1Metteur en scène et éclairagiste, musicien techno et organisateur de raves, écrivain et directeur de collection, danseur hip-hop et animateur, comédien et serveur dans un fast-food, chorégraphe et enseignant, clarinettiste et sociologue : la pluriactivité dans le champ artistique présente aujourd’hui d’innombrables facettes. Face au défi que les professions artistiques posent à l’analyse sociologique, Eliot Freidson (1986) proposait de distinguer l’activité libre, reposant sur un engagement personnel et l’activité exercée pour le marché. Si cette distinction est à retenir, elle n’épuise pas l’éventail des situations rencontrées : aujourd’hui, « vivre de son art » implique souvent de vivre aussi « grâce à l’art » en tant qu’enseignant, administrateur, technicien, animateur d’atelier, médiateur, critique, chercheur. L’objet de cet ouvrage est de renouveler l’approche des professions artistiques en rassemblant des contributions qui permettent de mieux comprendre le phénomène de la pluriactivité dans le domaine de l’art et de la culture.

2Mais, tout d’abord, de quoi parle-t-on ? Comment se pose la question de la diversification des activités dans le monde du travail en général et dans celui de l’art en particulier ?

3A première vue, dans le monde du travail, la pluriactivité se détache comme une situation originale par rapport à celle du travail monoactif. C’est ce dernier qui fait figure de référence. Comme le fait observer Marie-Françoise Mouriaux, la monoactivité s’impose comme une « norme culturelle » dans l’Europe occidentale de l’après-guerre marquée par une pénurie de main d’œuvre, par l’exode rural et l’immigration. En effet, « au cours de cette période, les politiques de gestion du personnel étaient largement déterminées par la nécessité de fixer et de fidéliser les salariés, surtout les plus qualifiés ». Du coup, les trajectoires professionnelles irrégulières, reposant sur le cumul ou sur l’alternance de plusieurs activités sont disqualifiées et qualifiées d’atypiques (Mouriaux, 2006, p. 54-56). La monoactivité est censée être la règle, et la diversification des activités l’exception.

4Dans le domaine plus circonscrit de la vie culturelle, en revanche, c’est la pluralité des occupations qui, pour le sens commun, définit l’artiste. Nous connaissons tous le poncif du quidam s’enquérant auprès du poète : « Et à part ça, vous faites quoi ? ». Ne sourions pas de la candeur de l’enquêteur imaginaire, car il pose une question légitime. Les spécialistes des sciences sociales se la posent de même : évoquant la « condition de l’artiste » ils la qualifient de « double vie »3 et affirment que la pluriactivité est inhérente aux professions artistiques. Comportement rationnel visant à réduire les risques du métier (Menger, 2005) ; destin inscrit dans l’incapacité des artistes à maîtriser les conditions d’exercice de leur métier ou les conditions de distribution de ses produits (Freidson, 1986) ; effet du caractère fondamentalement récréatif et improductif de l’art (Leveratto, 2000) : dans ce monde social, exercer plusieurs activités, c’est la norme. C’est la monoactivité qui apparaît comme une aberration, ou en tout cas comme une rareté statistique.

La mesure de la pluriactivité

5La pluriactivité concerne différents secteurs d’activité (voir encadré). Cependant, il y a peu de travaux sur la question en sciences sociales, et ceux qui existent traitent presque exclusivement du monde rural. Ils s’intéressent à la difficulté qu’il y a à vivre de la seule production agricole, ou aux travailleurs saisonniers dans les régions de montagne. Au regard des pouvoirs publics, la pluriactivité se présente à la fois comme un problème juridique et comme un enjeu pour l’aménagement du territoire. Comment lutter contre les discriminations sociales et fiscales dont sont victimes les travailleurs pluriactifs, en raison de la fragmentation historique de la protection sociale et de la norme d’emploi monoactif qui prévaut depuis la deuxième guerre mondiale (Mouriaux, 2006) ? La première reconnaissance de la pluriactivité par le législateur date de la loi Montagne de 19854 : elle visait à simplifier l’accès à la protection sociale des assurés concernés, du fait de leurs activités, par une pluralité de régimes. Depuis cette date, les travaux universitaires et les rapports publics s’intéressent principalement aux questions de statut liées à la pluriactivité (Gaeremynck, 1993) ou pour appréhender les enjeux liés à son extension : en 1991, le Comité interministériel d’aménagement du territoire (CIAT) décidait « de favoriser la pluriactivité dans certaines zones comme un impératif de survie et comme un enjeu majeur d’aménagement du territoire ». Peu à peu, la pluriactivité apparaît à la fois comme une réponse partielle au chômage, un instrument de développement local mais aussi de flexibilisation de l’appareil productif (Mouriaux, 2006).

