Remontrances du sieur de Montconys, capitaine de Chalon à Léonor Chabot, Comte de Charny, gouverneur et lieutenant-général de Bourgogne 6 septembre 1572

1. Qu’il n’y a aucung besoing de garnison ny de compaignye en la ville de Chalon, pour la bonne garde qui de jour et de nuict se faict par les habitans d’icy, qu’ilz sont biens unis et paisibles.

2. Que ceux de la nouvelle religion se sont vouluntairement renduz prisonniers sans aucune emotyon ny difficulté, tellement que quelques ung ont estés receus à tenir prison ès maisons d’aucungs catholicques, gens de bien, qui en respondront au peril de leurs vyes.

3. Qu’il plaise à mondict seigneur le Grand, fere deffence à toutes personnes, mesmement aux soldatz de la cytadelle de n’aller aux champs prandre les meubles et aultres biens de ceulx de la nouvelle religion, ni des aultres catholicques et ne les offencer aucunement.

4. Aussy, de nous mander si nous eslargirons lesdits de la nouvelle religion, mesmement ceulx qui par leurs requestes promectent retourner à l’esglise catholique et romaine, selon qu’il a esté faict à Lyon, dont nous avons estés advertys par des marchans dudict lieu, lesquelz les ont veu eslargir et remetre en leurs maisons.

5. Pour le regard des serviteurs de ceulx de ladicte religion, si on les mettra hors de la ville, actendu que leurs maistres ne les veullent pas nourrir et y en a plusieurs de ladicte nouvelle religion qu’ilz sont si pauvres et necessiteux qu’ilz meurent de faim en prison, n’ayant de quoy vivre, sinon au jour la journée.

6. Sy l’on se saisyra des armes de ceulx de ladite nouvelle religion, ausquelles il n’a esté touché, ny à leurs biens aucunement.

7. Recommandent à mondict Seigneur le Grand [Léonor Chabot] les pauvres habitans dudict Chalon, lesquels la necessité des graines poursuyt de si près, qu’elle sont aussi cheres qu’elles estoient au mois de may passé et supplyent mondict Seigneur de n’accomoder de paissaige desdits grains aux Lyonnois. Aultrement que nous tumberons en une extresme famyne.

Ordonnance du Comte de Charny 8 septembre 1572

Apointé et apostille par nous, Comte de Charny, chevalier de l’ordre du Roy, capitaine de cinquante hommes d’armes de ses ordonnances, lieutenant pour Sadicte Majesté au pais et gouvernement de Bourgoigne, en absence de Monsieur le Duc d’Aumalle et grand escuyer de France, le VIII^e jour de septembre 1572.
Nous exhortons lesdicts habitantz de continuer à bien garder leur ville. Et neanmoins, où il sera besoing cy après y metre autre garde, il y sera pourveu par nous.
Nous enjoignons aux maire et eschevins de fere soigneuse garde de ceux de la religion nouvelle, en sorte que cy après, ilz puissent tousjours estre representés en leurs personnes et, partant, leur defendons de faire aulcun eslargissement jusques à ce qu’aultrement y soit ordonné.
Nous faisons inhibitions et deffence à toutes personnes soldats ou aultres de prendre aulcuns meubles ou aultres biens appartenantz à ceulx de ladicte nouvelle religion, y aussi des catholiques ès quelques lieux que lesdicts biens puissent estre, soit à la ville ou aux champs. À peyne de la vie.
Ordonnons que ceulx de ladicte religion nouvelle demeureront resserrés comme il est dict cy devant, jusques à ce que Sadicte Majesté y ait ordonné et neanlmoint, pourront lesdicts maire et eschevins recepvoir les declarations de ceux qui voudront quitter la religion nouvelle pour retourner à la catholique.
Ordonnons que les serviteurs de ceux de ladicte religion nouvelle seront retenus comme aussy leurs maistres, quelques pauvres qu’ilz soyent, jusques à ce que Sadicte Majesté y ait ordonné, et cependant pourvoyront lesdicts maire et eschevins à la nourriture des pauvres.
Seront saysies les armes de ceux de la nouvelle religion par lesdicts maire et eschevins, qui seront tenus en faire description et inventaire et les metre en leur maison de ville, pour en rendre compte quant il leur sera ordonné.
Declarons que ne permettons aulcunes traites de grains, que par exprès mandement du Roy et doyvent tenir la main lesdits maire et eschevins à ce qu’aulcuns habitanz de la ville ne facent amas plus grand qu’ilz ne doyvent et ne cause la chareté des grains.

