Après les Beaux-arts, la tentation du salariat
p. 175-187
Texte intégral
Introduction
1Depuis les années 1980, se former aux arts plastiques revêt un sens totalement différent de ce que l’on pouvait connaître durant les décennies précédentes, où prévalait encore un enseignement centralisé et classique hérité du XIXe siècle (Segré, 1993). De réformes en innovations, l’enseignement des arts plastiques s’élargit en se diversifiant pour aboutir à la proposition d’une offre de formation complexe et hiérarchisée. Ces évolutions font écho à celles d’un marché du travail artistique aux contours fluctuants, stimulé par des politiques publiques volontaristes et restructuré par l’essor des industries de la communication.
2C’est dans ce contexte que des jeunes de plus en plus nombreux s’orientent vers les cursus d’arts plastiques, provoquant au sein de ceux-ci un mouvement de démocratisation parallèle à celui qui touche l’enseignement supérieur dans son ensemble, mouvement qualifié de « seconde explosion scolaire » par Louis Chauvel (1998).
3Comme à l’université, la population étudiante perd alors de son homogénéité et les « héritiers » de Pierre Bourdieu doivent désormais cohabiter avec d’autres catégories d’élèves porteuses d’aspirations parfois moins « désintéressées » ou, à tout le moins, plus pragmatiques.
4Ce public plus diversifié va devoir, à l’issue de la formation à l’École des beaux-arts, trouver sa place au sein d’un continuum de positions professionnelles inégalement valorisées, car toujours symboliquement hiérarchisées en fonction de leur plus ou moins grande proximité avec la figure emblématique du créateur libre. Mais face à la hiérarchie symbolique des positions professionnelles possibles, tous les anciens élèves ne disposent pas des mêmes ressources, ni ne présentent les mêmes aspirations, et vont donc opter pour des stratégies de professionnalisation très diversifiées.
5Sur la base d’une enquête auprès d’anciens élèves de l’École régionale des beaux-arts de Nantes2, nous tenterons ici d’éclairer la teneur de ces cheminements professionnels, et de mieux comprendre les choix qui les sous-tendent non seulement au cours des premières années de vie active mais aussi en amont, lors de l’orientation vers les études d’art plastique.
Le contexte : la mise en filière de l’enseignement des arts plastiques
6Les Beaux-arts relèvent, au plan administratif, de la tutelle du ministère de la Culture, et n’occupent pas une place clairement définie dans le champ des enseignements supérieurs. Ce positionnement rend délicat le repérage statistique de leurs effectifs (Galodé, 1994). Pourtant les transformations du champ de l’enseignement des arts plastiques au cours des années 1980 ont provoqué une véritable « mise en filière » (Sulzer, 1999, chap. 2) de ce domaine de l’enseignement, d’une part au point de vue formalisation des conditions d’entrée avec la généralisation du baccalauréat comme titre d’accès, d’autre part au plan qualitatif avec la montée en puissance des inscriptions issues de bacheliers spécialisés en arts plastiques.
7Concernant le premier point, la réforme de l’enseignement des arts plastiques3 fait des élèves d’écoles d’art des étudiants à part entière, devant justifier du baccalauréat ou d’un titre équivalent ; la réforme semble ici entériner une pratique déjà éprouvée, car la décroissance de la proportion d’étudiants non-bacheliers avait commencé quelques années auparavant. Qui plus est, cette réforme précise et confirme le système des certifications en arts plastiques dont la précédente réforme (1973) avait jeté les bases : les écoles d’art régionales et municipales disposent désormais d’un cursus complet, autorisant la délivrance de diplômes à tous les niveaux de sortie.
