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Lettres à Charles Maurras

 | 
Agnès Callu
, 
Patricia Gillet

Les figures tutélaires

Jacques Bainville (1879-1936)

Agnès Callu et Patricia Gillet

Texte intégral

  • 1 Une notice du Dictionnaire des intellectuels français, sous la plume d’Alain-Gérard Slama, est con (...)

1L’image de Jacques Bainville est d’abord celle, un peu convenue, d’une référence éminente de l’Action française, journaliste et historien de talent, brillant analyste de la situation internationale de l’entre-deux-guerres.1 Né à Vincennes en 1879 dans une famille de souche lorraine, républicaine depuis le Second Empire, il étudie au lycée Henri IV et fréquente brièvement la Faculté de Droit de Paris. Les questions financières le passionnent déjà, mais aussi l’Allemagne, qu’il découvre dans les écrits d’Heinrich Heine ou de Nietzsche, avant de voyager outre-Rhin dès l’été 1897. La conscience du danger allemand, en même temps que l’influence prégnante de Barrès, le conduit au nationalisme. Lorsqu’éclate l’affaire Dreyfus, il soutient dans un premier temps le capitaine, par souci de justice, mais ne tarde pas à rejoindre le camp adverse, par réflexe conservateur, contre Zola et pour la défense de l’armée.

2En mars 1900, il rencontre Charles Maurras au café de Flore, qui le séduit tout autant par la qualité de sa critique littéraire que par la cohérence de sa doctrine, son empirisme et son absence de préjugé religieux. Convaincu de la supériorité du modèle politique allemand, Bainville est déjà gagné aux idées monarchistes. Il est l’un des premiers à répondre dans la Gazette de France à l’Enquête sur la monarchie. Avec Maurras, il collabore à la revue traditionaliste Minerva, fondée en 1902 par René-Marc Ferry, et enseigne les relations internationales à l’Institut d’Action française, tout en assurant nombre de chroniques dans le journal du mouvement : vie parlementaire, diplomatie, économie, bourse et même vie théâtrale, rien n’échappe à sa plume.

3Il s’engage en 1914, mais, réformé par Poincaré, il est envoyé en mission dans la Russie de 1916, où il est témoin des derniers soubresauts du régime tsariste. Hostile au traité de Versailles, il publie en 1920 Les Conséquences politiques de la paix, ouvrage prophétique où il dénonce en une formule célèbre « une paix trop douce pour ce qu’elle a de dur », déjà lourde des tensions internationales à venir. Son audience s’étend alors bien au-delà des cercles monarchistes. Il écrit sans relâche, dans La Liberté, Le Capital, Le Petit Journal, Le Petit Parisien, la Revue des deux Mondes, fonde La Revue Universelle en 1920 et collabore à Candide en 1924. Quant à son œuvre historique, elle lui vaut aussi la notoriété. Il avait débuté en 1900 avec une biographie de Louis II de Bavière ; ce furent ensuite Bismarck et la France en 1907 et plusieurs ouvrages sur l’Allemagne, avant une Histoire de France exaltant l’œuvre capétienne, largement diffusée en 1924. Napoléon en 1931, puis La Troisième République en 1935 retiennent son attention. Mais lorsqu’il se consacre aux Dictateurs, se font jour les limites de son analyse, tout autant que l’ambiguïté de son admiration pour les «grands hommes». Sur le fascisme naissant en Italie, sa réflexion sait se montrer mesurée, loin de l’exaltation d’un Georges Valois ; il se montre lucide sur la gravité de la menace hitlérienne, mais n’en mesure pas – à l’instar de Maurras – la spécificité, alors même qu’il est devenu aux yeux du public l’oracle incontesté des tourmentes internationales des années trente. Un «cercle d’études Jacques Bainville», réunissant entre autres Paul Valéry, Henry Bordeaux ou Abel Bonnard, atteste de sa renommée.

Lettre de Jacques Bainville à Charles Maurras, Rome, 8 juillet 1915.

Lettre de Jacques Bainville à Charles Maurras, Rome, 8 juillet 1915.
  • 2 Cf. op. cit., p. 107.