1Datée du 6 septembre 1572, cette remontrance adressée par le Sieur de Montconys, capitaine de la citadelle de Chalon-sur-Saône, au gouverneur de Bourgogne, Leonor Chabot, comte de Charny (1525-1597), offre un témoignage inédit sur l’écho des massacres de la Saint-Barthélemy. Elle est suivie de l’ordonnance de Chabot-Charny appelant à maintenir le calme. Tandis que Paris connaît plusieurs jours de tueries (du 24 au 29 août 1572), tandis que les catholiques lyonnais exécutent les protestants (du 31 août au 2 septembre), suivis de ceux de Troyes (4 septembre), la Bourgogne est préservée des massacres. Ce document permet ainsi d’interroger les mesures prises par les contemporains pour conjurer les violences, d’étudier les causes et les mécanismes d’une « non Saint-Barthélemy » (Cassan, 1996, p. 245). Il prouve que, sans qu’il soit jamais question de « tolérance » envers les protestants, l’irruption de la violence physique est, sinon exceptionnelle, du moins loin d’être inéluctable. Les habitants, à l’heure du choix entre la violence et la paix, montrent qu’ils savent mettre en place des dispositifs efficaces, mobiliser des argumentaires convaincants pour préserver le calme. En cela, la remonstrance démontre que c’est à tort que seuls quelques grands hommes ont été crédités de l’absence de massacre. La « paix de religion » s’est aussi construite d’« en bas », à l’échelon de la ville et de ses habitants.

Les horizons d’un massacre

2Si l’on reprend les critères mis en lumière par Philip Benedict pour expliquer l’irruption des massacres en province (Benedict, 1978), Chalon-sur-Saône s’inscrit parmi les villes « à risque » ce qui fait de l’absence de violences un « évènement » qu’il faut questionner (El Kenz, 2002). D’abord, la Bourgogne est un fief des Guise qui ont parsemé la province de leurs clients : le duc d’Aumale, lieutenant général, non résident, veille de loin à ce que les cités bourguignonnes n’appliquent que du bout des lèvres la politique de coexistence promue par la Couronne. Leurs clients sont nombreux à Dijon, notamment au parlement où brille le célèbre Jean Bégat, conseiller et avocat du Tiers État, qui fulmine plusieurs textes très virulents contre les édits de pacification. Longtemps gouverneur, Gaspard de Saulx-Tavannes n’a appliqué la paix qu’« à reculons » (Christin, 1997, p. 61-68). À l’instar de Mâcon ou de Beaune, la ville de Chalon compte une grosse minorité de réformés, qui recrutent, en 1560, chez les échevins comme chez les notables ou les artisans. Des ministres, dont François Guilletat, célèbrent alors la Cène ouvertement et la ville accueille, en 1562, le premier synode des Églises réformées de Bourgogne. À la nouvelle de la prise de Lyon (30 avril 1562) puis de Mâcon (2 mai), les huguenots de Chalon s’emparent de la cité. Cette appropriation matérielle est suivie d’actes iconoclastes, « théologie pratique » qui, comme forme spatialisée de violence symbolique, expriment un corpus de croyances, signalent et légitiment la conquête (Christin, 1988) : le 5 mai, l’église des Carmes et le couvent des Cordeliers en sont la cible et voient leurs croix brûlées, leurs vêtements sacerdotaux détruits, leurs calices et reliquaires pillés2. Le 8 mai, la messe cesse à Chalon, qui est occupée militairement et pillée par Montbrun, lieutenant du baron des Adrets entre le 22 au 31 mai 1562, avant d’être reprise par Gaspard de Saulx-Tavannes. Autant de souvenirs personnels et réifiés des affrontements qui appellent des représailles et concourent souvent à faire renaître les violences.

