1Une table ronde était consacrée aux archives syndicales, à l’importance de leur conservation. Le cas des archives de la FEN peut-il servir de modèle ? Trois communicants en ont discuté : Françoise Bosman, directrice du Centre des Archives du monde du travail (Archives nationales), Guy Putfin, responsable des Archives de l’UNSA-Éducation et Alain Dalançon, responsable des Archives du SNES. Nous ne livrons pas ici la transcription intégrale des propos tenus à cette occasion, mais leur mise en forme thématisée, utile pour la clarté du débat.

Présentation des archives syndicales

2Françoise Bosman

3Dans les années 1980, il devenait primordial d’entreprendre la sauvegarde des archives du mouvement syndical. L’impulsion est d’abord venue des chercheurs qui ont trouvé les relais nécessaires dans les centrales syndicales, mais aussi parmi les professionnels des archives, convaincus de la nécessité de rattraper un certain retard par rapport à nos pays voisins ou eux-mêmes impliqués dans le mouvement syndical. En effet, le réseau des Archives de France avait déjà, depuis 1945, beaucoup fait en direction des archives privées, prenant conscience que ces fonds venaient utilement enrichir les archives publiques. Accompagnant les mutations du XX^e siècle, de nouvelles disciplines universitaires et de recherche mettaient les archives au centre de la demande sociale.

4Les archives syndicales n’étaient pas au cœur de la collecte des archives privées du réseau archivistique français. Les fonds des comités d’entreprises par exemple n’ont pas été préservés, à quelques exceptions près, et cette perte ne se comblera plus aujourd’hui. L’ouverture du Centre des Archives du monde du travail fin 1993 (cinquième site des Archives nationales) a marqué un rétablissement de la situation par le rééquilibrage des fonds syndicaux avec les fonds d’entreprises, de sorte que très vite une situation originale pouvait émerger, sans équivalent dans d’autres pays, plaçant les pouvoirs publics comme partenaires et acteurs de la collecte des archives du mouvement social et, de surcroît, rassemblant dans un lieu unique archives des entreprises, des syndicats patronaux, des syndicats ouvriers, mutuelles, associations, épaves des comités d’entreprises. Cette organisation originale aurait pu ne pas se produire pour des patrimoines émanant d’acteurs aussi irréductiblement en opposition, si le lieu de l’ancienne filature Motte-Bossut à Roubaix n’avait pas ouvert la possibilité même du sauvetage archivistique et d’une action dynamique des archivistes.

5Car c’est bien de sauvetage dont il s’agit. Les années 1980 consacraient la fin des grands fleurons industriels français (sidérurgie, chantiers navals, filatures, mines) plaçant les sites de production et le mouvement syndical devant des bouleversements profonds. La Fédération de l’Éducation nationale et la Confédération générale du Travail ont bénéficié, en raison de l’importance quantitative et qualitative de leur patrimoine archivistique, de dispenses de service de professionnels des Archives de France qui ont pu, dans leurs centrales respectives, être à la fois des experts et des militants : c’est le cas pour Guy Putfin dans la FEN et dans la CGT avec la création de son Centre confédéral d’archives et de son Institut d’histoire sociale. En outre, à chaque fois qu’une structure syndicale dépose ou donne son fonds d’archives aux Archives départementales ou au CAMT, cela permet une conjonction de compétences pour classer et établir l’inventaire des fonds, ainsi que pour leur mise en valeur. Ce colloque, qui donne toute leur place aux archivistes, aux universitaires et aux militants, témoigne bien de la pluralité des discours qu’il faut tenir et des méthodes à mettre en œuvre pour approcher les multiples réalités du mouvement syndical.

6Guy Putfin

7Pour présenter les archives de la FEN, commençons par la période contemporaine. Aux papiers des secrétaires généraux et des secrétaires nationaux s’ajoute un certain nombre de documents sonores et des vidéos. À compter de 1978, tous les congrès de la Fédération ont été enregistrés en continu sur support VHS, priorité absolue d’un programme de numérisation du CAMT. Les sténotypies des congrès et les publications fédérales sont évidemment une source de première importance, puisque la FEN a pendant très longtemps publié intégralement tous les débats et rapports de ses instances statutaires. Sur une période ancienne, beaucoup de chercheurs ont d’ailleurs travaillé quasi-exclusivement à partir des publications.

8Au fur et à mesure que les permanents fédéraux ont été plus nombreux, l’univers archivistique s’est beaucoup diversifié. Le premier à en avoir eu la charge a été Philippe Demeulenaere, permanent venu des Archives nationales puis des Archives départementales, et je tiens à lui rendre hommage ici parce que c’est lui qui a organisé le premier le Centre de documentation et les archives, qui a inventorié les premiers fonds des secrétaires généraux, Adrien Lavergne, Georges Lauré, James Marangé, et, ensuite, avec l’aide de Jean-Claude Hombert, également venu des Archives de France, les fonds d’André Henry, et le fonds de François Malcourant qui était secrétaire corporatif. Tout cela a été fait dans des conditions relativement « aisées », puisqu’il a travaillé sur des fonds déjà fermés, après le départ des secrétaires généraux.

9En ce qui concerne les archives d’André Henry, comme il a été ministre du Temps libre, les archives publiques de son cabinet ont longtemps été stockées avec les archives de la FEN. Jusqu’au jour où je lui ai dit que les archives concernant sa fonction ministérielle devaient être déposées au Centre des Archives contemporaines de Fontainebleau (Archives nationales). La partie concernant son mandat de secrétaire général de la FEN reste naturellement à Roubaix. André Henry a également déposé en fonds annexes toutes ses archives personnelles de militant, qui s’accroissent encore. Il vient à Roubaix régulièrement et a dernièrement transmis ses dossiers de président de l’Association laïque pour l’éducation et la formation professionnelle des adolescents (ALEFPA).

10Françoise Bosman

11Le SNI doit déposer chez nous bientôt son patrimoine archivistique et nous avons déjà le fonds ancien du SNESup, arrivé sans bordereau d’entrée et en vrac, ce qui fait que nous ne savons pas exactement sur quelle période portent les documents. Ce fut une « opération commando » réalisée à l’occasion de réaménagement de locaux, exactement ce qu’il ne faut pas faire, c’est-à-dire l’arrivée aveugle des archives, sauf quand il y va du sauvetage du fonds. Il va falloir commencer par faire un bordereau en ouvrant chaque boite. Lorsqu’on laisse les archivistes pourvoir à tout, sans organiser de partenariat de travail avec le producteur des documents, le traitement des fonds s’avère très lourd et très long. Tant que ce bordereau faisant office de repérage minimum n’est pas établi, le fonds est comme mort.

12J’évoque là des fonds nationaux relevant de structures d’envergure nationale, vocation du CAMT. Les archives de la section du SNI de Lille, malgré la proximité spatiale, seront dirigées vers les Archives départementales. En effet, le travail des Archives de France s’effectue en réseau entre Archives nationales, Archives départementales et Archives communales.

