1Nul mieux que Léon de Montesquiou n’illustre le destin de la « génération de 1890 »1 convertie par Maurras aux idées monarchistes à la faveur de l’affaire Dreyfus (1897-1906). Léon Odon Marie Anatole de Montesquiou-Fezensac est né le 14 juillet 1873 à Brüs-sous-Forges en Seine-et-Oise2. Son père était officier et avait épousé une figure francophile de haute noblesse roumaine, la princesse Marie Bibesco dont il avait connu le père au cours des campagnes de l’Empire. Il fut élevé dans le château familial de Courtanvaux jusqu’à dix ans puis fut envoyé au collège catholique Stanislas à Paris. Après son baccalauréat, il entra à l’École de Droit où parallèlement à des études poussées de violon au conservatoire, il passa sa licence puis soutint sa thèse de doctorat en 1899 avec une Étude sur la suppression du duel, publiée la même année. Il s’inscrivit alors au barreau mais ne plaida jamais. Auparavant, il avait effectué son service militaire comme simple soldat du 13 novembre 1894 au 24 septembre 1895 au 115^e régiment d’infanterie3 et avait à ce titre fait partie des unités désignées pour assister à la dégradation du capitaine Dreyfus. Par la suite, il effectua régulièrement des périodes d’exercices – en 1897, 1901, 1903, 1905 – au 103^e régiment d’infanterie, fut toujours très bien noté, avançant régulièrement en grade, devenant ainsi officier en 1900 en tant que sous-lieutenant de réserve.

2Il était présent le 20 juin 1899 à la salle des Agriculteurs pour la première réunion publique organisée par le comité d’Action française et y adhéra publiquement ce soir-là. Dès cette époque, comme l’indique la première lettre que nous publions, il entretint une correspondance soutenue avec Maurras qui voulait tout particulièrement gagner à sa cause ce jeune aristocrate de prestigieuse ascendance. En 1900, Montesquiou adhéra à la Ligue de la Patrie française, mais il se tourna plutôt vers l’Action française, passionné par ses échanges avec Maurras. En 1899-1900, il demeurait encore républicain, par dépit, comme l’indique la lettre qu’il adressa en 1900 à Maurras en réponse à son « enquête sur la monarchie »4. Dans cette lettre qui fut publiée par Maurras, il indiquait adhérer pleinement aux idées de Maurras, écrivant au début : « Tout ce que vous dites dans votre Enquête sur la monarchie est si logique, si irréfutable, que je crois que l’esprit même le plus critique ne doit trouver rien à y objecter »5. La seule réserve tenait au fait qu’il voyait la France, profondément républicaine, encore très éloignée de la monarchie. Tout au long de cette période, les entretiens avec Maurras ne cessèrent de rapprocher les deux hommes : à la fin de l’année 1900, le « mon cher ami » succédait au « cher Monsieur » dans les lettres envoyées par Montesquiou. Dès 1900, celui-ci collabora activement à la « revue grise » fondée un mois après la réunion fondatrice de juin 1899. Ses articles, fermement nationalistes, furent par la suite réunis en plusieurs volumes (notamment Le Salut public, 1901 ; La Raison d’État, 1902). D’après Maurras lui-même, Montesquiou fut vaincu par ses arguments en août 19016, date de sa conversion définitive à la monarchie, rendue publique dans la conclusion de son livre, Le Salut public.

3Dès lors, il devint un membre de plus en plus important du mouvement d’Action française : à la fin du mois de décembre 1902 président du conseil d’administration de l’Action française (qui venait de se constituer en société anonyme), puis en janvier 1905 secrétaire général de la nouvelle Ligue d’Action française. En septembre 1902, on lui confia les « notes de quinzaine » de la revue d’Action française puis toute une série de conférences en province à partir de 1903 à la suite d’un succès initial à Marseille. Il devint alors l’un des meilleurs conférenciers du mouvement, particulièrement actif. Lorsque l’AF franchit une nouvelle étape avec la fondation en février 1906 de l’Institut d’Action française, on lui confia la chaire « Auguste Comte » où il enseignait la philosophie positive d’un auteur qu’il avait découvert peu de temps après son service militaire. Les comtistes, reconnaissants, l’élirent en 1910 parmi eux, au sein de l’exécution testamentaire d’Auguste Comte. Montesquiou essayait notamment dans son cours – publié en 1907 sous le titre Le système politique d’Auguste Comte à la Nouvelle librairie nationale – de montrer que les disciples de Comte pouvaient s’entendre avec les catholiques. Comme l’indique la lettre n° 3 publiée ci-après, à l’image de nombreuses autres figures de premier plan de la Ligue, Montesquiou alliait à la propagande intellectuelle l’action de rue, souvent violente, et manifestait fréquemment lors de ce premier « âge d’or » du mouvement que fut l’avant-guerre.