8En ce qui concerne le second point, l’accroissement de la part d’étudiants titulaires d’un baccalauréat Arts plastiques a constitué le trait marquant de la décennie 1980-1990. Ainsi, à l’École régionale des beaux-arts de Nantes, cette série de baccalauréat (A3 à l’époque), qui ne représentait en 1982 que 6 % des étudiants, atteint en 1991 une importance numérique équivalente à l’ensemble des autres séries de baccalauréat ; lors du concours d’entrée de cette même école en 1994 et 1995, ces bacheliers représentaient 25 % des candidats et 40 % des admis. Ainsi, alors que les premières formes d’options artistiques dans l’enseignement secondaire général (série A7), très féminisées, conduisaient majoritairement à des poursuites en section littéraire (Verger, 1982), le baccalauréat Arts plastiques, dont le public s’est nettement diversifié, semble de plus en plus trouver comme débouché « naturel » l’École des beaux-arts, ou plus largement l’enseignement artistique supérieur. Car celui-ci a également connu une nette diversification depuis le début des années 1980, avec l’apparition et le développement de filières telles que les facultés d’arts plastiques (préparant notamment aux concours de l’enseignement secondaire) ou les sections de technicien supérieur (par exemple le BTS Expression visuelle) qui constituent des voies de poursuite envisageables, et de fait sont envisagées, par le public potentiel de l’École des beaux-arts (Sulzer, 2000).
9Désormais insérées dans un système d’enseignement artistique supérieur, les écoles des beaux-arts se confrontent à des problématiques dont elles se tenaient jusqu’ici à l’écart, telles que l’ajustement de leurs filières de formation au marché du travail. Leur diplôme terminal, le diplôme national supérieur d’Expression plastique — DNSEP, est maintenant délivré dans trois spécialités (ou options) : art, communication, design. Cette spécialisation du cycle long est souvent décriée par les enseignants qui y voient une remise en cause du caractère généraliste de l’enseignement avec un effet de label qui entrainerait une attitude plus utilitariste chez les étudiants.
« L’objectif de l’option n’est pas de former des professionnels du Design ou de l’architecture, ça c’est bien clair, les étudiants qui voudraient devenir Designer ou architecte font des écoles d’architecture ou de Design. Dans une école d’art on forme des plasticiens, qui sont donc d’abord des artistes […] Un étudiant qui veut être designer ou architecte, qu’il aille dans une école de design ou d’architecture ! S’il est ici c’est pour poser des questions d’un autre ordre, et c’est ici qu’il doit les poser, c’est une des rares écoles qui le permette… » (Professeur de design)
« Je pense que les options Com et design, leur richesse c’est d’aller puiser aussi dans d’autres options. Alors je crois qu’il faut casser l’idée d’options dans le sens ou elles seraient étanches l’une à l’autre… »
(Professeur de culture générale)
10Ce point de vue n’est pas dénué de fondement, car le choix d’options fait par contre clairement sens aux yeux des étudiants, tout particulièrement de ceux qui forment le nouveau public de l’école (bacheliers Arts plastiques) qui choisissent sciemment les options « professionnalisantes » et sont porteurs d’un projet professionnel précis.
Un marché du travail plus ouvert : artistes, artisans et « professions artistiques »
11Ces nouvelles filières, et les nouveaux publics qu’elles drainent, (se) forment potentiellement à un éventail de professions sans commune mesure avec celui que rencontraient leurs prédécesseurs des années 1960 et 1970. Les nouveaux outils technologiques, l’extension du champ d’intervention des artistes plasticiens à de nombreux secteurs, bouleversent la division traditionnelle du travail artistique et laissent, ainsi, libre cours au jeu des redéfinitions symboliques de l’activité artistique.
12Du strict point de vue quantitatif, on constate un accroissement continu du volume de la catégorie socioprofessionnelle 35 (Professions de l’information, des arts et des spectacles) lors des recensements4.
13De fait, il s’avère que la plupart des professions artistiques susceptibles d’être aujourd’hui exercées par les sortants d’écoles d’art sont, soit d’apparition récente, soit marquées de fortes évolutions dans leur contenu et leur statut, ainsi que l’on peut le constater à la lecture d’un ouvrage sur ce thème publié en 1970 (Frances, 1970).
