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La fédération de l’Éducation nationale (1928-1992)

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Françoise Bosman
, 
Jean-François Chanet
, 
Laurent Frajerman
, 
et al.

Troisième partie : La FEN à l'épreuve des débats idéologiques

Chapitre 9. De la Majorité fédérale de la Fédération unitaire de l’enseignement à l’École émancipée (1935-1948) : quand une direction d’un syndicat se transforme en tendance minoritaire

Loïc Le Bars

Texte intégral

1L’École émancipée (EE) a occupé dans l’histoire de la FEN une place beaucoup plus importante que celle dans laquelle la modestie de ses résultats dans les votes d’orientation aurait pu la confiner. Cela est particulièrement vrai pour la période cruciale qui a vu la FEN faire le choix de l’autonomie et adopter un mode de fonctionnement basé sur l’existence de tendances, rendant possible cette « moins mauvaise des solutions ». Si l’EE a pu alors jouer un rôle déterminant, ce fut en tant qu’héritière de la tradition syndicaliste révolutionnaire de la Fédération unitaire de l’enseignement (FUE) qui, dès 1925, avait reconnu statutairement la représentation proportionnelle des tendances dans ses instances délibératives. Le problème est de savoir comment cet héritage s’est transmis et pourquoi il a pu servir de base à la sauvegarde de l’unité du syndicalisme enseignant confronté à la scission du mouvement ouvrier et être même présenté comme un modèle pour la future centrale réunifiée que la FEN appelait de ses vœux. D’autant plus que l’existence même de l’EE a pu parfois se trouver menacée. Ainsi, en décembre 1935, quand le congrès de fusion, aboutissement du processus d’unification syndicale dans l’enseignement, vit l’absorption de la très minoritaire FUE par la Fédération générale de l’enseignement de la CGT, la plupart des responsables de l’ancienne Majorité fédérale (MF) de l’organisation unitaire, pour l’essentiel enseignants du primaire, s’interrogeaient sur leur capacité à intervenir en tant que tendance dans le Syndicat national des instituteurs (SN). De même, en 1944, après la parenthèse que fut pour beaucoup de militants de l’EE la Deuxième guerre mondiale. Dans quelles conditions et au prix de quelles mutations, en particulier en termes de générations militantes, le syndicalisme révolutionnaire incarné par l’EE a-t-il pu alors survivre ou renaître ?

De la MF aux « Amis de L’École émancipée » (1935-1939)

La MF

2L’adoption par la FUE d’un mode de fonctionnement fondé sur la reconnaissance statutaire des tendances n’avait pas été la concrétisation d’un choix théorique mais l’adaptation à un processus de structuration de « courants de pensée » antagonistes. En effet, la création des commissions syndicales du Parti communiste et la mise en place de sa fraction enseignante amenèrent leurs adversaires, les « syndicalistes purs », à s’organiser au sein de la FUE dans un regroupement permanent disposant de son propre organe et d’un bureau de liaison, se réunissant régulièrement et s’imposant une discipline de vote. En 1923, le congrès de la FUE avait désigné un bureau fédéral dirigé par Jean Cornec, l’un de ces syndicalistes révolutionnaires opposés à ce qu’ils appelaient la « colonisation » du mouvement syndical par le Parti communiste, et comprenant plusieurs militants communistes. L’année suivante, Cornec et ses camarades, minoritaires, démissionnèrent du bureau fédéral alors que les responsables de la fraction communiste estimaient que leurs divergences ne devaient pas empêcher les militants des deux tendances de continuer à diriger conjointement la FUE. Ces derniers durent mettre en place un bureau homogène. En 1925, le congrès fédéral, prenant acte de cette situation nouvelle, officialisa le droit de tendance et la représentation proportionnelle aux instances délibératives fédérales.

3Les militants communistes jugèrent inutile de constituer une tendance comparable à celle dont disposaient leurs adversaires. Ils se contentèrent de structurer et de faire fonctionner leur fraction dirigée par un secrétaire désigné par le parti. Jusqu’en 1929, la MF n’eut qu’une existence virtuelle. D’autant que ses seuls militants actifs étaient pratiquement tous membres ou sympathisants du Parti communiste. L’orientation à mettre en œuvre dans la Fédération était débattue dans les réunions de fraction dont le responsable correspondait régulièrement avec le secrétaire fédéral en place et avec Louis Bouët, le gérant de l’École émancipée, à chaque fois qu’une décision importante devait être prise. Ces militants restaient idèles aux conceptions syndicalistes révolutionnaires des premiers syndicats d’instituteurs, tout en proclamant leur accord avec la politique de leur parti.