4L’arrêt de la Cour de cassation du 12 juillet 1906 annulant la condamnation du conseil de guerre de Rennes à l’égard du capitaine Dreyfus ranima violemment l’antidreyfusisme de l’Action française et Montesquiou, secrétaire général de la Ligue, y joua un rôle de premier plan. Pour réagir à la cassation, la Ligue placarda en septembre 1907 dans toute la France un « appel au pays » dénonçant l’arrêt et ouvrant une souscription pour offrir une médaille en or en « hommage national » au général Mercier. Le 1^er novembre 1906, l’Action française afficha dans toute la France un second « appel au pays » attaquant violemment le général Picquart qui venait d’être nommé ministre de la Guerre. Cette campagne eut d’importantes incidences pour Léon de Montesquiou. En avril 1907, Montesquiou était averti officiellement (sans être sanctionné) par le ministère de la Guerre qu’un rapport faisant état de son activité à l’Action française était versé à son dossier d’officier. Le 26 avril 1907, dans une lettre ouverte adressée à Clemenceau président du conseil – parue dans Le Gaulois –, il indiqua qu’en réplique au rapport il allait faire à nouveau placarder les affiches contre la réhabilitation de Dreyfus et contre Picquart. Le 16 mai 1907, Montesquiou était suspendu de ses fonctions d’officier de réserve pendant un an pour avoir adopté une « attitude politique trop militante », notamment en présidant le 21 décembre 1906 une réunion de l’Action française à l’occasion du douzième anniversaire de la dégradation du capitaine Dreyfus et en souscrivant pour le général Mercier. Il lui était également reproché de ne pas avoir tenu compte de l’avertissement du mois d’avril et d’avoir choisi la provocation en publiant une lettre ouverte au président du Conseil dans Le Gaulois. La polémique ne cessa d’enfler, Montesquiou utilisant son cas personnel pour continuer la campagne contre l’arrêt de la Cour de cassation. Le 18 mai 1907, en réplique à la décision de suspension du ministre, il réunit ses partisans (cinq mille personnes d’après l’Éclair7) à la salle Wagram sous la présidence de Vaugeois8 et avec un discours d’ouverture du général Donop défendant l’attitude de Montesquiou. Le commandant Cuignet9, révisionniste ardent, fit ensuite un long discours extrêmement critique sur Picquart. Douze jours plus tard, le ministre de la Guerre ordonnait la réunion d’un conseil d’enquête, Montesquiou ayant divulgué à la presse une lettre de service le concernant (le rapport de la Sûreté sur ses activités politiques) et ayant fait placarder dans Paris une affiche, insultante pour le ministre, invitant les officiers de réserve à la salle Wagram. Au cours du conseil d’enquête le 29 juin 1907 (le jour même de la remise de la médaille au général Mercier), il se défendit en revendiquant d’avoir agi en citoyen et non en officier. Il fut révoqué de son grade et de son emploi par décision ministérielle du 3 septembre 1907. Il continua sa campagne liée à l’affaire Dreyfus, écrivant en février 1908 à tous les députés pour protester contre la réintégration de Joseph Reinach dans son grade de capitaine de l’armée territoriale. Après l’apaisement de cette campagne, Montesquiou joua un rôle majeur dans le lancement du quotidien d’Action française puis reprit ses cours à l’Institut d’Action française et ses nombreuses conférences.

Lettre de Léon de Montesquiou à Charles Maurras, [s. l.], 10 décembre 1904.

5À la déclaration de guerre, il s’engagea comme soldat dans l’armée territoriale, puis fut officiellement réintégré – à la suite d’une intervention de Maurras auprès de Poincaré – le 17 septembre 1914 dans l’armée active. Il fut promu lieutenant et affecté au 2^e régiment de Légion étrangère. Il combattit dans l’est de la France puis en Champagne et retourna à la religion catholique de son enfance au cours de cette période : quelques jours avant de mourir, il se confessa et communia. Le 24 septembre, la dernière lettre qu’il écrivit fut adressée à Charles Maurras (cf. la quatrième lettre publiée). Le lendemain, à Souain il fut tué en sortant d’une tranchée. Deux mois après son décès, il reçut la croix de guerre et fut cité ainsi à l’ordre de l’armée : « tombé glorieusement le 25 septembre 1915 alors que sa compagnie venait d’enlever un centre de résistance ennemi et de capturer une section de mitrailleuses ». Montesquiou entra alors dans le panthéon des martyrs de l’Action française, célébré tout au long de la guerre.

