1Les métamorphoses du secteur culturel, tant en ce qui concerne les formes artistiques et esthétiques que l’organisation de la production et du travail, dessinent progressivement une nouvelle figure de l’intermittent du spectacle.

2Une enquête menée en 2004-2005 et centrée sur les pratiques d’emploi et de travail, auprès de plus de mille intermittents du spectacle (Corsani, Lazzarato, Oliveau, 2005), permet de mettre en évidence plusieurs aspects de cette nouvelle figure de l’intermittence et de montrer comment, loin de refléter une forme d’amateurisme, la pluriactivité devient un élément constitutif de la professionnalité, en réponse à l’évolution des pratiques de travail et des pratiques artistiques.

3Ce constat nous amène à porter un regard critique sur les orientations récentes prises en matière de politique culturelle.

Le diagnostic public sur la crise du régime de l’intermittence

4Pendant longtemps, le régime d’indemnisation chômage des intermittents a permis de limiter la polyactivité, — là où l’on entend avec Janine Rannou et Ionela Roharik (2006) l’exercice de deux ou plusieurs activités dans des secteurs différents et impliquant des compétences fort éloignées (ex. : artiste dramatique — informaticien) —, tout en rendant possible le développement de la pluriactivité nécessaire aux nouvelles formes de création artistique. En 2003, la réforme des annexes 8 et 103 du régime général d’assurance chômage vise la réduction du nombre d’intermittents du spectacle4 par le resserrement des conditions d’ouverture des droits à l’indemnisation chômage. Les politiques de régulation du marché du travail mises en place par les pouvoirs publics poursuivent, quant à elles, le même objectif mais avec des instruments différents, complémentaires à la réforme. Il s’agit de la mise en place d’un système qui devrait permettre de fixer des critères objectifs d’évaluation de la professionnalité (système de certification des diplômes par l’État), de restreindre le périmètre de l’intermittence (redéfinition des catégories de métiers, restriction des métiers et des entreprises relevant du secteur du spectacle) et de contrôler le recours, aussi bien de la part des entreprises que des salariés, à l’intermittence.

5En 2004, suite au conflit ouvert par la signature et l’agrément du protocole de réforme de 2003, quatre rapports réalisés pour le ministère de la Culture dénoncent les causes structurelles du déficit des caisses de l’Unedic au titre des annexes 8 et 10 du régime général de l’assurance chômage. Un diagnostic commun se dégage : il y aurait eu une croissance du nombre d’intermittents non justifiée par l’expansion du secteur de la culture.

Le choix d’une approche par les pratiques

6Entre septembre 2004 et mars 2005, nous avons mené une enquête auprès de 1 040 intermittents du spectacle. Cette enquête opère un déplacement par rapport à l’axe de ces analyses économiques et des préconisations qui en découlent en matière de politique de l’emploi culturel : elle interroge le même phénomène, celui de la croissance du nombre d’intermittents, mais au lieu de le saisir sous l’angle de l’équilibre du marché du travail, elle vise à l’appréhender du point de vue des mutations structurelles à travers une analyse des pratiques d’emploi et des pratiques de travail, analyse qui est quasiment absente dans les rapports officiels. Le phénomène quantitatif (croissance du nombre d’intermittents) est alors regardé du point de vue des mutations qualitatives des productions culturelles et de l’organisation du travail.

7Nous présentons ici quelques-uns des résultats, en nous limitant à traiter une seule des dimensions de l’intermittence analysées par l’enquête, celle des parcours et de leur évolution en lien avec les transformations de l’organisation de la production et du travail.

De l’organisation du travail par projets aux « porteurs de projets »

8Pendant les années 1960 et 1970, les salariés intermittents étaient peu nombreux. Depuis les années 1980, leur nombre progresse régulièrement, et cette croissance se confirme dans les années 1990. Entre 1991 et 2001, le nombre d’intermittents a doublé, pour passer de 75 000 à 150 0005. Pendant cette même période, les intermittents indemnisés dans l’année sont passés de 40 000 à 110 0006.

9Cette période de forte progression du nombre d’intermittents est marquée par une transformation majeure du secteur culturel. En effet, depuis les années 1980, un espace de production et de diffusion interstitiel entre les logiques marchandes de l’industrie culturelle et les politiques institutionnelles publiques a émergé.

