1Né à L’Aigle (Orne) le 25 avril 1864, Henri Vaugeois aimait rappeler qu’il comptait parmi ses grands-oncles un conventionnel régicide, Gabriel Vaugeois1, et un aumônier de l’armée de Condé. Plus près de lui, son père, avocat et doyen de la faculté de droit de Caen, était un républicain modéré, lecteur de la Revue des deux mondes et nullement hostile à la troisième République, tandis que la famille de sa mère lisait le Correspondant. Après des études au lycée de Caen (1875-1884), Vaugeois passe ses deux baccalauréats (août-octobre 1884), puis devient maître auxiliaire à Stanislas tout en préparant vainement le concours d’entrée à l’École normale supérieure (1884-1886) et est nommé brièvement aspirant répétiteur au lycée de Caen. La suite de sa carrière universitaire est assez chaotique : après un congé d’inactivité sans traitement (1887-1889) qui lui permet d’obtenir une licence de philosophie (21 mars 1888), un passage de quatre mois à Janson-de-Sailly comme maître répétiteur est suivi d’un nouveau congé pour raison de santé puis, pendant deux ans, d’un congé régulier avec traitement comme boursier d’agrégation jusqu’en octobre 1892 ; deux fois de suite admissible à l’agrégation de philosophie (1890 et 1891), il est nommé répétiteur à Sainte-Barbe (1892-1893) puis professeur de philosophie et d’histoire-géographie au collège de Coulommiers.

2Ces précisions tirées du dossier professionnel de Vaugeois2 prouvent d’une part que celui-ci n’a guère à se plaindre d’un système qui lui a permis de mener ses études universitaires avec de grandes facilités et d’autre part que, contrairement à la légende, il n’a pas réussi à obtenir l’agrégation de philosophie. La suite du dossier montre que sa charge d’enseignement va rester constamment légère (trois ou quatre élèves en philosophie, une vingtaine en histoire-géographie) et surtout que le jeune professeur réussit assez mal dans ses fonctions. Dès Sainte-Barbe, il est mal noté : « Bien insuffisant comme répétiteur. N’a pas d’action sur les élèves et se laisse trop déborder par des enfants d’âge moyen » (25 avril 1893). Les deux premières années à Coulommiers sont meilleures (« instruit, sympathique, consciencieux », 15 mars 1894) et il tente très vite de se faire nommer à Saint-Germain-en-Laye en utilisant sans vergogne mais sans succès l’appui du député Krantz3. En revanche, l’année 1896 semble marquer un tournant dans sa carrière et son existence : tandis que l’inspecteur d’académie constate avec regret qu’il a renoncé à l’agrégation, le principal (avec lequel il ne s’entend visiblement pas) note qu’il boude ses collègues et vit davantage à Paris qu’à Coulommiers. Peu après, son inspection se passe mal :

Je n’ai pu voir M. Vaugeois qu’en philosophie, où l’on m’a dit, d’ailleurs, qu’il est meilleur qu’en histoire. Ce professeur a de l’intelligence et des connaissances, mais il n’attire pas la sympathie : ses yeux pénétrants ne sont pas « bons ». Professeur, s’il ne manque pas de compétence, il manque de sens pratique ; il a commencé par lire et faire lire à ses élèves l’Intelligence de Taine : ces élèves sont au nombre de trois, tous trois assez faibles. Il leur donne des sujets de dissertation comme celui-ci : « Comment se forme l’idée de la représentation de l’espace ? ». Autant que j’ai pu en juger, ces lectures et ces sujets ne sont pas en situation. En revanche, on n’a pu me dire ce que c’est que le Discours de la Méthode. Pendant que j’étais là, M. Vaugeois s’est donné, je le reconnais, beaucoup de mal pour sauver les apparences, et je crois qu’il peut intéresser les élèves quand il veut bien se mettre à leur niveau. Mais le veut-il souvent ?

3À la fin de l’année, Vaugeois publie un article dans la Revue bleue sur « L’Éducation philosophique des Français » et désormais se désintéresse visiblement de ses fonctions. Ses notes de 1897, tout en reconnaissant son intelligence, ses connaissances et ses résultats corrects au baccalauréat, dressent de lui un portrait peu flatteur : défiance non dissimulée à l’égard de son administration, absentéisme médical et inexactitude générale, leçons décousues en philosophie et superficielles voire improvisées en histoire (matière qu’il déteste et dont il demande depuis longtemps à être déchargé), etc. ; si l’inspecteur d’académie avoue carrément le 1^er avril 1897 : « le caractère de M. Vaugeois est loin de prévenir en sa faveur. Je verrai avec plaisir ce fonctionnaire quitter mon ressort », le recteur est plus nuancé mais remarque ironiquement que « M. Vaugeois semble avoir conçu de sa valeur personnelle une idée trop haute : un peu de modestie ne messiérait pas », toutes ces appréciations étant renouvelées en 1898. Quand commence l’affaire Dreyfus, Vaugeois a donc renoncé depuis quelque temps à faire carrière dans l’enseignement, se sent sous-estimé et se désintéresse de son métier. Visiblement, il cherche d’autres occupations et, comme beaucoup d’autres, son « tournant » lors de l’affaire Dreyfus n’est que l’aboutissement d’une évolution déjà ancienne et une tentative de revanche sur un destin jugé médiocre et indigne de ses talents.

4En politique, Vaugeois nourrit dans les années 1890 des opinions républicaines, non pas centre-gauche comme on l’a dit parfois, mais plutôt radicales (« Je suis, de tempérament et d’éducation, un radical »4) ; grand lecteur de Spinoza, Rousseau, Balzac, Michelet et Labriola, très lié à Gabriel Séailles, il se dit panthéiste et ne reniera jamais, malgré sa dévotion ultérieure pour Maurras, son goût pour le XVIII^e siècle français. En 1892, il adhère à l’Union pour l’action morale créée par Paul Desjardins, où il fait la connaissance de Maurice Pujo, et se dit prêt à aller encore plus à gauche : « Je suis radical-socialiste, je deviendrai peut-être socialiste révolutionnaire »5.

5Quand commence l’affaire Dreyfus, Vaugeois est secrétaire du comité directeur de l’Union pour l’action morale. Désireux de s’éclairer sur le débat en cours, il écrit à Cavaignac, à qui il portera toujours un grand respect et qui lui donne l’assurance formelle que Dreyfus est coupable.6 Ainsi rassuré, Vaugeois propose à l’Union pour l’action morale de publier la lettre de Cavaignac dans son bulletin, suggestion repoussée par huit voix contre deux, celles de Vaugeois et Pujo. Il démissionne aussitôt (novembre 1897), imité trois semaines plus tard par Pujo. On peut penser qu’il y a sans doute de la part de Vaugeois une volonté de mise en scène dans cette rupture : interroger Cavaignac dont l’antidreyfusisme était notoire, proposer sa réponse à l’Union ostensiblement dreyfusarde, c’était rechercher des réponses connues d’avance et il paraît légitime de penser que Vaugeois, spontanément antidreyfusard, ne voulait qu’embellir une séparation inévitable.