4Bainville meurt d’un cancer le 9 février 1936, trois mois après avoir été reçu à l’Académie française, au fauteuil de Raymond Poincaré. Ses obsèques, le 13 février, sont marquées par l’épisode bien connu de l’agression de Léon Blum par les Camelots du Roi sur le trajet du cortège. Conséquence directe de ces troubles, l’Action française est dissoute par décret dès le lendemain, en application d’une loi contre les ligues votées un mois plus tôt. Comme l’écrit Alain-Gérard Slama2, « Le hasard se vengeait d’un homme qui s’était fait, du déterminisme, une religion ».

Lettres de Jacques Bainville à Charles Maurras (1902-1915)3

  • 3 Cf. AN, 576 AP 73.
  • 4 Voir infra p. 45-54.

1.
[1902]
Lundi 6 heures.
Mon cher ami,
Merci de vos vœux. Je vous adresse les miens et les meilleurs. Puisse 1902 être aussi favorable pour « nos idées » que l’a été 1901.
On vous a peut-être appris déjà à la Gazette le petit contre-temps qui a eu lieu samedi pour votre article. Le jeudi, Malet avait déjà corrigé avant moi : nous avons été l’un et l’autre été assez embarrassés. Hier j’ai pris le parti moyen de venir le samedi à 4 heures pour la 2e édition. Mais Malet, par la même pensée que moi, n’avait rien corrigé ! En sorte que l’article n’a passé qu’à la deuxième édition. Voilà exactement les choses.
Je lis à l’instant un bien joli article de Barrès dans Le Gaulois. N’est-ce pas qu’il paraît là souverainement intelligent, comme on ne croit pas, comme nous ne voulons pas croire parfois qu’il soit ?
J’ai rencontré tout à l’heure Moreau4, fort, transformé, et plein de projets. Je l’ai encouragé à faire quelque chose pour l’A.F. Il est vraiment bien disposé et ne s’attriste même pas trop de la défense de travailler.
À bientôt le plaisir de vous voir.
Jacques Bainville

  • 5 Le père Thomas Pègues, connu pour ses commentaires sur saint Thomas.
  • 6 Jacques Bainville a publié en 1915 l’Histoire de deux peuples. La France et l’Empire allemand.
  • 7 Louis Billot (1846-1931). Ordonné prêtre dans le diocèse de Blois, il entre chez les Jésuites à An (...)

2.
Rome, le 8 juillet 15
Mon cher ami,
Merci de votre lettre. Je me suis abstenu de correspondre parce que des mesures très sévères sont en vigueur ici et qu’il y a toutes sortes de complications pour les relations postales avec l’étranger, sauf par cartes postales. Le P. Pègues5, qui rentrait en France, a dû d’ailleurs vous écrire de là-bas de ma part pour vous dire qu’il y avait lieu d’être satisfait.
Ci-joint un 1er article sur l’Italie. Je l’ai écrit, récrit et retourné car le sujet est difficile. Ce qui s’est passé ici est du plus haut intérêt. Il faut que cela soit bien compris en France. Le mouvement nationaliste a été extraordinaire. Je commence, après ce que j’ai entendu (et contrôlé), à me demander si nous serions pas les victimes de notre propre tendance à croire les Italiens profonds calculateurs. Les calculs de leurs hommes politiques ont beaucoup moins d’importance que l’élan de la nation. Il y a ici un peuple en croissance qui vient de faire un bond. Son énergie est capable de passion, des passions les plus vives. L’élément passionnel (forces à dépenser, ambition) a été bien supérieur à l’élément politique ou diplomatique. Si la France ne sait pas cela, n’en tient pas compte, elle va [froisser] l’Italie en très peu de temps et ce sera une Italie nullement négligeable
Il me paraît important que l’A. F. (qui a une réputation d’italophobie contre laquelle je proteste – je vous raconterai à ce sujet ma rencontre avec G. d’Annunzio qui a été très cordiale – se charge d’éclairer le public et raconte sympathiquement ce qui a failli être la révolution italienne de mai 1915, ce qui a été en tout cas un événement considérable dans l’histoire du peuple italien.
Je joue de malheur, depuis que j’ai passé la frontière, avec la duchesse d’Aoste. Elle importe des services de santé, un peu partout, sans programme et elle est insaisissable. Où j’arrive, elle en repart. J’ai fini par trouver ici une de ses dames d’honneur qui lui remettra la lettre. Je crains de retourner en France sans l’avoir vue.
Merci de ce que vous avez fait pour mon livre.6 Si vous pouviez écrire un article à son sujet, je vous en serais reconnaissant. Je ne me cache pas d’une certaine faiblesse pour ce bouquin. J’ai essayé de faire ce que je n’ai jamais trouvé ailleurs : une explication où tout puisse à peu près tenir et j’en suis orgueilleux comme le fameux Félix […] ? Seulement j’aimerais qu’il fût dit que l’explication n’est pas absurde. J’ai reçu le livre ici. Je me suis aperçu à le relire que certains développements étaient excessifs, peu clairs (Le Thiers, par ex.), d’autres insuffisants (1870 est trop sauté à pieds joints). Je crains que le lecteur ne suive pas et ne tombe dans les trous. Enfin !
Je pense être de retour vers le 15. Merci encore. Amitiés à tous et bien cordialement à vous.
J. Bainville
P.S. : La mort de Paul Arker m’a consterné. La visite de condoléances au cardinal Billot7 était faite dès la nouvelle de la mort de son frère.