14En fait, si l’on fait abstraction du cas des enseignants, la plupart des professions artistiques actuellement recensées sont ou bien absentes ou différemment intitulées dans l’enquête que présente cet ouvrage. Tout se passe en fait comme si l’accroissement du volume de certains secteurs tels que la publicité, le design ou l’urbanisme (dont le développement était d’ailleurs anticipé par Robert Frances à l’époque), mais aussi le développement de l’action culturelle de l’État (en termes de diffusion de l’art) ainsi que celui de l’enseignement artistique, tendait à démultiplier les professions du domaine et à en modifier de ce fait la répartition numérique ; car les proportions d’artistes « purs », d’artisans, de professeurs, et dans l’autre sens de publicitaires ou de designers sont, dans l’enquête de 1970, sans commune mesure avec celles que l’on peut observer plus de vingt ans plus tard. Le développement des nouvelles professions semble se faire à mesure du déclin de l’artisanat. Et si, par ailleurs, le nombre d’artistes croît légèrement, sa part relative dans l’ensemble des professions artistiques s’en trouve cependant réduite.
15L’espace professionnel ouvert aux sortants d’écoles d’art paraît donc se situer de plus en plus du côté de ces secteurs en émergence, porteurs de nouvelles spécialisation et de fortes exigences culturelles, et de moins en moins du côté de la seule maîtrise des techniques artistiques. Cet élargissement du champ professionnel est symboliquement porté par une « extension à peu près indéfinie » de la notion de « création » (Menger et alii., 1982). Notion qui devient le principe dominant de hiérarchisation de l’espace professionnel dans lequel les sortants de formations artistiques vont devoir trouver leur place.
Après les études, une insertion marquée par la spécialité de formation
16L’analyse de cette phase d’insertion professionnelle se révèle complexe. Vivre de son art, se conformer à l’image idéal-typique de l’artiste indépendant, n’est plus aujourd’hui l’aspiration de tous les sortants d’écoles d’art, et demeure d’ailleurs chimérique lorsqu’il s’agit d’une école de province. La réussite de l’insertion professionnelle passe dès lors par des parcours d’ajustement progressif où s’entremêlent les dimensions économiques et symboliques des activités.
17Globalement, pour toutes les sections, l’accès à l’emploi apparaît comme continu et progressif, marqué par l’importance des petits boulots au démarrage, puis par la croissance de l’emploi salarié, et enfin par celui de l’emploi indépendant après les deux premières années, lorsque s’achèvent les poursuites d’études. Mais ces trajectoires relativement « lissées » pour l’ensemble de la population masquent en fait les contrastes qui se révèlent lorsque l’on observe les parcours accomplis par les individus issus des différentes spécialités.
18Les étudiants issus de la spécialité Art présentent des types de parcours relativement chaotiques : la salarisation est progressive et ne concerne qu’une moitié, à peine, de l’ensemble dans le meilleur des cas ; les poursuites d’études sont fréquentes, mais les formations ou stages rares ; les traits marquants sont, d’une part un chômage relativement faible en regard de ce que l’on pourrait supposer (15 %, soit une valeur proche de celle de l’ensemble des sortants du système éducatif), mais récurrent et compensé principalement par les petits boulots (l’aspect de ces deux courbes laisse supposer des va-et-vient entre ces deux états pendant deux à cinq ans après la fin des études), d’autre part une croissance constante de l’emploi indépendant qui se stabilise en fin de période à un niveau élevé (25 %). L’insertion des sortants de la spécialité Art s’avère donc marquée par la diversité des situations possibles, qui lui confère un aspect peu linéaire, avec une stabilisation tardive, souvent au cours de la cinquième année, dans l’activité salariée ou indépendante.