6Sa définition n’en est pas pour autant stabilisée. L’étude d’Aude Benoît et Françoise Gerbaux, intitulée « La pluriactivité : pratiques sociales et réponses juridiques » (1997), en propose une qui a été souvent reprise. La pluriactivité correspond à « la pratique par un individu de plusieurs activités ou emplois, exercés de façon partielle ou simultanée, impliquant parfois plusieurs statuts professionnels ». Cette définition englobe une large palette de situations5, bornée par deux pôles. La polyvalence signifie que le salarié exerce plusieurs activités dans le cadre d’un seul contrat de travail ; c’est un cas-limite qui ne pose pas de problème particulier de statut et n’est en général pas pris en compte lorsqu’on parle de pluriactivité. Le multi-salariat est caractéristique de professions comme l’aide à domicile ou le spectacle vivant ; dans ce cas le salarié a plusieurs employeurs et sa situation fait l’objet de régulations spécifiques (associations mandataires, régime de l’intermittence, etc.).

7Dans le domaine artistique et culturel, le multisalariat commence d’être connu, notamment grâce aux travaux sur les intermittents du spectacle et le régime d’indemnisation qui les concerne. En revanche, on sait peu de choses sur les situations de cumul de plusieurs métiers. Pour le présent ouvrage, nous avons choisi de distinguer trois notions, en nous inspirant des définitions proposées par Janine Rannou et Ionela Roharik (2006). La polyvalence correspond à l’exercice de plusieurs métiers au sein d’un même collectif de travail, par exemple lorsqu’on assume à la fois la mise en scène et des tâches administratives dans une compagnie de théâtre.

8La polyactivité désigne le cumul d’activités dans des champs d’activité distincts, par exemple : jouer comme comédien tout en travaillant comme serveur dans un restaurant. Enfin la notion de pluriactivité est réservée à l’exercice de plusieurs métiers dans un même champ d’activité ; exemple : travailler tantôt comme musicien, tantôt comme ingénieur du son, tout en restant dans le monde de la musique. L’ensemble de ces pratiques sera appelée diversification des activités (même s’il nous arrive parfois ici d’utiliser comme synonymes les termes pluriactivité et diversification).

9Derrière ces définitions se profilent des questions de frontières, et avec elles, des enjeux d’intérêt et de légitimité. Les conventions ne sont pas stabilisées, les métiers et les champs d’activité sont sujets à variation et à contestation. Travailler à la fois comme musicien et comme danseur, est-ce être pluriactif ou polyactif ? À l’évidence, cela dépend de la délimitation et de l’échelle des domaines de référence. Parle-t-on, dans ce cas, des champs restreints de la musique et de la danse, respectivement, ou d’un domaine plus vaste comme celui de la scène, du spectacle, voire celui, encore plus englobant, de la culture ? Ce ne sont pas là des querelles byzantines, mais des questions qui engagent l’identité des personnes, leur visibilité, leur réputation, leurs perspectives de rémunération, et leurs intérêts en termes de carrière. Nous y reviendrons.

Facteurs et moteurs de la pluriactivité

10La pluriactivité ne concerne pas seulement l’individu en général, ou le ménage comme dans le cas de l’agriculture, elle apparaît aussi, de façon cyclique, comme une réponse collective aux « défis du moment » selon l’état de la division du travail et l’organisation de la protection sociale. Sans faire ici de comparaison systématique, l’évocation d’autres périodes historiques ou d’autres contextes sociaux et nationaux permet de mettre en évidence des facteurs déterminants. En particulier, quoique de manière inattendue au premier abord, le parallèle avec l’agriculture est riche d’enseignements.