13Alain Dalançon

14L’Institut de recherches historiques sur le syndicalisme dans les enseignements de second degré est une association loi de 1901 qui a été créée en 1985 à l’initiative du SNES, alors membre de la FEN. Nous avons la responsabilité de conserver les archives du SNES créé en 1966-1967 et des syndicats qui l’ont précédé. En même temps, nous nous occupons de la formation syndicale.

15Nous possédons à peu près 600 mètres linéaires d’archives classées, ce qui représente environ 4500 cartons d’archives, une quarantaine de revues et de bulletins dont les collections sont plus ou moins complètes, 35 grandes boites contenant des photos et diapositives, soit entre 30 et 60 000 clichés, des films, des cassettes vidéo, des cassettes audio, des fonds privés de militants (il y en a actuellement 17). Les fonds personnels sont fort intéressants, notamment pour la période de la fin de l’occupation. L’IHRSES possède aussi une bibliothèque qui a servi aux générations de militants qui se sont succédé et qui compte à peu près 3000 volumes. Tout cela est librement consultable, au moins pour ce qui a été classé, sauf les fonds individuels et quelques cartons sensibles, concernant en particulier des affaires personnelles.

16Ces archives remontent à 1966-1967 mais nous possédons des archives antérieures qui sont surtout des bulletins, y compris d’avant-guerre, notamment celui de l’Association des professeurs des écoles primaires supérieures qui est devenue le SNCM, le Syndicat de l’enseignement technique qui est devenu le SNET, avec L’École Technique et Le Travailleur et évidemment L’Université Syndicaliste qui est toujours le titre actuel du bulletin du SNES, créé en 1928 comme bulletin de la section des professeurs des second et troisième degrés de la fédération unitaire de la CGTU. L’US d’avant-guerre est extrêmement difficile à trouver. Il en existe une collection incomplète à la Bibliothèque nationale, tous les numéros datant de 1936 à 1939 sont introuvables. Notre collection est également incomplète, même si j’ai découvert, dans des archives personnelles, deux ou trois numéros de cette période. Nous détenons également les comptes rendus sténotypiques des congrès à partir de la Libération.

17Guy Putfin

18S’agissant des archives anciennes, la Fédération a transmis des documents à partir de 1944 et, a priori, il n’y a rien avant, mais on a récupéré quelques fonds particuliers. Notamment quand André Henry avait fait son travail sur Serviteur d’idéal, il avait pris en charge deux cartons des archives de Zoreti, le fondateur de la FGE, contenant des documents de 1928. Il y a donc des fonds de militants qu’on a pu sauvegarder au coup par coup.

19Nous nous sommes préoccupés des archives de la Fédération, mais nous n’avions pas celles des syndicats nationaux. La Fédération, avec son rôle de coordination et avec ses secteurs de responsabilité, est peut-être moins sujette à perdre des documents, sauf quand des militants partent avec. Plusieurs militants ont gardé leurs archives, comme Louis Astre, qui m’a dit qu’il les déposerait un jour. Si un jour ils le souhaitaient, les autres militants pourront les déposer également.

20La Fédération disposait d’un Centre de documentation très important, où beaucoup de chercheurs sont venus travailler sur les publications et sur des dossiers documentaires, mais les archives, au sens strict du terme, n’y étaient pas rattachées. Comme il a disparu, les dossiers documentaires concernant l’éducation seront compris dans le prochain transfert à Roubaix. Il va falloir les identifier et inventorier de façon archivistique. La documentation par elle-même n’a pas toujours forcément vocation à être archivée, même si je pense que, pour les chercheurs, les dossiers documentaires peuvent être intéressants et prêts à l’emploi sur tel ou tel sujet. La manière dont ils sont élaborés traduit aussi les centres d’intérêt de la Fédération elle-même.

La collecte d’archives se situe entre dossiers classés et gérés, vracs accumulés, destructions oubliées, traces à inventer

21Françoise Bosman

22Les archives syndicales sont issues du monde du militantisme, donc des permanences syndicales. L’usage de ces permanences varie selon les moyens de fonctionnement du mouvement syndical et donc selon les périodes. Il peut y avoir des périodes de cataclysme archivistique (déménagements, destructions massives) ou des militants qui ne rangent rien et ne constituent aucun dossier. À l’inverse, on peut avoir un syndicat très organisé et utilisant ses dossiers sur le long terme. L’archiviste va donc rencontrer tous les cas de figures et doit avoir présent à l’esprit la réalité du mode de vie de l’organisation et des personnes dont il prend en charge les archives. Il doit aussi se dire qu’avant lui, d’autres ont eu la charge ou se sont livrés spontanément au rangement des locaux. Il faut alors se demander selon quelles règles ce classement primitif a fonctionné, l’archiviste devenant celui qui hérite et va donner sens au mode d’organisation premier.

23Ensuite, il convient de connaître le contexte historique général de la période syndicale que l’archiviste prend en charge. Comment le mouvement syndical était-il inséré socialement ? Est-on en période répressive ou apaisée ? Jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie, on brûlait les documents dans les chaudières du siège de la CGT rue Lafayette quand les descentes de police s’annonçaient. La perception de l’organisation syndicale est primordiale. Il faut alors se demander à quoi sert le mode d’organisation du syndicat et pour quels enjeux ? Les archives laissées en vrac par l’organisation renseignent utilement sur les urgences du syndicat : les dossiers correctement gérés constituent le cœur de l’action syndicale et permettent son institutionnalisation.

24Enfin, il faut que l’archiviste se garde de raisonner à partir seulement de ce qu’il trouve. En classant ce qui existe et en rédigeant des inventaires, on fait œuvre utile et nécessaire. Mais on met de ce fait insuffisamment l’accent sur ce qui manque, même si les « blancs » d’un inventaire sont lisibles en creux. Les manques sont aussi éloquents que ce qui demeure. Ils ne témoignent pas que du hasard des destructions et nous rappellent que les archives du mouvement social sont parmi les plus fragiles. Il faut prévoir le tour des personnalités ayant forgé le syndicat et partir à l’assaut des greniers et des caves des domiciles privés.

25Dernier point général qui importe beaucoup au CAMT : quand nous parlons de fonds d’archives, plus ou moins bien constitués, nous évoquons finalement des traces institutionnelles, publiques ou privées. Quand la FEN, de manière volontariste, vient déposer son fonds, celui-ci émerge des militants patentés, ayant un titre ; il résulte des congrès, des organismes directeurs. Ces ensembles constituent des archives officielles. Après, outre les archives disséminées à retrouver, il faut que l’archiviste invente des archives supplémentaires, car notre vie contemporaine est une succession d’absences de traces, liées au nouveau mode de vie technologique : nos paroles dans les téléphones, nos messages dans les courriels, les documents sur ordinateurs dont on conserve au mieux la mouture finale et non la genèse, les procès-verbaux de réunions qu’on ne fait plus parce que c’est fastidieux, etc. Ensuite, vient ce qui est sciemment tu, les réunions qui ne donnent pas lieu à des comptes rendus ou relevés de décisions avec des informations qu’on ne veut pas voir circuler.