3Plusieurs éléments montrent toutefois que les haines ne sont pas inextinguibles à Chalon. D’abord, à plusieurs reprises, l’échevinage tente de contenir les désordres, preuve de l’existence d’une élite modérée dans la ville : le 18 mai 1562, au cœur de la guerre, les échevins rétablissent la messe et rassemblent les habitants pour leur faire promettre de « vivre ensemble paisiblement », conformément aux édits du roi. Les affrontements se sont donc surtout manifestés dans une dimension matérielle et n’ont que très rarement dégénéré en violences contre les personnes. La répression qui suit la reprise en mains de Chalon par les catholiques confirme cette prudence : seuls trois hommes sur les soixante-dix-sept réformés chalonnais condamnés à mort par le parlement sont réellement exécutés. Les autres reviennent sans difficultés dans la ville avec l’édit d’Amboise (mars 1563). Rien qui exclue a priori « l’oubliance » désirée par Catherine de Médicis. Malgré son hostilité aux réformés, Gaspard de Saulx-Tavannes n’est pas partisan d’une répression forcenée : inscrit dans un réseau hostile aux Guise, il favorise en Chabot-Charny un successeur modéré, dont le cousin, Guy I^er Chabot, Sieur de Jarnac, ancien gouverneur de La Rochelle, fut l’un des fidèles de Condé en 1562. On a toutefois trop vite fait de Chabot-Charny l’artisan solitaire du maintien du calme en Bourgogne, notamment parce que la mise en avant de tels hommes fait fond sur deux idées reçues : d’abord, le préjugé selon lequel en l’absence d’une telle intervention magnanime, providentiellement venue d’« en haut », les massacres auraient nécessairement eu lieu, la populace vengeresse enfin livrée à ses bas instincts ne pouvant que se déchaîner. Ensuite et surtout, ce panthéon des non Saint-Barthélemy repose sur l’idée de la « résistance » qu’une poignée de héros aurait opposée aux ordres de massacres venus du roi et de Catherine de Médicis : la légende noire de la reine-mère implique ainsi de multiples légendes dorées provinciales dont quelques gouverneurs (Matignon en Normandie, Gordes en Provence, Saint-Herem en Auvergne, le vicomte d’Orte à Bayonne etc.) sont les hommes providentiels.

4C’est cette contre-vérité historique que les historiens s’attachent à dissiper depuis plusieurs années. Si ces derniers débattent sur la responsabilité des tueries parisiennes, plusieurs points de convergence sont ressortis des recherches récentes. D’abord, il est fort peu probable que la reine-mère ait décidé de l’attentat qui manque coûter la vie à Coligny le 22 août 1572, ruinant de la sorte la politique de rapprochement avec les réformés qu’elle mène depuis août 1570 et que vient couronner le mariage de sa fille, Marguerite de Valois, avec le protestant Henri de Navarre (18 août 1572). Ensuite, la décision d’exécuter un nombre limité de chefs huguenots à Paris dans la nuit du 23 au 24 août 1572, prise ou non avec l’assentiment du roi, ne signifie en rien que la Couronne ait désiré l’extension des massacres à l’ensemble des réformés de la capitale. Que le monarque incrimine les Guise (lettres aux gouverneurs du 24 août) ou qu’il assume l’initiative des tueries (lettres du 26 août), toutes les directives expédiées en province appellent à contenir les violences. Au pire, ces explications contradictoires ont pu laisser des doutes à ceux qui voulaient en avoir. Mais jamais aucun ordre de massacre en provenance du roi n’a pu être retrouvé. Sans doute la reine-mère, si elle a autorisé ces assassinats ciblés, a-t-elle sous-estimé l’état de tension de la capitale, fanatisée par des prédicateurs, excédée par l’accroissement des impôts et par la vie chère. Autant de données rappelant la dimension matérielle de la Saint-Barthélemy qui, si elle n’épuise en rien la complexité de l’évènement, explique aussi les pillages que subissent les maisons huguenotes à l’occasion des tueries. Les déterminants économiques des violences se retrouvent d’ailleurs à deux reprises dans le texte : les soldats de la citadelle menacent de dérober les meubles des réformés (art. 3) et la cherté des grains fait rôder la « famyne » par le royaume (art. 7).