6Dès le mois de mars 1898, Vaugeois, révolté par le procès Zola et le régime qui permet ce scandale, se démène avec ardeur contre la révision et, le 8 avril, fonde avec Pujo, en vue des élections législatives du printemps, un Comité d’action française dont la seule activité connue est un appel aux électeurs qui passe totalement inaperçu. En raison de son titre7, on fait parfois de ce groupuscule informel et infime, auquel participent un cousin de Vaugeois, Jules Caplain-Cortambert, et un colonel démissionnaire, Georges de Villebois-Mareuil, le berceau de l’Action française, ce qui paraît très excessif. Vite réduit à quelques parlotes au café Voltaire (place de l’Odéon)8, le Comité d’action française est une impasse dont Vaugeois, qui n’a pas encore totalement rompu avec le régime, tire lucidement la leçon : pour lancer le grand mouvement antidreyfusard nécessaire, il faut s’y consacrer à temps plein et trouver des personnalités susceptibles d’attirer la foule. À l’automne 1898, négligeant de plus en plus son collège, il commence de longues démarches pour rassembler signatures et soutiens, en compagnie de deux jeunes agrégés, Louis Dausset et Gabriel Syveton. De cet effort patient et malgré les méfiances qui existent déjà entre les trois professeurs9, va naître la Ligue de la patrie française (LPF).

7Le 19 décembre 1898, le journal nationaliste L’Éclair publie un article de Maurice Pujo intitulé « Action française », où l’auteur prend à partie la funeste abstraction que sont à ses yeux les droits de l’homme et indique comme tâche prioritaire celle de « reconstituer la France comme société ». C’est là le premier vrai manifeste de la future Action française. À cette date, cependant, Vaugeois et Pujo ne connaissent pas encore Maurras qui n’a eu affaire qu’à Syveton et Dausset par l’intermédiaire d’Amouretti10, et ce fait confirme que l’Action française est née d’une convergence et d’une volonté de rupture idéologique dont Maurras n’avait pas le monopole. Au même moment le trio Dausset-Syveton-Vaugeois constitue la Ligue de la patrie française qui annonce officiellement sa fondation en janvier 1899 et fait coexister à sa tête une majorité légaliste et prudente et une minorité batailleuse, bientôt déçue par la modération officielle du mouvement. Très vite, dès la fin janvier 1899, Vaugeois, secrétaire adjoint de la LPF, commence à rechercher une autre formule, d’autres hommes, et songe à fonder un journal.

8C’est à ce moment, semble-t-il, fin janvier 1899, qu’il fait la connaissance de Maurras et que ce dernier commence à fréquenter le groupe du café Voltaire, qui sert de club de réflexion aux marges de la LPF et où il tente d’attirer Barrès. Dès le 3 février, Maurras informe l’écrivain lorrain que le groupe Vaugeois-Pujo cherche à créer un journal et lui demande s’il veut en être.11 Ses lettres suivantes montrent d’ailleurs que le théoricien royaliste n’a qu’une estime limitée pour les commensaux du café Voltaire : « Je ne les crois point gens à réaliser quoi que ce soit de sérieux. Une vague sentimentalité et le désir de produire leurs importantes personnes, c’est bien tout ce que j’aperçois. L’un d’eux pourtant, Pierre Lasserre, m’a paru fort intelligent ».12 En outre, il apprécie d’abord peu Vaugeois dont le caractère, l’esprit et les opinions politiques lui déplaisent au nom de préjugés dont il reviendra bientôt13, et bien que Vaugeois se démène beaucoup à ce moment pour faire élire le critique royaliste au comité directeur de la LPF.14

9Le printemps 1899 voit Vaugeois s’acharner à réunir les fonds et les plumes nécessaires à la création du journal qu’il désire, puis y renoncer, faute de moyens suffisants et face à l’hostilité des autres feuilles nationalistes.15 Il va cependant réussir à s’affirmer grâce à une conférence de la LPF, organisée le 20 juin 1899 à la salle des Agriculteurs de France sous la présidence de l’ancien ministre François de Mahy. L’Action française a toujours considéré, avec raison, cette date comme celle de sa fondation véritable, celle en tout cas où les rudiments de sa doctrine furent présentés au public et provoquèrent le scandale nécessaire et voulu, grâce à l’indignation de Monsieur de Mahy. Il est incontestable que Vaugeois paie d’audace ce soir-là : après un hommage protocolaire à la LPF, réduit au minimum, et une condamnation du bout des lèvres du geste de Christiani (le jeune baron qui vient de frapper le président Loubet), il rappelle la réalité (« nous sommes des vaincus aujourd’hui ») puis passe à l’attaque : « Ce n’est pas à la chair, c’est à l’âme même de cette République que nous ne pouvons-nous faire », âme qui comprend « l’esprit franc-maçon, l’esprit protestant, l’esprit juif » ; puis, après avoir loué le catholicisme d’une formule (« ce christianisme atténué ») visiblement inspirée de Maurras, il fait l’éloge de Déroulède et l’apologie du pouvoir personnel, tout en se disant encore républicain et en ironisant sur les espérances des monarchistes. Le propos n’en est pas moins net : de Mahy, ulcéré, ne s’y trompe pas et répond fermement à l’orateur, s’attirant les huées de l’assistance et la sortie ostensible de Quesnay de Beaurepaire16 : l’échange ultérieur de lettres avec Vaugeois, si souvent édité par l’Action française, marque fortement la « divergence irréductible » entre les deux hommes et surtout entre la prudente LPF et le jeune groupe naissant ; à Vaugeois qui lui affirme « j’ai été, je suis et resterai républicain », de Mahy rétorque avec bon sens, le 7 août et après avoir lu l’article « Réaction d’abord », que « votre nouvel article est un ‘sus à la République’ ». Quant aux pouvoirs publics, ils vont bientôt faire payer à l’orateur ses attaques et ses provocations.

10Le 10 juillet 1899 paraît le premier bulletin bimensuel de l’Action française, bientôt rebaptisé Revue de l’Action française et connu sous l’appellation de « petite revue grise ». Même si, pour des raisons matérielles, il ne participe pas au numéro inaugural, Vaugeois est bien le fondateur de cette publication lancée faute de mieux et avec des moyens très sommaires, et Maurras lui-même, pourtant si jaloux de son autorité sur le mouvement, ne lui contestera jamais ce rôle décisif : « L’initiateur, ce fut lui ».17

11La conférence du 20 juin 1899 marquait la première étape du cheminement idéologique de Vaugeois. Une seconde provocation en précise l’orientation, le fameux article-programme « Réaction d’abord » qui ouvre le numéro 2 (1^er août 1899) de l’Action française. Les premières lignes montrent que Vaugeois a parfaitement conscience de ce qu’il fait (« Nous commençons une œuvre que nous sentons difficile ») et y prend un plaisir visible ; quant à la suite, ce n’est qu’un résumé, peu original dans le fond mais outré dans la forme, des positions du nationalisme le plus extrémiste : l’Action française, dit-il, sera nationaliste, « l’antisémitisme aura ici des amis réfléchis », « il faut mesurer attentivement les droits de l’homme à certains hommes », etc. Il n’y manque même pas le coup de patte barrésien aux maximes kantiennes. On comprend sans peine que le débonnaire M. de Mahy ait tenu à se désolidariser de ce brûlot dont l’auteur persiste malgré tout à se dire républicain.18

12L’histoire traditionnelle de l’Action française est d’ailleurs sur ce point formelle : Vaugeois et la revue sont authentiquement républicains au départ et ne se convertissent qu’ultérieurement à la Monarchie. C’est là jouer sur les mots : si l’on désigne par républicain celui qui n’est pas monarchiste, Vaugeois est incontestablement républicain en 1899 ; mais si l’on admet que ce titre implique surtout une adhésion minimale à certaines valeurs démocratiques, Vaugeois n’a déjà plus rien de républicain quand il lance sa revue. Dès janvier 1899, il écrit à Barrès : « je crois très énergiquement que la France d’hier et celle de demain se tiennent et que l’idéalisme pédant des droits de l’homme est au (x) antipodes de notre tempérament de réalistes, mais de réalistes fins et spirituels ».19 Bien plus tard, au soir de sa vie, il a tenté de définir son état d’esprit à cette époque20 et, malgré les inévitables déformations du souvenir, son analyse rétrospective paraît assez juste : il adhérait alors, écrit-il, aux idées d’un nationalisme antisémite, antimaçonnique, antiprotestant, antiparlementaire et antidémocrate, « tout en nous efforçant encore de les rattacher à l’idée d’une République française nouvelle, plus ou moins modifiée dans un sens oligarchique, aristocratique, où le Pouvoir redevenu personnel et responsable21, aurait été exercé par les héritiers des ‘dynasties’ révolutionnaires : les Cavaignac, les Carnot, les Cambon, etc. ». Dans cette optique, la République n’est plus qu’un mot, une coquille vide, et le chemin de Vaugeois vers la monarchie va logiquement être beaucoup plus court et facile qu’on ne l’a dit.