10Une nouvelle économie se configure à partir d’une multiplicité de petites et moyennes productions et compagnies. À côté de l’industrie culturelle et des politiques publiques, une économie territoriale et urbaine de la culture naît au croisement de la politique de la ville et de l’afflux massif des jeunes générations vers les métiers du spectacle et de l’art. Cette force de travail a été fortement mobilisée pour l’organisation de festivals, pour l’animation socioculturelle des quartiers. Elle contribue à la création d’un tissage territorial à travers une multiplicité d’activités au sein des espaces urbains (occupation des friches, développement des arts de la rue et des interventions urbaines).

11Conçu au départ comme une protection sociale spécifique pour les ouvriers du cinéma, dont l’emploi dépendait d’une organisation du travail par projets (relativement exceptionnelle à l’époque), le régime de l’intermittence a élargi son champ à la couverture sociale de ce qu’on appelle aujourd’hui les « porteurs de projets ».

12L’organisation du travail par « porteurs de projets » nécessite de nouvelles compétences, de nouveaux savoir-faire et une capacité à s’adapter aux évolutions des produits, des modalités de production, des technologies. De même, les nouvelles formes artistiques (arts de la rue, cirque) et esthétiques, tout comme la création de nouveaux publics, impliquent de nouveaux savoir-faire et de nouvelles compétences. Tant dans l’industrie culturelle que parmi les formes les plus fragiles de la production définie comme indépendante, nous assistons à l’émergence de systèmes dynamiques et expansifs.

13Dans le cadre de l’enquête, nous nous sommes intéressés au « salarié-employeur », autrement dit le salarié employé par sa propre structure, une figure emblématique de l’organisation du travail par porteurs de projets. Nous ne l’avons pas saisie comme un problème à résoudre du point de vue du fonctionnement du marché du travail, mais comme une figure à comprendre à l’intérieur de la structure du secteur de la culture et en lien avec les mutations qui le traversent.

14Sur la base des résultats obtenus, nous avons dégagé trois types de salariés-employeurs : l’intermittent qui gère sa propre production, tout en étant, en même temps, employé comme salarié dans sa propre structure ; l’intermittent qui exerce son activité à la fois en tant que salarié de diverses productions (activité principale) et salarié de sa propre structure (activité secondaire) ; l’intermittent formellement salarié mais contraint d’exercer, au moins partiellement, son activité comme travailleur indépendant. Dans un grand nombre de métiers techniques (décoration, son et image), une pratique se diffuse : les salariés apportent leurs propres outils de travail dans les productions. Dans l’audiovisuel, par exemple, le matériel est loué aux productions sous forme de « mise à disposition ». Le prix de la location de cette « bijoute » peut équivaloir au salaire de trois jours, mais aussi, dans certains cas, au salaire de deux semaines de travail.

1529,29 % des intermittents du spectacle se déclarent salarié-employeur, soit près d’un intermittent sur trois. Cette figure apparaît essentiellement dans les métiers artistiques : parmi les intermittents relevant de l’annexe 10, 43,69 % se déclarent salariés-employeurs.

16Plus de la moitié des salariés-employeurs travaillent dans un seul secteur. Il s’agit essentiellement du spectacle vivant, bien que nous ayons constaté également la présence de cette figure hybride dans le secteur de l’audiovisuel. Il s’agit alors essentiellement de personnes engagées dans des petites productions indépendantes.

1739 % des salariés-employeurs exercent le métier de comédien, 22,5 % sont des professionnels du chant et de la musique, 7,3 % des artistes de la danse. Suivent après les réalisateurs (6,6 %).

18Le salarié-employeur, est une figure hybride que les intermittents mettent en place et gèrent à la fois pour s’adapter aux nouvelles exigences de la production culturelle et pour mener à bien leurs propres projets artistiques. Les salariés-employeurs échappent aux codifications traditionnelles du marché du travail. Ils ne sont ni des salariés, ni des entrepreneurs, ni des travailleurs indépendants. Ils cumulent les différentes fonctions et compétences, sans pour autant se réduire à aucune de ces formalisations.

19Si le phénomène n’est pas spécifique au secteur culturel, les formes qu’il prend ici sont spécifiques à la métamorphose des processus de production artistique, de financement et de diffusion des produits culturels, notamment avec le développement de la production « à la commande ».

20La fonctionnalité de ces figures hybrides, au regard de l’organisation globale du secteur de la culture, apparaît à l’analyse des pratiques de bon nombre d’intermittents dont l’hybridation des statuts caractérise l’activité.