19A contrario, les sortants de la spécialité Communication présentent des parcours relativement structurés : la salarisation est rapide (près de la moitié de cette population à l’issue de la première année suivant la sortie de l’école) et atteint un niveau plus élevé que dans le cas précédent ; si le chômage connaît là encore une recrudescence lors de l’arrêt des poursuites d’études, il se résorbe ensuite dans l’accès à l’emploi, notamment indépendant, à l’issue d’un stage de formation ou d’une première expérience. Pour cette spécialité, l’insertion professionnelle semble donc se faire selon un mode relativement standardisé, avec un accès rapide à l’emploi, d’abord salarié puis indépendant, sans persistance, comme dans le cas précédent, du chômage et des petits boulots sur l’ensemble de la période.
20La spécialité Design présente des profils d’insertion relativement classiques : la salarisation connaît une croissance progressive, continue et forte puisque la proportion de salariés atteint prés de 80 % au bout de cinq ans, soit beaucoup plus élevée que dans les cas précédents ; les autres situations telles que emploi indépendant, petits boulots, y sont aussi nettement moins fréquentes. La légère recrudescence du chômage qui fait suite à l’arrêt des poursuites d’études semble se résorber plus rapidement que pour l’option Communication. Ces spécialités s’avèrent donc caractérisées par une insertion massive dans le salariat.
21Par contraste avec les groupes précédents, l’observation des parcours des sortants n’ayant effectué que le cycle d’initiation (en tout ou partie) indique l’existence d’un lien concret entre formation et emploi : l’accès à l’emploi de ceux qui ne poursuivent pas leurs études semble difficile. Les petits boulots et le chômage l’emportent sur le salariat au cours des deux premières années ; à l’issue de cinq ans, le chômage se maintient à des niveaux plus élevés que pour les sortants diplômés, et l’accès à l’emploi indépendant demeure marginal. La relation études longues — insertion professionnelle facilitée sur le marché de l’emploi semble se vérifier aussi dans le domaine des arts plastiques.
22Des données d’insertion plus récentes (Galodé et Danner, 2005) confirment certaines de ces tendances : taux d’emploi plus élevé pour les sortants de l’option Design, et caractère majoritaire de l’emploi salarié et unique, puisque le cumul activité salariée/exercice indépendant ne concerne qu’un sortant d’école d’art sur cinq.
23Cet effet marqué des différentes options peut surprendre dans la mesure où l’analyse des curricula révèle peu de différences de l’une à l’autre, tout au moins dans le cas de l’école étudiée. Plus qu’une adéquation au sens de correspondance entre contenus de formation et contenus d’emplois, cet effet semble davantage relever de stratégies individuelles d’insertion et de ciblage d’un domaine professionnel donné, ce que confirme l’analyse des emplois au-delà de leur seul statut.
Quels emplois pour quels profils ?
24Du point de vue des emplois exercés, ce sont en effet trois groupes principaux qui se distinguent :
25En premier lieu, le groupe de ceux qui ont effectué une reconversion radicale pour quitter le domaine artistique : célibataires avec de faibles revenus, exerçant le plus souvent des emplois d’ouvrier ou d’employé, quand ils ne sont pas au chômage (cas fréquent). Il s’agit d’un groupe relativement minoritaire (moins d’un tiers de la population y est apparenté) mais qui s’oppose nettement aux autres selon tous les critères, et où se retrouvent les non-diplômés et ceux qui ont abandonné les études artistiques. Population pour laquelle on peut présager de fortes difficultés d’insertion liées à des reconversions que l’on imagine douloureuses.
26Ces difficultés peuvent conduire à une remise en cause, parfois violente, de l’enseignement reçu en école d’art, manifestation subjective du décalage objectif entre les aspirations de ces élèves et les fonctions implicites de l’école.