5On connaît les détails de l’arrivée à Dijon de la nouvelle du massacre grâce au témoignage tardif de Pierre Jeannin, avocat au parlement de Bourgogne qui s’attribue le beau rôle dans l’endiguement des violences (Jeannin, 1656). Le 30 août 1572, selon lui, un « conseil extraordinaire » se tient à Dijon sur l’attitude à adopter au sujet des évènements parisiens. On donne audience à deux envoyés de Charles IX, porteurs de « lettres de créance », c’est-à-dire de documents signés du roi accréditant les porteurs et leur message oral. Quelle était la substance des instructions royales ? Difficile de l’assurer en l’absence de sources. Pour Jeannin, le monarque ordonne l’exécution des protestants dijonnais. C’est peu probable, à moins que les messagers n’aient pas pris leurs ordres du roi, mais plutôt de l’entourage des Guise et peut-être du duc d’Aumale. Plusieurs Grands du royaume prennent ainsi la licence d’inciter au massacre sans que le roi n’y ait aucune part. Toutefois, si l’on admet l’hypothèse que les messagers sont réellement dépêchés par Charles IX et qu’on prend pour comparaison d’autres directives royales, il semble plus crédible que le monarque ait appelé au maintien de l’édit de pacification et à la sauvegarde des protestants. C’est d’ailleurs en ce sens que décide d’agir Chabot-Charny, en faisant emprisonner les huguenots dijonnais et en transmettant des ordres identiques à toute la Bourgogne. Rien d’héroïque donc, mais obéissance aux ordres royaux et/ou refus d’entreprendre des tueries sans ordres explicites. C’est ainsi un appel au calme que les échevins de Chalon reçoivent de la part de Chabot le 31 août 1572.

Formes et mécanismes de la violence et de la paix

6Ces instructions sont décisives pour comprendre les évènements chalonnais. Le gouverneur enjoint aux « maire et eschevins et officiers du roy au bailliage de faire contenir et vivre en paix les habitants […] tant de la religion catholique que de la religion »3. Les soixante-quatre chefs de famille convoqués pour l’occasion jurent entre les mains du maire d’« observer l’edict de paciffication faict par le roy et de vivre les ungs avec les autres comme bons citoiens et habitans ». Rédacteur du serment, le maire, Philippe Bataille, est alors un modéré, qui fait prévaloir la raison communale sur les passions religieuses : il définit les habitants avant tout comme des « citoyens » et non comme les fidèles d’Églises rivales. Le vocabulaire employé est du reste révélateur de cette modération, préférant « religion nouvelle » à « religion prétendue réformée », comme c’est pourtant l’usage.

7Mais en ces heures critiques, les Chalonnais ne se paient pas de mots. Le temps des guerres de religion est celui d’une dévaluation de la parole donnée. Comment croire en la promesse de celui qui naguère tentait de saisir la ville ? À ces mots qui n’engagent plus personne, les échevins préfèrent des dispositifs concrets qui empêcheront l’irruption des violences. D’abord, ils suggèrent à Chabot-Charny de confisquer les armes des protestants (art. 6). Parce que Chalon est située à la frontière du royaume de France et des États Habsbourg, les habitants jouissent du privilège de conserver leurs armes à domicile pour faire face, le cas échéant, aux menaces étrangères. Ils peuvent en outre maintenir guet et garde « de jour et de nuict » (art. 1), tandis qu’ailleurs, Charles IX insiste pour que cesse la garde, inutile et coûteuse en temps de paix, et que les armes soient centralisées à l’hôtel de ville. À Chalon à l’inverse, Chabot exhorte les habitants à « bien garder leur ville » et à saisir les seules armes des réformés, afin de les rassembler, inventaire fait, à la mairie. De plus en plus, les affrontements religieux mettent en valeur l’hôtel de ville, lieu du politique, représentation pétrifiée du « bien commun », comme l’arène la plus légitime où décider de l’usage de la violence physique.

8Dernière suggestion agréée par Chabot : emprisonner les protestants, afin tout à la fois de les protéger et de s’en protéger. Nulle « tolérance » ni naïveté quant à la préservation spontanée du calme donc, mais décision politique et raisonnée d’enfermer des proies et des « traitres » potentiels. La mesure n’a du reste rien d’exceptionnel. Elle est utilisée à Clermont, Albi, Gaillac ou Lyon et c’est aux prisons de ces trois dernières villes que se déroulent les tueries. Qu’il n’y ait pas eu de massacre à Chalon ne signifie donc en rien qu’il n’y ait pas eu de violences, l’extermination des huguenots ne venant qu’en position ultime d’une longue chaîne de contraintes usées à leur encontre. À Chalon, la violence semble s’être exprimée de façon plus mesurée, sous forme de pressions et d’appels insistants à la conversion. Les affrontements religieux ne doivent donc être considérés de manière monolithique mais au contraire dans la complexité d’un long dégradé, qui mène des formes les plus euphémisées de la violence symbolique jusqu’aux massacres les plus sanglants.