Lettres de Léon de Montesquiou à Charles Maurras (1898-1915)10

6Les quatre lettres présentées ci-dessous ont été choisies parce qu’elles illustrent tout à la fois le processus de conversion aux idées monarchistes, la vigueur de ces convictions chez Montesquiou et l’attachement personnel à Charles Maurras. L’orthographe, la syntaxe et la ponctuation propres à l’auteur ont été respectées.

1. À quand remontent les premières relations entre Montesquiou et Maurras ? Il est difficile de le savoir avec précision mais il est fort probable qu’elles sont contemporaines de la date de cette lettre ou antérieures de quelques mois, au moment de la fondation du comité d’Action française (juin 1898). On voit ici que Maurras n’a pas attendu pour essayer de gagner Montesquiou à ses idées.
[14 août 1898]
Cher Monsieur,
Vous êtes mille fois aimable de m’avoir fait envoyer tous ces temps à La Gazette de France11 et je vous en remercie bien, car vous avez fait bonne œuvre en jetant de la lumière dans mon cerveau trouble. – Tout ce que vous dîtes est si net, si logique, si bien que vous m’avez pleinement convaincu que vous n’avez pas été à Bruxelles !12 Pour me le faire croire il n’aurait pas fallu faire si belle œuvre.
Je vous serre bien cordialement la main en vous remerciant encore.
Léon de Montesquiou

2. Cette lettre fait référence une fois encore à La Gazette de France dans laquelle Maurras, d’août à novembre 1900, publia son « Enquête sur la monarchie ». La « prose » à laquelle Montesquiou fait allusion est probablement la lettre par laquelle il répondit à l’enquête de Maurras. En dépit du refus indiqué dans la lettre du 22 août 1900, il semble que Maurras soit parvenu à vaincre les hésitations de Montesquiou car la « prose » de celui-ci figure dans l’édition en volume de l’enquête parue en 1909 à la Nouvelle librairie nationale (la première édition en volume date de 1900-1901). On voit dans ce rare texte autobiographique la peinture d’un certain milieu aristocratique marqué par l’absence de convictions politiques fermes. À cette époque, l’on sent possible une évolution de Montesquiou vers les idées monarchistes.
Le 22 août 1900
Cher Monsieur,
Je vous remercie infiniment de votre si aimable demande. J’aurais été fort flatté de voir ma prose imprimée dans la Gazette à seule fin que vous vous appliquiez à la réfuter et à me fustiger de votre dialectique savante, mais malheureusement, je ne puis accepter ce terrain de combat, et cela pour deux raisons – 1°/ Quelque mauvaise foi que j’y mette je ne trouve qu’approbations à donner à votre enquête. 2°/ Ce qui fait que je n’y acquiesce pourtant point ne se peut exprimer. – « À cette malveillance innée pour tout ce qui est royaliste permettez-moi de reconnaître l’origine, la marque royaliste », dîtes-vous. Ajoutez – « et la fréquentation de ce qui est royaliste. » – Je suis né, en effet, dans ce qu’on appelle le monde royaliste. – Passons sur mes premières années d’autant plus qu’aussi loin que ma pensée retourne en arrière c’est au collège que se fixent mes plus vieux souvenirs. Là je commençai donc à prendre contact avec ce monde où j’étais né, dans la personne de quelques camarades. J’en dirai peu de choses, seulement qu’ils se distinguaient par cela qu’une particule nobiliaire précédait leur nom, et qu’ils se classaient plus volontiers parmi les derniers. Mais je n’insiste pas car je les imitais ; et puis pourquoi en inférer du particulier au général ?
Nous parlerons donc de suite de ma sortie du collège13. À ce moment j’élargis le cercle de mes relations et je connus à peu près tout ce qui à Paris était jeune et bien-pensant (n’est-ce point ainsi que l’on dit ?) – Sur la chose politique, la plupart de mes connaissances étaient d’une profonde indifférence et s’évertuaient à la prouver. Pourtant certains d’entre eux se plaisaient assez à conspirer entre minuit et quatre heures du matin – (l’heure du moins est judicieuse) – chez Maxim’s ou dans quelque restaurant de nuit. Mes goûts ne me portant pas à cette heure-là dans le dit lieu, je ne fis point partie de l’œillet blanc14. – Voici déjà que je m’engage dans la mauvaise voie et que je tombe dans votre estime – Cependant les hasards de ma naissance m’ayant ouvert les salons, je connus là des hommes plus mûrs. – Un salon ! Avez-vous le vertige ? Pour moi je l’ai. – Aussi devant cette sensation intense du vide qui émane des salons, j’eus des nausées. C’est ainsi que je fis connaissance plus complète avec l’idée monarchique.
Toutefois quelqu’un représentait plus intimement encore cette idée. Ce quelqu’un je ne pus le connaître qu’indirectement, par ce qu’il a fait et pour ce qu’on m’en a dit – Ce qu’il a fait : rien que des gaffes ; Ce qu’on m’en a dit : rien que du mal15.
Il est vrai que dès lors qu’on admet l’idée, dès lors qu’on admet le principe d’hérédité, ceci n’est plus à considérer. Mais sommes-nous en temps normal, Y a-t-il simplement à dévider le fil non interrompu de la tradition et alors : « Le roi est mort, vive le roi » – Ceci seul suffit ; ou y a-t-il à rechercher les bouts cassés d’un fil afin de le renouer, besogne délicate pour laquelle il faudrait un homme, un chef. Je sais : vous me direz : ce chef, il l’est. Je voudrais être assuré qu’il n’y a pas là une auto-suggestion.
Vous me dîtes : « sans la monarchie la France est finie ». Je vous dis : « avec ceux qui représentent cette monarchie, elle l’est encore bien plus ». Comment alors ne serais-je point méchant et d’autant plus méchant que vous m’aurez plus prouvé que vous avez raison.
Je demande une trêve d’une minute le temps de vous serrer bien cordialement la main.
Léon de Montesquiou