13Désormais et sauf empêchement, Vaugeois signe les premières pages de la revue, ce qui l’expose inévitablement à se répéter souvent. Il est dès lors facile de relever ses déclarations de guerre réitérées au régime et son attirance grandissante pour la solution maurrassienne : « la République trahit la France » (1^er septembre 1899) ; « Notre idéal […] est, non point anarchiste, mais monarchiste » (15 septembre 1899) ; « Vers un chef » (titre du 15 décembre 1899), etc. Surtout, en acceptant de publier, à partir du 1^er octobre 1899, la virulente série des Monod de Charles Maurras, il rompt pour de bon ses dernières amitiés dans le milieu de l’Union pour l’action morale.

14La fin de l’année 1899 et l’année 1900 voient d’autres ruptures décisives dans la vie de Vaugeois. En premier lieu, ses liens avec la LPF achèvent de se distendre. La ligue de Jules Lemaître apprécie peu le lancement de la revue grise et son contenu susceptible d’effaroucher les voix et les générosités modérées ; si Dausset est depuis longtemps hostile, Syveton commence lui aussi à faire grise mine, bien que ses opinions se rapprochent probablement beaucoup des thèses de Vaugeois.22 Il s’en suit une série de « procédés peu généreux »23 de la LPF à l’égard de son secrétaire adjoint qui finit par se retirer, à une date non précisée24 ; symbole de cet éloignement, sa conférence du 16 février 1900 sur « les courants nationalistes » lui permet de condamner sévèrement les nationalismes parlementaire et plébiscitaire, c’est-à-dire la Ligue de la patrie française et celle des patriotes.25

15Surtout, Vaugeois commence à avoir des ennuis sérieux avec son administration, en raison de son absentéisme, de ses prises de position et des poursuites judiciaires de 1899 qui frappent les diverses ligues après la tentative de Déroulède à Reuilly (défendu par Léon de Montesquiou, il est condamné, comme les autres accusés, à 16 francs d’amende avec sursis pour constitution de société non autorisée). Au même moment (mars-avril 1899), le principal du collège note, sur la feuille d’appréciation annuelle, que Vaugeois néglige ses fonctions, ne prépare plus ses cours et ne corrige pas ses copies ; « il n’est permis à personne d’ignorer », ajoute l’inspecteur d’académie, « que les fonctions de professeur à Coulommiers n’occupent dans la vie agitée de M. Vaugeois qu’une place restreinte » et que « les circonstances éloigneront bientôt M. Vaugeois de façon définitive de l’Université ».26 Le 10 juin, Vaugeois ne vient pas à Coulommiers et envoie trois jours plus tard de Paris un certificat médical faisant état de « fatigue, surmenage, nervosité », mais, comme le remarque l’inspecteur d’académie, « cet état ne résulte nullement de ses fonctions », d’autant plus l’administration apprend au même moment que l’intéressé va faire une conférence publique le 20 juin. Sommé de s’expliquer, ce dernier ne se décide que le 24 à répondre qu’il est réellement épuisé, qu’il a failli renoncer à sa conférence, qu’il n’a pu la prononcer que parce qu’il ne s’agissait que de lire un texte « dès longtemps arrêté » et enfin qu’il souhaite ne reprendre son poste que le 28. Ces explications insolentes sont jugées « sans valeur » par l’inspecteur d’académie qui fait prélever sur le salaire de l’absent la rémunération de son suppléant et surtout, en relevant la teneur inacceptable de la conférence, réclame que le fautif soit nommé dans un collège « éloigné de Paris ».27 Au même moment, le préfet de Seine-et-Marne saisit Waldeck-Rousseau de l’incident et, le 3 juillet, le président du Conseil écrit au ministère de l’Instruction publique pour demander une mesure disciplinaire. En conséquence, Vaugeois est muté le 23 septembre 1899 au collège de Vire mais, bien résolu à ne pas s’y rendre, il contre-attaque aussitôt en employant ses défenses habituelles : il fait intervenir en sa faveur de Mahy, peu rancunier, et envoie un nouveau certificat médical, ce qui lui vaut un nouveau congé d’inactivité (sans traitement) pour l’année scolaire.28 Il consacre ces loisirs à l’Action française et à des articles qui, on l’a vu, ne laissent aucun doute sur son opposition résolue au régime, allant même jusqu’à attaquer durement le chef de l’État.29 Dès lors, sa réintégration ne peut que prendre l’allure d’une sanction et un arrêté ministériel du 22 août 1900 le nomme professeur de philosophie et d’histoire au collège d’Ambert.

16Le 2 octobre, le principal d’Ambert informe l’inspecteur académique du Puy-de-Dôme que Vaugeois n’a pas rejoint son poste et n’a fourni aucune explication sur son absence. Déféré le 20novembre devant le conseil académique du département, le fautif ne réagit qu’une semaine plus tard et par un simple télégramme le déclarant une nouvelle fois malade ; l’administration lui ayant alors demandé un certificat établi par un médecin assermenté ou attaché à l’Instruction publique, Vaugeois répond qu’il fera connaître ultérieurement la date de son rétablissement et joint le certificat d’un médecin non officiel. Estimant, non sans quelque raison, que l’accusé se moque de son autorité, le conseil rejette ses explications et, statuant par contumace et jugeant que l’acte d’indiscipline commis « équivaut à une véritable désertion » prononce le 1^er décembre la révocation. Vaugeois fait aussitôt appel de cette sentence devant le Conseil supérieur de l’Instruction publique : il n’a aucune illusion (Dausset et Syveton connaissent à peu près le même sort), mais il veut saisir l’occasion de prononcer un plaidoyer provocateur, conformément aux méthodes de l’Action française qui affectionnera toujours ce genre de démonstration. Le 21 décembre 1900, Vaugeois peut donc tout à loisir produire une harangue mûrement pesée qui veut non pas contester une sanction qu’il est le premier à déclarer « juste et nécessaire », mais expliquer les raisons de son indiscipline : il lui est désormais impossible, expose-t-il, de concilier en conscience ses fonctions officielles (enseigner la philosophie et donc l’idéologie officielles de la République) et ses idées sur le régime.30 Dès lors, l’instance d’appel ne peut que confirmer la révocation.

17Dans cette affaire, aucune des deux parties n’a été sincère. L’administration affirme qu’elle veut ignorer les activités politiques de Vaugeois et ne sanctionner que son absentéisme et son indiscipline, ce que l’on a beaucoup de peine à croire. Mais Vaugeois n’est pas une victime innocente : enseignant médiocre et désinvolte, il use et abuse des certificats médicaux de complaisance et des congés à répétition au lieu d’assumer franchement sa volonté de quitter l’enseignement, et se pose ensuite en victime de son indépendance d’esprit et d’une mesure purement politique, alors qu’il paie aussi des fautes professionnelles incontestables et des procédés dilatoires peu glorieux. Quoi qu’il soit, la rupture est définitive sur tous les plans. Au même moment, la société éditrice de l’Action française se dissout, Caplain se retire de la revue31 et Vaugeois reste seul directeur politique d’une publication dont l’inspiration royaliste est chaque jour plus évidente.