« Seulement maintenant je m’éclate dans mon travail que j’aime mais j’ai vraiment un sacré regret : avoir eu l’enseignement donne a l’École des beaux-arts de Nantes. Les deux premières années ont été très bénéfiques, mais alors la spécialisation, pardon. Mettez-vous dans le coup, plus près du monde du travail, à l’école c’est du rêve, des années perdues et Dieu sait qu’elles sont précieuses vu ce qui nous attend. Bon courage pour tous les futurs élèves ». (Femme, infographiste, mariée — conjoint musicien, parents cadres supérieurs, spécialité Environnement — diplôme non obtenu)
27On peut reconnaître parmi les jeunes de ce groupe nombre d’individus victimes de l’exclusion en premier cycle5, que l’institution contraint à une reconversion précoce et pour lesquels l’ambition artistique ne peut plus guère trouver place dans le domaine professionnel. Mettant en avant la dimension matérielle de leur activité, ils insistent en revanche fréquemment sur les fonctions d’épanouissement personnel de l’activité artistique pratiquée comme loisir.
« Je compte devenir professeur de français : c’est une profession qui peut me permettre d’exploiter tous mes intérêts artistiques ; la peinture, le théâtre peuvent faire partie d’un cours de français ; de plus cette profession laisse le temps de pratiquer des activités artistiques à côté du travail ». (Femme, étudiante, célibataire, parents enseignants, sortie sans diplôme)
« Mon activité en tant que chef de rayon me convient parfaitement, mais étant actuellement sans emploi et mère de famille le temps libre que j’ai actuellement est rempli par du dessin ou de la poterie ». (Femme, chômeur, mariée — conjoint photographe, père cadre, sortie sans diplôme)
28À l’inverse, le groupe des étudiants issus des sections Communication et Design se caractérise par des revenus élevés liés à des emplois dans les domaines de la publicité et de l’urbanisme, ainsi qu’à une forte proportion de conjoints cadres. On y retrouve bon nombre de femmes de catégories sociales supérieures, souvent mariées et mères de famille. Le niveau de revenu de cette population s’explique à la fois par la profession du conjoint et par le domaine d’activité des répondants ; il s’agit donc d’un groupe pour lequel les ambitions artistiques semblent trouver une voie de réalisation dans la vie professionnelle, et qui représente plus d’un tiers de la population. Les facteurs de satisfaction mis en avant sont le niveau de revenu et l’idée d’un accomplissement professionnel traduisant l’adéquation entre cursus et activité (de manière plus nette chez les sortants de Design).
« Je suis satisfait lorsqu’un aménagement aboutit, lorsqu’un nouveau produit plaît, lorsque j’ai l’impression que mon projet est bien construit, formes, couleurs, bonne intégration. Mais il est souvent difficile de travailler avec des municipalités, ou dans cette société où le chiffre d’affaire est souvent prioritaire, de penser que l’évolution de cette société est limitée. La peur de végéter, de ne plus apprendre sont les raisons qui me font croire qu’il serait bon de changer d’emploi d’ici quelques temps, bien que ce que j’ai pu apprendre aux Beaux-Arts en environnement corresponde tout a fait a ce que je fais actuellement ». (Femme, responsable d’aménagement en mobilier urbain, célibataire, père cadre supérieur)
29L’insatisfaction se relie prioritairement à l’absence de caractère « créatif » dans le contenu même de l’activité. Elle concerne davantage les sortants de Communication qui sont, de fait, plus nombreux dans les emplois d’exécution (PAO). Les compléments de formation en infographie qu’ils ont fréquemment suivis semblent, dans un premier temps, les cantonner à ce type d’emploi comme porte d’entrée dans la profession.