4En 1929-1930, ils furent exclus ou démissionnèrent du Parti communiste pour avoir refusé d’appliquer dans la Fédération l’orientation ultragauchiste impulsée à cette époque par l’Internationale Communiste. Ils furent suivis par la grande majorité des enseignants communistes. Les circulaires de la fraction devinrent celles de la MF qui se dota par la suite d’un Bulletin, et Joseph Rollo continua à assurer le secrétariat. Cette tendance syndicale restait en réalité une fraction politique qui avait la particularité de n’intervenir que dans le champ syndical. Les principaux militants de la MF ne pensaient pas, contrairement à la Ligue syndicaliste de Pierre Monatte, que le syndicalisme « se suffisait à lui-même ». Ils continuaient à affirmer la nécessité d’un parti révolutionnaire. Mais ils estimaient que le Parti communiste ne pouvait plus être redressé et aucun groupe se réclamant de l’Opposition de gauche ne leur paraissait susceptible de constituer l’embryon d’un tel parti. Dans ces conditions, il ne leur restait plus qu’à combattre l’orientation ou plutôt les orientations successives impulsées par le Parti communiste dans la CGTU, à s’efforcer de regrouper tous les opposants au sein de cette dernière et à exprimer leurs prises de position politiques par l’intermédiaire de l’École émancipée. Ils étaient persuadés que la Fédération pouvait jouer un rôle décisif dans le regroupement de l’avant-garde révolutionnaire. On peut comprendre alors leurs réticences à s’engager dans le processus d’unification syndicale qui aboutit au congrès de fusion de décembre 1935 et donc à la disparition de la FUE.

La Coopérative des Amis de l’École émancipée

5Les militants de l’ex-MF ne réussirent pas à faire adopter par ce congrès le remplacement des syndicats nationaux de catégories de la FGE par des syndicats réunissant, comme à la FUE, tous les enseignants d’un département. Ils furent aussi battus, mais moins nettement, sur leur proposition d’une représentation proportionnelle des tendances à la commission administrative de la FGE. Mais, le congrès n’ayant pas abordé le problème des publications des fédérations qui venaient de fusionner, ils purent continuer à faire paraître leur ancien organe et à s’exprimer par son intermédiaire. Ils décidèrent alors de créer la « Coopérative des Amis de l’École émancipée ». En juin 1936, 160 militants ou sympathisants d’une cinquantaine de départements avaient souscrit au moins une action de celle-ci. Après la période de flottement qui suivit la fusion, due à un certain découragement, ils adaptèrent leur fonctionnement aux nécessités d’une intervention dans un syndicat de masse. La MF avait été dirigée d’une manière très centralisée par un « noyau » formé par le secrétaire fédéral en place, ses prédécesseurs, le responsable de la tendance et Louis Bouët. Ce groupe prenait toutes les décisions importantes qui étaient ensuite entérinées par les instances de la FUE. Ce mode de fonctionnement, assez peu démocratique mais accepté par la plupart des militants de la MF, avait permis de résister victorieusement aux assauts de la minorité restée fidèle au PC. Au SN, les tendances n’étant pas reconnues officiellement, l’intervention dans les sections départementales devenait primordiale. Les Amis de L’École émancipée furent donc dans l’obligation de faire vivre leurs groupes départementaux qui, dans la FUE, n’avaient jamais réussi à fonctionner régulièrement. Ils prirent aussi l’habitude de se réunir, en plus des AG nationales, au niveau régional, dans l’ouest et le sud-est notamment, là où ils étaient le plus solidement implantés. Le responsable de la tendance assurait la liaison entre les différents groupes départementaux. À partir de la rentrée 1937, il fut épaulé par un bureau composé de six membres.

