1Zéphirin-Alexandre-Antoine Schwerer est d’abord un grand marin.1 Né le 9 février 1862 à Lorient, il entre à l’École navale en octobre 1878, prélude à une carrière maritime bien remplie. Dès 1881-1882, il fait campagne aux Antilles, puis c’est Terre-Neuve en 1883 et les mers de Chine en 1884, où il participe au blocus de Formose avant d’être incorporé à la division du Levant. Lieutenant de vaisseau en juin 1888, il reprend ses expéditions lointaines. Ses domaines d’intervention sont multiples : relevés hydrographiques, recherches sur le magnétisme terrestre dans l’Atlantique et en Amérique du Sud, liaison par câble transatlantique entre Boston et Brest, mission de transport en Indochine, cartographie partielle du golfe du Tonkin, missions en mer Baltique et dans les pays scandinaves. Professeur de tactique navale à l’École supérieure de marine et professeur de marine à l’École supérieure de guerre, il est promu capitaine de vaisseau en avril 1909. Sous-chef d’état-major général en juin 1914, Antoine Schwerer joue un rôle important dans le tardif redressement naval interrompu par la Première Guerre mondiale. En mai 1915, il est nommé commandant de la 1^ère batterie de canonnières fluviales et se distingue lors des opérations de Belgique et de Champagne. Contre-amiral quelques mois plus tard, il devient chef de cabinet de l’amiral Lacaze, ministre de la Marine, et se consacre à l’adaptation de la flotte à une nouvelle forme de guerre navale. En août 1917, il prend le commandement supérieur des patrouilles de l’Océan et de la Manche et organise avec efficacité la protection des convois et la lutte contre les sous-marins. Les honneurs s’enchaînent : vice-amiral en juin 1918, inspecteur général permanent du personnel militaire de la flotte en décembre, membre du Conseil supérieur de la Marine en juillet 1919, préfet maritime de Brest en juillet 1921, Schwerer est nommé en juillet 1922 commandant en chef des frontières maritimes de l’Atlantique à Lorient. Il quitte le service actif en février 1924 et peut alors consacrer son temps et son énergie à l’Action française dont il devient l’un des dirigeants les plus actifs. Il accède à la présidence de la Ligue en 1930, succédant dans un contexte troublé2 à Bernard de Vésins. Orateur talentueux, il sait mobiliser son auditoire. Ainsi, au congrès de décembre 1931, « salué par de vives acclamations », il se livre à un exposé nourri de « la situation générale de la France », extérieure, financière, économique, intérieure, religieuse enfin, concluant dans une harangue vibrante :

« […] la situation est elle-même très sombre. Elle serait même presque désespérée s’il n’existait pas une cellule qui n’est pas énorme, mais bien vivante et est seule capable d’animer les milieux amorphes qui l’entourent.
Cette cellule, c’est l’Action française.
Plus nombreuses chaque jour sont les personnes qui le comprennent.
Il y aura toujours en France des imbéciles, des hommes de mauvaise foi, des fous et des criminels ; mais il y a chez nous en très grand nombre d’excellents éléments actuellement trompés et aveuglés. Notre tâche est de les éclairer, puis de les entraîner à l’assaut. Elle nécessite un immense effort poursuivi avec persévérance. La besogne est rude.
Nous ne l’accomplirons pas en restant assis dans un bon fauteuil, dans des salons fleuris, en prodiguant de doux sourires et des paroles mielleuses, en luttant en gants blancs avec des fleurets mouchetés.
Il faut être prêts à de durs sacrifices.
L’êtes-vous tous ?
Vous désirez le rétablissement de la Monarchie. Avez-vous tous fait le nécessaire pour le réaliser ? […] J’avais demandé l’année dernière à nos amis de faire de temps en temps leur examen de conscience. S’ils ont suivi ce conseil, ils auront constaté d’eux-mêmes qu’ils n’avaient pas droit à une complète absolution. J’espère que du moins leur contrition est parfaite. ».3

Lettre de l’amiral Antoine Schwerer à Charles Maurras, Paris, 31 mars 1924.