26L’archiviste doit compléter son classement d’archives par des enquêtes orales : il convient d’interviewer les gens qui sont dans les marges, y compris celles du mouvement syndical. Je me place là dans l’esprit du rapport de 2001 de Georgette Elgey au Conseil économique et social. Lorsque j’avais commencé à prendre la caméra en Val-de-Marne pour interviewer les gens à l’occasion de notre exposition « Mai juin 1968 en Val-de-Marne : un printemps pas comme les autres », j’ai observé que les plus intimidés n’étaient pas les petites gens, les gens de peu comme disent certains historiens. Ces personnes parlaient avec une facilité déconcertante devant la caméra. Donc il faut aussi capter cette parole-là qui n’est pas productrice d’archives institutionnalisées : le syndiqué de base, le trésorier de section syndicale, le gréviste lors de tel ou tel événement.

27Le programme archivistique mis en place par la FEN est une initiative hors normes. Les rapports entre l’institution spécialisée des Archives de France, le CAMT et la FEN, centrale syndicale représentative, sont tout à la fois un modèle du genre et le résultat d’une situation très spécifique, qui en font un exemple difficilement reproductible. Le choix de l’État par la FEN n’a pour l’instant pas encore été imité par les autres centrales et l’inventaire – qui existe déjà grâce à Guy Putfin – sera à terme enrichi et figurera dans les instruments de recherche nationaux.

28La perspective est donc l’arrivée d’une troisième entrée en fin d’année 2006, mais je pense aussi qu’il y aura longtemps encore des arrivées satellites de dossiers en provenance des militants et syndiqués ayant conservé leurs archives. Ces fonds, ayant accompagné des parcours de vie, ont d’ailleurs toute chance d’avoir été transformés par leurs détenteurs en fonction d’un usage plus récent et immédiat. C’est le cas du fonds du fondateur de la CFDT, Eugène Descamps, qui a réutilisé ses dossiers dans la dernière partie de sa vie, pour ses activités d’enseignant à la Faculté de droit de Paris X-Nanterre, aboutissant à une matière archivistique fascinante où se mêlent les actions et la pensée syndicale antérieures avec l’élaboration après coup d’un exposé intellectuel, dans le cadre d’une prestation pédagogique.

29Alain Dalançon

30La constitution des archives pose effectivement des problèmes aux organisations syndicales. Nous avons mis en place des procédures auxquelles chacun devrait se plier : transmettre au bout de trois, quatre, cinq ans, ou à la fin de chaque année, des dossiers classés. Il est extrêmement difficile d’obtenir que chacun se plie à cette discipline, d’autant plus que l’IRHSES est resté longtemps éloigné de la maison mère. L’arrivée des nouveaux supports informatiques complique le problème. Depuis la fin des années 1970, le secteur Documentation du SNES était chargé expressément de conserver les archives officielles du syndicat. Cela recoupait un peu les archives des secrétaires généraux. Au fur et à mesure que les documents vieillissaient, la Documentation nous transmettait les archives mais quelquefois en pagaille. À l’occasion de déménagements ou de travaux de peinture dans un bureau, nous arrivaient trois mètres cubes d’un seul coup, à trier ! Mais je vous rassure, quand nous avons déménagé la fois dernière, les fonds étaient classés, inventoriés, et nous n’avons rien perdu !

31Françoise Bosman

32Potentiellement, combien de fonds de syndicats nationaux peuvent venir ici au CAMT côtoyer le fonds central de la FEN ? A-t-on un chiffrage en métrages des archives dont ils peuvent se libérer sans dommage pour leurs activités actuelles ?

33Guy Putfin

34C’est une question sans réponse… Le nombre de syndicats a varié selon les époques, certains sont déjà ici dans les fonds annexes. Par exemple, dans la deuxième entrée, j’avais récupéré les archives des quelques petits syndicats qui ont fusionné et du Syndicat du personnel technique de l’enseignement supérieur (SNPTES). Le Syndicat des agents de l’Éducation nationale a aussi des archives…

35Raphaël Szajnfeld

36J’ai été chargé, à la naissance de la FSU, de mettre en place un Service de documentation. On parlait tout à l’heure de la sous-estimation par certains responsables nationaux de la nécessité de conserver, d’identifier, de classer leurs archives, mais c’est encore plus vrai au niveau départemental ! Des trésors de mémoire se perdent de ce fait, la raison première étant le manque de place. La méthode est simple, on enlève le plus ancien, c’est-à-dire justement peut-être le plus intéressant. Le tri ne se fait pas selon l’utilité, mais selon la chronologie, les dossiers récents chassant les plus anciens.

37Jacques Girault

38Pour avoir été confronté aux archives de militants, je souligne que, pour des raisons variées, ils ne font pas confiance à leur organisation ou négligent simplement de procéder à l’archivage parce qu’ils se croient éternels. Autant il faut convaincre ces militants de déposer leur archives, autant il faut leur laisser la liberté de choisir le lieu adéquat. Il n’y aurait rien de plus désastreux que d’établir une norme. Un certain nombre de militants n’entendent absolument pas faire confiance à leur organisation, ou même quelquefois aux Archives départementales. Combien d’héritiers, au moment de la disparition d’un des leurs, négligent cette question-là et jettent tout ? Le devoir des organisations est de pointer les militants qui ont des archives et de s’assurer auprès d’eux qu’ils ont pris leurs dispositions pour que ces archives ne soient pas détruites.

39Martine de Boisdeffre

40Face à des archives privées, quelle est notre compétence en termes juridiques ? La loi sur les archives de 1979 a prévu explicitement que, dans la compétence des services d’archives publiques, il y ait l’accueil des archives privées, même si le cœur de notre métier est les archives publiques. Le législateur comprenait que ces archives couraient le risque de n’être pas conservées, et qu’il fallait en permettre l’accueil dans les services d’archives publiques. Mais s’il n’y a ni la volonté du propriétaire, ni celle de l’archiviste, on n’y arrive pas ! Il faut qu’il y ait rencontre des deux volontés, pour que se réalisent une donation à l’État ou un contrat de dépôt, les deux formes juridiques envisageables.

41Le besoin d’alerter les militants afin qu’ils prennent leurs dispositions est primordial. Dans tous les domaines concernant les archives privées, on essaie d’avoir la même pédagogie, mais j’ai remarqué depuis ces cinq années à la tête des Archives de France qu’il faut laisser du temps au temps. Certains ont immédiatement le réflexe d’archivage et il faut plus de temps à d’autres.

42La liberté de s’adresser à tel ou tel endroit du réseau des Archives est juridiquement totale. Il peut être plus cohérent pour le public, pour les chercheurs, et finalement peut-être plus signifiant pour celui qui dépose, d’aller à un endroit précis pour permettre d’enrichir des fonds qui existent déjà. Ses archives ont des chances d’être beaucoup plus valorisées, beaucoup plus consultées, si elles sont complétées par d’autres fonds de niveau équivalent. C’est de l’ordre de la pédagogie et de la persuasion, même si il ne s’agit évidemment pas de s’opposer à la liberté de chacun.