6Ce fonctionnement plus décentralisé et plus démocratique a pu se mettre en place grâce au renouvellement militant provoqué par la disparition de la FUE. Un certain nombre de ses anciens dirigeants se refusèrent à intervenir, ou tout au moins à exercer des responsabilités, dans une organisation, le SN, qu’ils ne considéraient pas comme un véritable syndicat. Ce fut le cas en particulier de Maurice Dommanget qui se consacra de plus en plus à ses travaux historiques, tout en collaborant épisodiquement à L’École émancipée et même à L’École libératrice. Louis Bouët, pour sa part, transmit la direction de L’École émancipée en septembre 1936 à Jean Salducci et à ses camarades des Bouches-du-Rhône, mais n’en continua pas moins à jouer un rôle actif au sein de la tendance. La génération qui avait commencé à militer entre 1920 et 1930, celle des Gilbert Serret, Marcel Valière, Julien Carrez et Henri Féraud, assura la relève avec l’aide de nouveaux venus comme Henri Vidalenche. L’EE reçut aussi le renfort de militants ayant toujours appartenus au SN, comme Gaston Clémendot, et d’anciens adhérents de la FUE qui avaient rejoint le syndicat confédéré avant la fusion. Ce fut le cas notamment d’Eugène Delaunay qui, après plusieurs années d’interruption, redevint l’un des principaux rédacteurs de la partie pédagogique de L’École émancipée. Des militants de diverses obédiences trotskystes participèrent aussi à la vie de la tendance mais en nombre restreint et donc dans l’incapacité d’infléchir son orientation.

7Les Amis de L’École émancipée se voyaient dans l’impossibilité de déposer des motions d’orientation au nom de leur tendance. En revanche, ils purent défendre dans les congrès du SN les textes adoptés dans les sections qu’ils dirigeaient, celle de l’Ardèche notamment. La tendance existait dans les faits même si son droit à s’exprimer n’était pas reconnu statutairement. Cependant ses représentants refusèrent toujours les postes dans les instances du SN et de la FGE qui leur furent proposés à plusieurs reprises. Ils estimaient en effet que seule une élection aurait pu y légitimer leur présence. Ils continuèrent à se battre pour faire adopter dans les congrès le principe de la représentation proportionnelle qui, en 1937, obtint un nombre appréciable de mandats. Il est vrai qu’André Delmas lui-même animait la tendance qui s’était formée autour du journal Syndicats pour mieux combattre l’influence grandissante des militants du Parti communiste dans la CGT. Même s’il avait jugé inutile de structurer un tel regroupement dans le SN, cette initiative donnait un poids supplémentaire aux arguments développés par les anciens responsables de la FUE : si les tendances étaient inévitables et même nécessaires, autant les reconnaître officiellement. Cette année-là, lors de la discussion d’une motion demandant l’interdiction des « fractions organisées dans le syndical », Marcel Valière intervint en faisant pour la première fois la distinction entre les fractions liées à des partis politiques, qu’il condamnait, et les tendances syndicales garantes de la libre expression et de la démocratie. Ce combat en faveur de la représentation proportionnelle témoignait de la fidélité des militants de l’EE à l’héritage de la FUE.

Une orientation fidèle au syndicalisme révolutionnaire

8Les militants de l’EE continuèrent ainsi à défendre le principe du « traitement unique » pour tous les instituteurs, à préconiser le recours à « l’action directe » pour faire aboutir leurs revendications et à considérer qu’il leur était impossible d’intervenir dans les syndicats du second degré, les professeurs, de par leur formation et leur état d’esprit « petit-bourgeois », leur paraissant en effet incapables, pour la grande majorité d’entre eux, de partager leur idéal révolutionnaire. Ils exprimèrent leur méfiance envers le Front populaire avant même que celui-ci parvînt au pouvoir. Cette alliance des « partis ouvriers » avec des formations « bourgeoises ou petite-bourgeoises » allaient les empêcher de prendre les mesures énergiques et « anticapitalistes » que réclamait la situation économique et sociale du pays. L’École émancipée salua comme il convenait les grèves de juin 1936 mais sans partager l’enthousiasme qui faisait dire à Marceau Pivert que « tout était possible » et sans appeler les enseignants à enfreindre les consignes de leurs syndicats qui les invitent à ne pas se joindre au mouvement. En 1937, leur motion d’orientation affirmait qu’une grande partie des résultats obtenus « par l’action directe des travailleurs » étaient remis en cause et que la dévaluation et l’inflation avaient provoqué une baisse du pouvoir d’achat des fonctionnaires. D’autre part, les gouvernements du Front populaire avaient fait preuve d’une « carence complète en matière de défense laïque. Cette politique « de capitulation » n’avait pourtant pas incité les directions syndicales à réagir, et cela pour des « motifs essentiellement extra-syndicaux ». Ces dernières étaient aussi accusées de ne pas avoir pas lutté réellement contre les préparatifs de guerre. La motion « contre la guerre » défendue au congrès du SN par les partisans de l’EE réaffirmait leur refus de toute union sacrée et la nécessité pour la classe ouvrière de combattre par tous les moyens, y compris la grève générale, le déclenchement d’une nouvelle « guerre impérialiste ».