2La ferveur publique de Schwerer se nourrit d’inquiétude. Ses lettres à Maurras dessinent le portrait d’un soldat fidèle mais lucide, jouant les Cassandre face aux dérives, aux divisions et bientôt au déclin de l’AF. Contraint au repos par la maladie en 1935, retiré en Bretagne, il meurt le 2 novembre 1936, remplacé à la tête de la Ligue par François de Lassus. Auteur de plusieurs ouvrages sur la marine, Antoine Schwerer a relaté son expérience de marin en 1933 dans un ouvrage préfacé par Charles Maurras, Souvenirs de ma vie maritime (1878-1914).4

Lettres de l’amiral Antoine Schwerer à Charles Maurras (1924-1934 et s. d.)5

1.
Paris le 31 mars 1924
6 Square La Tour Maubourg
Mon cher Monsieur Maurras
Monsieur Maurice Pujo vous a sans doute dit qu’il avait triomphé de mes hésitations et que j’avais accepté de figurer sur la liste que l’Action française et l’Action nationale révisionniste dressent pour le 3^e secteur. J’ai eu le grand plaisir d’obtenir l’adhésion de Le Goffic. Dépourvu de toute ambition personnelle et désireux uniquement de servir mon pays en combattant ceux qui le mènent au gouffre, je n’ai accepté que parce que M. Pujo m’assurait que ma présence sur cette liste serait utile à l’œuvre entreprise. Mais je n’ai pas besoin d’ajouter que si vous trouviez un autre nom apportant plus de force que le mien à la liste en préparation, il ne faudrait pas hésiter une seconde à le prendre. Je m’effacerais immédiatement et continuerais à lutter dans le rang pour nos idées communes.
Je suis donc entièrement à votre disposition ; mais l’engagement que je prends est unilatéral et ne doit vous lier en aucune façon si vous trouviez quelqu’un vous paraissant mieux convenir que moi. Si, votre décision prise, je dois figurer sur la liste, j’ai demandé à M. Pujo de me prévenir avant de la publier pour que je puisse prévenir moi-même mes proches et mes amis.
Mais, dans tous les cas, vous pouvez dès maintenant user de moi, de mon temps et de mon activité qui se maintient encore malgré les fatigues de 45 années de service actif. Dites, je vous prie, à M. Pujo que je me tiens toujours prêt à répondre à son appel et que mon concours le plus complet et le plus dévoué lui est acquis.
Croyez mon cher Monsieur Maurras à la très profonde sympathie de votre tout dévoué
A. Schwerer

2. Cette lettre se fait l’écho des graves dissensions survenues au sein de la Ligue à l’orée des années trente. Les dirigeants de la Fédération de Paris, et particulièrement le secrétaire Henri Martin, également secrétaire-adjoint de la Ligue, et le docteur Paul Guérin, vice-président, reprochaient aux Camelots leur inertie et prônaient une organisation para-militaire des sections de la Ligue en vue du coup de force attendu.
Ils eurent de vives discussions avec les chefs des Camelots, Pierre Lecœur et Maurice Pujo, mais les questions de fond sur les choix idéologiques et opérationnels de l’AF furent éclipsées par des conflits personnels. Pierre Lecœur fut ainsi accusé à tort, en janvier 1930, d’être un indicateur de police, empêchant de fait la réorganisation active de la Ligue. Après l’expulsion de ses deux accusateurs, Martin et Guérin, beaucoup de leurs amis quittèrent à leur tour la Ligue, notamment François de la Motte, président de la Fédération de Paris, puis le président de la Ligue lui-même, Bernard de Vésins, bientôt remplacé par l’amiral Schwerer.
Paris le 24 décembre [1929]
Mon cher ami
Une nouvelle crise d’étourdissements vient encore de m’obliger à garder la chambre. Je deviens décidément un infirme. N’ayant pu aller rue Boccador, je ne veux pas tarder davantage, quoiqu’il m’en coûte d’ajouter à vos soucis, à vous faire part de mes préoccupations.
