1Les activités d’architecture font actuellement face aux contradictions internes de la profession d’architecte, prise entre la recherche de légitimité et le maintien d’une position d’élite, et aux transformations de l’action publique, avec notamment la montée de la démocratie participative. De nombreux segments d’activités existent maintenant dans le domaine de l’architecture (Tapie, 2000), mais la connaissance que nous en avons est encore un peu disparate. Dans l’ensemble des pratiques émergentes et à la suite des Conseils en architecture urbanisme et environnement (CAUE)2, certains architectes s’associent avec des urbanistes, des artistes et des professionnels de l’éducation afin de prendre en charge des actions de sensibilisation et de participation du public. Ils ont des activités « militantes » et bénévoles ou bien des activités rémunérées, missionnées la plupart du temps par les collectivités locales. Leurs interventions portent sur des projets d’aménagement et des projets urbains, ou s’exercent auprès d’établissements scolaires et de structures issues du mouvement d’éducation populaire ou encore dans le cadre de résidences artistiques. Dans ces contextes divers, les architectes développent des pratiques s’appuyant sur leur formation d’origine mais appelant aussi d’autres domaines de compétences tels que, par exemple, l’éducation, l’animation et la médiation.

2Ceci constitue une pluriactivité et engage une redéfinition des modes d’inscription de l’activité architecturale dans le champ culturel. Notre hypothèse est que cette inscription se fait notamment par le biais d’une nouvelle professionnalité, rencontre de l’expérience professionnelle avec une position reposant sur une idéologie professionnelle et un rapport aux autres professionnels du même champ. Notre recherche3 s’appuie ici sur la réalisation d’entretiens avec des architectes « socioculturels »4 qui ont contribué à la fondation d’associations ayant à la fois des activités pédagogiques et participatives dans le domaine de l’architecture. Ces entretiens, construits sur le modèle du récit biographique (Schwartz et al., 1999), permettent de mettre en valeur la trajectoire et les différents moments clés du parcours. Nous verrons particulièrement comment des expériences successives s’établissent en continuité ou en rupture avec l’exercice traditionnel du métier d’architecte. Nous avons réalisé onze entretiens dont huit avec des trentenaires (promotions de la fin des années 1990 et début des années 2000) et trois avec des personnes plus âgées (cf. tableau 1).

Tableau 1. Caractéristiques de l’échantillon de l’enquête et présentation des associations

3La relation entre la pluriactivité et la professionnalité est donc envisagée ici à travers l’analyse des discours. Cette analyse est exposée ici en trois parties. Les deux premières concernent la formation des architectes et l’activité actuelle. La troisième tente de restituer comment la professionnalité se construit à partir de la position professionnelle. On revient en conclusion sur le rôle de la pluriactivité dans ce champ particulier de l’architecture.

La formation : de l’amour de la discipline à la haine de la profession

4En déroulant le processus qui mène de l’inscription dans une école d’architecture à l’insertion professionnelle, nous avons pu observer dans les entretiens que la formation déborde largement le strict apprentissage scolaire. Les expériences de chacun montrent que, dès le choix de l’école, se met en place une stratégie d’apprentissage croisant des savoirs scolaires et des connaissances acquises lors d’activités notamment associatives et politiques. Ces architectes entrent ainsi dans le champ de l’architecture en y construisant dès le départ une relation critique.

L’école, point de départ d’une diversification

5Plusieurs récurrences apparaissent dans les entretiens quant au choix de l’école d’architecture. Souvent, nos interlocuteurs opèrent un compromis entre une formation artistique et une formation scientifique et technique. Ils trouvent dans ces études une formation pluridisciplinaire qui reste à leurs yeux une formation générale, ouvrant sur différents champs de savoirs. L’architecture, en tant que métier, est alors rarement une vocation mais, plus souvent, un champ d’expérimentation entre des pratiques à la fois techniques et artistiques, et des savoirs universitaires et théoriques. L’architecture est également choisie comme un « art social » qui a une dimension de « service public ». C’est un domaine qui rassemble « arts » (arts plastiques, arts visuels, théâtre…) et « sciences » (sciences dures et sciences humaines), c’est ainsi un milieu ouvert. De plus, l’architecture est à la fois une formation supérieure, de niveau universitaire, et professionnelle car elle ouvre à des métiers. Tous disent être plutôt étrangers au milieu de l’architecture et le découvrent avec les études. L’étonnement et la découverte provoquent chez la plupart une réflexion sur la profession et l’enseignement, et une distanciation même par rapport aux autres étudiants. Ils développent alors une attitude spécifique face aux études en multipliant des expériences comme les voyages, ou l’investissement dans les cours de sciences humaines ou de démarches artistiques. Ils construisent donc peu à peu un rejet de l’idéologie professionnelle incarnée dans l’enseignement du projet d’architecture et l’exercice libéral de la maîtrise d’oeuvre, et déploient aussi des stratégies de reconversion vers d’autres centres d’intérêts.