9Au congrès de 1938, leur motion évoquait la « faillite du Front populaire, la plus grande duperie de l’époque », et celle des directions de la CGT et du SN. Il fallait rompre avec ce FP en voie de désintégration et qui engageait le pays sur le chemin de la guerre. Cette motion recueillit 19 % des mandats contre 12 % l’année précédente, ce qui indiquait qu’elle avait su traduire la déception éprouvée par de nombreux syndiqués

10D’autre part, les responsables de l’EE estimaient qu’ils avaient le devoir, comme au temps de la FUE, de fédérer l’ensemble de ceux qui, dans la CGT, s’opposaient aussi bien à sa direction réformiste qu’aux « staliniens ». En 1936, Valière essaya vainement de relancer L’Avant-garde syndicale, le journal qu’ils avaient contribué à créer dans ce but avant la fusion. En septembre 1937, l’EE envoya à divers regroupement un « appel aux oppositionnels de la CGT ». Le « Cercle lutte de classe », fondé peu de temps auparavant, y répondit favorablement. En mai 1938, l’EE organisa une conférence de la minorité révolutionnaire de la centrale syndicale. Constatant qu’ils poursuivaient un objectif commun, les Amis de L’École émancipée décidèrent d’adhérer à ce cercle qui publiait un hebdomadaire, Le Réveil syndicaliste. Ce fut sous son égide que les diverses oppositions parvinrent à parler d’une seule voix, en l’occurrence celle de Gilbert Serret, lors du congrès confédéral de novembre 1938.

11Les militants en charge de l’EE ne se privèrent pas d’agir dans le même temps en faveur du regroupement des révolutionnaires sur le plan politique. En cela, ils se démarquaient d’autres groupes se réclamant eux aussi du syndicalisme révolutionnaire mais qui restaient sur le terrain syndical. Ainsi Louis Bouët participa en tant qu’observateur au « congrès contre la guerre et l’impérialisme » organisé à Londres en juillet 1936 par le Bureau international pour l’unité révolutionnaire socialiste, qui regroupait entre autres organisations l’ILP britannique et le POUM espagnol. Il proposa aussi, en mars 1937, à ses camarades de prendre une initiative en faveur du « front unique » des forces révolutionnaires en France. Le scepticisme de ses interlocuteurs le força à y renoncer. En revanche, ceux-ci accueillirent favorablement la création du PSOP (Parti socialiste ouvrier et paysan, fondé par Marceau Pivert) auquel beaucoup d’entre eux adhérèrent.

12L’EE s’efforça de jouer un rôle fédérateur dans la lutte contre la guerre tout en se démarquant du courant favorable au « pacifisme intégral ». Toutefois, en septembre 1938, elle contresigna un appel « contre la guerre pour défendre la Tchécoslovaquie et le Traité de Versailles » avec des organisations de cette mouvance. En mars 1939, un numéro spécial de L’École émancipée contre la guerre rappela les principes fondamentaux du pacifisme révolutionnaire et rejetait l’idée d’une guerre antifasciste : le conflit qui s’annonçait était, comme en 1914, le résultat d’une lutte entre différents impérialistes et la classe ouvrière devait refuser de soutenir l’un des camps en présence. Cette conviction dicta l’attitude de beaucoup de militants de l’EE pendant la Deuxième Guerre mondiale.

La parenthèse de la guerre

L’isolement des militants

13Ses responsables dénoncèrent le pacte germano-soviétique mais protestèrent contre la décision de la direction de la CGT d’exclure les militants communistes. Ils refusaient d’entériner cette nouvelle scission et le groupe des Amis de L’École émancipée du Maine-et-Loire, celui de Louis Bouët, annonça même qu’il refusait de choisir entre la « clique Racamond-Frachon » et « l’équipe Jouhaux, Belin, Delmas et consorts » et qu’il se constituait en groupement autonome. Une solution promise à un certain avenir mais rejetée à cette époque par l’ensemble des autres militants de la tendance !