J’ai été désolé et je suis très tourmenté de l’état d’esprit que j’ai constaté chez Pujo au sujet de L… Il est facile de voir qu’au fond, Pujo croit à une véritable trahison de L… Je suis persuadé qu’il se trompe complètement. Que L… soit quelquefois trompé par ses informations ou se trompe lui-même, c’est très possible, c’est même certain. De là à le soupçonner d’une trahison il y a loin. Qu’il accorde une trop grande importance à ses informations et qu’il ait trop de tendance à les imposer comme seules vraies, c’est encore possible ; j’ajouterai même que c’est très naturel. Pujo qui a lui aussi un service d’information est quelquefois trompé. C’est ainsi qu’on réussit toujours à lui persuader qu’en dehors des Camelots et de l’AF, tous les autres groupements sont insignifiants, ce qui est une grave et complète erreur.
Il y a chez nous encore hélas ! beaucoup de petites intrigues et de ragots, en particulier dans ce milieu un peu agité des Camelots dont les chefs ne s’aiment pas, et tout cela aboutit à créer une atmosphère de soupçons déplorable.
Quand on pense qu’on est allé jusqu’à accuser de trahison un homme aussi droit, aussi loyal, aussi profondément dévoué à l’AF et ayant donné tant de preuves de son dévouement, que Pujo, il me semble qu’on devrait être édifié sur la valeur de ces soupçons. Cette atmosphère soupçonneuse empoisonne l’AF et peut entraîner les plus graves conséquences. Supposez que l’état d’esprit actuel de Pujo concernant L… soit connu (et il le sera s’il provient comme je le crains des ragots de certains intrigants), quelle joie chez tous nos ennemis et en particulier chez les dissidents ! On nous dira – et après tout ce serait logique – que nous n’avons plus qu’à rappeler Vésins, Guérin, Martin et à leur céder la place.
Les raisons qui amènent Pujo à croire à une inimitié personnelle de L…, celles du moins qu’il nous a dites, ne me paraissent pas pouvoir être retenues. D’après lui, L… ne lui pardonne pas la reconnaissance qu’il lui doit, parce que seul il l’aurait jadis défendu. D’abord, il n’est pas exact qu’il l’ait seul défendu. Le colonel Larpent et moi nous l’avons aussi défendu et je n’ai pas constaté que cela nous ait valu son inimitié. Et puis s’il y a du vrai dans la psychologie du voyage de M. Perrichon, il ne faudrait tout de même pas généraliser.
Quant aux propos qu’aurait rapporté à Pujo une personne ayant dîné chez L…, à la place de Pujo je les jugerais comme singulièrement suspects.
Je suis désolé et préoccupé de cet état d’esprit que vous seul pouvez arriver à modifier.
Enfin, laissez-moi vous faire part encore d’une autre grave préoccupation. Je ne voudrais pas que vous pussiez m’accuser plus tard de ne pas vous avoir dit tout ce que je pensais.
Le Comité directeur de l’AF est en réalité à demi disloqué. S’il y a entre tous ses membres des liens d’amitié, il n’y a plus de véritable collaboration ; il n’y a même plus, je le crains, complète unité de vues. Chacun travaille dans son petit coin, s’occupe de son petit domaine, sans savoir ce qui se passe chez le voisin. À vrai dire, je n’ai jamais cru beaucoup à l’unité de direction d’un comité. Je n’y crois plus du tout. Un seul homme peut vraiment diriger l’AF, c’est vous ; mais encore faut-il qu’il n’y ait pas des cloisons étanches entre ceux qui, sous votre direction, ont à mener divers services qui ont souvent des points communs.
J’ai toujours essayé de vous renseigner sur tout ce qui se passait à la Ligue ; j’ai renoncé à renseigner les autres membres du Comité directeur, soit parce que j’ai constaté que cela ne les intéressait pas, soit pour Pujo, parce que je le vois très rarement.