« Mon emploi actuel me satisfait bien qu’il ne me semble pas toujours très créatif, plus d’exécution que de conception ». (Femme, infographiste, vivant maritalement — conjoint enseignant, parents employés, spécialité Communication, diplômée du cycle d’initiation)
« Mon travail est purement technique même s’il est situé au sein d’une agence de publicité, cela manque donc singulièrement de lien avec la création pure ». (Homme, infographiste, conjointe maquettiste, père employé, diplôme national d’arts plastiques — DNAP Communication)
30Le troisième groupe, d’un volume équivalent, est constitué principalement par les enseignants, le plus souvent titulaires du diplôme national supérieur d’expression artistique — DNSEP Art, vivant en couple libre, issus des catégories moyennes et populaires, et ayant des revenus moyens (le conjoint étant fréquemment employé) ; il peut s’agir d’enseignants titulaires du secondaire, de vacataires en école d’art, mais aussi d’individus employés dans le secteur de l’animation culturelle ou intervenant dans les écoles primaires (dans le cadre de l’aménagement des rythmes scolaires), voire de formateurs indépendants. Au sein de ce groupe, la poursuite d’une activité de production artistique parallèle est fréquente, et souhaitée lorsque les conditions matérielles de sa mise en œuvre ne sont pas réunies.
« J’aimerais pouvoir me consacrer exclusivement à la peinture mais celle-ci m’apporte des revenus trop aléatoires et imprévisibles pour que je puisse me passer d’un petit revenu régulier (demi-smic). De plus, les charges sont trop élevées pour que je puisse me déclarer en tant qu’artiste professionnel, je suis donc contraint à vendre au noir pour conserver mon CES, mais il est très difficile d’avoir des renseignements sur ce sujet. Avoir accès au marché de l’art suppose beaucoup de frais de déplacement, d’imprimerie, photos pour préparer des dossiers ». (Homme, animateur, célibataire, père cadre moyen, spécialité Art, diplôme non obtenu)
31De fait, la satisfaction se relie ici à la présence des éléments qui caractérisent l’insertion dans un « monde de l’art » (Becker, 1988) : possession d’un atelier, participation à des expositions, relations avec le milieu artistique, et l’insatisfaction à leur absence. L’effet de l’activité professionnelle du conjoint est également important (les conjoints cadres n’étant pas rares dans ce groupe).
« L’évolution tend de plus en plus vers le but espéré et la situation matérielle s’améliore, le tout est de ne pas perdre de vue ses objectifs et de se donner les moyens d’y arriver, quelque soit le temps que cela demande ». (Femme, enseignante, vivant maritalement — conjoint prothésiste dentaire, mère enseignante)
32La volonté de reconnaissance, à terme, d’une activité proprement artistique tend à minorer l’importance accordée à l’emploi ou au statut professionnel, comme si la vision d’une formation finalisée vers la production artistique (via la spécialité Art) incitait à se tenir à l’écart d’un type d’activité professionnelle trop éloigné de cet objectif ou incompatible avec la poursuite d’une activité artistique parallèle.
« J’espère arriver à ce que je cherche comme situation professionnelle dans peu de temps. Je ne considère pas ces dernières années un peu difficiles comme du temps perdu, elles ont permis une définition plus précise. Je peux donc dire que mon activité actuelle ne me satisfait pas pleinement mais qu’elle se détermine actuellement ». (Femme, chômeur, mariée — conjoint technicien en informatique, parents agriculteurs, DNSEP Art)
33Il est fort possible que le développement quantitatif de l’enseignement artistique et les politiques de développement culturel aient permis, à un certain nombre d’aspirants artistes, de privilégier ces formes de cumul production artistique/enseignement de l’art, sans avoir recours à des emplois « alimentaires ».