21En d’autres termes, l’émergence de ces formes hybrides, qui accompagne la prolifération de petites structures, traduit une mutation à la fois des métiers, à savoir le développement qualitatif de la pluriactivité entendue comme ensemble d’activités connexes et complémentaires (Rannou et Roharik, 2006) et des formes de production artistique. Ces petites structures s’autorisent un degré d’expérimentation plus élevé que celui des productions culturelles normées.

22L’émergence de cette figure hybride ressort des pratiques de travail autant que d’un vide institutionnel permettant leur épanouissement. Vide institutionnel tant en ce qui concerne les statuts des entreprises, que la protection sociale des personnes engagées dans des activités dont les possibilités d’existence sont largement déterminées par la régularité et le montant des subventions. Aux frontières floues entre salariat et indépendance, ces intermittents se situent dans la « zone grise » dont parle Alain Supiot (2000), entre autonomie juridique « informelle » et dépendance vis-à-vis des chargés de programmation et des financeurs.

23Le fait de créer sa propre structure est très souvent l’expression d’un projet personnel qui se définit dans l’évolution de la carrière : la figure du salarié – employeur est relativement plus présente dans la classe d’âge des plus de 50 ans.

Hétérogénéité des parcours de formation et professionnels

24La population des intermittents atteint des niveaux de formation générale largement supérieurs aux niveaux moyens en France. 11 % seulement n’ont pas atteint le niveau bac. 64 % des enquêtés ont un niveau de formation égal ou supérieur à bac + 2 alors que, suivant les données Insee du recensement de la population, en 1999, seulement 17,6 % de la population française a atteint ce niveau d’études. 13 % ont atteint un niveau bac + 5 et plus et 39 % possèdent un (ou plusieurs) diplôme(s) du spectacle.

25Enfin, la très grande majorité des intermittents (81 %) a suivi des stages. Il s’agit d’une pratique largement répandue, notamment chez les intermittents indemnisés qui peuvent accéder aux stages AFDAS7.

26En effet, pour 65 % des intermittents, le fait d’exercer une activité dans le secteur du spectacle relève d’un projet personnel dans lequel ils ont investi leur formation et leurs ressources ; pour 20 % d’entre eux, il relève d’un changement dans le parcours de formation ou professionnel, alors qu’une minorité (15 %) invoque le hasard. Parmi ceux qui sont entrés dans les métiers du spectacle après une rupture dans leur parcours de formation ou dans leur carrière professionnelle, nombreux (21 % dans le cas des artistes, 13 % dans le cas des techniciens) sont ceux qui proviennent des filières de l’enseignement et de l’animation sociale. Beaucoup se forment aux pratiques du spectacle essentiellement « sur le tas » ou en commençant par des pratiques « amateurs ».

27Qu’ils soient hautement diplômés ou non, seuls 21 % des techniciens et 16 % des artistes ont démarré immédiatement leur activité dans le secteur et sont parvenus aussitôt à ouvrir des droits à l’indemnisation chômage des intermittents du spectacle. Aussi nombreux (22 %) sont ceux qui ont exercé un métier du spectacle en qualité de professionnels ou d’amateurs pendant un an ou plus sans pouvoir ouvrir des droits. Ceux qui ont exercé à titre principal un métier très éloigné du secteur du spectacle avant d’entrer dans le régime de l’intermittence sont majoritaires (36 %).

28Il convient de souligner ici que 44 % des intermittents ont cotisé au titre des annexes 8 et 10 sans pouvoir ouvrir des droits à l’indemnisation chômage. Cette situation a duré en moyenne presque trois ans avant la première ouverture de droits.

29La possibilité d’ouvrir des droits à l’indemnisation chômage des intermittents du spectacle apparaît alors comme la condition qui permet une réduction de la polyactivité. L’indemnisation chômage permet en outre de libérer du temps pour soi : « Le temps pour soi est nécessaire. Ne pas avoir de travail, ce n’est pas ne rien faire. C’est peut-être un luxe mais aller au cinéma, lire, écouter de la musique, regarder de la peinture, travailler la voix ou le corps… cela aussi enrichit le travail ».

30L’une des ressources les plus précieuses pour les pratiques artistiques est ce temps pour s’entraîner, se perfectionner, affiner, approfondir les compétences, se documenter, répéter, mais également tester d’autres dispositifs, approcher d’autres pratiques. Ces temps de formation interagissent avec les temps plus directement consacrés à des projets et ils sont inséparables et constitutifs des pratiques des intermittents.