L’engagement étudiant, une formation politique et organisationnelle

6Les trois-quarts des architectes interrogés ont vécu la réforme de l’enseignement mise en place entre 1995 et 1997. Cette réforme, associée à un déplacement de la tutelle de l’architecture du ministère de l’Équipement au ministère de la Culture, a suscité une forte opposition des étudiants et enseignants dans les écoles d’architecture. Pour les plus âgés, la période de 1968 a également été un contexte de renouvellement de la critique de l’enseignement et de la profession. Elle est à l’origine de leur formation politique et de leur engagement dans des collectifs d’étudiants. L’école d’architecture occupe alors deux fonctions dans cette situation de réforme et de débats. Dans certains cas, l’école est un lieu associé à la réforme et donc l’objet à réformer et, dans d’autres cas, l’école en tant qu’elle est mobilisée contre la réforme constitue un espace de débat et de réflexion sur l’architecture et son exercice professionnel. Parfois dans l’échange avec les enseignants, parfois contre eux, des sujets comme la participation des habitants, la sensibilisation à l’architecture ou les métiers de l’architecture ont émergé et sont venus conforter un projet professionnel. Pour la jeune génération, la continuité avec les débats qui ont eu lieu dans les années 1970 est peu assurée et pourtant, l’analyse de la profession et certaines propositions font clairement écho aux discussions qui ont présidé, par exemple, à la création des CAUE (1977). L’engagement étudiant ouvre ainsi une voie de formation intellectuelle : définir un enseignement de l’architecture, produire une critique de la profession, réfléchir sur la fonction sociale de l’architecture ; et une voie de formation organisationnelle : animation d’une association, montage de projets, organisation de séminaires et de voyages d’études. Cette formation complémentaire au cursus académique, apparaît comme essentielle dans la suite du parcours de chacun, notamment par le choix du sujet du diplôme et par des projets menant à l’insertion professionnelle.

Le diplôme et l’insertion, une reconversion militante

7Tout d’abord, le travail de fin d’études est généralement un moment critique où se dessine le futur exercice professionnel ; il a une force symbolique importante. Ce moment est le passage d’un statut à un autre, il cristallise ainsi la construction d’une position par rapport à la profession et est l’occasion d’un retour critique sur la formation. Le sujet choisi (la pédagogie, la participation, les friches urbaines…) fait souvent l’objet d’un conflit avec les enseignants qui incarnent ici le corps professionnel. Être reconnu comme architecte, mais dans la différence, semble être un enjeu important, et l’obtention du titre est assujettie à une négociation de nature symbolique.

8Ensuite, le stage s’avère, pour plusieurs des personnes interrogées, être un moment où se déploie une idéologie professionnelle. Ou bien elles adoptent une posture critique, s’il s’agit d’un stage en agence d’architecture, et ne conçoivent pas leur avenir dans cette pratique, ou bien elles ont fait volontairement le choix de faire un stage dans une autre structure, comme par exemple dans une collectivité locale, un établissement scolaire ou une structure associative.

9Enfin, l’obtention du diplôme est aussi l’occasion de préfigurer le projet associatif (performance artistique, sensibilisation à l’architecture, développement d’outils de communication, exploration et valorisation de territoires « délaissés »). Ainsi, pour les plus jeunes, l’insertion professionnelle est directement liée à la constitution de l’association et la création de la structure correspond souvent à la nécessité de trouver un cadre à la réalisation d’un projet. Dans tous les cas, cela apparaît comme une forme de reconversion militante (Tissot, 2005) et l’association est alors le lieu de la capitalisation d’un ensemble d’expériences.