« J’ai refusé pendant longtemps le fait d’enseigner en pensant surtout aux collèges et lycées, cet enseignement là ne m’intéresse pas. Par contre les cours que je donne depuis quelques mois me satisfont en ce sens que j’organise mon propre programme, ma propre pédagogie en fonction du public auquel je suis confronté, orphelins, zonards, délinquants en réinsertion. C’est une constante remise en question, je suis contraint d’être inventif, de capter leur attention toujours en tentant de les amener à une certaine ouverture d’esprit que l’on a trop longtemps laissée croire inutile. C’est une sorte de pari, donc risqué, donc motivant. Le peu d’heures effectives que j’y consacre me permettent aussi d’entretenir des activités plus personnelles et c’est dans cet équilibre et cette variété que je me trouve bien ». (Homme, enseignant, vivant maritalement — conjointe maquettiste, père ouvrier, DNSEP Art)
Espérer, négocier, renoncer. Des stratégies de professionnalisation des sortants
34L’entrée sur le marché du travail, dans le domaine artistique comme ailleurs mais sans doute plus qu’ailleurs, constitue un temps de recomposition identitaire lors duquel l’impétrant doit substituer à l’identité d’apprenti artiste, que le passage par l’école contribue à construire6, une identité professionnelle encore largement incertaine. Or l’accès au statut d’artiste indépendant, qui constitue la plus forte reconnaissance sociale de l’identité d’artiste, est non seulement très improbable mais aussi, dans bon nombre de cas, fruit d’un processus long (Moulin, 1992). La plupart des sortants d’école d’art devront donc, à l’instar de l’étudiant en philosophie de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (1969), composer durablement entre la revendication d’une identité de créateur et les assignations statutaires liées à leur activité rémunérée.
« Je suis en train de vivre une période difficile : soit je rentre dans le rang, métro boulot dodo et mariage plus enfant, soit je fais une croix sur le confort matériel et j’envisage de réaliser mes désirs, vie a l’étranger, voyages ». (Homme, chômeur, vivant maritalement — conjointe employée, père ouvrier, spécialité Art, diplôme non obtenu)
35À l’heure actuelle, cette affirmation d’une identité de créateur peut se nourrir à différentes sources : statut d’artiste indépendant, bien sûr ; maintien d’une activité de production artistique indépendante d’un statut social conféré par un autre état (professionnel ou matrimonial) ; mais aussi de plus en plus, revendication du caractère artistique et créatif d’une activité salariée7.
« Je n’ai jamais été destiné ni intéressé par une carrière artistique avec un grand A, ça a toujours été la communication et son application pratique la plus classique, la pub qui m’attirait. En ce sens je suis entièrement satisfaite puisqu’aujourd’hui je travaille dans ce domaine, et je dirais qu’avoir fait les Beaux-Arts a excité et développé mon sens artistique ; ce fut souvent un atout pour mes embauches en tant que graphiste-maquettiste, mais surtout c’est parce que dans la petite structure publicitaire où je me trouve, je peux tout suivre et faire de a à z, de la création a la réalisation grâce a des moyens techniques modernes, que je suis passionnée par mon travail.
Cependant l’intérêt que je porte à mon travail ne m’empêche pas de continuer à bricoler chez moi, photographie, petit dessin et livre-objet ». (Femme, graphiste, vivant maritalement — conjoint informaticien, père cadre supérieur, mère enseignante, DNSEP Communication)
36Si les sortants des spécialités Design et Communication trouvent majoritairement (certes à des degrés divers) les moyens de construire un parcours professionnel satisfaisant de par sa cohérence entre cursus et domaine d’activité, ceux issus de la spécialité Art se voient contraints de différer cette construction, dans la mesure où ils se soumettent davantage à des critères propres au champ artistique. Les modalités de l’insertion professionnelle apparaissent globalement concordantes avec les aspirations exprimées par les candidats à l’entrée de l’école : relativement ciblées pour ceux qui souhaitent s’orienter vers les spécialités Communication et Design, beaucoup plus floues (sauf pour l’enseignement) chez ceux qui envisagent la spécialité Art.