31Plusieurs niveaux de savoirs et de compétences sont en réalité mobilisés pour entrer et se maintenir dans le régime des intermittents du spectacle. Aux savoirs théoriques, esthétiques ou techniques, il faut ajouter l’apprentissage des pratiques d’emploi dans la production culturelle, la connaissance des règles de l’assurance-chômage et surtout la capacité de construire et d’entretenir des réseaux de relations, de connaissances, d’amitiés dans le milieu professionnel.

32La réforme des annexes 8 et 10, par les contraintes qu’elle impose, réduit ces temps « hors emploi » non directement finalisés à la production et risque d’affaiblir les possibilités d’innovation et d’expérimentation. Par ailleurs, en excluant bon nombre d’intermittents des droits à l’indemnisation, elle réduit drastiquement les possibilités d’accès aux formations AFDAS qui accompagnent l’évolution des carrières.

33Enfin, le fait de ne pas pouvoir renouveler les droits ne se traduit que chez un petit nombre d’entre eux par la sortie des métiers du spectacle. Déjà, avant la réforme de 2003, on estimait à 30 000 le nombre d’intermittents non-indemnisés. À travers l’enquête, nous avons pu mesurer l’importance et les effets des interruptions. Un tiers des intermittents s’est retrouvé au moins une fois dans la situation de non-renouvellement des droits à l’indemnisation chômage. Pendant ces périodes ils ont été contraints de jongler entre l’aide sociale, l’aide familiale et des « petits jobs ».

34Les critères restrictifs introduits par la réforme, sans atteindre nécessairement l’objectif espéré d’une réduction du nombre d’intermittents du spectacle, risquent de précariser des vies, mais aussi des parcours professionnels.

La formation par le travail et le travail par la formation

35Si le niveau de formation générale et spécialisée est très élevé, la formation est inséparable du travail. 88 % considèrent que leur formation s’est faite et se fait sur le tas, par la pratique. On observe un processus de learning by doing qui fait du travail un moment de la formation, et de la formation un moment de travail.

36Ceux qui possèdent un diplôme dans le domaine du spectacle considèrent eux-mêmes très majoritairement (80 %) que l’expérience, la pratique, sont au cœur de l’apprentissage, un apprentissage permanent qui s’alimente de la multiplicité et de la diversité des expériences.

37Que ce soit dans le cadre d’emplois rémunérés ou non, l’expression « apprendre en faisant », décrit une modalité essentielle de la formation des intermittents.

38Dans le secteur de l’audiovisuel et du cinéma, la formation par compagnonnage s’est fortement dégradée, puisque les postes de stagiaire sont progressivement supprimés. « Stagiaire » pouvait être un poste à part entière, où une partie du temps rémunéré pouvait être consacré au transfert du savoir-faire. Les postes autrefois prévus pour l’apprentissage sont remplacés par des postes de travail précaires ou par des stages conventionnés, gratuits ou sous-payés.

39Ainsi, de nombreux jeunes apprennent le métier non pas par transmission de savoir-faire mais en étant mis immédiatement en « condition de faire ». Cela signifie qu’ils doivent assumer les risques afférents au poste sans pouvoir bénéficier de l’encadrement et du soutien apportés par le compagnonnage.

40La formation par l’expérience, dans l’audiovisuel comme dans les autres secteurs, se fait également par la participation à des projets très peu, voire pas du tout, rémunérés.

« J’ai pu circuler de productions fortement soutenues par l’institution (le pôle d’excellence !), très correctement payées, à des projets rémunérés en dessous du minimum syndical. Parmi ces derniers, certains ont été des rencontres décisives avec des « artistes » aujourd’hui largement reconnus, dont aucune institution ou fonds privé ne voulait ou ne pouvait (le bénéfice du doute) soutenir le travail à ses débuts. J’enrichis ainsi le lien avec des gens, des esthétiques, des processus avec lesquels je me sens la plupart du temps en adéquation », témoigne une comédienne.

41La participation à des projets de ce type peut alors être l’occasion d’expérimenter, d’apprendre, de pratiquer des activités qui seraient impossibles dans le cadre d’un emploi classique, ou en l’absence d’un régime d’indemnisation chômage assurant une continuité de revenu.