Notes

1 Une notice du Dictionnaire des intellectuels français, sous la plume d’Alain-Gérard Slama, est consacrée à Jacques Bainville. Cf. Jacques Julliard et Michel Winock (dir.), Dictionnaire des intellectuels français. Les personnes, les lieux, les moments, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 106-107. Voir aussi Jean Montador, Jacques Bainville, historien de l’avenir, Paris, Éditions France-Empire, 1984, 122 p. et Dominique Decherf, Bainville. L’intelligence de l’histoire, Paris, Bartillat, 2000, 429 p. Thomas Roman a rendu compte de ce dernier ouvrage en 2001 sur le site Parutions.com.

2 Cf. op. cit., p. 107.

3 Cf. AN, 576 AP 73.

4 Voir infra p. 45-54.

5 Le père Thomas Pègues, connu pour ses commentaires sur saint Thomas.

6 Jacques Bainville a publié en 1915 l’Histoire de deux peuples. La France et l’Empire allemand.

7 Louis Billot (1846-1931). Ordonné prêtre dans le diocèse de Blois, il entre chez les Jésuites à Angers en 1869 et occupe en 1880 la chaire de théologie dogmatique à la Faculté catholique avant d’enseigner à Rome, à l’Université grégorienne, en 1885. Nommé consulteur du Saint-Office en 1909, il devient cardinal en 1911. Fidèle soutien de Pie X dans sa lutte contre le modernisme, il est considéré comme l’un des inspirateurs de l’encyclique Pascendi en 1907. Le cardinal Billot était un monarchiste convaincu, fidèle de Charles Maurras, et ses interventions en faveur de l’Action française lui valurent l’hostilité du pape Pie XI. En septembre 1927, il dut quitter le Sacré Collège pour se retirer dans un monastère.

Table des illustrations

Titre Lettre de Jacques Bainville à Charles Maurras, Rome, 8 juillet 1915.
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Auteurs

Ancienne élève de l’École nationale des Chartes et de l’Institut national du Patrimoine, auteur d’une thèse sur la Réunion des Musées nationaux sous la IIIe République publiée et couronnée du prix Lenoir, est conservateur du Patrimoine aux Archives nationales, chercheur-associé au CNRS (Institut d’histoire du temps présent, IHTP) et à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC).

Ancienne élève de l’École nationale des Chartes, auteur d’une thèse sur Étienne Baluze (1630-1718) et l’histoire du Limousin : méthodes et desseins d’un érudit du XVIIe siècle, est conservateur en chef du Patrimoine aux Archives nationales et membre de la section d’histoire contemporaine et du temps présent du Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS).

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