18Plus rien, désormais, ne retient Vaugeois dans la fiction nominale de son nationalisme républicain. Dans sa réponse à l’Enquête sur la monarchie32, il juge encore le retour du roi peu réalisable, en dépit des éloges appuyés qu’il décerne à l’idée royaliste, et il paraît encore rebuté par tout ce que le royalisme conserve d’inacceptable à ses yeux (l’orléanisme libéral33) ou de suranné et d’inefficace, ce monde de hobereaux poussiéreux, d’officiers de cavalerie à particule et de comités timorés.34 De son propre aveu, la publication de l’Enquête sur la monarchie, à l’été 1900, constitue pour lui un choc, dont il assimile l’écho grandissant au cours de l’année suivante35 ; dès lors, déjà convaincu mais répugnant encore à s’en faire l’aveu, il avance pas à pas, au fil des lettres, des articles et des conférences, vers la profession de foi finale : en septembre 1900, il constate dans une lettre à Barrès, – Barrès que Maurras et lui-même tentent ardemment et vainement de convertir à ce moment :

Tout nationaliste est mal à l’aise et se sent dans une intenable équivoque, tant qu’il ne va pas jusqu’à la sagesse monarchiste, – c’est-à-dire jusqu’à retrouver la bonne sensation de l’attachement à un pouvoir de fait. Nous jeûnons de monarchie et il faut être dénaturé pour ne pas souffrir, jusqu’à la colère, de toutes ces niaiseries de banquets municipaux aussi bien que ministériels. Il n’est pas permis de se moquer d’un peuple à ce point, de lui attribuer une volonté et même une opinion politique.36

19Au même, il écrit encore, en février 1901, que « Maurras a raison, heureusement ! Laissez donc le métaphysicien incorrigible que je suis ‘faire la monarchie’ avec lui dans quelques têtes amies ».37 Peu après, le 12 juin 1901, avant la conférence de Barrès célébrant le deuxième anniversaire de la revue, il fait un discours de quasi-adhésion : « J’envisage chaque jour avec plus de confiance, de satisfaction d’esprit, l’hypothèse d’un ordre français qui serait simplement l’ancien, l’ordre monarchique »38, au grand déplaisir de Barrès39 ; peu après, il salue avec ferveur le « principe monarchiste ».40 Enfin, en octobre 1901, il touche au port : le 10, il rend visite au duc d’Orléans en Allemagne et en ramène une confession extasiée :

J’ai connu, dans le voyage que je viens de faire de Paris à Carlsruhe, la plus forte émotion que puisse éprouver aujourd’hui un Français […] Monarchiste, je l’étais, de par l’analyse exacte et désormais irréfragable à mes yeux, que j’avais été amené à faire, pendant la crise dreyfusienne.41

20Vaugeois est maintenant officiellement royaliste et appelle tous les nationalistes conséquents à l’imiter puisque seule la monarchie peut s’opposer à l’anarchie morale ambiante.42 Plus rien désormais ne le sépare de Maurras, dont il va se faire le disciple zélé, avec toute la ferveur des nouveaux convertis, même si, vers la fin de sa vie, il ne paraît plus nourrir beaucoup d’espoir de voir le prétendant remonter sur le trône. Le reste de son existence ne se signale d’ailleurs par aucun événement notable et Vaugeois prend sa part, sans plus, dans la geste du mouvement en pleine ascension : la remise au général Mercier d’une médaille d’or célébrant son rôle dans l’affaire Dreyfus (20 juin 1907), la co-direction avec Léon Daudet de l’Action française devenue quotidienne en 1908, cinq jours à la Santé pour outrage à magistrat au moment de l’affaire Thalamas, etc., rien de tout cela ne compte vraiment. En 1914, il épouse Marie-Louise de Villeneuve, fille d’un avocat lyonnais, au moment où il ressent les premières atteintes de la maladie qui va bientôt le paralyser, et, à la Noël 1914, il officialise son retour au catholicisme, en germe depuis plusieurs mois, en renouant avec la pratique des sacrements.43 Le 11 avril 1916, il meurt à Paris d’une embolie foudroyante.

21Il est difficile d’apprécier exactement ce que furent le rôle et l’influence de Vaugeois au sein de l’Action française. Quoique cultivé et curieux de tout, l’homme ne possédait pas une intelligence exceptionnelle ; il accepta très vite l’ascendant intellectuel de Maurras et ne fut qu’un vulgarisateur de l’idéologie nouvelle, sans rien y ajouter d’original.44 Il écrivit d’ailleurs assez peu, en dehors d’articles souvent bien répétitifs dont le style froid et terne supportait mal la comparaison avec les truculences de Léon Daudet ou l’élégante précision de Bainville. Dans son œuvre, c’est la violence provocatrice de ses premières diatribes, en 1899-1900, qui seule mérite encore l’intérêt par sa volonté frénétique de rompre avec l’idéologie du régime en place. Plus que Pujo ou Montesquiou, il fut dans l’histoire de l’Action française le « converti », le type du républicain sincère que son honnêteté conduit douloureusement à la vérité maurrassienne, et cette vision, on l’a vu, mérite bien des nuances, tant la rupture véritable de Vaugeois avec la République précède la rencontre avec le maître de Martigues.

22C’est toutefois sur d’autres plans que Vaugeois a joué un rôle incontestable : d’abord comme animateur de la revue débutante, dès l’origine désargentée et chaotique, avec tous les soucis d’intendance que cela comporte pour son directeur45 ; c’est lui, et non Maurras, qui tient à bout de bras l’Action française naissante et lui permet de grandir et de s’affirmer. Mais la vraie vocation de « Frère-Loup », comme on l’appelait, allait à la propagande et, dans leurs souvenirs, tous les ténors du mouvement ont rendu hommage à son activité débordante et à ses dons en ce domaine : cet enseignant médiocre était cependant un bon orateur46, ayant le sens du public, et il a sillonné inlassablement la France pour y porter la bonne parole ; doué pour les contacts humains, sachant attirer la sympathie (contrairement, semble-t-il, à Maurras qui ne régnait que par l’intelligence47), chaleureux et persuasif, il a joué un rôle utile de lien avant d’être un peu éclipsé par le tonitruant Daudet : « Vaugeois, né pêcheur d’hommes », dira de lui Maurras.48

23Il convient toutefois d’apporter quelques nuances à ce portrait trop édifiant. Tout le monde à l’Action française n’appréciait pas Vaugeois et, malgré ses outrances, le portrait qu’en dresse un rapport de police en 1908 permet de comprendre pourquoi son influence commença à diminuer doucement à ce moment :

Vaugeois : passe pour un imbécile à la fois bête et malin. Ne cause jamais, fait le sourd pour ne pas répondre à ce qu’on lui dit, mais écoute tout ce qui se dit autour de lui. Il est dans la maison le parallèle de Daudet, mais un Daudet calmé et revenu des grandes espérances. […]. Il a l’allure d’un salarié dans le groupement : néanmoins, il passe pour un homme très fat aux yeux de ces messieurs.49

24Vers 1931 coururent des rumeurs laissant entendre que l’amitié entre Maurras et Vaugeois avait été beaucoup plus tiède qu’on ne l’avait dit.50 Rien ne corrobore ces bruits et Maurras a plusieurs fois rendu de vibrants hommages à la mémoire du disparu, mais il est exact que, dès leur rencontre, les rapports entre les deux hommes ne furent pas d’égal à égal mais plutôt ceux de Marthe et Marie. Conscient de sa supériorité intellectuelle et imbu de sa vérité, l’autoritaire Maurras commandait, exigeait, réprimandait et suspectait, tandis que Vaugeois s’affairait, s’excusait et administrait tant bien que mal sa revue. Une lettre publiée ici (n^o 10) laisse d’ailleurs deviner la lassitude qu’il éprouvait parfois face aux exigences et aux soupçons du maître.