Vous êtes en droit de me dire que vous savez aussi bien que moi ce que je vous écris là et que je n’oublie qu’une chose, c’est de vous indiquer le remède. C’est exact et c’est pourquoi j’aurais peut-être mieux fait de me taire. Mais la situation devient aujourd’hui si grave ; nous approchons tellement du moment où nous pourrons enfin recueillir les fruits de vos efforts de 25 ans ou au contraire éprouver un échec désolant à tous égards, que j’ai cru qu’il serait coupable de ma part de ne pas vous confier mes inquiétudes. Naturellement, je n’en parle à personne et je veille même à ne pas les laisser soupçonner ; mais je m’aperçois qu’elles existent aussi chez des amis fidèles et qu’elles diminuent la confiance que devrait leur donner la situation actuelle.
Nous allons peut-être dans l’année qui vient avoir à donner le dernier assaut. Nous ne réussirons que si nous allons de l’avant bien groupés, bien unis, confiants dans le voisin, sans arrière-pensées, avec un plan bien établi.
Si nous dispersons nos efforts, s’il n’y a pas unité de vues et complète collaboration entre les chefs acceptant tous votre direction, si nous nous défions de nos sous-ordres et si nous ne faisons pas taire leurs ragots, nous risquons fort d’échouer.
Excusez cette lettre mon cher ami. Vous comprenez certainement et vous approuverez les mobiles auxquels j’ai obéi en vous écrivant. Croyez à ma très profonde affection.
A. Schwerer

3.
La Derre, le 20 septembre [1930]
Mon cher ami,
La réunion des ligueurs de S^t-Malo qui avait lieu le 18 septembre m’a obligé à mon grand regret à quitter Paris avant votre retour. Je tenais d’autant plus à assister à cette réunion que je savais que cette section était un peu en déliquescence. Bien que les ligueurs assistant à la réunion fussent sans doute des fidèles, je leur ai parlé assez sévèrement et je crois que l’effet n’a pas été mauvais. Je n’ai pas eu le temps de causer avec le colonel Delebecque6 après la réunion ; mais nous pourrons savoir par lui l’effet produit. Le président de cette section ayant donné sa démission parce que trop absorbé par ses affaires, Feildel7 a réussi à décider Ruellan8 à accepter la présidence.
Nos ligueurs de toutes les régions peuvent se diviser en trois catégories :
1°/ Ceux qui sont fidèles, dévoués, actifs. Ils agissent avec plus ou moins d’adresse selon leurs moyens ; mais ils sont disciplinés, sont toujours prêts à suivre les directives qu’on leur donnera. On peut toujours compter sur eux. Je n’ose pas dire qu’ils forment la majorité.
2°/ Ceux qui certainement désirent le rétablissement de la monarchie, qui sont au fond assez attachés à l’AF mais n’ont pas en elle la foi robuste qui serait nécessaire. Ils ne font pas grand-chose, soit parce qu’ils sont incapables, soit parce qu’ils ont peur de se compromettre et de plus ils se laissent facilement troubler par tous les bobards. Il faudrait constamment les soutenir, relever leur moral. Après une réunion comme celle de S^t-Malo, ils sont rassérénés, se déclarent pleins d’ardeur ; ils me répètent à l’envi une phrase, toujours la même et qui finit par m’agacer : « Amiral, comme vous nous avez fait du bien ! ». Ils promettent de travailler. Et puis huit jours après, ils n’y pensent plus.
3°/ Enfin il y a ceux qui dans l’AF voudraient ne voir qu’une sorte de cercle mondain. Ils voudraient surtout la diriger, donner des conseils. Ils sont toujours prêts à critiquer, jamais à agir. Ceux-là sont beaucoup plus nuisibles qu’utiles. Je ne désire qu’une chose, c’est les voir quitter la Ligue.