10L’architecture a donc souvent été choisie comme une discipline, c’est-à-dire comme un domaine rassemblant des savoirs et des savoir-faire spécifiques (sciences humaines, arts, sciences exactes, le projet). La découverte de la discipline est ensuite confrontée à celle de la profession qui lui est liée, généralement rejetée pour son aspect corporatiste ; s’en suit alors la construction d’une critique, notamment par une formation politique dans ou hors de l’école. Et, choisissant de rester dans le champ de l’architecture, le travail de fin d’étude est souvent le moment qui permet le passage vers une pratique inventée et la conciliation avec l’entrée dans le corps professionnel. La création de l’association peut alors intervenir lorsque le projet professionnel est relativement stabilisé et qu’un ensemble de compétences est réuni.

La pluriactivité au fondement de l’architecture « socioculturelle »

11Les principales activités des collectifs observés peuvent être regroupées en trois catégories : les activités pédagogiques et éducatives, les activités de médiation et de participation, et les activités artistiques et événementielles. Ces collectifs ont généralement développé l’une ou l’autre de ces activités mais, bien souvent, celles-ci sont présentes conjointement et ne sont pas complètement dissociables dans les représentations que les professionnels s’en font.

L’éducation et la pédagogie : une éthique de l’action

12Au moins pour la moitié des collectifs, les activités éducatives ont présidé à la création de l’association. Intervenir auprès d’enfants peut correspondre au désir de mener une expérience pédagogique ou alors être motivé par une invitation d’enseignants ou d’éducateurs. Les financements sont multiples : Éducation nationale5, Direction régionale des affaires culturelles, Département, Région, État (politique de la ville), Commune, Caisse d’allocations familiales, Caisse des Dépôts. Cependant, cette activité est souvent une activité militante dans le sens où les financements ne suffisent pas à couvrir l’ensemble des frais occasionnés. Cette activité regroupe des pratiques diverses : éducation à l’environnement et au cadre de vie, sensibilisation à l’architecture et à la ville, initiation au projet architectural, fabrication d’outils didactiques, création artistique… En effet, chaque association développe des méthodes spécifiques en fonction des moyens, des compétences que les membres ont pu acquérir. Les ateliers pédagogiques se déroulent fréquemment en milieu scolaire ou parascolaire. Très souvent, il s’agit de travailler avec les enfants sur le quartier dans lequel ils habitent (étude de leurs parcours quotidiens, de l’histoire du quartier, de sa démographie…) en faisant parfois des propositions de transformation d’espaces publics. Des ateliers portent également sur le réaménagement d’une cours d’école, sur l’aménagement d’espaces de jeux pour les enfants, mais aussi sur des aspects constructifs avec la réalisation de cabanes par exemple.

13L’éducation populaire est une référence récurrente dans les entretiens et les expériences d’ateliers pédagogiques sont souvent renforcées par un travail de recherche et de documentation sur l’éducation à la ville. Une action pédagogique est donc aussi l’occasion d’apprendre et, dans une posture de recherche, de trouver des pistes de réflexion pour proposer des interventions dans l’espace. Ces architectes socioculturels ont alors à penser le projet au regard des aspects architecturaux et pédagogiques et, dans les entretiens, apparaît souvent l’idée qu’une éthique professionnelle spécifique se construit dans l’action éducative.

La participation : une conscience professionnelle

14Les actions participatives regroupent un ensemble d’activités qualifiées, selon les collectifs, de « médiation urbaine », de « concertation » ou de « consultation ». De façon plus générale, ces termes correspondent aussi à des dispositifs et à des pratiques différentes de la participation6. Le dispositif le plus connu aujourd’hui dans le domaine de l’architecture est l’Atelier de travail urbain (ATU), il a été mis en place par Arpenteurs, l’association de Grenoble, notamment à Grande-Synthe.7 L’objectif d’un ATU est de permettre aux habitants d’une ville ou d’un quartier de participer à l’élaboration d’un projet urbain. Tel un bureau d’étude, un groupe de travail composé de techniciens, d’habitants et d’élus, élabore des propositions de transformation de l’espace urbain. L’ATU est assez différent de ce que l’on rencontre fréquemment dans le domaine de la concertation où les municipalités font appel à des professionnels afin de mettre en place des dispositifs rendus obligatoires par la loi sur la solidarité et le renouvellement urbain. Il s’agit souvent de réunions où des habitants sont conviés afin de recueillir leur avis sur un projet d’aménagement urbain.