9En Bourgogne, c’est pour l’essentiel sous la forme d’une abjuration forcée des protestants que s’exprime la violence des rapports interconfessionnels de l’été 1572. Les Chalonnais établissent un lien explicite entre la conversion au catholicisme des huguenots et leur libération (« ceulx qui par leurs requestes promettent retourner à l’esglise catholicque et romaine » ; art. 4). On ignore les résultats de telles pressions à Chalon, mais on sait qu’ailleurs, elles se révèlent particulièrement efficaces : entre le 2 septembre et le 31 octobre 1572, 147 protestants dijonnais renient leur foi (Holt, 2003, p. 598). À Grenoble, entre septembre et décembre de la même année, 66 chefs de famille viennent abjurer aux pieds de l’évêque (Gal, 2000, p. 196-197). Mêmes conversions à Amiens en octobre 1572 (Rosenberg, 1988, p. 507).

10Les historiens ont avancé différentes hypothèses au sujet des abjurations massives des lendemains de Saint-Barthélemy, notamment dans les villes n’ayant pas connu de massacres. Pour Thierry Wanegffelen, qui a analysé les cas de conversion à Lectoure, « la facilité avec laquelle les uns comme les autres paraissent abjurer, lorsque les circonstances le commandent » et ce malgré l’absence apparente de violences, tiendrait à la conviction selon laquelle « l’une et l’autre Églises se valent et qu’on peut faire son salut dans chacune des deux » (Wanegffelen, 1997, p. 329). En d’autres termes, les affrontements religieux ne sont pas vécus avec la même intensité par tous les fidèles, certains d’entre eux contestant la pertinence du schisme. De son côté, Mack P. Holt remarque l’absence dans les formulaires d’abjuration dijonnais de « toutes références explicites à des doctrines, à des croyances et à la théologie catholique en particulier ». Pour lui, les magistrats semblent « se soucier beaucoup plus des actes scandaleux, de conduite séditieuse et de loyauté envers le roi et de menaces à l’ordre public que de déclarations explicites de foi ou de doctrine ». Sans sous-entendre que les croyances sont sans importance, Holt avance que les convertis peuvent « ne pas avoir été sincères en abjurant leur foi » (Holt, 2003, p. 602). Ce n’est pas dans l’usage direct de la force qu’il situe la cause des abjurations mais plutôt dans la peur huguenote d’une extension des massacres parisiens à Dijon. En outre, plusieurs d’entre eux vivent le massacre comme la manifestation du courroux divin contre la « nouvelle religion ». David Rosenberg enfin, qui étudie les conversions amiénoises en octobre 1572, envisage une autre hypothèse. Selon lui, si le massacre est évité, c’est grâce à la présence du gouverneur, duc de Longueville (1540-1573), flanqué d’une imposante garnison de gens d’armes, qui stationnent dans la capitale picarde jusqu’au début du mois d’octobre 1572 : « il est donc clair que le duc et ses gens avaient pu maintenir la paix dans les jours qui suivirent la Saint-Barthélemy parisienne (24 août) mais que dans la première semaine d’octobre ils ne pouvaient plus l’assurer puisqu’ils n’étaient pas à Amiens. Autrement dit, c’était la première fois depuis la Saint-Barthélemy, parisienne ou rouennaise, que les catholiques amiénois, tentés par la violence, se trouvaient sans surveillance du duc et de ses gens » (Rosenberg, 1988, p. 509). En l’absence de contrainte armée, les catholiques amiénois auraient ainsi pu user de menaces à l’encontre des réformés, ce qui semble aller dans le sens d’une construction de la paix « par le haut », comme l’écrit Arlette Jouanna : « la leçon essentielle des guerres, c’est que la tolérance civile, l’acceptation au moins provisoire de la différence religieuse au nom de l’ordre public et de la paix n’a pas pu être réalisée par le libre consensus des sujets, malgré les expériences allant en ce sens » (Jouanna, 2000, p. 484).