43Je tiens à saluer le travail précurseur, régulier et méthodique de la direction de la FEN, puis UNSA-Éducation, en direction de son patrimoine archivistique. Vous avez cité trois noms d’archivistes venus des Archives de France : Philippe Demeulenaere, Jean-Claude Hombert et Guy Putfin. Cette continuité des activités dans le domaine des archives, réalisées dans l’organisation syndicale même, doit être soulignée, car elle a permis qu’arrivent au Centre des Archives du monde du travail des dossiers ordonnés et inventoriés et, comme Françoise Bosman le soulignait, que soient signalés les manques et les arrivages futurs. Ce faisant, la FEN montrait qu’elle comprenait le travail de longue haleine des archivistes et, de plus, que ce travail ne pouvait se réaliser correctement qu’en les associant au fonctionnement syndical militant en interne. L’apport de Guy Putfin est à ce titre tout à fait essentiel : le sauvetage des archives privées se construit dans la confiance et le partage bien compris du travail entre producteurs et archivistes. Avec Georges Mouradian, puis Françoise Bosman, il a été le lien précieux en amont, là où les archives se créent et vivent, là où le dialogue est le plus positif avec les multiples détenteurs. Je remercie donc Guy Putfin d’avoir développé avec succès cette activité, dont on sait qu’elle n’est forcément pas la priorité du mouvement syndical et d’avoir mis ses connaissances du mouvement syndical de la FEN au service des Archives nationales et ses connaissances archivistiques professionnelles au service de son organisation.

44Joël Hedde

45Je suis l’ancien secrétaire général de la Fédération CGT de l’Éducation, de la Recherche et de la Culture, et président de l’Institut d’histoire de la CGT. Nous sommes confrontés aux mêmes problèmes que l’ensemble des autres organisations syndicales. Nous avons déposé une grande partie de nos archives, par opportunité historique, aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis.

46Nous avons assez régulièrement un problème avec les archives des militants. Au fond, qu’est-ce qu’une archive de militant ? Ses carnets de notes, ou aussi des archives générées par sa ou ses responsabilités et qu’il emporte avec lui ? Avant de dire qu’il va déposer ses archives, il faut sans doute discuter assez fermement avec lui : souvent, ce sont des archives qui ne lui appartiennent finalement pas, mais bel et bien à l’organisation, du fait qu’elles proviennent de son ou de ses mandats.

47Laurent Frajerman

48Je voudrais faire part d’une expérience personnelle sur des archives syndicales perdues. Je militais dans un syndicat étudiant qui s’appelait l’UNEF, dite Solidarité Étudiante, où les archives ont été jetées. Au moment de la réunification entre l’UNEF-ID et l’UNEF-SE, les archives ont traîné dans le local jusqu’à ce que le propriétaire des lieux, en l’occurrence la CGT qui hébergeait gracieusement l’UNEF, a fini par prendre la décision de jeter ces papiers. Ces étudiants bien négligents ont mis la clé sous la porte, sans rien faire pour les archives. C’est vraiment un regret de ma part parce que, quand j’étais en responsabilité, j’avais pris des premiers contacts pour déposer ces archives, mais je ne les avais pas formalisés. Les seules archives qui restent sont les archives privées des militants ! C’est un paradoxe amusant, j’en ai vu emporter des cartons entiers, or, cette initiative a au moins permis de les sauver.

49Louis Astre

50Guy Putfin m’interpelle de manière amicale : c’est vrai que j’ai un problème d’archives personnelles qui couvrent la période de 1945 à 1990. Ces documents sont de natures très diverses, ils concernent à la fois le SNES, le SNET, la FEN, la FSU, bref, ce n’est pas un problème simple. Le souci des responsables des archives de centraliser ces documents pour pouvoir les classer de façon rationnelle et les mettre à la disposition des chercheurs est tout à fait légitime et nécessaire, mais il faut prendre en compte le regard des militants possesseurs d’archives.

51Comment répondre aux sollicitations d’historiens qui se multiplient ? Jamais je n’aurais pu donner d’informations à Guy Brucy par exemple, avec ma mémoire personnelle défaillante comme celle de tout un chacun, si je n’avais pas eu ces documents avec moi. Moi, je me séparerai de mes archives personnelles le jour où j’aurai décidé que je meurs ! Il faut bien voir comment on vit les choses ! Tant que j’ai mes archives avec moi et que je peux répondre aux diverses sollicitations, y compris à mon propre souci de revoir mon passé, je vis ! Le jour où je m’ampute de ça pour faire plaisir à mon ami Guy Putfin et à nos aimables responsables des Archives de France, je me suicide ! Je vous remercie de comprendre que je ne suis pas pressé de le faire et donc que je vais mettre quelque temps, avec Guy Putfin, pour organiser les choses.

52Donc il faut tenir compte des militants et, de ce point de vue, je n’ai pas perçu l’installation des archives de la FEN à Roubaix comme un progrès. Si les archives étaient comme avant à Paris, les militants qui viennent de province aisément à Paris ou les militants de la région parisienne pourraient travailler dessus sur place, et donc on n’aurait pas le sentiment de s’amoindrir en s’en débarrassant définitivement.

Le traitement des archives (tri, classement, inventaire, reproduction)

53Comment retrouver l’intelligibilité du fonds, traduire le sens des documents, donner les clefs d’accès dans une masse et numériser des séries cohérentes de documents ?

54Guy Putfin

55Dans le meilleur des cas, les permanents de la FEN ont pris l’habitude de donner des papiers quand ils quittaient leur fonction, leur bureau, ou quand leurs armoires étaient pleines. On a alors numéroté leurs cartons en mettant simplement les initiales du permanent dessus, mais la croissance de l’archivage a été telle que ce n’était plus gérable. Aussi, quand j’ai pris la responsabilité des archives fédérales, j’ai appliqué le principe utilisé aux Archives nationales pour les archives contemporaines, à savoir des entrées en continu cotées avec un numéro d’entrée et assorties d’un bordereau rapide ou d’un inventaire plus détaillé, si j’avais le temps de le faire au fur et à mesure, ce qui permettait d’avoir des entités arrivées de manière morcelée, mais bien identifiées. Dans une autre phase du travail faisant suite au sauvetage, il suffisait ensuite de recoller ensemble les arrivées d’un même producteur par sous-série cohérente.

56J’avais aussi le souci de pouvoir dire aux permanents ce qu’il faut garder ou pas dans le cadre de leurs archives en formation. Des tables rondes sur les archives ont été organisées avec Georges Mouradian ici même, et à l’IRES, et nous nous sommes posé la question de savoir si nous pouvions aller jusqu’à faire des tableaux de gestion des archives syndicales. Au début, j’avais dit que ce n’était pas possible, et puis à force d’y réfléchir, de voir fonctionner les permanents, et d’être reconnu dans l’institution, cela m’est apparu plus facile. J’ai réussi à réaliser des audits des secteurs, c’est-à-dire analyser, notamment avec les secrétaires, à partir de leur façon de travailler et des activités menées, ce qu’il fallait garder ou jeter, et leur permettre d’élaborer des dossiers sur lesquels, en principe, on ne devrait plus avoir trop de travail de tri à faire ultérieurement.