Je voudrais prendre dans le moment au moins 2 semaines de repos à peu près complet. Cette correspondance vraiment énorme et énervante à laquelle j’ai dû consacrer tous mes instants depuis trois mois m’a fatigué. Aussi j’ai prié de Cazenove9 qui a dû rentrer hier d’ouvrir tout mon courrier et de ne m’envoyer que les lettres nécessitant absolument une réponse de moi.
J’espère que je serai ainsi un peu moins absorbé. J’irai voir quelques présidents des environs et je pourrai m’occuper ainsi de la rédaction d’instructions pour les présidents que je soumettrai au Comité directeur et aussi de la préparation du congrès.
Pendant mon dernier séjour à Paris, j’espère avoir décidé M. Delafon à accepter la présidence de l’UCF10. Il a vu Wasier11, Magniez ( ?) et je crois aussi les autres membres du Comité directeur de l’UCF. Je suis persuadé qu’il remplira fort bien ces fonctions. Je lui ai dit que je ne voulais pas lui mettre le couteau sur la gorge ; mais que, dès qu’il aurait pris sa décision, je lui demandais d’aller vous voir pour vous en informer. J’espère donc que vous allez incessamment recevoir sa visite et que vous approuverez le choix que nous avons fait. Il me paraît avoir toutes les qualités voulues.
Au revoir mon cher ami. Je n’ai pas besoin de vous dire que si pour une raison quelconque vous jugiez ma présence utile, vous n’auriez qu’à me télégraphier. Dans le cas contraire, je rentrerai vers le 10 octobre.
Croyez à mes sentiments profondément affectueux et dévoués.
A. Schwerer

4. Atermoiements des dirigeants, absence de coordination et défaut de confiance mutuelle, autant d’éléments à l’origine du sentiment d’échec profondément ressenti au lendemain du 6 février 1934 par les militants d’Action française. Déjà, le 3 février, l’amiral Schwerer déplorait ces dissensions et ces ambiguïtés, lourdes de menaces pour l’unité d’un mouvement incapable de trancher sur la question de l’insurrection.
Paris, dimanche 3 février [1934]
Mon cher ami,
Après le procès-verbal de carence que j’ai eu la tristesse de signer hier (j’ai bien hésité ; mais pouvais-je refuser ma signature ?), je comptais garder le plus profond silence. Mais, après avoir lu l’AF de ce matin, j’ai compris que j’aurais tort de le faire. Les désaccords que l’on dissimule tendent à grandir d’une façon dangereuse. Mieux vaut donc entre nous dire franchement ce qu’on pense.
Qu’on ait hésité à courir le risque de faire tuer inutilement des gens sur la place de la Concorde mercredi prochain, c’est naturel. Mais alors, il ne fallait pas faire commencer par dire que nous ne reculerions devant rien, que le front commun était pour nous un épouvantail à moineaux etc.
Aucun mot, aucun raisonnement n’effacera le fait de notre « dégonflage » après cela, nous avons le devoir d’être modestes et nous avons perdu le droit de critiquer les Croix de Feu et leur chef.
Le colonel de la Rocque est un homme dangereux pour qui j’ai antipathie et mésestime ; mais croyez-moi, mon cher ami, ce n’est pas en l’appelant « Tartempion » que nous le démolirons. Bien au contraire. Certaines attaques lui attirent des sympathies et éloignent de nous de très bons amis. Nous faisons figure de jaloux envieux des progrès considérables de son groupement.
Je suis peut-être le seul à vous le dire ; mais nous sommes, croyez-le, beaucoup à le penser.
Ce n’est pas hélas ! le seul point sur lequel porte notre désaccord. Il y en a d’autres importants dont je vous parlerai si j’ai confirmation de certains renseignements que j’ai quelque peine à croire.
Je vais mieux, mais je prends encore des précautions pour être certain d’être disponible mercredi.
À bientôt et croyez à ma profonde affection.