La pluriactivité, une réponse aux risques de prolétarisation

11« Il n’y a jamais eu de société rurale purement agricole », écrivait Henri Mendras. Néanmoins, c’est principalement à partir du XIX^e siècle avec l’industrialisation que la diversification se développe en milieu rural. En effet, l’activité agricole, à la fois base de la subsistance et soutien identitaire, permet aux ouvriers-paysans de rester au pays sans devenir totalement dépendants des gages qu’ils ramenaient de la fabrique. Ainsi se développe ce que l’on appelle aujourd’hui des « systèmes industriels localisés ». On peut, à cet égard, citer l’exemple de l’industrie horlogère dans le Faucigny (1850-1930). On y travaillait en sous-traitance pour des usines dans des ateliers familiaux disséminés dans la montagne, tandis que les revenus de la terre permettaient d’amortir les effets des fluctuations de l’activité industrielle. Mais il a suffi que l’industrie se concentre et se déplace vers les villes et que les exigences de productivité s’accroissent pour que les équilibres locaux soient rompus. Ce type de pluriactivité a connu des périodes de basses eaux lorsque la conjugaison de l’exode rural, de la spécialisation agricole et de l’amélioration des techniques de production, a permis à ceux qui étaient demeurés à la terre de vivre grâce à leur seule activité agricole.

12De leur côté, les organisations professionnelles, qu’elles fussent agricoles ou ouvrières, ont en général fustigé la pluriactivité. Elles la jugeaient incompatible avec la notion même de métier : la pluriactivité dévalorisait le travail et l’homme, d’une part parce que sa pratique revenait à admettre qu’on ne pouvait vivre de son métier, d’autre part parce qu’elle divisait les travailleurs et les affaiblissait dans un rapport de force avec le patronat, enfin parce qu’elle était assimilée à un amateurisme contraire à l’éthique du « travail bien fait ».

13Aujourd’hui au contraire, la diversification dans l’agriculture est encouragée à la fois par les organisations professionnelles et par les autorités publiques, au point que l’activité agricole a connu, dans la période récente, une transformation en profondeur. Elle a été consacrée par la loi d’orientation de 1999, avec la reconnaissance de la multifonctionnalité de l’agriculture. Celle-ci comprend désormais « différentes contributions » qui outre la production de denrées alimentaires, inclut l’entretien du territoire, la protection de l’environnement, le maintien du tissu économique et social et la conservation d’un capital culturel rural (Laurent et Mouriaux, 1999). On a également forgé la notion d’agri ruralité : une entreprise agri rurale est « un système économique optimisé qui combine plusieurs activités, dont l’une est agricole ». Cette conception est particulièrement intéressante parce qu’elle permet de penser la combinaison d’activités non seulement du point de vue des difficultés statutaires qu’elle soulève mais aussi du point de vue de sa cohérence en termes de développement économique et social.

14Concrètement, cela signifie que cultiver du blé, entretenir les chemins aussi bien que louer un gîte contribuent à la « combinaison d’activités » (pour parler le langage de la loi) ou du « faisceau de tâches » (pour adopter celui des sociologues ; Hughes, 1997) qui définissent désormais l’agriculture. On voit que la loi a entériné une extension remarquable du champ d’intervention des agriculteurs, quitte à les faire entrer en concurrence avec d’autres groupes professionnels. En recourant de nouveau à la terminologie de Hughes on dira que l’État a, à la fois renforcé sensiblement leur « licence », ou autorisation d’exercer, et étendu le champ de leur « mandate », ou obligation de mission (Dubar et Tripier, 1998). Ainsi, des faisceaux de tâches qui dans un état antérieur de la division du travail et de la législation auraient été vus comme de la pluriactivité, voire de la polyactivité, sont désormais partie intégrante du métier d’agriculteur. Dans le vocabulaire que nous avons adopté ici, la nouvelle situation justifie qu’on parle simplement de polyvalence désormais.

La pluriactivité des artistes : nécessité économique ou disposition inhérente au statut ?