14L’École émancipée put paraître jusqu’au 15 octobre 1939. Le numéro suivant fut saisi et peu après la rédaction de l’hebdomadaire apprit sa suspension. Beaucoup de militants furent mobilisés. Les autres continuaient à échanger une correspondance qui témoigne de leur désarroi devant le déclenchement d’un conflit que la classe ouvrière n’avait pas su empêcher. Les groupes départementaux ne se réunissaient pratiquement plus. La défaite de 1940 acheva leur dislocation. La plupart de ces militants, instituteurs ruraux, se retrouvèrent isolés dans leur village sans aucune possibilité de se concerter. Comme beaucoup d’autres responsables syndicaux, certains d’entre eux furent révoqués ou déplacés d’office par le gouvernement de Vichy qui arrêta Louis Bouët et l’envoya dans un camp d’internement en Dordogne où il devait rester jusqu’en février 1941. Tous firent l’objet pendant la guerre d’une surveillance plus ou moins discrète. Le SN était dissous et le PSOP disparut dans la tourmente. Il n’y eut aucune tentative pour restructurer l’EE dans la clandestinité ou reprendre la publication de la revue. Les militants déterminèrent leur attitude individuellement ou par petits groupes, comme à Marseille, en fonction de leurs convictions politiques mais aussi de la manière dont ils réagirent à l’occupation allemande. De là la très grande diversité de leur comportement pendant la guerre.

Les militants de l’EE face à la guerre

  • 1 Éditorial de L’École émancipée du 28 septembre 1947.

15Beaucoup restèrent idèles aux positions défendues par l’EE avant le déclenchement du conflit : il n’y avait aucune raison de choisir entre deux impérialismes. L’invasion de l’URSS par l’Allemagne ne changea pas pour eux la nature du conflit, car ils ne considéraient plus ce pays comme un État ouvrier, même dégénéré, et l’impérialisme soviétique n’avait rien à envier aux autres. Dans ces conditions, il n’y avait aucune raison d’opter pour l’un des camps en présence, même dans un pays occupé. Participer à Résistance, « ce bloc sans principes où les représentants ouvriers étaient incapables de défendre une position révolutionnaire conséquente1 », aurait signifié leur ralliement à une nouvelle union sacrée, ce qu’ils s’étaient toujours refusés à faire. Ces instituteurs ruraux étaient d’autre part dans l’impossibilité de participer à la reconstruction clandestine des syndicats ouvriers qui auraient été susceptibles de mener un « combat de classe » autonome et ils n’avaient aucun contact avec les militants trotskystes qui s’efforçaient de mettre sur pied une propagande internationaliste en direction des soldats allemands. Ils restèrent donc en dehors des mouvements de résistances, sans tomber non plus dans la collaboration, comme le firent d’autres syndicalistes enseignants. Cependant, cette neutralité de principe s’accompagnait souvent d’une attitude bienveillante envers ceux de leurs camarades devenus résistants. C’est ainsi que Maurice Dommanget ou Eugène Péaud, en Vendée, hébergèrent des militants passés à la clandestinité, entreposèrent des tracts dans leur cave…

  • 2 Compte rendu de l’AG des Amis de L’École émancipée des 18 et 20 juillet 1945 rédigé par Louis Bouët (...)

16Mais cette attitude attentiste ne fit pas l’unanimité : il y eut, comme le dit après la guerre Louis Bouët, des « déviations ». Très peu de militants de l’EE choisirent la collaboration comme le fit Maurice Wullens, qui d’ailleurs n’avait jamais joué un rôle important dans la tendance. D’autres se virent reprocher après la guerre, une attitude jugée peu courageuse pour éviter d’être frappés par la répression du gouvernement de Vichy. Beaucoup plus nombreux furent ceux qui « , bon gré mal gré, s’orientèrent vers l’impérialisme anglo-américain2 », autrement dit qui s’engagèrent dans la Résistance. Le plus connu d’entre eux est Jean Salducci, ancien secrétaire de la FUE qui anima la branche universitaire du mouvement Combat à Marseille. Arrêté par la Gestapo en avril 1943, il devait mourir en déportation l’année suivante. La plupart des autres militants de l’EE de la région marseillaise appartenaient au même réseau. D’autres rejoignirent des mouvements plus proches idéologiquement de leur engagement antérieur. C’est ainsi que Valière fit partie du groupe qui édita L’Insurgé et dont les membres venaient pour la plupart de la gauche du Parti socialiste ou du PSOP.