À Schwerer

5. Dans les deux lettres qui suivent, l’amiral Schwerer soulève une question à ses yeux fondamentale, celle des rapports entre la Ligue et les Camelots. Il s’y montre très sévère à l’égard de ces derniers, pointant leurs excès et leurs désordres. Quant à ses relations avec les dirigeants du mouvement, particulièrement Calzant et Pujo, elles sont pour le moins ambiguës, marquées au fond de bien des réserves et d’incompréhensions qu’il tente en collaborateur fidèle et loyal de minimiser.
Vendredi 16 novembre
Mon cher ami,
Je m’en veux de vous faire perdre un temps si précieux et d’augmenter encore vos préoccupations, mais nous sommes à un tournant où il faut absolument essayer de bien nous comprendre mutuellement. Seulement, je m’explique peut-être mal.
Je vous supplie de prêter attention à ceci : vous savez quelle affection et quelle admiration j’ai pour vous. Vous devez donc comprendre que je suis toujours porté à me ranger à votre avis, à admettre votre point de vue. J’éprouve une vraie peine, une souffrance presque physique, quand sur un point donné je ne puis pas être d’accord avec vous. Il m’est absolument impossible de partager votre opinion sur M… Il y a deux qualités que je prise par-dessus tout, c’est l’amour de la vérité et le désintéressement. Or M… est un mythomane et il n’est nullement désintéressé. Il y a déjà longtemps que j’ai perdu toute confiance en lui. Il peut se faire qu’il soit quelquefois utile parce qu’il pénètre dans tous les milieux ; mais cette pénétration peut quelquefois aussi être très dangereuse.
Au fond, mon opinion personnelle sur M… importe peu. Du moment que vous jugez que vous pouvez vous servir de lui utilement, je m’incline bien vite, en souhaitant ardemment que vous ayez raison.
En ce qui concerne Calzant, je suis le premier à reconnaître ses qualités, sa fidélité absolue, son dévouement à l’AF. Ce sont des qualités énormes qui font que j’ai pour lui estime et sympathie. Mais je prétends que ses défauts font qu’il n’était pas qualifié pour le poste qu’il occupe. Je sais que sur ce point je suis en désaccord avec vous et avec Pujo ; mais ce désaccord n’a pas grande importance. Je puis même vous dire que je défends Calzant quand on l’attaque devant moi et je désire vivement que certaines conséquences que je redoute de sa mise à la tête des Camelots soient évitées.
Donc là encore, rien de grave.
Mais il y a un point qui est très grave et sur lequel l’accord devient chaque jour plus difficile. Il y a un fait positif et certain, c’est que j’ai eu le plus grand tort d’accepter de prendre la présidence de la Ligue avant d’avoir l’assurance que certain état d’esprit qui commençait à se manifester disparaîtrait. J’ai cru qu’on tiendrait compte des conditions difficiles dans lesquelles je prenais le poste, par esprit de devoir envers l’AF, et qu’on essaierait de faciliter ma tâche. On l’a fait pendant quelque temps, bien peu de temps, puis peu à peu on a cru pouvoir s’affranchir de certaines règles que quelques Camelots trouvaient gênantes. J’avais obtenu de Pujo, au congrès de 1931, des déclarations qui, je l’espérais, mettraient fin à certaines pratiques fâcheuses.12 Non seulement il n’en a rien été, mais nous avons fait un pas immense en arrière. Vous me dites que vous ne voyez pas du tout chez les Camelots un esprit de domination. Je le vois moi chaque jour. Si vous trouvez le mot de domination exagéré, disons « esprit d’absolue indépendance », volonté de ne reconnaître aucune autre autorité que le Comité des Camelots, et de dénier tout pouvoir, si faible soit-il, aux présidents de sections. Je crois que c’est déplorable, pour les Camelots d’abord.
Comment une intelligence aussi vive, un esprit aussi clair et droit que Pujo ne le voit-il pas ?
Comment a-t-il pu avoir l’idée extraordinaire de me proposer de soumettre à l’arbitrage de de Roux tous les conflits qui naîtraient entre les Camelots et moi ? Il n’est pas possible qu’une pareille idée soit de lui. Elle lui a été suggérée. Par qui et pourquoi ?