15Ces activités représentent une ressource financière importante : même s’il ne s’agit pas d’un domaine très rentable, il correspond aujourd’hui à un marché important du secteur de la communication des collectivités locales. Pour les personnes interrogées, cette activité demande du temps et, par principe, elles réservent une période spécifique à l’analyse de la commande et des conditions d’intervention. Ceci leur permet de se démarquer des bureaux d’étude pris par la logique de rentabilité. De la prise en compte de la demande à la réalisation du projet, de nombreuses étapes sont ensuite franchies prenant parfois plusieurs années de travail. L’enjeu pour les associations est d’obtenir des collectivités la reconnaissance de leurs compétences spécifiques face à la concurrence de sociétés venant du secteur de la communication. Ces architectes se placent souvent au côté des habitants, « en bas », apportant à ceux qui ne l’ont pas, une expertise technique. Ils se situent explicitement du côté de la « maîtrise d’usage », face à la « maîtrise d’ouvrage » (décideurs) et la « maîtrise d’œuvre » (techniciens). Être constitués en association implique pour eux une forme d’indépendance par rapport aux institutions et aux pouvoirs locaux, même s’ils sont leurs commanditaires. Cette attitude est très proche de la déontologie traditionnelle des architectes fondée sur l’exercice libéral. Avec ces activités « participatives », il semble que les personnes interrogées construisent également une conscience professionnelle évoquant une éthique de la relation (thèmes de la rencontre et du dialogue), une méthode basée sur « l’analyse du contexte » et aussi la nécessité de construire une indépendance professionnelle.

L’art et l’événementiel : un domaine de compétence sur l’espace public

16Les activités artistiques et événementielles regroupent quant à elles un ensemble de pratiques qui vont des arts visuels à l’art contemporain et des arts du spectacle à l’organisation d’événements festifs. Les associations y déploient des pratiques composites alliant l’analyse urbaine, l’analyse sémiologique et la démarche de recherche, avec des créations artistiques comme l’installation, la performance, la vidéo et la scénographie. Très souvent, des objets sont installés dans l’espace urbain à la suite d’un travail préalable de réflexion sur cet espace et les pratiques sociales qui lui sont attachées. Les objets ont alors pour objectif d’interpeller les passants dans l’espace public ou bien sont intégrés à un événement public. Certaines associations organisent également des marches de découverte de territoires : visites guidées de lieux insolites, organisation de parcours selon une démarche particulière…

17L’action artistique est alors un moyen pour interroger la relation entre l’événement public et l’espace urbain qui est à son tour une ressource pour la création. À travers l’espace public, considéré comme espace de la « cité » et espace de rencontre, une nouvelle forme de relation au public peut aussi être envisagée (Ardenne, 2002). Par exemple, Ne pas plier (Ivry sur Seine) conçoit son intervention dans et sur l’espace public à travers l’inscription de signes. Étant plus fortement marquée par la discipline du graphisme, cette association a investi dans la fabrication d’objets visuels (dépliants, affiches, autocollants…) et propose parfois des installations éphémères lors de manifestations politiques. La ville est alors un support pour véhiculer du sens à destination du large public que sont les citadins. L’action artistique permet de renouveler les représentations qu’ont les architectes de la ville et de ceux qui l’habitent, ainsi que les modes d’action sur l’espace urbain. Elle a aussi un rôle d’interpellation du public sur l’organisation sociale de l’espace, sur la dimension politique de son occupation et sur la vie de citadin.

18Les activités des collectifs rencontrés ont ceci de commun qu’elles croisent des aspects éducatifs, participatifs et artistiques. L’architecture y est envisagée à la fois comme un corpus de savoirs dont les collectifs contribuent à la production et à la transmission, et comme une méthode, celle du projet (analyse, définition d’une stratégie d’intervention, conception ou formalisation, et réalisation ou restitution) qui permet à la fois de produire de la connaissance et de réaliser des objets (souvent des « micro-architectures » mais aussi des publications et des expositions). Et les objets analysés, conçus et réalisés sont abordés comme des espaces cognitifs. L’architecture est donc réinvestie comme une « discipline », c’est-à-dire un domaine constitué de savoirs, de méthodes et d’objets. Cependant, elle a été souvent évoquée également comme un domaine pluridisciplinaire qui avait permis, notamment lors des études, d’ouvrir la formation sur d’autres domaines (les sciences humaines et les arts étant très souvent cités). Les compétences en architecture se combinent alors avec des compétences pédagogiques et sociales (compétences relationnelles), politiques (compétences stratégiques) et intellectuelles (compétences cognitives), toutes issues de l’apprentissage expérientiel (Dubar, 2000) professionnel et militant, et donc de leur expérience sociale (Dubet, 1994).