15De la même façon, on peut se demander si dans le domaine de l’art et de la culture, on n’est pas en présence actuellement d’une redéfinition importante à la fois du « mandat » des artistes et de l’idéologie qui l’accompagne. Si la « double vie » demeure associée au statut hybride de l’artiste tel qu’il s’est élaboré au XIX^e siècle et établi au XX^e, à la fois marginal et d’élite (Moulin, 1983 ; Freidson, 1986 ; Heinich, 2006), l’expression suppose une tension entre des pratiques et des visions du monde contradictoires, par exemple entre art commercial, art engagé et art pur (Passeron, 1991), entre engagement individuel et engagement collectif. Mais il n’est pas certain que la contradiction soit toujours à l’oeuvre. Après le design et la publicité (Sulzer)6, l’exemple des arts émergents oblige à questionner le présupposé d’une vision du monde qui donne la prééminence au créateur détaché des contingences sociales. D’autres cultures professionnelles existent chez les artistes, qui disent « haut et fort leur dépendance vis-à-vis de forces sociales qui les dépassent » (Jouvenet, 2008) et valorisent l’appartenance au collectif ; pour être paradoxales, elles sont peut-être en passe de devenir majoritaires (voir aussi : Shapiro, 2004 ; Bureau, 2006 ; Kaufmann et Lafargue).

16Dans un grand nombre de cas, la diversification des activités est une nécessité économique. Les inégalités étant très fortes, la majorité des artistes doit faire une variété de travaux et d’activités pour joindre les deux bouts. Les données dont on dispose le disent : chez les plasticiens, les « musiciens ordinaires », les comédiens ou les danseurs, les revenus moyens sont faibles et irréguliers (Liot, 2004 ; Coulangeon, 2004 ; Rannou et Roharik, 2006). Même les architectes, dont l’image sociale est celle du professionnel prospère, ont un revenu moyen modeste (10 000F environ en 1999, soit 1 759 euros constants). Comme on le voit dans les études présentées ici, « courir le cachet », « faire des piges », ou trouver des « plans » fait partie de l’ordinaire.

17Sophie Rouault (2002) distingue la pluriactivité choisie (les cadres supérieurs qui font de l’expertise) de la pluriactivité subie (les femmes de ménage). On rencontre toutes ces situations chez les artistes, du « plan à la con » que le « musicos » précaire et mal payé doit accepter s’il veut boucler son loyer (Perrenoud), aux projets d’enregistrement et de master class que le musicien d’orchestre est heureux de multiplier, alors que nulle gêne ne l’y pousse (Lehmann, 2005 ; Ravet). Cela dit, une expérience contrainte peut réserver d’heureuses surprises tandis que le libre choix ne protège pas des déceptions.

18La pluriactivité est donc recherchée même en l’absence de la nécessité économique. C’était le cas en République démocratique allemande, lorsque les comédiens étaient fonctionnaires et avaient la sécurité de l’emploi (de Verdalle). Cela l’est toujours en France et ailleurs pour les musiciens des grands orchestres symphoniques qui sont titulaires de leur poste et perçoivent des salaires confortables (Ravet). C’est là un des enseignements importants du présent ouvrage qui ressort de pratiquement tous les articles : la pratique et la valorisation de la pluriactivité sont parties intégrantes de l’identité professionnelle de l’artiste. La diversification des activités artistiques ne découle pas seulement des conditions objectives, mais plutôt de ce que Serge Proust appelle les croyances fondatrices du métier. Selon Nathalie Heinich (2005), c’est le paradoxe même des artistes que d’être à la fois en marge du salariat ordinaire, et d’adhérer aux valeurs de la gratuité aristocratique. Ce n’est pas nécessairement parce qu’ils connaissent l’insécurité de l’emploi ou ont des revenus insuffisants que les artistes désirent exercer des activités multiples. Il y a bien d’autres raisons à cela : comme Laure de Verdalle le montre dans ce volume à propos des comédiens allemands, la pluriactivité est nécessaire avant tout au maintien de la compétence, de la légitimité professionnelle et de l’intégrité identitaire.