Je ne suis pas encore revenu d’une pareille proposition, qui m’aurait froissé profondément si je n’avais pas été convaincu qu’elle avait été faite sans mauvaise intention. Je pense qu’après réflexion, Pujo et le Comité des Camelots auront compris que si j’avais été capable de l’accepter, j’aurais été absolument indigne du poste difficile que j’occupe. Me décharger ainsi du poids de ma responsabilité serait de ma part une véritable lâcheté.
J’ai échangé avec Pujo une longue correspondance. Elle m’a montré une tendance irrémédiable à donner raison aux Camelots toutes les fois qu’il y a eu désaccord avec la Ligue. Pujo est votre collaborateur de plus de 30 ans. Vous avez en lui une confiance très justifiée. Je comprends donc très bien que vous soyez porté à vous ranger à son avis, à croire que j’exagère ou que je vois la situation sous un jour très faux. Mais je mentirais si je vous disais qu’il m’est possible de la voir autrement.
Alors que faire ? Essayer une cote mal taillée ? Un modus vivendi qui ne donnera satisfaction ni aux uns ni aux autres ? Essayons, je le veux bien.
Il faut bien du reste le faire, puisque ce n’est pas au moment où l’ennemi prépare l’attaque qu’il est possible de s’en aller. Mais je ne me fais pas beaucoup d’illusions. C’est reculer pour mieux sauter. Peut-être aussi faut-il compter un peu sur les événements pour montrer la nécessité de l’union ?
Laissez-moi vous dire en terminant cette trop longue lettre combien je trouve pénible de voir se reformer rue du Boccador cette atmosphère de soupçon qui a failli nous asphyxier rue du Havre et dont il faut chercher l’origine au rez-de-chaussée. Pujo là aussi se laisse influencer.
Encore une fois je vous demande pardon de vous prendre tant de temps et je vous renouvelle l’assurance de ma très profonde affection.
A. Schwerer

6.
Paris, le 17 décembre
Mon cher ami,
J’admets très volontiers après ce que m’a écrit Pujo que le hasard seul est coupable dans ce petit incident de vendredi auquel, je dois vous le dire, je n’avais pas attaché du tout la même importance que vous. Il y a eu évidemment une série de coïncidences fortuites qui m’ont fait donner à ce que mes yeux ont vu une signification tout à fait erronée. Je n’y pense plus et n’en parlons plus.
J’hésite beaucoup avant de continuer et d’aborder le second point dont vous parlez dans votre lettre. Je suis un peu arrêté par la crainte que j’ai de vous contrarier ou même de vous peiner ; et d’autre part il me semble que si je vous cachais ma pensée, j’agirais mal vis à vis de vous et vis à vis de l’AF.
Je vais donc vous dire ce que je pense et qui est basé sur les faits que je connais. Après quoi nous n’en parlerons plus sauf au cas où il se produirait un événement grave que je serais obligé moralement de porter à votre connaissance. J’espère que vous êtes bien convaincu que je n’ai aucune animosité personnelle contre Calzant. Je reconnais toutes ses qualités mais je suis obligé de constater qu’il a réussi par ses graves défauts à faire contre lui l’unanimité complète, non seulement de tous les présidents de section et des ligueurs, mais même de la plupart des Camelots. J’ai reçu à cet égard bien des doléances au Congrès… Cette impopularité est gênante, mais on ne peut se baser sur elle pour le condamner.
En dehors du fait qu’il semble vraiment prendre un certain plaisir à mal recevoir tout le monde et à ne jamais répondre à aucune lettre, je fais à Calzant le reproche de veiller par trop peu au recrutement des Camelots et de ne tenir aucun compte des renseignements qu’il reçoit sur quelques-uns d’entre eux.
L’abaissement du niveau moyen intellectuel et moral des Camelots est hélas !, mon cher ami, absolument certain et c’est surtout à Paris qu’il est très sensible.