Une position stratégique et idéologique

19La position de ces architectes est double. Elle est en effet construite d’une part sur une critique de la profession et de son système élitiste, et d’autre part sur la réalisation d’une mission trouvant souvent ses sources dans l’héritage familial et ses ressources dans des alliances avec des réseaux extérieurs au champ de l’architecture.

Profession et désaffiliation

20Tous les architectes interrogés expriment être plus ou moins en rupture avec « la profession ». Celle-ci est critiquée comme étant corporatiste, élitiste et, pour certains, elle nuit à la « discipline » dans la mesure où elle faillit à ses devoirs. Plusieurs ont évoqué l’agence d’architecture comme un contre-modèle, une forme de « commerce » incompatible avec l’exercice de la discipline. Il est reproché à l’architecte d’appartenir à une élite tout en se croyant investi de responsabilités sociales : la profession est prise dans une contradiction entre une mission d’intérêt public comme il est indiqué dans le texte de la loi de 1977, et une position sociale privilégiée dans la société qui la met au service des catégories dominantes. Les deux architectes les plus âgés critiquent l’égoïsme, le snobisme ou la mondanité de l’architecte. Certains évoquent aussi explicitement le sentiment d’injustice lié au processus d’exclusion dont ils ont pu faire l’objet, et leur propre échec dans l’intégration de la profession.

21Cependant, l’une des personnes interrogées travaille actuellement à mi-temps dans une Maison de l’architecture8 et s’est inscrite à l’Ordre. Autre exemple, une des associations tente de développer des antennes et de monter des partenariats avec des lieux d’enseignement en urbanisme et en architecture. La relation à la profession est alors plus le résultat d’un compromis que d’une réelle rupture et la relation au champ de l’architecture est aussi le fruit d’une confrontation continue à travers le lien avec les institutions. Les voies de la reconnaissance ne sont donc pas celles des instances habituelles de consécration des architectes telles que sont, par exemple, les prix et les concours (Biau, 1999).

Discipline et réconciliation

22La majorité des architectes interrogés sont issus de familles marquées par le militantisme. Certains ont des parents « soixante-huitards », d’autres communistes ou résistants, pour les plus âgés. L’engagement politique est ainsi souvent un héritage familial et est associé à la transmission de valeurs de gauche, correspondant également à l’appartenance socioprofessionnelle des parents qui sont fréquemment ouvriers ou enseignants. Dans ce contexte, ils sont plusieurs à connaître une continuité entre l’architecture en tant que discipline et les valeurs transmises dans le cadre familial. Ces valeurs, notamment celle du « service public d’architecture », que l’on retrouve aujourd’hui reformulée dans les projets associatifs, ont en quelque sorte été trahies par la profession. C’est ainsi que chacun a construit son projet professionnel sur une réconciliation de la discipline avec sa pratique professionnelle. Certains insistent plus sur la dimension éducative (sensibiliser à l’architecture, diffuser la culture architecturale) et d’autres sur la participation et l’implication politique de l’architecture, mais très souvent les deux sont associées. Certains évoquent également la possibilité de collaborer avec des architectes maîtres d’œuvre dans un rapport de complémentarité, car la participation des habitants ou des citoyens nécessite des compétences distinctes. Ces architectes socioculturels remplissent en quelque sorte une mission de l’architecte qui, jusqu’alors, n’était pas prise en charge par la profession. Réinvestir la discipline est ainsi ce qui permet de renouveler les relations au champ dans la finalité d’y modifier les rapports de force (Bourdieu, 1984).