25Tout cela, néanmoins, compte au total assez peu : Vaugeois a rendu à Maurras l’immense service de lui apporter une tribune, ses premiers disciples et un dévouement efficace, lui permettant ainsi de sortir de son rôle réducteur d’apologiste d’Henri et de se transformer en chef d’école reconnu. Par-là, l’influence d’Henri Vaugeois dans la fondation et la définition de l’Action française a été incontestablement décisive.

Lettres d’Henri Vaugeois à Charles Maurras (1899-1914)

26Les onze lettres à Maurras éditées ci-dessous sont extraites du fonds Maurras (Archives nationales, 576 AP 184). Cette cote contient 42 lettres, cartes, petits bleus ou télégrammes de Vaugeois à Maurras, ainsi que 9 autres pièces (lettres de Vaugeois à d’autres correspondants, lettres de tiers transmises par Vaugeois, etc.) et quelques correspondances de son épouse.

27Bien que Vaugeois ait la mauvaise habitude de ne jamais dater ses lettres, 14 d’entre elles sont datables grâce à l’enveloppe conservée et au cachet postal qu’elles portent, avec toutefois cette réserve qu’une confusion entre les enveloppes a pu se produire ultérieurement. Pour les 28 autres missives, on ne peut les dater que par les éventuelles allusions qu’elles font à l’actualité, c’est-à-dire de façon très approximative et donc assez peu fiable. Les hypothèses émises ici n’ont donc qu’une valeur relative.

28La première lettre datable remonte au 21 août 1899, mais Maurras et Vaugeois se connaissent depuis le mois de janvier et il est par conséquent probable qu’un ou plusieurs documents non datés sont antérieurs. Il convient d’ailleurs de noter que Vaugeois appelle Maurras dès août 1899 « mon cher ami », tandis qu’une autre lettre ne porte que « cher monsieur » et doit donc logiquement prendre place avant. La dernière correspondance datable est de 1914 et survient après un très long silence (une seule lettre entre 1902 et 1913) dont il est difficile d’apercevoir la raison : inutilité d’écrire quand on se voit souvent, pièces perdues ou non datables, on ne sait. En tout état de cause et en considérant l’étroitesse des liens unissant les deux hommes ainsi que le nombre tout de même restreint des documents conservés (moins de trois par an en moyenne), l’hypothèse d’une lacune semble vraisemblable et se vérifie d’ailleurs dans les lettres de Barrès à Maurras pour la même époque. Mais il est vrai que la correspondance de Vaugeois à Barrès présente le même ralentissement après 1902.

29Comme il est habituel, l’intérêt de ces lettres varie énormément d’une pièce à l’autre et les deux tiers au moins de l’ensemble se réduisent à de brefs messages ponctuels (invitations à dîner, fixations de rendez-vous), d’utilité réduite pour l’historien. Les onze pièces retenues ici permettent toutefois d’entrevoir la complexité des relations entre les deux hommes à un moment décisif, puisque elles remontent en majorité au début de leur collaboration, en 1899-1902, et donc à l’époque où Vaugeois se convertit, non sans débat, au royalisme maurrassien. Visiblement conscient de ses limites, le Normand subit puissamment l’influence du Provençal qui paraît bien, d’emblée, être le vrai meneur du groupe et de son orientation. D’autre part, les lettres de Vaugeois confirment qu’il n’est pas un grand styliste et qu’il rédige correctement mais de façon impulsive, en abusant des mots soulignés, des incises et des points d’exclamation. Malgré le fond, la forme restait chez lui romantique et cela ne pouvait guère séduire le classique Maurras.

1.
[2^e semestre 1899]51
Cher ami, ci-joint un modèle de la typographie que Levé propose pour votre Monod : c’est du 9 mais interligné assez large. Il n’a pas assez de caractères de 10 pour faire le volume tout entier et cela traînerait un peu. Il se fait fort, avec cette typographie en 9, de rattraper le temps perdu – Il a mis en main tantôt ; après m’avoir demandé avis. – Si cependant vous préférez le 10, même au prix de délais un peu long, prévenez-le de suite.
Je serai à l’imprimerie vers 6 heures et repasserai par ici avant dîner.
Bien à vous.
H. Vaugeois

2.
[vers octobre 1899]52
Sur papier à en-tête : Imprimerie F. Levé, 17, rue Cassette, Paris.
Mon cher Maurras,
Je viens seulement de lire en entier et tout d’une traite vos « idées suisses »53 et je veux céder encore, misérable Rousseau mal guéri que je suis, à l’impulsion, en vous criant : bravo, pour cette page la plus magistrale que j’aie lue peut-être de vous. Je crois bien que c’est définitif, comme jugement sur l’histoire de France depuis la Révolution. Peut-être aurais-je encore quelques objections à vous présenter cependant, en faveur de la « frénésie » juive et chrétienne54, en faveur de l’éloquence et du prophétisme, en tant qu’elle a pu, absorbée ou résorbée quelquefois par notre génie formel, – lui donner un élan ou un mouvement grand qui sut être de la marche humaine et rythmée. Vous citez vous-même Bossuet.55 – Et je vous renverrai encore à mon cher et torrentueux Balzac, si conscient cependant et laborieusement maître de lui.
Je ne sais si je pourrai vous voir ce soir. Je tâcherai de dîner avec vous, avant de prendre le train.
H. Vaugeois
Quant à Tolstoï, gare à nous : le bougre d’homme a fait Anna et Guerre et paix, avant de laisser tomber : Résurrection !56

Lettre d’Henri Vaugeois à Charles Maurras, Paris, [19 décembre 1899].

3.
Mardi [19 décembre 1899]57
Mon cher ami,
Pas pu vous voir ce soir, ayant dû dîner en famille. Caplain58 m’a dit votre visite. Je suis comme vous bien d’avis qu’il faut répondre à la « Petite dreyfusarde »59. Je passerai chez vous demain vers midi.
Pour que l’accident dont je suis confus (non-envoi du numéro à viser en temps utile) ne se reproduise pas, je vais avertir Levé de vous faire parvenir toujours 2 ou 3 numéros aussitôt le tirage, en même temps qu’à moi, indépendamment du service des abonnements par la poste qui cloche ou traîne toujours.
À demain et bien affectueusement à vous.
Henri Vaugeois Ne lisez pas ma « note politique », dont l’incohérence a des raisons physiques : j’était abruti ce soir-là. Lasserre en a été frappé, m’écrit-il. Je travaille pour le n^o du 1^er janvier.

4.
[vers février 1900]60
Mon cher ami,
Ci-joint l’épreuve de l’enquête protestante.61 Voyez. Ci-joint aussi le n^o. J’ai opéré Lasserre62 comme vous verrez page 20863, en supprimant seulement 4 lignes (1^ère phrase), puis 8 (dernière phrase du paragraphe de fin), que je qualifie plutôt cotonneux, en l’avertissant ce soir par un mot, de mon intervention. Il ne m’en voudra pas : au contraire.
À demain.
Henri Vaugeois
J’ai revu la première épreuve (qui m’avait un instant fait froncer le sourcil : elle est identique à celle que vous avez eue, sauf ces mots en conclusion du paragraphe :
(après « la plus salubre des opinions ») « Même pendant l’Affaire, il en était de la sorte ».
Ceci soit dit pour que l’incident ne soit attribué par vous qu’à ma mollesse qui avait laissé passer ce que cependant je sentais fâcheux, – et non à une double rédaction de Lasserre. Car ce : « même pendant l’Affaire » qu’il a effacé était plutôt une aggravation.
Il ne veut pas avoir eu tort, et voilà tout. Ah ! la brute ! comme nous disions à Stanislas.

