marge d’initiative aux acteurs. À partir du rôle, on peut précisément étudier le décalage entre le modèle prescrit par ces attentes et la manière singulière dont elles sont – ou non – réalisées. Comme le résume Erving Goffman, « la sociologie vient aux relations par l’intermédiaire du rôle. Elle considère que l’individu est obligé de se livrer à des activités spécifiques dans des situations déterminées, et qu’un faisceau de rapports nécessaires correspond à chaque type de situation. Ceux avec qui l’individu est en rapport dans un certain type de situations ont avec lui une relation de rôle »1.
2La théorie des rôles s’articule tout naturellement avec l’épure du personnage social, et donc avec une certaine manière de concevoir la description romanesque. Et elle continue à le faire. Pourtant, dans les études sociologiques, la légitimité d’ensemble dont elle jouit est devenue inversement proportionnelle à son actualité analytique. Tout en l’invoquant, et au fond, en la mobilisant toujours, un bon nombre de sociologues en sont de plus en plus insatisfaits – sans qu’il soit vraiment possible pour autant de repérer l’apparition d’une vision alternative. Toute autre est la situation dans la production littéraire. Sans remettre en question frontalement la notion, les romanciers étudiés mettent sur pied et en mots, avec résolution, d’autres dispositifs. Ce sont eux que nous voulons explorer dans cette partie, en les rassemblant autour de deux axes majeurs, et en montrant comment l’analyse du corpus peut permettre d’aller, d’une part, vers une théorie des relations, d’autre part vers une théorie des ambiances.
3En fait, la théorie des rôles permettait l’articulation étroite de trois types de considérations, qui progressivement se séparent. Ou, plus exactement, c’est parce qu’elles se sont analytiquement autonomisées qu’il nous est désormais possible de les repérer rétrospectivement dans la théorie originelle. D’abord, une dimension, longtemps centrale, s’intéressait aux contraintes normatives ou cognitives pesant sur les rôles – ce qui était censé dicter justement la prévisibilité des conduites. Ensuite, et même si le rôle s’efforçait précisément de réduire les différences contextuelles, il n’a jamais pu éliminer totalement sa préoccupation pour les différentiels qualitatifs des situations. Enfin, précédant d’ailleurs historiquement les deux autres dimensions, puis les accompagnant et les prolongeant, les facteurs subjectifs y ont toujours occupé une place importante. Si les acteurs s’identifient à leurs rôles, ce n’est jamais au point d’abolir toute tension avec le vécu et le ressenti intérieurs. Mais tant que le personnage social était le modèle dominant de description, tant que le rôle restait analytiquement prégnant, l’écart entre ces dimensions ne pouvait véritablement prendre son envol analytique. Il ne pouvait s’agir, au mieux, que de nuances, de crises, d’aperçus fulgurants – ou même géniaux – mais sans lendemain réel.
4Il est clair, au vu des œuvres étudiées, que nous sommes sortis de cette période. L’analyse des situations se fait – peut désormais se faire – à l’aide de trois dispositifs différents et de plus en plus autonomes : une théorie des rôles, une théorie des relations et une théorie des ambiances. C’est sur les deux dernières que nous allons longuement nous centrer. Pour deux raisons. La première, évidente, est que la théorie des rôles est largement connue du public sociologique, et même familière au-delà. La deuxième, qui en découle en partie, est plus importante. Dans les romans étudiés, tout en étant présente à chaque coin de page, la théorie des rôles à proprement parler n’est pas l’objet d’innovations analytiques importantes. Pour être plus précis, les descriptions romanesques sont, sur ce registre, en retrait par rapport aux productions habituelles de la microsociologie de ces dernières décennies. Bien entendu, on en trouvera des aperçus brillants dans maints d’entre eux, et notamment dans l’œuvre de celui qui excelle peut-être le plus à ce niveau, Jean Echenoz. Mais, sur ce point précis, la connaissance romanesque n’apporte pas grand-chose de véritablement nouveau, nous semble-t-il, à l’imagination sociologique. En revanche, en matière de relations et d’ambiance, les œuvres du corpus recèlent – à condition de construire, comme nous y invitent les frères Marx, cette fameuse maison d’à côté… – un véritable trésor.
Notes de bas de page
1 Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, vol. 2, Les relations en public [1971], Paris, Minuit, 1973, p. 181.
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