42L’activité d’enseignement semble contribuer également au renforcement et à l’actualisation de la professionnalité. 45 % des interrogés dispensent des formations. Cette proportion est plus importante parmi les personnes relevant de l’annexe 10 (artistes) et progresse avec l’âge. En moyenne, les intermittents – enseignants donnent 9 cours par an, pour une durée moyenne sur l’année de 122 heures.

43Cette activité est vécue par la plupart d’entre eux comme faisant partie intégrante de leur pratique professionnelle, elle participe du travail même de recherche et d’expérimentation, le désir d’ « apprendre aux autres » se conjugue avec le désir d’ « apprendre avec les autres apprenants ». L’enseignement est alors conçu comme un moment central de la production culturelle, un moment fondamental des pratiques de sensibilisation.

44L’activité de formation n’est pas seulement transmission de savoir – faire, de pratiques et de méthodes de travail à des amateurs ou à des professionnels, mais, dans beaucoup de cas, elle est activité de création en soi. Les formations débouchent très souvent sur des spectacles, des concerts ou des films, dans la mesure où nombre de formations s’accompagnent d’une « obligation de rendu ». Une formation donnée peut même être un espace choisi pour expérimenter des pratiques en dehors du milieu professionnel, voire un moyen de monter des projets qui ne trouvent pas de place dans les structures classiques de production.

45En réduisant le nombre d’heures de formation données qui peuvent entrer dans le calcul des heures nécessaires à l’ouverture des droits, la réforme condamne une activité qui est partie intégrante des pratiques de travail.

46Pour leur part, les dispositifs de régulation du marché de l’emploi culturel mis en place par les pouvoirs publics, en prétendant faire des diplômes certifiés par l’État un critère d’évaluation objective de la professionnalité, risquent de réduire drastiquement la multiplicité et l’hétérogénéité des parcours de formation. Leur dynamique, leur évolution et leur développement, au lieu d’être accompagnés et renforcés, s’en trouvent strictement normés.

Porosité, mobilité, pluriactivité et polyvalence

47A partir des années 1980, se superposent à la discontinuité, à la variabilité et à la disponibilité que comporte l’organisation de la production par projet, deux autres éléments : la porosité et la mobilité. La porosité recouvre la capacité d’exercer l’activité au croisement de catégories considérées comme hétérogènes. La mobilité, quant à elle, demande à être saisie dans toute sa dimension, et non seulement suivant une acception négative, comme flexibilité. Elle exprime, certes, une capacité d’adaptation (plus ou moins contrainte), mais également le désir de transiter entre une multiplicité d’expériences et de projets.

48Au fil des entretiens, l’analyse des pratiques et des parcours a révélé la porosité entre les différents secteurs d’activité (spectacle vivant, cinéma, audiovisuel), entre les représentations sociales du travail (artistes/techniciens) et entre les différents métiers.

49La question des métiers est en effet complexe du fait qu’un nombre élevé d’intermittents en exerce plus d’un : 54 % des intermittents relevant de l’annexe 8 et 58 % des intermittents de l’annexe 10 exercent deux métiers du spectacle ou plus.

50Le fait d’exercer plusieurs métiers peut être le ressort d’une stratégie visant à s’assurer un nombre d’heures suffisant pour la réouverture des droits et/ou d’une stratégie visant à combiner des emplois très rémunérateurs et des activités plus risquées et peu ou mal rémunérées mais en prise avec des projets personnels.

51La pluriactivité, dont le nombre de métiers exercés serait une mesure possible, peut correspondre à deux réalités substitutives ou complémentaires. En effet, elle peut correspondre aussi bien au fait d’avoir des contrats pour couvrir des emplois différents, par exemple comme comédien sur un projet et comme metteur en scène sur un autre, qu’au fait d’assurer des fonctions et des tâches annexes à l’activité principale déclarée dans le contrat de travail, par exemple comédien et assistant à la mise en scène.

52L’enquête a montré que d’autres causes sont à l’origine du développement de la pluriactivité. D’une part, elle peut être une réponse à la restriction des budgets et des subventions. Pour pallier aux contraintes financières les intermittents jouent plusieurs rôles à la fois, artistiques, techniques et administratifs. D’autre part, elle constitue une pratique, non plus subie, mais assumée et recherchée d’expérimentation qui se joue à la frontière de différents métiers et compétences.

53Ce qu’on appelle « professionnalisation » se construit dans la durée et mobilise des compétences de plus en plus hétérogènes. 61 % des intermittents de l’annexe 8 et 43 % de l’annexe 10 exercent un métier différent de celui qu’ils exerçaient en début de carrière, ceux qui exercent deux ou plusieurs métiers les croisent de manière imprévisible et singulière en échappant aux classifications en cours.