57Alain Dalançon

58Pour le SNES, les archives ne sont pas inventoriées comme à la FEN. Je rappelle que Guy est archiviste de métier et que je suis seulement historien, si je puis dire. Nous avons quand même classé chaque carton comportant différents renseignements sur l’origine, le niveau de provenance, le sujet et les dates. Le classement reprend le principe du classement W, c’est-à-dire au fur et à mesure que les choses arrivent de chaque entité productrice. Il faudrait maintenant passer à un inventaire raisonné, mais c’est évidemment un très gros travail.

59Françoise Bosman

60Les perspectives du CAMT sont donc d’arriver à publier l’inventaire de la FEN, mais tant qu’on aura des arrivées de morceaux de fonds, cela va nous stopper un petit peu. Un inventaire détaillé ne peut se faire utilement qu’avec un fonds d’archives clos, au moins sur une période donnée. Or, les archives syndicales sont un patrimoine dispersé, voire éclaté : l’archiviste doit donc patienter pour travailler sur une période totale, sachant que la vie syndicale occasionne tous les jours des pertes de papiers. Il faut éditer un inventaire papier et le même sur Internet : l’un n’exclut pas l’autre. L’inventaire papier permet une édition imprimée illustrée facile à consulter notamment en salle de lecture et l’Internet permet de véhiculer l’information à distance.

61S’agissant de la numérisation, on va sauvegarder en priorité les supports dits spéciaux. Le CAMT a lancé de nouveaux programmes d’archivage pour numériser plans, archives papier fragilisées par la communication, iconographie, photographies, sons et films. C’est ainsi que les cassettes son des congrès de la FEN vont devoir émigrer sur des CD audio. Mais si, dans le cas des sources audiovisuelles, les supports d’origine peuvent disparaître car dépassés par les techniques actuelles, il n’en va pas de même pour d’autres supports plus classiques. La numérisation d’un grand plan permet sa consultation plus aisée et sa copie rapide, mais il ne peut pas disparaître en tant que plan original sur support papier.

62Alain Dalançon

63Les secrétaires administratifs veulent faire de la place, donc après numérisation on serait tenté de jeter les originaux à la poubelle. Je m’y oppose formellement. Il va donc falloir envisager de les déposer auprès des services publics d’archives. J’avais commencé à discuter l’année dernière avec le CAMT pour envisager de déposer les archives du SNES, ce qui donnerait la possibilité de concentrer ici des fonds d’archives concernant aussi bien la Fédération que les syndicats nationaux.

64Guy Putfin

65Concernant la numérisation, il faut savoir que pour les documents papier, c’est très compliqué. Autant on peut numériser des collections de L’enseignement public, des circulaires, des séries bien identifiées et continues, autant pour un dossier où il y a un peu de tout, c’est quasi impossible. Cela nécessiterait que tout soit complètement inventorié pièce par pièce, ce qui est un travail colossal dont je ne vois pas tellement l’intérêt. Par contre, comme tout est produit maintenant de façon numérique, directement sur les ordinateurs, j’ai donné la consigne aux secrétariats d’archiver au moins les courriers directement sur CD. Mais la question se pose quand même : est-ce qu’on va jeter l’exemplaire papier ? Si je pose la question aux historiens, ils vont dire : « Ah non, surtout pas ! », mais je ne sais pas quelle est la politique de la Direction des Archives là-dessus.

66Françoise Bosman

67La production de documents par ordinateur ne rend compte que du document définitif, et non des strates successives de la rédaction, c’est-à-dire la genèse d’une expression écrite, comme nous le donnaient les dossiers autrefois, avec brouillons et annotations permettant de cerner la manière dont une décision est prise et par qui.

68Martine de Boisdefre

69Les problèmes d’espace existent toujours. Effectivement, c’est toujours au moment des déménagements ou de la volonté de gagner de la place que se pose la question des archives, lorsque ce sont des archives papier. Lorsque ce sont des archives numériques dès l’origine, la problématique n’est plus du tout la même. C’est pourquoi nous allons mettre en place un pilote de plate-forme d’archivage électronique. Ces méthodes ne sont pas différentes de celles que Monsieur Putfin a mises en œuvre d’une façon formidable, réussissant à mettre en place des tableaux de gestion, à l’instar de ce que nous faisons au sein des structures administratives. La FEN a fait cela d’une manière tout à fait admirable et efficace. Il faut que, dès l’amont, on pense qu’on va devoir archiver, et non pas qu’on ne songe à archiver qu’a posteriori.

70La numérisation n’est pas une alternative à la conservation. Qu’a-t-on numérisé, sachant que les archives numérisées représentent 40 % des fonds numérisés du Ministère de la Culture ? D’abord, c’est l’état civil, le cadastre, parce qu’il y a une forte consultation du public qui nous oblige à soustraire les originaux des manipulations trop fréquentes. Ensuite sont numérisés les formats spécifiques : plans, cartes, gros registres, etc. Mais il va de soi que dans tous ces cas, ce n’est pas parce qu’on numérise qu’on va détruire ! On numérise pour faciliter la consultation, d’autant que la longévité des supports numérisés est encore incertaine.

71Pour ce qui est originellement électronique, faut-il quand même garder le support papier ? Pour le moment, on dit plutôt oui, parce que c’est plus simple. Je pense que pour le moment, y compris pour les productions originellement non-papier, il est prudent de conserver la version papier. Certes, on ne gagne pas de place. Mais l’objectif des archivistes, qui pourtant ont le souci de la bonne sélection en tête, est d’abord d’être sûrs de conserver et non pas de faire de la place. On sait très bien qu’avec les nouveaux supports il va falloir migrer, et cela à un rythme assez rapide. On ne garde pas les archives pour soi, pour son plaisir personnel ou pour ses propres études, mais on les conserve véritablement pour les partager.

72Françoise Bosman

73Moi, je vois un seul domaine où on pourrait jeter le support original, ce sont les vieux enregistrements son et les vieux films, car l’original est immédiatement dépassé par le report technique performant du moment. Cela néanmoins oblige à surveiller périodiquement les archives nouvelles ainsi générées, en imaginant d’ailleurs que de nouvelles techniques encore plus performantes surgiront ultérieurement nous amenant à un nouveau changement de support. On voit que plus on s’écarte de l’écriture sur papier, plus la conservation est subtile, chère et dévoreuse de temps de travail. Cela dit, les métrages de vieilles bandes sons et de vieux films ne sont pas ce qui encombrent nos rayons d’archives.

74Alain Dalançon

75Je partage votre avis pour les archives audio, les cassettes, mais pas pour les films. Quand vous êtes devant une grande bobine comme ça, il faut la conserver, même si vous la transposez sur de nouveaux supports numérisés. Pour la numérisation, il me semble que pour les dossiers qui sont bien classés, par exemple les bulletins des sections académiques ou leurs circulaires, cette sorte d’archives peut être facilement numérisée. Les dossiers bien classés des congrès peuvent être également numérisés, ainsi que les comptes rendus des CA ou des conseils nationaux par exemple, étant entendu que les congrès ont également été complètement enregistrés depuis le début des années 90. Nous avons pris également la précaution d’enregistrer sur CD, voire sur DVD, depuis à peu près une dizaine d’années, toutes les archives qui sont produites par l’organisation.