Le rôle du système de protection sociale institutionnalisé

19Comparant les taux de pluriactivité dans plusieurs pays d’Europe, Sophie Rouault (2002) distingue quatre groupes : l’Europe du Sud, où l’importance de l’économie informelle entraîne une sous-déclaration de la pluriactivité et une faiblesse des taux ; les pays « centraux » comme l’Allemagne et la France, aux taux moyens ; des taux élevés dans les pays du Nord comme la Hollande et l’Irlande ; enfin, une pluriactivité particulièrement forte dans les pays scandinaves. Rapportant ces types aux catégorisations des systèmes de protection sociale européens telles qu’elles ont pu être faites par Peter Flora et Arnold J. Heidenheimer (1981) ou Gøsta Esping-Andersen (1996), elle émet l’hypothèse selon laquelle la pluriactivité serait plus répandue dans les pays dont les systèmes de protection sociale correspondent au modèle universaliste et où la protection est octroyée selon le statut résidentiel et détachée du statut d’emploi. En effet, « l’exercice d’emplois multiples est freiné lorsque les droits sociaux sont filtrés par l’appartenance à un métier, alors que la mobilité professionnelle particulière que constitue la pluriactivité est facilitée lorsque leur accès est « universel » ». (Rouault, 2002, p. 6). Dans les pays où la sécurité de l’emploi et les protections sociales ont été remises en cause par l’effondrement du régime socialiste, la pluriactivité a pu apparaître comme une solution aux difficultés de la vie quotidienne. Par exemple, en Russie, la pluriactivité a pratiquement doublé en quelques années, passant de 5,6 % à 10,1 % entre 1992 et 1996 (Foley, 1997).

20En France, le régime de l’intermittence à employeurs multiples facilite la diversification professionnelle des artistes du spectacle, tout en l’orientant, puisque l’intermittence fait barrière à la polyactivité au bénéfice de la pluriactivité. C’est un dispositif institutionnel d’encadrement de la pluriactivité, autrement dit, un moyen de contenir la diversification au sein du monde du spectacle. De cette manière, le régime de l’intermittence favorise non seulement le maintien des revenus monétaires mais aussi la préservation de l’intégrité identitaire des artistes, d’une part psychique, d’autre part en assurant la continuité des conditions concrètes de l’entretien et de la reproduction de leur force de travail. Il se différencie en cela des systèmes qui ont cours dans d’autres pays, et qui voient une segmentation bien plus radicale entre artistes monoactifs d’une part et polyactifs de l’autre (voir l’exemple des musiciens chicanos décrits dans Halley, Nava et Valdez, 2001). Dans d’autres secteurs (édition, arts plastiques), les artistes relèvent de systèmes moins protecteurs, régis par des logiques à la fois commerciales et culturelles (Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs, Maison des artistes). Ces systèmes prennent acte de la diversification des activités de leurs ayants-droits, quelle que soit sa nature, puisque pour en bénéficier il faut qu’au moins 50 % de leurs revenus relèvent de la production d’œuvres originales. Cela signifie que les 50 % restants peuvent relever d’activités « annexes » dont le régime d’assurance n’a pas à connaître.

La pluriactivité en débat

21Face à une conception de la pluriactivité envisagée soit comme nécessité de survie, soit comme caractéristique du métier, il existe aussi une vision militante : la pluriactivité correspondrait à l’émergence d’une économie plurielle, d’activités diversifiées dans lesquelles chaque individu pourrait s’épanouir, en échappant aux horizons bornés de l’emploi monoactif (Esprit, 1995). Dans cette perspective, la question de la diversification ne peut être dissociée d’une réflexion plus large sur la place du travail dans nos sociétés. L’enjeu d’une « société de pluriactivité » est que « le travail salarié et les diverses activités soient distribués entre tous les individus à tous les âges », ce qui va de pair avec une réduction du temps de travail assortie d’un développement de l’économie solidaire, afin d’éviter l’extension d’une société duale dans laquelle le travail salarié est confisqué par un nombre réduit d’individus, tandis que les autres font des activités multiples mais dévalorisées ou précaires (Gaullier, 1995).

22Dès les années 1980, de nombreuses solutions ont été imaginées pour donner un cadre juridique aux formes concrètes de la pluriactivité (Mouriaux, 2006). Des associations de travail en temps partagé mettent en relation des entreprises, souvent de petite taille, avec des ingénieurs ou cadres prêts à se partager entre plusieurs employeurs. Institué par une loi de 1985, le groupement d’employeurs instaure une relation de travail tripartite : le groupement recrute des salariés dont il est l’employeur juridique et les affecte aux différents membres du collectif en fonction de leurs besoins respectifs. Inauguré dans le secteur agricole, il est expérimenté depuis peu dans celui du spectacle (Proust, 2008), mais reste marginal. Les sociétés de portage salarial convertissent les revenus de travailleurs indépendants en salaires afin de leur garantir un statut de salarié et de les décharger des contraintes de gestion administrative et comptable de leur activité. Enfin, les coopératives d’activités et d’emploi qui revendiquent leur appartenance à la famille de l’économie sociale et solidaire font du portage salarial dans un cadre coopératif et demandent la reconnaissance d’un statut d’entrepreneur-salarié. Cette notion qui, dans l’état actuel du droit, reste une aberration juridique7, traduit bien l’aspiration paradoxale à faire partie d’une « communauté de travailleurs à la fois autonomes et solidaires ». Le nombre élevé d’intermittents du spectacle qui sont à la fois salariés et employeurs en est une expression notable (Corsani et Lazzarato).