Les sources du maintien de l’ordre au temps des guerres de religion

11À Chalon, le document permet d’observer différents échelons, complémentaires et concurrents, du maintien de la paix : le niveau des interconnaissances et notamment du voisinage ; celui de la ville ; celui de l’État. Ces deux premiers cadres, vicinal et municipal, traversés de liens horizontaux paraissent essentiels pour expliquer la préservation du calme. Mais des fissures se laissent aussi entrevoir, qui amènent les habitants à se méfier de ces premiers réseaux de contraintes au profit de liens verticaux, plus volontiers tournés vers l’État protecteur des personnes et des biens.

12Le premier cadre de cohésion sociale observable en ce document est celui des interconnaissances. Que Chalon soit une ville de moins de 10 000 habitants n’est à cet égard pas indifférent. Sauf exception, les massacres touchent des grandes villes, où les conditions d’un « massacre sans culpabilité » sont plus aisément réunies. Pour Natalie Davis, « ce que les meurtriers doivent oublier, c’est que leurs victimes sont, elles aussi, des êtres humains » (Davis, 1979, p. 284). Or, dans une ville de moins de 10 000 habitants, selon Mark Konnert, tout le monde se connaît de près ou de loin et par conséquent, l’anonymat des victimes et des bourreaux est plus rare (Konnert, 2003, p. 113). À de nombreuses occasions en effet, les habitants de petites villes montrent qu’ils se considèrent comme tout autre chose que des représentants anonyme d’une église ennemie ou d’une autre : à Montferrand en septembre 1572, les consuls refusent d’enfermer une huguenote, Françoise Morel, en raison de « sa grave malladie »4. À la même date à Lisieux, les ménagers laissent en liberté le protestant Albert de la Couyère parce qu’il est chirurgien5. L’état de santé, la profession, le niveau de richesse constituent autant de déterminants de l’identité, parallèles aux classements confessionnels que l’on peut utiliser lorsque l’on connaît la personne, comme c’est le cas dans une petite ville. À Chalon, les rapports de bon voisinage sont capables de primer sur la haine religieuse : plusieurs huguenots sont ainsi « reçeus à tenir prison ès maisons d’aulcungs catholiques, gens de bien, qui en respondront au peril de leurs vyes » (art. 2). Autant que des hérétiques, les protestants sont des fils et des filles, des voisins, des amants, des riches ou des pauvres. Les possibilités ouvertes par ces appartenances plurielles invitent à refuser de réduire les rapports interconfessionnels du temps des guerres de Religion aux seuls affrontements : de nombreuses identités parallèles existent pour penser autrement les relations humaines, même si le religieux reste un cadre prédominant pour définir l’identité. En outre, en déplaçant le regard porté sur les protestants, c’est-à-dire en les considérant non plus simplement comme des fidèles dévoyés mais comme des « frères » ou des « pauvres », on se donne les moyens de réinsérer les rapports qu’on entretient avec eux dans des réseaux institutionnels capables de les prendre en charge suivant d’autres logiques et de dépasser en cela les références religieuses. Ce point se révèle nettement avec l’attention portée par la mairie au niveau de richesse des prisonniers : « y en a plusieurs de ladicte nouvelle religion qu’ilz sont si pauvres et necessiteux qu’ilz meurent de faim en prison, n’ayant de quoy vivre, sinon au jour la journée » (art. 5). De la sorte, les échevins peuvent faire prévaloir leurs devoirs d’édiles sur leurs obligations de fidèles : venir en aide aux plus indigents - comme l’ordonne Charny en imposant à l’échevinage de « pourvoir » à la « nourriture des pauvres » - prend alors le pas sur la nécessité d’exterminer les hérétiques.