76Concernant le stock très important de clichés dont nous bénéficions qui ont été pris à l’occasion de reportages sur des actions, des colloques et dans les établissements, expression évidemment précieuse du syndicat, il y a beaucoup de doublons. Il ne faut donc probablement pas tout numériser, mais faire un tri préalable. Ensuite, lorsque vous avez des photos, il faut passer par le stade de l’identification des militants, des lieux, des événements et de leurs dates. Les militants les plus anciens se souviennent de ces périodes syndicales : nous commençons à mettre sur pied un grand plan de numérisation nous donnant la possibilité de revoir les photos pour pouvoir indiquer : « De gauche à droite, untel, untel, untel… ».

77Françoise Bosman

78C’est au point par exemple que nous avons demandé à l’abbé Pierre et à Emmaüs International de procéder à l’identification de ses photos personnelles et des premiers films qu’il a faits en sillonnant le monde au lendemain de 1945. Un bon inventaire de photos, d’enregistrements sonores et de films passent finalement par le recueil direct de témoignage des acteurs et réalisateurs de ces archives.

79Guy Putfin

80La question de la messagerie électronique est à soulever. J’ai classé la troisième entrée des archives de la FEN au CAMT et, dans cette période-là, on commence à voir surgir beaucoup de courriels. J’ai été agréablement surpris de voir que, dans les dossiers, il y en avait pratiquement toujours une copie papier. C’était le début des courriels, tout le monde n’avait pas d’ordinateur, cette situation a duré quelques années. Actuellement en revanche, je sais d’expérience que dans l’organisation les courriels circulent entre tout le monde, mais je pense que plus personne n’en fait de tirages papier. Cela dit, tous n’ont pas non plus beaucoup d’importance, et on n’est pas obligé de tout garder, mais j’encourage les personnes, quand ils ont un message électronique qu’elles jugent important sur une action ou autre, à faire un tirage papier.

81Joël Hedde

82Nous avons un réel problème de moyens quant à la numérisation. Nous avons été aidés par le Ministère de la Culture pour la numérisation de photos, on a reçu un certain nombre de subventions, mais pour les archives papier classiques, on vit quand même d’expédients. Nous avons un partenariat avec l’université de Bourgogne qui a numérisé partiellement notre collection du journal Le Peuple d’avant 1914. Nous coopérons dans le CODHOS qui est en train de passer un accord avec la Bibliothèque nationale pour numériser les congrès d’avant 1914. Mais c’est insuffisant pour des archives papier qui ont un intérêt, mais qui se détériorent, y compris quand elles sont conservées dans les Archives départementales.

83Laurent Frajerman

84Les archives issues de la numérisation ne contiennent-elles pas de risques d’erreurs, en particulier en cas de numérisation automatique ? C’est un atout formidable, mais en tant qu’historien, je préfère quand même avoir la version papier, pour le statut de la preuve et pour les problèmes de dates puisque les dates peuvent être changées automatiquement par les systèmes informatiques. Si les syndicalistes enseignants peuvent garder les courriels, c’est formidable. On retourne à la situation qui avait fait le miel des personnes qui ont étudié la Fédération Unitaire de l’Enseignement entre les deux guerres : toute la correspondance de ces militants de province sans téléphone est conservée. En revanche, des dirigeants des années 1950 me disaient : « Si tu veux étudier les tendances dans la FEN, tu ne sauras jamais tout parce que beaucoup de choses se sont passées oralement. » Or avec les courriels, nous retrouvons de l’écrit, beau renversement de situation !

85Françoise Bosman

86La numérisation est la solution si l’on se place dans l’optique de diffuser au plus grand nombre les informations strictes que livrent des documents. Mais il n’y a pas de plus grande émotion que de découvrir les archives originales en salle de lecture et justement de trouver ce qu’on n’y cherchait pas ! Aucune reproduction numérisée une à une livrée sur Internet ne peut amener à saisir la subtilité d’organisation des dossiers les uns par rapport aux autres, et ce que cette organisation révèle. N’oublions pas que les pièces d’archives se parlent les unes avec les autres : c’est pour cette raison que nous désignons un ensemble de documents par le terme de fonds.

L’utilité du réseau Archives de France

87Comment amener tous les publics, et donc les syndicalistes, à utiliser les fonds d’archives économiques et sociaux ?

88Françoise Bosman

89Où et comment sont conservés actuellement les fonds des différentes structures de la FEN lorsque les archives sont encore chez les producteurs ?

90Alain Dalançon

91Dans les anciens locaux des sections académiques de la région parisienne, près de l’avenue de la Grande Armée, nous avions énormément de place. Mais l’année dernière, nous avons déménagé et nous sommes maintenant tous concentrés dans les nouveaux locaux du SNES avenue d’Ivry. Cela a pour avantage de nous avoir rapprochés de la maison mère et nous pouvons organiser maintenant un service en liaison avec la documentation actuelle du syndicat. Mais, en même temps, nous avons beaucoup moins de place et une partie des archives a du être déplacée en banlieue. Le fonds est librement consultable avec un délai d’une demi-journée à une journée et nous sommes en train d’essayer de le numériser. Nous avons commencé par ce qui me paraît le plus important, c’est-à-dire les congrès, et également les bulletins et les circulaires des sections académiques parce que, confrontées également à un problème de place, elles n’ont pas conservé leurs propres archives. Nous en sommes devenus les seuls détenteurs. Quelquefois, mais rarement, les sections ont déposé auprès des Archives départementales.

92Guy Putfin

93Nous avons une politique très claire. Quand une section départementale nous demande ce qu’elle fait de ses archives, nous lui conseillons de prendre contact avec les Archives départementales. Ce n’est pas toujours facile : l’archiviste départemental ou le conservateur n’est pas forcément attiré par ce genre de fonds, ou bien les responsables syndicaux ne veulent pas faire la démarche… En ce moment par exemple, j’ai une demande de l’ancienne section FEN de Paris qui détient des documents relativement anciens. Je suis allé les voir et, après tri, nous prendrons contact avec les Archives de Paris.

94Contrairement à la CFDT qui a des locaux pour ses archives confédérales et fédérales – mais le comparatif n’est peut-être pas juste par rapport aux quantités produites par les diverses centrales syndicales –, nous n’avons jamais eu suffisamment de place pour conserver nos archives. Donc, la question s’est bien posée à un moment donné de savoir ce qu’on faisait de nos archives, non pas pour qu’elles soient stockées, mais pour qu’elles soient consultables et utiles. Le problème est au niveau de la consultation des archives. Je pense qu’à chaque fois que nous faisons un dépôt complémentaire, nous devons aussi essayer d’ouvrir plus largement les possibilités de consultation. Nous l’avons déjà fait, puisque la date limite de consultation libre est passée de 1974 à 1981, jusqu’à la fin du mandat d’André Henry, et que lui-même ouvre ses archives personnelles de militant. Mais j’aimerais bien que l’on puisse aller au-delà et envisager une consultation libre, car il faut dire que jusqu’à présent, aucune demande de consultation n’a jamais été refusée. Nous travaillons actuellement à rendre le dépôt de la FEN à Roubaix librement communicable et reproductible, à l’exception des dossiers demeurés encore en vrac en attente de classement.