Réseaux et alliances

23Chacune des associations a développé des relations avec d’autres collectifs, et ceci dans différents domaines. Ayant ainsi leurs propres réseaux, elles ont peu développé de rapports entre elles. Leurs modalités d’alliances seraient, selon les personnes interrogées, à l’origine des difficultés rencontrées par ces associations pour être identifiées par les organismes de financement et pour s’auto-définir. Par exemple, Bruit du frigo (Bordeaux) a surtout développé des partenariats avec des collectifs d’artistes, Robins des villes (Lyon) a des liens notamment avec des réseaux d’éducation à l’environnement comme Citéphile9. Ne pas plier (Ivry) travaille principalement avec des associations de chômeurs, mais aussi avec un réseau constitué de chercheurs10. Arpenteurs (Grenoble) est à l’origine de réseaux comme celui de Capacitation citoyenne et le réseau HaCER11. Dans le cadre de ces réseaux, certains développent plutôt la mutualisation de moyens, d’autres s’inscrivent dans une démarche d’échanges sur les pratiques et d’autres encore travaillent à la valorisation d’actions (diffusion par des publications ou des films). Les relations entre les collectifs sont très peu nombreuses du fait, aussi, de leur éloignement géographique. Même si certains se sont rencontrés récemment dans des séminaires ou des résidences, tous expriment une difficulté à se constituer comme un groupe clairement identifiable. Un segment professionnel paraît ainsi en cours de constitution mais avec des difficultés pour financer ses activités et pour capitaliser les expériences. Pour cela, semblent encore manquer les alliances au sein de la profession et le soutien matériel et symbolique de l’État nécessaire, selon Dubar et Tripier (1998) à la constitution d’un segment professionnel. En outre, nous avons aussi constaté l’absence de références à des personnalités du champ de l’architecture, excepté pour les deux architectes les plus âgés. Nos interlocuteurs citent bien plus souvent des artistes, des philosophes ou des sociologues.

24De ces observations, nous pouvons conclure que ce groupe professionnel n’est pas complètement situé en dehors du champ de l’architecture, même si les liens avec les institutions et d’autres professionnels du champ sont plutôt fragiles. L’absence de reconnaissance des organismes de financement et des institutions publiques de l’architecture demeure le principal obstacle à la constitution d’un territoire professionnel identifié et légitime. Les collectifs paraissent ainsi dans une position de faiblesse propre à la polyactivité bien que la reconnaissance à l’intérieur du champ se construit progressivement12.

Conclusion : une professionnalité pluriactive, entre positionnements et expériences multiples

25Le travail de mise en cohérence de la position professionnelle et de l’expérience contribue à faire émerger l’unité de la professionnalité à l’intérieur de la pluriactivité. À travers les activités socioculturelles, les architectes tentent en quelque sorte de reconsidérer la fonction sociale de l’architecture. La forme de pluriactivité que nous avons étudiée construit ainsi une professionnalité particulière. Celle-ci résulte d’une redéfinition des compétences traditionnelles des architectes à partir de nouvelles valeurs (provenant de la mise en question de la profession en fonction notamment d’un idéal démocratique) et d’une expérience sociale originale dans le champ de l’architecture (élaborer un espace de travail avec le public). Nous avons en effet constaté que, dans les discours, la relation au savoir repose sur une culture produite dans l’interaction entre professionnels et non-professionnels et sur une réflexivité sur la pratique professionnelle. Le projet apparaît alors comme une technique d’organisation de la production où la création est envisagée collectivement c’est-à-dire par l’intermédiaire du partage de l’autorité. L’enquête montre ainsi comment, d’une part, ces pratiques redéfinissent l’architecture comme une discipline et comment, d’autre part, en y apportant des compétences exogènes (des compétences relationnelles, stratégiques et cognitives), elles redéfinissent l’intervention de l’architecte. Ces pratiques s’organisent autour de compétences, qui de « normes » sont devenues « la capacité de construire son propre travail » (Dubet, 2002). Ici, les professionnels ne travaillent pas seulement pour les usagers, les habitants ou les citoyens, ils travaillent avec, et c’est ce qui a été le moteur des transformations de leur culture professionnelle. Sorte de francs-tireurs (Becker, 1988), leur principale force est ainsi de continuer à fabriquer leurs compétences (Chadoin, 2007). Comme l’avait déjà indiqué Françoise Dubost (1985) à propos des « nouveaux professionnels de l’aménagement et de l’urbanisme », en faisant alliance avec le public, ils se donnent la possibilité de construire de nouvelles relations avec la commande publique et ceci à travers un engagement dans l’évolution de l’action publique.

26La diversification consiste en de la polyactivité, dans le sens où les professionnels paraissent sortir du champ de l’architecture. La nature des ces multi-positionnements et la façon dont les professionnels les perçoivent, interrogent. L’enquête révèle que les frontières entre les champs semblent être, pour eux, particulièrement instables et qu’ils font un travail important de mise en cohérence de leur activité. Les architectes produisent en effet une professionnalité selon différentes modalités et notamment dans la double expérience de la polyactivité (activités en dehors du champ de l’architecture) et de la pluriactivité (activités appartenant au champ de l’architecture). La diversification apparaît à la fois comme une prise de position politique et comme une dimension du renouvellement de la profession d’architecte.