13Le deuxième cadre essentiel de préservation de l’ordre à Chalon est donc municipal. En autorisant les habitants à élire un maire, Charles IX se crée, dès 1561, un réseau d’obligés qui mettront tout leur cœur à obéir aux volontés royales. Forgés dans les luttes des habitants pour obtenir une mairie, le « municipalisme » et l’identité chalonnaise constituent des cadres puissants pour dépasser les confessions. Le très modéré maire Philippe Bataille, qui compte dans sa famille plusieurs huguenots, en est sans doute le meilleur exemple. La suggestion des échevins de « mettre hors la ville » les serviteurs, sans doute étrangers, des protestants emprisonnés s’appuie sur la distinction essentielle entre « citoyens », natifs de la ville, à protéger indépendamment de leur confession, et étrangers, à chasser au plus vite. Comme à Limoges, on constate une « tolérance sélective » envers les huguenots selon leur lieu de naissance : c’est en raison de son « pedigree » de Chalonnais et malgré son hétérodoxie qu’un protestant a droit à la sauvegarde (Cassan, 2007, p. 52). L’honneur citadin l’emporte ainsi sur l’exclusivisme confessionnel, établissant une hiérarchie des priorités qu’on retrouve dans plusieurs autres villes préservées des massacres. En 1572, le cadre municipal semble encore un cadre pertinent pour maintenir la paix et endiguer l’effervescence des affrontements religieux.

14Plusieurs logiques verticales viennent toutefois contrecarrer la solidité de ces liens horizontaux. D’abord, le serment couché par écrit, malgré la sincérité de son propos, témoigne au fond de l’indélébile méfiance qui s’est installée au cœur de la ville à la faveur du schisme religieux : pourquoi sinon écrire en toutes lettres les conditions de l’entente ? Naguère, la cohabitation des habitants dans leur diversité allait sans dire et s’écoulait sans bruit à l’abri des tracas et des promesses, dans le train-train machinal de l’expérience ordinaire. À Chalon en 1572 au contraire, le « contrat » n’a plus rien de tacite. Devoir mettre par écrit les conditions de la cohésion sociale témoigne déjà d’une brisure dans l’harmonie municipale, origine d’un lent glissement de la Communauté vers la Société, précipité par les guerres de religion. On apprend ainsi, au détour d’archives moins officielles, que plusieurs catholiques ayant initialement accepté d’emprisonner des huguenots à domicile finissent par se « mesfier » d’eux et demandent à les faire jeter « ès prisons du sieur receveur et evesque »6.

15Certes, les habitants redoutent l’intrusion de modes étatiques ou simplement extérieurs du maintien de l’ordre, car cela coûte cher et sanctionne leur propre dépossession militaire. Les chalonnais assurent ainsi au gouverneur qu’ils sont « biens unis et paisibles » et qu’ils n’ont par conséquent « aucung besoing de garnison ny de compaignye ». Ce sont d’ailleurs les soldats étrangers de la citadelle qui menacent de s’en prendre aux meubles des réformés et non leurs concitoyens catholiques. Mais de l’autre main, par la méfiance qui perle, par ce texte même, adressé au gouverneur, par le langage qu’ils emploient, les habitants en appellent, bon gré mal gré, à l’intervention royale, ne serait-ce que parce qu’ils font porter la remonstrance ici commentée par le biais du capitaine de la citadelle, symbole même de l’étatisation de la garde urbaine.

16Par la violence des affrontements qu’il peut déclencher, le schisme religieux requiert de plus en plus des capacités et des techniques de préservation de la paix qui échappent au simple arbitrage des voisins, aux seules compétences municipales, au profit de l’État, de ses soldats et de ses juristes. Parce qu’au cours des guerres de Religion, la mairie comme la milice urbaine tombent souvent entre les mains des « partis » confessionnels, la garde autonome de la ville par la ville trahit sa fonction première pour se faire instrument des luttes intestines. Lentement alors, « la ville perd la partie face à l’État : la citadelle supplante la libre citée défendue par ses remparts et l’ardeur de ses soldats citoyens » (Chevalier, 1982, p. 309). Si la municipalité chalonnaise peut encore prétendre assurer d’elle-même le calme en 1572, des fractures viennent fragiliser son pouvoir, tant et si bien qu’avec la pacification henricienne, l’État finira par supplanter la ville comme garant efficace du maintien de la paix. Bien que les Chalonnais se rêvent comme « biens unis et paisibles » et désignent la cité comme cadre privilégié de leur concorde, ils se méfient de plus en plus les uns des autres. « C’est tragiquement, sur la ‘saison des Saint-Barthélemy’ conclut Bernard Chevalier, que se clôt cette phase de l’histoire des villes » (Chevalier, 1982, p. 288).