54Chez les techniciens, les réalisateurs — producteurs (9,3 %), les monteurs — réalisateurs (8,7 %), les éclairagistes — décorateurs (7,2 %) sont les figures les plus fréquentes. Chez les artistes, les comédiens - chanteurs (18,3 %) et les comédiens — metteurs en scène (14,9 %) sont les plus nombreux. Bien que numériquement moins significative (5,1 %), la figure du danseur – comédien semble paradigmatique des nouvelles pratiques artistiques. Les cas de combinaison de métiers techniques et artistiques ne manquent pas : 4 % des intermittents relevant de l’annexe 10 sont, par exemple, à la fois musiciens — chanteurs et techniciens du son.

55Artiste – technicien — enseignant — porteur de projet, l’intermittent du spectacle est dans bon nombre de cas une figure professionnelle complexe. Si la qualification est irréductible au diplôme, la compétence présuppose la polyvalence. Imposée ou choisie, la polyvalence — en tant que capacité à passer d’une fonction à une autre — semble être à la fois un critère d’employabilité mais aussi un mode d’enrichissement de soi. La polyvalence, comme le souligne une personne interviewée, est une arme à double tranchant. Car s’il est « agréable et utile de toucher à tous les postes, de passer d’une fonction à une autre, de connaître les ficelles de différents métiers, dans les conditions actuelles de réduction des budgets et de maîtrise de tous les coûts de production, la polyvalence est l’une des conditions qui nous sont demandées et imposées par les employeurs pour pouvoir être embauché. »

56Comme cela ressort des récits recueillis lors de l’enquête, les compétences complexes que sollicitent la pluriactivité et la polyvalence ne peuvent se développer ni dans les lieux institués de la formation (générale et spécialisée), ni à l’intérieur d’une seule structure, elles sont stimulées par la mobilité, le mouvement, la diversité des expériences.

Qualifications et salaires : une relation non démontrée

57Les différents rapports des experts sollicités par le ministère de la Culture considèrent la pluriactivité comme une « ruse » et comme un indicateur d’un manque de professionnalité mettant en cause la qualité des productions culturelles. Le faible niveau des salaires en serait la preuve.

58Loin de pouvoir s’expliquer seulement par le nombre d’heures travaillées (considéré comme une mesure de l’employabilité), ou par le niveau de formation, la variabilité des rémunérations entre les intermittents est une mesure des inégalités salariales qui découlent de l’hétérogénéité radicale du secteur.

59En effet, sur la base des données issues de l’enquête, nous avons vérifié l’absence de corrélation significative entre la possession de diplômes et le niveau des salaires. La variable métier peut en revanche rendre partiellement compte de la grande disparité des salaires. Les salaires moyens sont généralement plus élevés dans les métiers techniques et particulièrement faibles dans certains métiers artistiques. 50 % des artistes de la musique et du chant gagnent un salaire annuel inférieur à 6 643 euros, 50 % des artistes dramatiques gagnent un salaire annuel inférieur à 7 638 euros, 50 % des artistes de la danse gagnent un salaire annuel inférieur à 7 900 euros.

60Le métier est une variable importante pour expliquer la disparité des salaires. Néanmoins, on observe aussi une variabilité interne à chacun des métiers.

61Afin de mieux rendre compte de cette dispersion importante des salaires, nous avons mesuré la variabilité des rémunérations journalières pour chaque intermittent. En effet, l’intermittent du spectacle est un salarié non seulement à emploi discontinu, mais aussi aux employeurs multiples. La multiplicité d’employeurs caractérise également, contrairement aux idées reçues, le salarié employé par sa propre structure : seulement 10 % environ de personnes se déclarant salarié-employeur n’ont qu’un seul employeur.

62La multiplicité des employeurs est l’une des variables explicatives de la troisième caractéristique du salarié intermittent du spectacle, qui est d’être un salarié aux rémunérations très variables selon les projets et les employeurs.

63Seuls 5,7 % des interrogés déclarent ne pas connaître de variations dans leurs rémunérations journalières. Ainsi, si pour quelques comédiens les rémunérations par cachet sont stables, pour bien d’autres elles peuvent être très variables (l’indicateur de l’amplitude de cette variabilité prend respectivement les valeurs 0 et 23). Et l’on constate que c’est justement pour les catégories de métiers les moins bien rémunérées, en moyenne, sur l’année, que la variabilité des rémunérations journalières est la plus élevée : artistes dramatiques, artistes de la danse, de la musique et du chant.