23Le contrat d’activité proposé par le rapport Boissonnat (1995) s’inscrivait dans le souci de construire une législation de l’activité professionnelle qui transcende le contrat de travail, afin de permettre aux travailleurs d’alterner activité professionnelle, périodes de formation et activités indépendantes ou associatives, sans perdre leur statut. S’il n’a jamais été appliqué tel quel, on en retrouve l’esprit dans les parcours d’insertion mis en place par les politiques publiques. Aujourd’hui, ce débat est repris avec les termes de flexicurité ou de sécurité sociale professionnelle. Aux yeux de certains militants, le régime de l’intermittence apparaît comme un modèle pertinent pour appréhender les conditions et les effets d’une généralisation de dispositifs de ce type à d’autres activités. S’éloignant de la défense de l’exception culturelle, ils revendiquent l’exemplarité de leur secteur dont bien des traits préfigurent les évolutions d’une économie de la connaissance (Rémy, 2006), tandis que d’autres voient plutôt une issue à la crise du régime de l’intermittence dans le renforcement des régulations professionnelles autour des organisations de métiers (Renoux, 2006).

24Il est frappant de constater l’analogie qui existe entre la revendication de « vivre et travailler au pays » que l’on rencontre en milieu rural et celle de « vivre de son art » qui caractérise certains professionnels de l’art et de la culture. Si ces propositions dépassent le stade des souhaits personnels pour devenir des expressions socialisées sous la forme de revendications, c’est qu’elles ont acquis une existence comme demandes d’un groupe social, légitimes sur la scène publique. Dans les deux cas l’arrivée de nouvelles générations, mieux formées et plus diplômées que leurs aînées, à contribué à changer la donne. Et si l’on formule ainsi la revendication, c’est que l’on est prêt à accepter des changements à condition qu’elle soit satisfaite. On pratiquera des activités annexes, à condition qu’elles justifient d’une certaine cohérence avec l’activité principale. Toute la question est de savoir en quoi tient cette cohérence. La multifonctionnalité agricole trouve un écho dans la diversification des rôles assumés par les professionnels de l’art et de la culture, sommés par exemple de contribuer à la restauration du lien social, en milieu urbain comme en milieu rural. Mais la cohérence n’est-elle pas à chercher du côté du « social » justement ?

La redéfinition des champs professionnels : un enjeu majeur

25Les articles présentés ici révèlent en effet que l’un des paramètres de la redéfinition du travail artistique est l’importance croissante de l’intervention et de la médiation sociales. Celles-ci sont traditionnellement dévolues aux animateurs, aux éducateurs et aux travailleurs sociaux. Or, la figure de l’artiste comme intervenant socio-culturel est désormais une composante de presque toutes les disciplines. On la trouve là où on ne l’attendait pas, chez les architectes (Macaire), mais aussi chez les plasticiens (Liot), les comédiens (Proust), les danseurs (Rannou et Roharik ; Kauffmann et Lafargue) ou les écrivains (Lahire, 2006). « Artiste intervenant » est une appellation officielle, utilisée depuis plusieurs années par les services du ministère de la Culture et une qualification spécifique à laquelle on peut se former8. Pour prendre un exemple, les chorégraphes du groupe Grenade qui font des créations collectives avec des enfants et des adolescents des quartiers populaires d’Aix et de Marseille portent ce titre (Wilcox 2005). Les monographies montrent non seulement que les fonctions de médiation donnent une légitimité au métier artistique, mais encore que la diversification dans ces fonctions est une des dimensions du renouvellement de certaines professions. Chez une partie des architectes (Macaire) et des danseurs contemporains (Wilcox, 2005), la régénération du métier par ce type de diversification est revendiquée de manière extrêmement positive.