5.
[été l900]64
Vendredi matin
Mon cher ami
Vous ne m’avez pas prêté le Moréas.65 Quelques délices que j’aie découvertes dans ces belles stances que vous m’avez révélées, ma paresse physique par ces chaleurs m’aurait fait trouver lourd à emporter jusqu’à Montparnasse ce grand volume si imposant. Lasserre, plus solide d’épaules que moi, ne vous les aurait-il pas emportées un soir ? Demandez-lui. Je cherche vainement parmi vos amis, à qui vous avez pu le prêter. – Je réfléchis que, pour le 1^er septembre, nous devions mettre le Barrès.66 Vous serait-il possible de faire les quelques lignes de chapeau, et de donner à Levé, d’urgence, à imprimer les articles du Figaro ? – Il faudrait qu’il pût les mettre en main lundi matin. Je n’ai pas grand-chose, et même je n’ai rien de bon au marbre.
Moreau m’annonce un article sur le congrès des instituteurs, (ou sur les lettres de Paul Bert) mais pas pour le 1^er septembre. Il gémit sur l’Enquête protestante qui se perd dans les sables67 : c’est que nous sommes en été, ai-je envie de lui répondre, – il y a à espérer que l’automne reviendra. « Ne nous frappons pas ! » comme dit notre ami Allais.68
J’écris à Caplain que j’arrive au commencement de la semaine. – Avez-vous entendu parler de Cordier69 ? Caplain me dit qu’on nous fait « une proposition » à Bordeaux : je ne sais pas laquelle. Est-ce une conférence ? – Nous verrons cela la semaine prochaine.
À mardi, peut-être même à lundi soir. Vôtre
H. Vaugeois

6.
[mi-août 1900]70
Mon cher ami,
Mon supplice est de n’avoir pas de mémoire : il y avait hier et ces jours-ci dans ma tête une montagne de choses qui me semblaient urgentes à vous dire, et je ne sais par quel bout commencer. D’abord, merci pour l’opportune modification apportée au numéro ; je suis bien content que vous ayez pu arriver à temps. Quel Soury ! C’est une véritable petite maîtresse, pour l’humeur capricieuse, que cet homme aux longues dents si bonnement féroces (quand il les montre à M. Puthard) !71
J’ai toute l’Enquête72, et je la trouve bien riche. Je vous en parlerai en détail. Je vais faire le plus vite possible la lettre « républicaine » que vous me demandez. Mais quel malheur que notre ami Maurice73 soit un esprit si timide ! Tâchez de le décider.
Je ruminais ces jours-ci une lettre (privée) que je lui aurais écrite sous prétexte de lui raconter mes angoisses de néophyte, et où j’aurais essayé de cette sorte d’indiscrétion brutale dont j’ai usé une fois ou deux dans ma vie avec des amis et qui consiste à dire : « Voyons ! cessez de faire la bête ! Je suis absolument certain du droit que j’ai de vous parler franc, car je vois tout ce que vous voyez, je vous comprends à demi-mot jusque dans vos plus obscures fantaisies et mollesses d’intelligence absolument libre ; vous êtes un Sainte-Beuve* à qui je conseillerais de devenir sénateur si vous aviez cinquante ans ; mais vous en avez quarante ; je crois que vous aurez finalement plus de plaisir à jouer la difficulté avec nous. Lâchez le grand mot. sapristi ! Vous n’êtes pas un Lemaître74 : payez-vous le luxe d’une pointe aiguë piquée dans la molle pâte de l’histoire actuelle » (bien entendu, j’éviterais ce jargon à la Mirbeau : mais vous voyez).
La situation, depuis l’article de Lemaître (3^e appel au soldat) et depuis celui de Thiébaut75 dans L’Éclair, depuis le « Talmeyr »76 que je devine à travers votre très-adroit et très-beau commentaire, la situation se précise. « Maurice » doit parler. Toute ma peur serait qu’il n’eût la tentation de croire, comme il me l’a indiqué une fois en passant, à l’intérêt, à l’élégance d’un geste aimable fait vers Guesde, à propos de sa conférence récente par exemple. Ce serait très amusant, mais ça embrouillerait peut-être les choses au lieu de les éclaircir, à moins d’une explication assez forte, que je ne crois pas que Barrès soit en état de donner, tant qu’il reste dans l’indécision, dans le probabilisme sur la question « politique », où il est, où j’étais avant de vous connaître. Je voudrais qu’il lise Labriola : ça le guérirait du collectivisme, tout en lui en donnant une idée supérieurement claire. Vous savez que la conclusion d’une lecture de Labriola, ce fut pour moi, à la fois la conviction que le collectivisme n’est pas une opinion politique, n’est pas un vœu politique, – et que cependant c’est le fait collectiviste qui l’emportera et balayera tous les États. Mais dès que l’on a, comme Barrès, résolu de tenir pour un État, d’être nationaliste, de faire, à exactement dire, de la politique, – dès que l’on n’est plus un contemplateur secrètement complice de l’anarchie future comme je l’ai été, – il y a quelque badauderie, à moins que ce ne soit du jeu cynique, à s’extasier comme il le fait devant Guesde.77
– Mais mon impatience, croyez-le bien, ne m’empêche pas de voir l’énormité de l’entreprise dans laquelle nous rêvons de le voir se jeter l’un des premiers. (Je cherche une image : nous sommes, à ses yeux, des gens qui plantent un olivier dans un désert de neige. Nous sommes à cent mille lieues du monde habité et il se dit que nous serons gelés avant que notre olivier n’ait repris racines). Il n’a pas envie d’y aller voir. – Mais, image à part, je cherche vainement comment nous pourrons saisir l’opinion de notre véritable projet (car celui qu’elle nous prête est grotesque : c’est celui de revivre à rebours**, que signale fort bien L.S.78 dans le début de sa consultation avec vous). – Il faut saisir l’opinion, puisque l’opinion est la seule force présente en politique, il faut refaire la P.F.79, réduite au 1/10^e si vous voulez, mais enfin la P.F., c’est-à-dire une « manifestation », cette chose imbécile et puissante. – Et sur quel terrain ? Voilà, mon cher ami, le premier, l’unique problème pour l’hiver qui vient. – Passé six mois, – ce sera fini ; la République de Loubet sera mieux portante que jamais. Prolonger le « Nationalisme » ? Croyez-vous ? J’hésite beaucoup ; en ce qui concerne l’A.F., c’est assez possible, grâce à notre parti pris d’être « théoriciens ». Et encore ! Jarre80 et l’ANJ vont dénoncer notre traité dès la rentrée. – Mais, en dehors de l’A.F., n’y a-t-il pas quelques « manifestations » possibles, autre que des articles : – des actes ? Il m’est venu à cet égard une idée : je vous la soumets.
Mon frère (celui qui est abbé, et professeur dans un collège ecclésiastique d’Angers) s’étonnait que, étant donnée la notoriété de Villebois81 à Angers, je n’y sois point allé faire une conférence. – Syveton82 est venu en présider une (de la Patrie française), c’était cet hiver (je crois) (ce n’était pas sur Villebois).83 Mais les éléments nationalistes les plus nombreux et les plus énergiques là-bas sont de droite. Je ne sache pas que Syveton ait pu constituer un comité de la P.F., gêné qu’il a dû être auprès des journaux et auprès des gens influents par l’orthodoxie républicaine qu’il était obligé de maintenir.84 Alors j’ai songé à ceci : Pourquoi n’irions-nous pas, avec Bourget et Barrès faire le second dîner de l’Appel au soldat85 en octobre, à Angers, sous la responsabilité non de la P.F., mais de l’A.F. bien entendu ? – À ce dîner, nous grouperions une vingtaine de personnes du cru, quelques nobles, anciens officiers, – le vicomte Christian86, etc. – et en mettant le dîner d’Angers sous le patronage de Villebois : Dîner Villebois. – Je pourrais la veille ou le lendemain faire une grande conférence sur la « chirurgie en politique ». Dans ce milieu de militaires titrés, de châteaux etc., il serait facile de composer une salle qui tolèrerait, qui acclamerait le réquisitoire le plus violent, le plus froid, le plus coupant et le plus pressant possible contre le régime. De parti pris, je resterais négatif, destructif, laissant aux gens du pays le soin de conclure. Si, moyennant de très faciles « silences » savamment pesés (des points d’orgues) ou autres artifices de rhéteurs, j’arrivais, avec la complicité d’une claque stylée, à faire jaillir du public galonné (quelques saumuriens en civil) un « Vive le Roi » un peu sonore, et que l’incident fît scandale, – ce serait un bon, un fécond germe d’agitation dans cet Ouest. – Et qui empêcherait ensuite en novembre d’aller faire un 3^e dîner à Bordeaux [?87].
Il faudrait que Barrès et Bourget voulussent bien esquisser ce « tour de France » séditieux. On ne dirait pas à Barrès, bien entendu, qu’on va crier « vive le roy » : il est assez malin pour savoir où il va, cet enfant ! Nous prendrions ensuite des airs innocents. Et, soit qu’il regimbe, par une déclaration dans le journal, soit qu’il se taise, la question serait posée. Et puis on ferait parler Bourget ! – Les dîners de l’Appel au soldat en 1901 : voilà une campagne qui ne manquerait pas d’élégance, pour ce cher Maurice ! – Et quels hurlements chez Ranc88 ^! Voyez-vous la musique. Et la P.F. nous désavouant par de petites notes mollasses de Jules89 et de D.90 ^! – Je ne plaisante pas : je vous assure que ce scandale est un moyen. Songez-y ! Parlez-en à qui de droit.
« Le second dîner de l’Appel au soldat, organisé par l’Action française, aura lieu à Angers, le octobre 1900, sous la présidence d’honneur de M. Paul Bourget, de l’Académie française, et la présidence effective de M. M. Barrès. Le dîner d’Angers, qui prend le nom de dîner Villebois-Mareuil, sera périodique ».
Je vous quitte, mon cher ami, répondez-moi. Ce projet est sérieux. – Je vais répondre à la longue lettre de M. de Lur S.91, – je vous enverrai ma lettre. Vôtre
H. Vaugeois***
[Notes marginales d’Henri Vaugeois] :
* L’exemple est mal choisi, car le siège de sénateur accepté de l’Empereur, en grand sage un peu fatigué et excédé qu’a été Sainte-Beuve, représentait probablement à ce moment-là quelque très saine et pacifique conclusion, qui n’était pas seulement de la paresse d’esprit.
** Il faut nous le répéter tous les matins les uns aux autres : « ignoramur ! ignorabimur ! ».92
*** Je n’ai rien pour le n^o du 1^er septembre. Pouvez-vous donner de suite à Levé un peu de Monod, ou plutôt beaucoup de Monod ? Réponse d’urgence. Relancez Moreau93 je vous en prie : je lui ai écrit. Et Rebell ?94