37Tout se passe comme si l’accès à un statut professionnel proche de l’idéal artistique (« création ») constituait un enjeu d’autant plus prégnant que l’orientation vers les études d’art était moins sous-tendue, au départ, par une finalité professionnelle explicite : la professionnalisation dans les emplois para-artistiques, voire dans les empois d’exécution (infographie), ne peut s’opérer complètement que lorsque son coût symbolique n’est pas excessif eu égard à d’éventuelles ambitions artistiques ; dans le cas contraire, une telle professionnalisation peut être vécue comme un échec, et donc rejetée au profit de la prolongation d’un état d’indétermination vis-à-vis du marché du travail, qui laisse ouverte la possibilité d’insertion dans un monde de l’art. Lorsqu’une telle prise de position s’avère impossible (par exemple du fait de la contrainte économique, en l’absence de ressources provenant des ascendants ou du conjoint), les aspirations artistiques — initialement professionnelles — tendent à être reconverties dans la sphère privée, laissant ainsi à l’individu la possibilité de rechercher une situation matérielle plus stable sans déroger totalement à son engagement artistique.
38On pourrait ainsi considérer que les anciens élèves d’école d’art se comportent, vis-à-vis de la figure de l’artiste indépendant, selon les logiques définies par Albert O. Hirschman : exit pour ceux qui ramènent leur pratique artistique au rang de loisir, loyalty chez ceux qui continuent à aspirer à cet idéal, au prix parfois de sacrifices importants, et surtout voice de la part de ceux, de plus en plus nombreux, qui ne recherchent plus le salut dans la pluriactivité ni même dans la polyactivité mais s’efforcent de faire reconnaître, au moyen de ce que Pierre Bourdieu (1979, p. 170) désignait comme « coup de force symbolique », le caractère artistique (ou à tout le moins créatif) de leur seule activité rémunérée. L’élargissement quantitatif et qualitatif du domaine professionnel des arts plastiques semble avoir ouvert un champ des possibles en matière de monoactivité, qui n’a pas forcément d’équivalent dans d’autres domaines d’activités artistiques.
Bibliographie
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10.3406/arss.1982.2149 :Notes de bas de page
2 Enquête par questionnaire postal auprès de 186 anciens élèves, complétée par un questionnaire ad hoc auprès de 660 candidats au concours d’entrée et par l’analyse de 1645 fiches d’inscriptions issues des archives de l’école.
3 Décret no 88-1033 du 10 novembre 1988.
4 L’effectif de la catégorie passe de 102 728 en 1982 à 152 232 en 1990, pour s’établir à près de 232 000 en 2005 (données Insee).
5 En effet, si l’influence de l’origine sociale sur la réussite au concours d’entrée peut être en partie masquée par l’effet propre du baccalauréat Arts plastiques, les élèves d’origine populaires subissent, par la suite, davantage que les autres une sélection différée qui se traduit en pratique par des redoublements, des abandons, ou l’impossibilité de poursuivre dans l’année supérieure.
6 Y compris par l’exemple de son corps enseignant, au sein duquel la revendication de l’identité d’artiste est fortement récurrente, même chez ceux ayant un statut de fonctionnaire ou de salarié permanent.
7 Cette revendication n’est pas strictement individuelle. Elle peut parfois revêtir un caractère collectif, par exemple dans le cas du syndicat des graphistes appelant ses membres à déclarer la profession « Artiste » lors des recensements.
Auteur
Docteur en sociologie, Université de Nantes. Sa thèse soutenue en 1999 s’intitulait « Apprendre l’art. L’enseignement des arts plastiques et ses usages sociaux 1973-1993 ». Chargé d’études au Céreq depuis 1996, membre du comité de rédaction de la revue Formation-Emploi, ses travaux ont d’abord porté sur l’analyse des emplois et des compétences, avec notamment les publications suivantes : « Les référentiels de compétences : enjeux et formes », in Brochier Damien (Coord.), La gestion des compétences : acteurs et pratiques, Paris, Économica, 2002 (avec Ewan Oiry) et « Objectiver les compétences d’interaction. Critique sociale du savoir-être », Éducation permanente, no 140, 1999. Depuis 2003, il contribue à des recherches relatives aux relations qu’entretiennent les jeunes, moyennement ou faiblement qualifiés, avec les entreprises et le marché du travail.
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