26L’importance de l’intervention remet en question l’idée de l’autonomie du geste artistique (Moulin, 1995). Les artistes intervenants disent que ce qu’ils font est indissociablement artistique et social. Si certains artistes revendiquent pleinement ces changements (Macaire, Liot), d’autres, cependant, y voient une contradiction avec les aspects artistiques de leur activité (Proust ; Kauffmann et Lafargue). Serge Proust propose une manière efficace d’interpréter ces variations. L’artiste se trouve placé dans une situation de double contrainte : il est évalué par les financeurs sur son utilité sociale, mais jugé par ses pairs sur sa valeur artistique. Pour s’en sortir, soit il esthétise la contrainte, soit il la rejette. Cependant, les travaux récents amènent à penser que de plus en plus d’artistes intègrent ces contraintes justement, pour en faire des attributs positifs de leur activité, et que du coup, une définition alternative du travail artistique, non élitiste, commence de s’imposer, à côté de la définition plus ancienne de « l’art pour l’art ». Un autre exemple nous est donné à propos de la valeur marchande, peu présente dans ce volume, mais qu’il faut mentionner ici. Pour les artistes du rap et des musiques électroniques étudiés par Morgan Jouvenet (2008) il n’y a pas de contradiction entre les aspects créatifs et les aspects commerciaux de leur activité. Comme dans le hip-hop en général (Kauffmann et Lafargue), les artistes se disent ancrés dans le collectif et traversés par les déterminismes sociaux. Le fait qu’ils s’investissent pleinement dans la gestion commerciale de leur activité afin d’en garder la maîtrise en est un témoignage frappant (Jouvenet 2008, p. 153-154).

27Enfin, l’un des enseignements des études rassemblées dans cet ouvrage est de montrer le rôle important que jouent les institutions dans les redéfinitions qui sont en cours. Dans son article classique Eliot Freidson (1986) soulignait le rôle des institutions (notamment en France) qui ont l’autorité politique et les moyens financiers de dire quel est le « faisceau de tâches » (Hughes, 1997) qui constitue le travail artistique. On voit par exemple que l’École des beaux-arts de Bordeaux observée par Françoise Liot est partie prenante du recadrage du travail des plasticiens. L’établissement d’enseignement promeut ce que l’auteur appelle le nouveau modèle social de l’artiste. Celui-ci intègre désormais l’intervention sociale et les compétences en communication. D’autres études montrent comment des services des collectivités territoriales (municipalités, régions) ou de l’État (ministères) poussent à des redéfinitions. À Lyon, par exemple, la ville finance des projets de coopération entre artistes et travailleurs sociaux (Milliot, 2000) ou entre plasticiens et instituteurs (Filiod, 2008) qui obligent les premiers à développer des compétences pédagogiques, sociales, et de médiation. Dans pratiquement toutes les villes de France et quelle que soit la discipline, les municipalités demandent aux artistes, en contrepartie des financements qu’ils reçoivent, d’avoir une « démarche citoyenne », de présenter et d’expliquer ce qu’ils font à leurs concitoyens, que ce soit sur des scènes ouvertes, ou dans le cadre plus restreint d’ateliers, de stages, de débats, ou de tables-rondes. Dès lors, on comprend que des écoles d’art intègrent cette contrainte et proposent à leurs élèves des formations en communication, en pédagogie et en intervention sociale. D’une manière générale, l’activité et les compétences créatrices sont devenues insuffisantes pour l’exercice d’un métier artistique. L’enjeu désormais est sans doute dans la définition des nouveaux « faisceaux de tâches » ou « combinaisons d’activités » qui constituent les métiers d’artistes et dans leur reconnaissance par les différents acteurs sociaux, individuels et collectifs.

28On sait que sur la longue durée il n’existe aucune stabilité dans la délimitation des champs d’activité et dans les monopoles d’exercer. Depuis une vingtaine d’années au moins, les artistes sont présents sur le champ des « problèmes personnels » et du « travail sur autrui » (Wilcox, 2005). Mais depuis des siècles, un nombre impressionnant de praticiens se sont succédés dans ces domaines de la vie sociale : les devins, le clergé, les neurologues, les psychiatres, les psychologues et les travailleurs sociaux, entre autres, travaillent pour le bien-être individuel (Abbott, 1988, p. 280-314) et collectif. Est-ce qu’il ne faudra pas compter désormais les artistes parmi les concurrents sur ces champs âprement contestés ?