7.
Laigle (Orne)
Jeudi soir [6 septembre 1900]95
Mon cher ami,
Votre dépêche s’est croisée avec une autre que je vous ai envoyée vers deux heures ; vous l’avez maintenant et vous aurez jugé la situation et agi d’après votre impression. Je crois vraiment qu’il faut, en ce moment, éviter que Lemaître ne me lâche et ne porte ainsi un autre coup à l’Action : il est d’autre part évident que D.96 et C^ie vont le presser de dégager la P.F. Ne serait-il pas politique de les dégager moi-même ? J’écris un mot à Lemaître en ce sens pour lui offrir de faire une lettre à lui, ou une note*. La lettre serait joliment amusante à « envoyer », – vous la voyez d’ici… « Non, mon cher Président, M. Ranc se trompe, hélas ! On est républicain orthodoxe, en grande majorité, à la P.F. On n’y est pas métaphysicien, pas du tout ! Dites-le bien… Je ne vous contredirai pas ! »
Sérieusement (car je suis très sérieux sans en avoir l’air) prenons garde de perdre le contact !
Répondre à Ranc97 ? Je veux bien, mais quoi développer, sans m’engager à fond du côté dangereux, c’est-à-dire vrai ? Son article est tellement bon et il voit si clair, cet homme !… Je crois qu’il faut me taire, et parler d’autre chose ces jours-ci. Enfin je vais y rêver demain matin.
Vôtre
H. Vaugeois. **
[Notes marginales d ‘Henri Vaugeois] :
* Une lettre à Prusias, ou un post-scriptum à un article prochain ?
** Je n’ai pas encore votre réponse à ma dépêche.

8.
Laigle, mardi soir [11 septembre 1900]98
Mon cher ami,
Je suis un peu inquiet de mon numéro, l’imprimeur, à qui j’ai téléphoné, m’informant qu’il n’a pas reçu mon article sur l’Erreur du 16 mai99, que j’expédiai hier soir lundi, et qui aurait dû être entre ses mains à la première distribution de ce matin. Si par hasard la lettre renfermant cet article était égarée encore demain mercredi, – on serait obligé de mettre, sans « note politique », le Barrès que vous vous êtes chargé, heureusement, de présenter100, – en tête. En tout cas, je crains que mon jeune collaborateur, Cortambert101, ne soit un peu embarrassé pour mettre debout ce numéro, sans moi. Je l’engage donc, en lui écrivant ce soir, à recourir à votre expérience et à votre dévouement à la fortune de L’Action : jetez, je vous en prie, un coup d’œil sur ce numéro, sur la couverture, notamment, et prenez telles initiatives que vous jugerez utiles. Si on avait difficulté à boucler conformément à mes prévisions, quelques textes de Bonald et Renan102, que vous savez, pourraient je crois être vite imprimés et boucher des trous. – Je m’absente demain à cinq heures pour deux jours (avec le curé de Laigle, rassurez-vous !). Mais je parlerai à trois heures, au téléphone, chez Levé, et vous pouvez charger un employé, à défaut de Cortambert, de me donner des nouvelles qui me mettent en repos. – Je suis très pressé et regrette de n’avoir pas le temps de causer avec vous ce soir, mon cher ami, comme j’en ai une grande envie. – Je relis la Révolution de Taine, c’est vraiment, tout compte fait, une œuvre bonne, vraie et inébranlable.103 – Je vous serre la main en vous recommandant le Bainville de cette fois, qui est excellent.
Henri Vaugeois
Si vous avez le temps de voir mon petit « 16 mai » qui est bien hâtif et d’ailleurs inachevé (j‘ai été paresseux jusqu’au dernier soir) – donnez-y le coup de pouce que vous jugerez utile. La lettre à Moreau est bien forte, mais je voudrais pouvoir lui répondre ouvertement. Malheureusement je ne suis pas officiellement104 royaliste !