95Martine de Boisdeffre

96Il faut faire jouer le principe de subsidiarité. Lorsque l’on a des archives qui sont d’intérêt départemental (et cela n’a rien de négatif à mes yeux), il faut faire jouer le réseau des Archives de France. Lorsque ce sont des archives d’intérêt national, on se dirige vers un autre niveau, de préférence vers les Archives nationales. Il peut arriver dans certains cas, qu’on rencontre une plus ou moins bonne perception au niveau départemental, ou bien qu’il y ait des manques de place, mais il n’empêche que nous devons faire jouer le réseau. La France a la chance d’avoir ce maillage assez exceptionnel, animé par des personnes formidables qui ont le même type de formation et qui suivent les mêmes procédures. Ensuite, il peut y avoir des exceptions parce que la vie et le monde ne sont pas idéaux, mais profitons tous ensemble de la richesse et de la diversité de ce réseau sur l’ensemble du territoire. Ainsi, l’impossibilité de rassembler toute la production de la FEN dans un lieu unique sera compensée par l’utilisation du réseau des services publics d’archives qui entretiennent des rapports complémentaires et constants entre eux : les inventaires par exemple pourront intellectuellement être rassemblés dans une base de donnée unique si nous le décidons.

97Jean-Paul Roux

98Je voudrais appuyer le témoignage qu’a apporté Guy sur le choix que nous avons fait et que j’ai eu la chance de concrétiser en signant la convention en novembre 1997 avec les Archives nationales. C’est la conjonction de trois démarches : un hasard heureux, la réponse à des questions pratiques, et puis une certaine idée de l’histoire.

99Le hasard heureux, c’est Guy Putfin. On a pu croiser dans une même démarche l’engagement militant et le professionnalisme, parce qu’il était lui et qu’il a convaincu les permanents que nous étions que nous ne pouvions pas continuer comme ça. Il avait une certaine idée de l’histoire, à savoir que c’était à la fois notre histoire, donc nos archives, mais qu’en même temps elles ne nous appartenaient pas, en ce sens qu’elles participaient de l’histoire sociale de ce pays. C’est la raison pour laquelle Guy a insisté et nous avons dit à nos sections départementales de se rapprocher des Archives départementales, de façon à avoir, en parallèle entre structure nationale et structures locales, la même démarche. L’idée qui se concrétise aujourd’hui, c’est qu’à la fois la Fédération et ses principaux syndicats nationaux (ce travail est en cours actuellement pour le SNI-PEGC) puissent conserver, dans un ensemble cohérent et en continu, leurs archives des origines à nos jours, et d’avoir ainsi ce témoignage d’une grande continuité historique d’une organisation née avec la Fédération Générale de l’Éducation-CGT (FGE-CGT), poursuivie avec la Fédération de l’Éducation Nationale-CGT (FEN-CGT), puis la Fédération de l’Éducation Nationale-Autonome (FEN-Autonome), et enfin avec la FEN-UNSA et l’UNSA-Éducation. Il y a donc un parallèle pour nous entre une continuité en termes d’archives qui est symbolisée par son dépôt ici et la poursuite de ses dépôts successifs, et la continuité historique que nous voulons incarner et qui est à la disposition des historiens et des chercheurs.

100Raphaël Szajnfeld

101Je trouve que c’est une bonne chose de donner pour consigne aux structures départementales de se rapprocher des Archives départementales. C’est déjà le cas ici ou là et il faudrait que cela s’organise plus systématiquement, mais vous disiez qu’il y a parfois des réticences au niveau des Archives départementales elles-mêmes. N’y a-t-il pas moyen que les Archives Nationales conseillent aux Archives départementales d’opérer de tels rapprochements ?

102Martine de Boisdeffre

103Bien entendu. Les récentes publications de la Direction des Archives de France ont montré comment elle a su régénérer, sur un espace de trente ans, l’ensemble de ses bâtiments d’Archives départementales. Il suffit d’aller aux Archives départementales du Nord voisines pour voir comment le service se réimplante sur le site même avec des locaux réaménagés de manière moderne, sans même déménager, tout en continuant de fonctionner. C’est un chantier absolument admirable ! Mais il est vrai que ce sont des gros dossiers menés avec les Conseils généraux qui ont la gestion des Archives départementales, et entre un projet de rénovation ou de construction et l’inauguration de nouveaux lieux, il se passe quelquefois quinze ou vingt ans. Ce sont de vrais sagas dans certains endroits où il faut attendre que certains élus partent pour remettre au jour un projet. Je dirais que globalement cependant la carte des Archives départementales est aujourd’hui, à 60 ou 70 %, une carte intéressante.

104Les collègues des Archives départementales gèrent la série J intitulée « entrées par voies extraordinaires », où ils ont à classer tous les fonds privés sous toutes les facettes, donc pas seulement les archives patronales et d’entreprises mais aussi les archives syndicales, associatives, etc. C’est un lourd travail et il faut aussi qu’ils aient dans leur équipe des scientifiques et des personnels qui ont particulièrement le goût de l’histoire sociale et qui s’y sentent à l’aise, ce qui n’est pas toujours le cas puisque les équipes bougent. La carte est globalement unique, mais avec des spécificités dans la vie quotidienne. Pour sa part, il y a longtemps que la Direction des Archives de France a donné le message : « N’oubliez pas la vie économique et sociale de votre département ».

105Françoise Bosman

106Il y a des dépôts d’Archives départementales qui vont plus vite que d’autres dans certains domaines archivistiques pour des raisons historiques, faisant que tel ou tel aspect va être développé, sous l’impulsion des élus des conseils généraux. Dans le domaine des sources économiques et sociales, les services du Val-de-Marne et de la Seine-Saint-Denis par exemple ont été très en avance, avec aussi cette caractéristique sur leurs collègues des dépôts d’archives originels de 1796 qu’ils n’avaient pas d’archives publiques à gérer à leur ouverture en 1968. Ces dernières leur ont été petit à petit rétrocédées par les anciens services de la Seine et de la Seine-et-Oise. Cette dévolution conduisait toutefois à diviser et réaffecter des fonds qui avaient eu une unité organique évidente.

107Ainsi, pour reprendre l’exemple du Val-de-Marne que je connais bien, la construction de la mémoire de ce nouveau département s’est faite à partir des très anciennes archives communales rassemblées par dépôt des maires aux Archives départementales de Créteil et à partir de la création de toutes pièces de la collection des archives privées rendant compte de la réalité contrastée du territoire, entre domaines de grandes familles et banlieue ouvrière de la ceinture rouge. C’est ainsi que des fonds d’entreprises, d’industriels et savants, de syndicats et de mutuelles, de coopératives ouvrières de production et de militants de tous horizons ont fait leur entrée dans ce dépôt.