17L’EE reconstituée ne revendiqua jamais ces engagements dans la Résistance. Même les militants concernés admirent qu’il s’agissait là de « déviations » par rapport à l ‘ orientation traditionnelle de la tendance réaffirmée après la guerre. Pourtant, ce furent le ralliement de certains de ses responsables à la Résistance qui paradoxalement permit à l’EE de participer, à la Libération, à la reconstruction du SN et de la FGE, tant au niveau national que dans certains départements comme le Rhône ou l’Hérault, et par la suite de jouer un rôle déterminant dans l’élaboration du « modèle FEN ».

L’EE et le « modèle FEN »

Le retour de l’EE sur la scène syndicale

18Ce retour résulta de deux initiatives distinctes. L’une fut prise au sommet : la cooptation de Valière au Bureau national provisoire du SNI en 1944, plus d’ailleurs en tant que reconstructeur du syndicat dans le sud-est de la France que représentant d’une tendance qui n’existait plus. Cette cooptation suscita après coup quelques réserves de la part de certains de ses camarades rappelant qu’ils avaient toujours refusé ce genre de désignation de leurs représentants aux instances syndicales. Sa participation à la Résistance avait permis aux majoritaires, qui ne tenaient sans doute pas à se retrouver en tête-à-tête avec les ex-unitaires, d’imposer Valière au Bureau national.

19Mais cette reconnaissance quasi officielle de la tendance ne fut nullement à l’origine de la réapparition de L’École émancipée. Celle-ci résulta de la décision d’un groupe de jeunes instituteurs de la région parisienne, qui, à l’initiative de Marcel Pennetier, membre du Parti communiste internationaliste (PCI), trotskyste, entendaient renouer avec la tradition d’un syndicalisme lute de classe dans l’enseignement. Avant même que la liaison entre Valière et ce groupe fût établie, la revue reparut sous la forme d’un modeste bulletin de trois pages. Cette initiative suscita la colère des Marseillais, toujours responsables en titre de L’École émancipée, pour lesquels seule une AG de la tendance avait le droit de prendre une telle décision. Les anciens responsables de l’EE étaient de leur avis, d’autant plus que la vieille méfiance envers les trotskystes n’avait pas disparu et que beaucoup s’interrogeaient sur l’opportunité de relancer la revue telle qu’elle était avant la guerre. Valière parvint à convaincre Pennetier et ses camarades de changer le nom de leur publication qui devint le Bulletin des Amis de l’École émancipée.

20En décembre 1944, un bureau provisoire de la tendance se mit en place. Pennetier y était encadré par deux « vieux » militants eux aussi parisiens. Des groupes départementaux se reconstituèrent, notamment dans les Bouches-du-Rhône, le Maine-et-Loire et le Vaucluse. Une première AG nationale eut lieu en juillet 1945 avec une cinquantaine de participants. Elle décida de continuer la publication du Bulletin en attendant que Marseille fût en état de relancer la revue. Le bureau fut confirmé dans ses fonctions. L’EE renaissait après la « parenthèse » de la guerre. Mais parviendrait-elle à retrouver la place qui avait été la sienne ?

Une tendance affaiblie et à contre-courant

21À une époque où leurs adversaires « réformistes » et « staliniens » se référaient constamment à leur activité clandestine pendant la guerre, la non-participation de l’EE à la Résistance, revendiquée et justifiée après coup, ne pouvait, au moins dans un premier temps, que la marginaliser. Certains militants ou sympathisants de la tendance avant la guerre, parmi les plus jeunes notamment, n’avaient pas compris cette abstention et avaient rejoint les rangs de la Résistance, plus particulièrement les mouvements dirigés par le Parti communiste, auquel beaucoup d’entre eux avaient fini par adhérer. Le renforcement spectaculaire des ex-unitaires dans le SNI et la FEN à la Libération est dû en partie à ce phénomène. Dans de nombreux départements, les anciens adhérents de la FUE, fidèles aux idéaux de leur jeunesse, se retrouvèrent seuls à essayer de relancer l’activité des groupes des Amis de L’École émancipée.

22La tendance apparaît affaiblie par rapport à ce qu’elle représentait en 1938-1939. Elle n’eut d’ailleurs que deux représentants sur 21 au Bureau national issu du congrès du SNI en décembre 1945. 600 abonnés seulement reçurent en septembre 1946 le premier numéro de L’École émancipée, devenue bimensuelle. Les luttes passées de la tendance, la tradition syndicaliste révolutionnaire qu’elle incarnait étaient inconnues des jeunes enseignants qui n’avaient que la Résistance comme référence. Il fallait donc permettre à ces derniers de se réapproprier l’histoire de l’EE. Aussi, une des principales préoccupations de ses responsables dans les années qui suivirent la Libération fut-elle de mener à son terme la publication du Syndicalisme dans l’enseignement, histoire de la Fédération de l’enseignement que ses anciens dirigeants avaient rédigé à la veille de la guerre.