64En fait, pour une même personne, le salaire journalier peut être très différent suivant le secteur employeur, cette personne pouvant travailler tantôt dans le spectacle vivant, tantôt dans le cinéma, etc. Le champ de variation des salaires moyens est très large, il varie entre un salaire moyen minimum de 10 915 euros pour ceux qui travaillent (entre autres ou uniquement) dans le spectacle vivant, à un salaire moyen maximum pour ceux qui travaillent (entre autres ou uniquement) dans la publicité (18 055 euros) et dans le cinéma (17 035 euros). 50 % de ceux qui travaillent (entre autres ou uniquement) dans le spectacle vivant ont un salaire inférieur à 8 614 euros. En revanche, le salaire moyen de ceux qui ne travaillent pas du tout dans le spectacle vivant est de 18 079 euros. Parmi eux, la moitié perçoit un salaire supérieur à 16 209 euros.

65La variabilité des salaires semble étroitement liée alors au fait de travailler pour un secteur à caractère dominant industriel/commercial ou pour un secteur à caractère dominant artisanal et en partie non marchand.

66Le plus fréquemment, les entreprises employeuses sont de petite taille. Le salaire moyen de ceux qui travaillent uniquement pour des petites structures est bien plus faible, comparé au salaire moyen perçu par les intermittents travaillant uniquement pour de grandes structures.

67Ainsi, la variabilité des salaires est liée de manière structurelle à l’extrême hétérogénéité d’un secteur dont la dimension marchande n’est qu’une composante, où le secteur privé s’articule de manière complexe avec le secteur public, et dans lequel un tiers secteur se développe dans un agencement avec le privé et le public, où les petites structures indépendantes ne sont que partiellement subventionnées.

68Dans un tel secteur où les inégalités salariales sont consubstantielles à son hétérogénéité, les allocations chômage sont alors appelées à couvrir un double rôle : financer la flexibilité, autrement dit payer le coût de la mise à disposition (comme d’ailleurs dans bien d’autres secteurs où se développe la discontinuité de l’emploi), mais aussi redistribuer des ressources permettant de compenser des inégalités structurelles de salaire.

Conclusion

69À partir des résultats de l’enquête, nous avons pu dessiner quelques traits d’une nouvelle figure de l’intermittent du spectacle.

70À la discontinuité et à la disponibilité qui caractérisent l’organisation du travail par projet, avec la nouvelle organisation du travail par « porteurs de projet » s’ajoute la nécessité d’assumer différentes tâches et de mobiliser diverses compétences, de travailler dans différents secteurs de la production culturelle, de cumuler à la fois les fonctions de salarié et d’entrepreneur.

71L’analyse des parcours professionnels des intermittents du spectacle laisse apparaître toute la difficulté que comporte l’identification d’un parcours de formation « type » et surtout la difficulté de codifier l’ensemble des savoirs et compétences que mobilise l’intermittence.

72La volonté affichée par les pouvoirs publics de structurer la formation et de définir un cadre conventionnel précis des métiers et des qualifications semble oublier que la qualification est « une construction sociale ». « Elle est une mise en forme, datée et localisée, de la combinaison des trois registres de qualification : ceux du travail, de l’emploi et de la formation -expérience » (Groupe de recherche sur l’éducation et l’emploi — Grée8, 2003). Dans le cas de l’intermittence du spectacle, ces trois registres se chevauchent en permanence. C’est dans la possibilité d’être entre l’emploi, le travail et la formation-expérience, d’agencer ces trois registres de la qualification, que l’intermittence tire sa richesse.

73À cet égard, les orientations récentes en matière de politique culturelle comportent deux risques majeurs. D’une part, la restriction des critères d’accès à l’indemnisation chômage peut induire le développement de la polyactivité : la réforme des annexes 8 et 10 est alors potentiellement porteuse de déqualification, ce qui va à l’encontre de la professionnalisation souhaitée par les pouvoirs publics. D’autre part, les dispositifs mis en place par les pouvoirs publics afin de réguler le marché de l’emploi culturel peuvent paradoxalement entrer en contradiction avec les objectifs de professionnalisation et de diversification des productions artistiques et culturelles.