108Jacques Girault

109J’ai eu l’immense plaisir de travailler à la fin des années 1960 avec Jean Maitron, qui fut, je crois, le pionnier en matière de réflexion sur le lien entre l’histoire et les archives ouvrières et syndicales. Quand je lui ai succédé au milieu des années 1970, j’ai été associé à cette réflexion, aussi bien avec des syndicats qu’avec les Archives de France, sur ce qui allait devenir la nouvelle loi sur les archives en 1979. J’ai constamment pensé, comme Jean Maitron d’ailleurs, que les organisations devaient tout faire pour préserver leurs archives, mais qu’elles n’avaient pas la possibilité matérielle de le réaliser et qu’il fallait obtenir de l’État qu’il accueille ces archives dans les fonds privés, ce que le bilan de cette table ronde signale comme étant en train de se réaliser. Il faut voir que toutes les organisations syndicales n’avaient pas suivi cet avis dès le début, mais que progressivement, elles y ont quand même été amenées pour des raisons historiques et financières. C’est donc très intéressant finalement de voir que l’État a pu assumer ses responsabilités et a rempli son devoir en quelque sorte, qui est de conserver la mémoire des organisations syndicales et politiques.

110Laurent Frajerman

111Il y a vraiment besoin de mettre les différents lieux des archives en réseau. C’est important parce qu’ils sont éclatés. On peut combattre les effets de dispersion par la mise en réseau, mais cela signifie aussi avoir des moyens. Sur Internet par exemple, si on fait une recherche, est-ce qu’on a facilement accès à tous les inventaires qui ont été décrits ici ? Est-ce que les différents sites renvoient les uns aux autres, etc. ?

112À un moment donné il faut un seuil critique, un effet de masse : le fait que beaucoup d’archives du syndicalisme enseignant soient conservées à Roubaix en fait un lieu central, ce qui est quand même pratique pour un chercheur qui pourra ouvrir d’autres cartons au fil de ses découvertes.

113Françoise Bosman

114L’image de marque du Centre des Archives du monde du travail est justement de mettre sur Internet tous les instruments de recherche existants, de l’inventaire détaillé au simple bordereau de repérage. Même un fonds dans le plus grand vrac est signalé sur Internet à la curiosité du public et la salle de lecture est organisée pour communiquer les fonds non encore classés, avec le soutien des archivistes de l’équipe. Ce que j’observe depuis mon arrivée à Roubaix, c’est au contraire une très forte sous-utilisation des archives rassemblées ici : tous les ans, un nombre important de fonds sont collectés et traités et ne font cependant pas l’objet de sollicitations immédiates, alors que la quasi-totalité des propriétaires des fonds en dépôt accordent très volontiers l’autorisation de consultation de leurs archives et que nous négocions, à chaque fois que cela est possible, une procédure plus simple de donation à l’État.

115Nous nous employons également à créer et alimenter une grande bibliothèque spécialisée sur le monde de l’entreprise, le monde de la technique et de la finance, le monde syndical et les conflits sociaux, le monde associatif et caritatif, la sociologie du travail pour faire en sorte que la salle de lecture soit aussi fréquentée comme une bibliothèque. Je crois que c’est très important dans une ville comme Roubaix.

116Martine de Boisdefre

117Quand les fonds se séparent de vos organisations et partent un peu loin (puisque tout le monde me dit que Roubaix c’est loin), est-ce que vous, les syndicats qui ont fait ces transferts, vous vous sentez en manque ? Est-ce que vous avez le sentiment que ce sont des parties de mémoire dans lesquelles vous ne puiserez plus ? On sait que les historiens viennent dans notre salle de lecture, mais les militants viennent relativement peu… Ce patrimoine vous manque-t-il quand vous préparez par exemple des congrès, de grandes initiatives, des commémorations, etc. ?

118Guy Putfin

119Si on faisait une commémoration ou une grande exposition, c’est évident qu’on aurait besoin de venir travailler ici. Pour ma part, j’ai une consigne simple qui est de dire aux permanents fédéraux : « Si tu me donnes tes archives, ça veut dire que tu n’en as plus besoin, sinon tu les gardes ». Et puis il y a toutes nos publications : elles ont été transférées ici mais on en a gardé un exemplaire, ainsi que les circulaires ; de plus, nous avons des dossiers documentaires sur la vie de la Fédération. Cela nous permet de faire des travaux de recherche. Par exemple quand nous travaillons avec Claude Pennetier et Jacques Girault dans notre association HIMASE sur l’histoire des militants, pour rédiger des biographies pour le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier-Maitron, on trouve par nous-mêmes bon nombre de renseignements en utilisant les publications de la FEN. Si on veut aller plus loin, des éléments seront à chercher dans le fonds à Roubaix. Nous avons donc conservé de quoi pouvoir réaliser des recherches courantes.

120Alain Dalançon

121Pour ce qui nous concerne, nous souhaiterions que les archives servent à la fois aux historiens, aux chercheurs en général, mais également aux militants. Il y a d’ailleurs un paradoxe concernant les réactions des militants. À la fois, ils sont très demandeurs, mais en même temps on remarque un certain désintérêt, ou plus exactement ils voudraient avoir tout de suite des réponses aux questions qu’ils se posent. Ils m’envoient des courriels et il faut que je leur donne la réponse, sans avoir l’idée de venir chercher par eux-mêmes. C’est cette démarche-là qui est quelque peu regrettable, mais les choses fonctionnent comme cela, malheureusement.

Conclusion

122Pour se familiariser avec les archives, apprendre à chercher dans les fonds, connaître les lieux forcément multiples de conservation.

123Françoise Bosman

124Après sa valeur d’usage pour son producteur, un dossier d’archives ne poursuit son existence que si quelqu’un d’autre se met à y porter intérêt. Cet intérêt peut revêtir des besoins multiples : c’est pourquoi les archives ont toujours quelque chose à nous dire, quelque chose de différent de ce qu’elles ont déjà dites. C’est une matière inépuisable selon la personne qui interroge tel ou tel dossier d’archives dans un but précis. C’est pourquoi les salles de lectures des services publics d’archives ont la capacité de recevoir tout le monde, de l’universitaire au militant, du mordu d’histoire au simple curieux. Moins le public est composé de spécialistes, plus les archivistes ont le devoir de développer les pistes d’approche des fonds : ils sont ainsi parfaitement dans leur fonction de médiateurs des publics.

125Classer un fonds, produire un inventaire et le livrer sur Internet sont des missions qui prennent beaucoup de temps. La récompense se trouve dans les sollicitations des usagers et dans les coopérations qui se nouent la plupart du temps sur place. En conclusion, il faut conjuguer nos efforts entre universitaires, archivistes et producteurs des fonds pour hausser le niveau des exigences et des activités : se coordonner en matière de collecte et de réception des fonds, s’entraider dans les opérations longues de traitement des archives, partager l’effort pédagogique en direction de tous les publics, œuvrer en commun à la mise en valeur des richesses patrimoniales sauvegardées.