  • 3 Lettre de Maurice Dommanget à Louis Bouët, 28 octobre 1946, IFHS, 14 AS 493.

23Cette situation rendait d’autant plus importante pour sa survie l’activité au sein de la tendance des jeunes enseignants du PCI, en particulier dans la région parisienne. Cette présence relativement importante de militants de la même organisation politique était quelque chose que l’EE d’avant-guerre n’avait pas connue. Cela inquiétait quelque peu les responsables de la tendance, surtout quand de nombreux anarcho-syndicalistes la quittèrent au moment de la fondation de la CNT en décembre 1946. Ils se souvenaient de l’expérience malheureuse de l’Opposition unitaire au début des années 1930. Leur principale divergence avec le PCI, ou du moins sa majorité, portait sur la nature de l’URSS : il fallait à leur avis ne pas ménager « l’impérialisme moscovite, choléra étatique faisant pendant à la peste américaine3 ». Ils reprochaient aussi aux trotskystes leur « interprétation mécaniste » du marxisme qui les apparentait aux staliniens. Cependant, ces divergences ne les empêchèrent pas de collaborer à Front ouvrier, « organe d’information et de discussion syndicale » dirigé par Pennetier. Le manifeste des « Amis de Front ouvrier », publié en mars 1945, opposait la nécessité de l’action revendicative, en particulier pour l’augmentation des salaires et l’échelle mobile, à la bataille pour la production prônée par la CGT. Le syndicat devait conserver son indépendance et sauvegarder sa démocratie interne. Ce regroupement s’efforça de trouver un accord avec les autres minoritaires de la CGT. Mais la création de la CNT et l’échec des discussions avec le groupe de la Révolution prolétarienne empêcha cet objectif d’être atteint. L’EE s’intégra dans « les Amis de Front ouvrier ». Inversement des militants non-enseignants, parmi lesquels Pierre Lambert, responsable de la commission syndicale du PCI, participèrent aux discussions qui se menaient au sein de la tendance.

24Aux yeux des militants de l’EE, la lutte des classes revenait sur le devant de la scène. Dès lors, ils estimaient pouvoir sortir reprendre la place qui avait été la leur dans le syndicalisme enseignant.

L’EE dans la FEN

25L’orientation traditionnellement défendue par l’EE pouvait en effet leur permettre de se réinsérer dans le jeu syndical. Sa proposition de donner à la FEN la structure d’une fédération d’industrie regroupant des syndicats départementaux uniques rencontrait un écho certain parmi tous ceux qui voulaient dépasser les « égoïsmes corporatifs ». De tels syndicats uniques avaient déjà été créés dans un certain nombre de départements. Finalement, les syndicats nationaux de catégories furent maintenus, mais le congrès fédéral de mars 1946 se donna comme objectif la transformation, à plus ou moins long terme, de la FEN en une fédération d’industrie.

26En revanche, l’EE réussit à faire adopter la même année par le congrès du SNI l’intégration de l’échelle mobile des salaires dans sa plate-forme revendicative. Le débat avait été précédé par une rencontre entre les responsables de la tendance et des représentants de ce que Valière appelait la « gauche » de la majorité du SNI, au premier rang desquels se trouvait Edmond Breuillard, dirigeant de la section de la Seine de ce syndicat. Un accord avait pu être conclu sur cette revendication ainsi que sur le refus de la formation prémilitaire. Sur ces deux points, beaucoup de majoritaires votèrent avec l’EE contre les ex-unitaires. Pour Valière, cela voulait dire que la majorité, sans Delmas, avait perdu sa cohésion d’avant-guerre et qu’il était possible d’entraîner son aile gauche sur des positions « lute de classe ».

27L’adoption par le congrès, avec cette fois le soutien de la « majorité confédérale », de la représentation proportionnelle au Bureau national des listes ayant présenté une motion d’orientation apparut comme la conclusion victorieuse du combat mené par l’EE depuis sa fondation. Il en était de même avec le vote, où les voix de ses représentants s’étaient mêlées de nouveau avec celles des majoritaires, imposant l’homogénéité de l’exécutif du syndicat.