3. Il est fort probable qu’il s’agisse dans la lettre suivante d’une manifestation pour protester contre Thalamas, professeur au lycée Condorcet qui avait « insulté » Jeanne d’Arc selon l’Action française. Le 28 novembre 1904 une manifestation de plusieurs centaines de lycéens et d’étudiants avait été dispersée place Saint-Augustin et le 5 décembre, plusieurs organisations nationalistes et patriotiques réunissaient leurs membres à la [salle d’Horticulture] [sic] pour « protester contre Thalamas et les insulteurs de Jeanne d’Arc ». Montesquiou, à l’image de la plupart des doctrinaires entourant Maurras, ne dédaignait pas, loin s’en faut, l’action politique dans la rue, alimentant ainsi, parmi d’autres, au gré des arrestations et des condamnations, la geste du mouvement.
[10 décembre 1904]
[Carte pneumatique]
Mon cher ami,
Si je n’ai pu vous rejoindre, c’est que j’ai été séparé de vous manu militari. J’ai été arrêté et conduit au poste. Je crois du reste que j’ai eu le privilège d’être le seul arrêté de la journée. – Puis au bout d’une heure, et après procès-verbal dressé, j’ai été relâché, réclamé par qui ? Devinez, c’est amusant. Par G. Thiébaud16, accompagné de Le Menuet17 et de Massard18 –. Bien amicalement à vous,
Léon de Montesquiou

4. Cette lettre, la dernière que Montesquiou ait écrite, fut adressée à Maurras quelques heures avant sa mort au combat. Elle fut reproduite partiellement par Maurice Barrès le 9 octobre 1915 dans L’Écho de Paris19. Montesquiou, après un an de guerre, est encore plein d’espoir20et fait preuve, plus que jamais, de l’attachement aux convictions du « nationalisme intégral ».
Vendredi 24 sept. 1915
Mon cher ami,
Je peux encore vous écrire aujourd’hui, demain ce ne sera plus possible.
Je vous écris pour vous dire mon admiration de ce que je vois.
Le Germain est capable d’organisation parce qu’il a le crâne fait de telle manière, le Français, le pauvre Français est incapable [sic] !! Explication métaphysique, comme dirait A. Comte, qui est commode pour ceux qui ont intérêt à cacher les fautes commises depuis 40 ans, l’absence de gouvernement, et par conséquent d’ordre et de prévoyance.
Quelle leçon politique ce que je vois depuis quelques jours ! Il a suffi que les circonstances imposent à la France une dictature de salut public, pour qu’elle retrouve ce génie d’organisation dont on la déclare dénuée, et pour que, par un travail silencieux et que nous ne soupçonnions pas, pendant que nous nous morfondions dans les tranchées, elle prépare méthodiquement la délivrance du territoire. Car ce n’est rien moins que cela que ce que je vois me fait espérer.
Ce que j’entends, est effroyable : notre canonnade. Depuis soixante heures nous avons envoyé, non des centaines de mille, mais des millions d’obus. En face le silence s’est presque complètement établi : ce doit être la mort ou la folie : juste châtiment de ceux qui ont voulu mettre la science au service de la dévastation.
Que je voudrais passer sans une égratignure pour entrer dans une des premières villes françaises reconquises. Quel délire !
J’ai la plus immense confiance.
Je vous serre à tous bien affectueusement la main.
LM
Dites à Léon D. [audet]21 que les hasards d’une affectation passagère nous font marcher de concert avec le mari de M^lle de S^t Romand.