Il y a chez les Camelots une très belle élite intellectuelle et morale, et cela aussi bien dans les jeunes gens des bonnes familles que dans les jeunes gens des milieux les plus modestes ; mais malheureusement, se sont introduits chez eux un certain nombre d’individus tout à fait indésirables et ce sont ceux-là qui font baisser la moyenne et qui finiront par entraîner les bons. C’est pour cela que chez les Camelots plus que partout ailleurs il conviendrait de veiller au recrutement.
Ce que je vous dis là est connu de tout le monde et déploré. Comment Calzant qui les voit de près peut-il le nier à vous et à Pujo ? Maxime, je dois le dire, le reconnaît et en a parlé.
Vous me demandez des faits précis. Ils abondent hélas ! et si tous les gens de la maison osaient vous dire ce qu’ils pensent et ce qu’ils savent, vous seriez édifié. Seulement, la plupart n’oseront pas vous le dire à vous ni à Pujo, parce qu’ils se figurent que vous ne les croiriez pas et que Pujo et Calzant leur en voudraient.
Je comprends fort bien que la jeunesse ait un parler un peu libre ; mais vraiment leurs conversations bruyantes et leurs chants en bas, alors que ces conversations et ces chants sont entendus des personnes qui sont dans le salon et aux caisses, devraient être un peu moins grossiers.
Vous n’ignorez sans doute pas qu’il y a eu dans la maison la nuit des vols, sur lesquels il me semble qu’aucune enquête sérieuse n’a jamais été faite. Nous sommes obligés maintenant de prendre certaines précautions et cependant nous avons constaté récemment encore des faits assez fâcheux qui, s’étant passés la nuit, semblent devoir être attribués à des Camelots.
J’ai prié Y. del Sarte d’en parler à Pujo ; mais c’est peut-être le fait le moins grave.
Je vous ai dit souvent combien il serait nécessaire de faire une enquête serrée sur le désordre financier qui règne en bas et, en particulier, sur la vente du journal. L’a-t-on faite ? J’en doute. A-t-on interrogé le père Chastres, qui ne peut pas être soupçonné d’hostilité contre les Camelots dont il est le doyen ?
J’ai eu plusieurs fois des plaintes contre des Camelots pour des faits vraiment très répréhensibles. Elles n’ont été presque jamais suivies de sanctions.
Il y a à la Ligue également des brebis galeuses ; mais dès que je les trouve, je les chasse.
Il y en a en plus grand nombre encore chez les Camelots. Il faudrait ne pas les conserver. Elles contaminent les autres. Il est vrai que j’ai entendu Serre, alors qu’il était chef des Camelots, me dire qu’il fallait chez eux des hommes de main bons à tout et que par conséquent on ne pouvait les prendre que dans certains milieux.
J’avoue que je ne puis partager cet avis.
En province également le niveau a un peu baissé, d’après ce que m’ont dit tous les secrétaires régionaux, mais peut-être moins qu’à Paris.
Encore une fois, je suis persuadé que la majorité des Camelots est très bonne et c’est parce que je m’intéresse beaucoup à eux que je suis navré de certaines choses que je constate et qui me prouvent l’abaissement du niveau, navré aussi de voir Pujo et Calzant refuser de le croire.
Il m’est particulièrement désagréable de paraître vouloir m’occuper des Camelots qui ne sont pas sous mes ordres et de critiquer certaines choses chez eux ; mais d’autre part, est-ce que je ne manquerais pas à mon devoir en m’abstenant de vous dire ce que je crois être la vérité ?
Je crois aussi, mon cher ami, que les intrigues dont vous me parlez ne sont pas toutes du même côté. Je mets pour cela tout à fait hors de cause Calzant. Il n’y a pas d’intrigues de sa part, mais il y a certains partis pris qui pourraient avoir de bien fâcheuses conséquences.
Je suis très inquiet de certaines divisions que je vois s’accentuer.
Excusez cette lettre. J’ai été dérangé vingt fois pendant que je l’écrivais et je n’ai même pas le temps de la relire.
À demain et très affectueusement à vous.
A. Schwerer