28Cette reconnaissance implicite des tendances marqua un tournant dans l’histoire du syndicalisme enseignant. Au moment où la lutte entre les différentes sensibilités qui s’affrontaient dans la CGT s’exacerbait avec le début de la guerre froide, ce mode de fonctionnement apparut comme la seule possibilité de maintenir l’unité syndicale en permettant aux minorités de s’exprimer à tous les niveaux de la confédération. Cela fut réaffirmé dans la motion Bonnissel-Valière reprenant en fait la presque totalité du texte élaboré par l’EE pour le congrès du SNI de mars 1948. L’accord symbolisé par le rapprochement de ces deux noms était le prolongement de celui réalisé en 1946, même si, entre-temps, l’EE avait voté contre le rapport moral en 1947 et s’était violemment heurté aux majoritaires au moment de la grève des instituteurs de la Seine en novembre-décembre de la même année. L’EE, après une discussion interne à laquelle participèrent non seulement les militants de la tendance mais aussi des responsables de Front Ouvrier, prit très vite position en faveur de l’autonomie de la FEN, développant des arguments repris ensuite par les majoritaires. On sait que le congrès de la FEN reprit à son compte cette motion qui proposait le « modèle FEN » comme étant le seul capable de permettre la réunification syndicale : reconnaissance des tendances, démocratie syndicale, rejet « des deux blocs dont l’antagonisme risquait de provoquer un troisième conflit mondial », dénonciation des guerres coloniales…

29Ce modèle FEN devait à l’évidence beaucoup à l’EE. Mais, une fois l’autonomie assurée, ses militants s’aperçurent que le ralliement pendant un congrès de la majorité du SNI et de la FEN, plus homogène qu’au lendemain de la Libération, à des motions d’inspiration syndicaliste révolutionnaire ne signifiait nullement qu’elle abandonnait pour autant son orientation « réformiste » ou qu’elle avait l’intention de mener réellement une action anticolonialiste. Les élections au Bureau national du SNI l’année suivante s’avérèrent décevantes pour l’EE qui perdit un siège au bénéfice de la majorité. Ne risquait-elle pas de retomber dans la marginalité qui était la sienne immédiatement après la fin de la deuxième guerre mondiale ? D’autant plus que le maintien de la division syndicale entre la CGT et la CGT-FO lui fit perdre progressivement son rôle de fédérateur des minorités révolutionnaires syndicales et accentua son isolement. L’EE n’en continua pas moins son combat et demeura fidèle à son héritage syndicaliste révolutionnaire. Il est vrai que pour beaucoup de ses partisans, elle représentait bien autre chose qu’une tendance syndicale : elle leur permettait, comme par le passé, de s’exprimer politiquement en l’absence de ce parti révolutionnaire antistalinien mais « non dogmatique » dont ils espéraient l’émergence depuis des années ; et cela surtout depuis la disparition en 1950 de l’Action socialiste et révolutionnaire, une organisation fondée deux ans auparavant par des militants venus de la gauche de la SFIO et à laquelle beaucoup d’entre eux avaient adhéré. Cet espoir une nouvelle fois déçu, il leur restait l’EE. De ce point de vue aussi, la continuité entre la Majorité fédérale de la FUE et la tendance syndicaliste révolutionnaire de la FEN était évidente.

Fonds FEN, collection ancienne de la revue de l’école émancipée, Archives nationales du monde du travail : L’école émancipée, numéro du 10 octobre 1914, imprimé.

Fonds FEN, collection ancienne de la revue de l’école émancipée, Archives nationales du monde du travail : L’école émancipée, numéro du 10 octobre 1914, imprimé.

18 x 27 cm (16 pages)

Notes

1 Éditorial de L’École émancipée du 28 septembre 1947.

2 Compte rendu de l’AG des Amis de L’École émancipée des 18 et 20 juillet 1945 rédigé par Louis Bouët, IFHS, 14 AS 494.

3 Lettre de Maurice Dommanget à Louis Bouët, 28 octobre 1946, IFHS, 14 AS 493.

Table des illustrations

Titre Fonds FEN, collection ancienne de la revue de l’école émancipée, Archives nationales du monde du travail : L’école émancipée, numéro du 10 octobre 1914, imprimé.
Légende 18 x 27 cm (16 pages)
URL http://books.openedition.org/septentrion/docannexe/image/39825/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 705k

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