9.
Mon cher ami,
Voyez L.-S.105 et parlez-lui en avant de faire l’interview. Prenez chez vous un mot que j’y ai laissé tout à l’heure et qui vous dira la tentative de persuasion que LS voudrait faire sur les gens du Soleil, du moins sur Lanjuinais.106 Il faut savoir que vous pouvez être compris, mais que chez beaucoup de libéraux, c’est une affaire d’éducation à refaire. Tout en attaquant les « mauvaises » volontés, essayez de gagner les intelligences lentes et qui sont possibles à gagner. Ne pas transformer en hostilité passionnée l’étonnement, l’incompréhension des « Lanjuinais ». Je vous jure que vous ne mesurez pas encore assez l’épaisseur de préjugés qui vous sépare de ces bourgeois libéraux dont je connais hélas ! l’éducation, mais que vous rééduquerez si vous ne faites pas de violences inutiles. Contre Mayol107, criez108, puisque c’est un intrigant, mais prenez garde de vous aliéner les autres. – Enfin, voyez L-S et son idée d’une conférence de Lasserre.
– Je vous rejoins chez vous à 2 h juste : on ne peut causer à Flore.109
J’ai une réclamation de Levé. J’ai dit un mot à LS. mais sans oser lui montrer cette lettre qui me demande 1000 balles pour samedi. J’ai l’impression qu’il a compris cependant et qu’il va agir. – Si vous le voyez, vous pouvez lui dire que c’est pour moi une question d’heures. Demain matin, je répondrai à Levé d’une façon ou de l’autre. Quelle chrétien !110
H. Vaugeois

10.
[vers la fin juillet 1902]111
Mon cher ami,
Est-ce que je suis fou ? Je ne comprends pas, mais absolument pas comment, ayant, je vous le jure sur ce qu’il y a de plus sacré, cru, par une note ajoutée aux textes de Boé (extrait de Proudhon), faire sur le mot démocratie exactement la réserve que vous eussiez faite, et donc maintenir la thèse qui est la vôtre.112 – Vous m’accusez d’un piège ! – Peut-être me trouverez-vous idiot ; peut-être ne vous ai-je pas encore compris, mais une fois pour toutes, veuillez me croire incapable de trahison. Votre principe de soupçonner tout le monde doit s’arrêter à moi, qui, demandez à mes amis, n’ai qu’une qualité incontestable : la fidélité et la loyauté envers mes amis. – Je ne sais plus vraiment quoi faire en face de ces méfiances continuelles. Vous m’avez à plusieurs reprises cruellement blessé par vos airs de douter de ma bonne foi. Je m’en rapporterai à Moreau, que j’informe.
Mais à quels malheurs suis-je destiné, si je dois être méconnu de qui je croyais être estimé. Répondez vite !
H. Vaugeois

11.
[18 novembre 1914]113
Mon cher ami,
Je n’ai pas la prétention de décider quelle (sic) serait pour l’Angleterre le meilleur des moyens de résoudre la difficulté, d’atténuer l’inconvénient que présente pour elle le port d’Anvers, le fameux « pistolet braqué » dont j’ai entendu parler, comme tout le monde, quand j’étais au lycée, en classe d’histoire. Tout ce que je prétends examiner, c’est le cas où une France protégée et « belgifiée », c’est-à-dire quasi-neutralisée, c’est-à-dire une France poussée dans la direction même que lui impriment les républicains pacifistes et découragés pour elle de tout avenir militaire, agressif, conquérant, – serait dans le plan d’avenir de l’Angleterre. En ce cas-là elle singerait le petit roi belge114, le jeune héros admirable dans la tranchée, mais qui, comme roi, pendant quatre ans avant l’aventure de cette année, s’était laissé gêner dans la préparation militaire par une coalition parlementaire pacifiste, antimilitariste des catholiques, du juif Lawy115 et des socialistes de Vandervelde. À ce petit roi, auquel son héroïsme vaut une popularité formidable en France, elle peut bien demander, si elle lui donne le trône de France, avec le port du Hâvre116, où il est installé, et par-dessus le marché Cherbourg, Brest, Bordeaux, Marseille, tous les ports de commerce de notre France encore active commercialement (quoique tuée militairement), de renoncer à un unique port d’Anvers, en faveur, non pas de l’Allemagne, mais de la Hollande par exemple, avec laquelle l’Angleterre devra chercher à s’arranger, si elle tient à ce que l’Allemagne n’arrive jamais à la mer du Nord.
Le petit pays neutre que l’Angleterre doit maintenir sur cette côte du nord, c’est les Pays-Bas de jadis et de toujours : que leur gardien soit à Amsterdam, au lieu d’être à Bruxelles, qu’importe ? En somme, une Hollande descendant un peu vers Ostende et Anvers, cela n’est plus si gênant pour les gros industriels et commerçants belges, depuis que la ruine totale de leurs établissements vient de les obliger à songer à s’installer en France. Si la Hollande descend un peu au sud, sur Bruxelles, eux ils descendent, ils sont descendus sur Boulogne, le Havre et leur Bruxelles, le vrai Bruxelles après la libération du territoire par la défaite des Allemands, ce sera Lille, savez-vous !!
En somme, ce que je vous supplie à mon tour de voir, c’est que la Belgique est submergée, vaincue, et que les Belges songent à s’arranger confortablement chez nous. D’autre part, dans la Flandre française, comme à Lyon, le sentiment religieux catholique est logé dans la même case du cerveau des gros patrons que leur intérêt de patron, filateur ou propriétaire de mines. Vous savez mieux que moi les […]117 de cette politique conservatrice des deux côtés de la frontière. Des deux côtés, elle s’arrange ou plutôt se laisse arranger avec les juifs, qui excellent à parlementariser et donc à rendre inoffensifs les mouvements des ouvriers « socialistes ». Bref, au point de vue « politique intérieure », on voit admirablement comment, pourquoi ce Boulangisme nouveau séduit un Motte, en même temps qu’il donne un élément à l’éternel Boulangisme, l’appel au chef, au soldat, qui est en ébullition continuelle dans tout le reste118 de la France. Craignez l’alliance de la caisse et du goupillon, ou plutôt la caisse avec un crucifix dessus comme porte-respect.
Enfin, enfin, à tout prix, l’Angleterre, s’il n’y a pas moyen d’éviter un roi de France, doit écarter le seul qui risque, dans quelques années, de lui parler sur un pied d’égalité : le descendant de Louis XIV.
J’ajoute que je ne prétends nullement que l’intrigue actuelle, qui est sérieuse, aboutira : mais, dût-elle échouer, elle vit, elle déconsidère et dénationalise cette idée de Monarchie qu’elle incarne. La difficulté n’est pas aujourd’hui de faire comprendre à la France l’idée de la monarchie en général ; la France sait très bien qu’il y a de grandes monarchies tout autour d’elle. La difficulté est de faire savoir aux Français qui découvrent en ce moment la grandeur du rôle que peut jouer un roi, qu’ils ont un Roi à eux, un Roi français :
ils ne le savent pas. Ils n’y pensent pas.
Je conclus : propagande, propagande pour la personne de notre Philippe. À tout prix !
Votre
H. Vaugeois
J’ai dit à Léon que je regrettais que nous ayons cité avec éloges le Domine salvum fac regem Albertum chanté à Orléans dans la cathédrale. Monseigneur Touchet119 est un évêque français : il est royaliste comme partisan de l’ordre. Pourquoi se jette-t-il officiellement, en latin, en chasuble, dans les bras d’Albert ? C’est indigne.120
PS. Je ne reviendrai pas sur mon éclat contre J.B.121 l’autre jour. Il était justifié, par ce fait que je lui reprochai précisément l’imprudence fait (sic) à Bordeaux, celle même que vous nous recommandiez quand vous êtes entré dans la conversation, d’éviter les conversations albertinistes dans les salles de rédaction. Je le lui avais, la première fois, signalé gentiment en disant : « Ne craignez-vous pas cette plaisanterie ? » Il me répondit : « Mais ce n’est pas une plaisanterie. C’est une solution. Votre romantisme seul vous y fait répugner ». Évidemment, je devenais à ses yeux un vieux royaliste, fidèle, voué à être ridicule….