1« Un chapelet continu de dissidences » ; c’est ainsi que Lucien Rebatet décrit en 1942 dans Les Décombres l’histoire de l’Action française1. En effet, dans ses différentes phases, le mouvement, pour avoir été souvent centripète, n’en a pas moins été également centrifuge, et ce dès avant la Grande Guerre. En 1953, dans Maurras et son système, Emmanuel Beau de Loménie, évoque à son tour ces « dissidences successives qui survinrent coup sur coup, tout au long de l’histoire de son mouvement2 ». En 1968, dans son Action française racontée par elle-même, André Marty note que « comme ailleurs, il y eut des dissidences, à diverses périodes ; quelques unes individuelles, d’autres collectives, plus bruyantes. » Mais il tend à minimiser l’importance de celles-ci qui, selon lui, n’auraient guère donné que des ouvrages de valeur inégale3 : après La France veut-elle un roi ? de Louis Latzarus, Vingt ans d’Action française de Louis Dimier, L’Homme contre l’Argent de Georges Valois, ou bien encore Les Décombres de Lucien Rebatet4.

2Ce sont quelques unes de ces dissidences qui seront abordées ici, après notamment Paul Sérant5. Certaines membres de l’Action française, après avoir pris une part active à la vie du mouvement, se sont en effet détournés de Maurras dans les années vingt. Les acteurs, on le sait bien, n’échappent pas toujours à la reconstruction a posteriori de leur histoire, et ce sans doute moins encore à l’Action française qu’ailleurs ; et l’histoire de ce monument dans ses diverses phases, a été particulièrement passionnelle et conflictuelle. Il faut toutefois noter d’emblée que, chez ces hommes de plume, la rupture suscite des écrits diversement teintés en fonction de leur caractère, de leur date d’entrée, de leur place et de leur longévité au sein du mouvement, en fonction aussi des conditions dans lesquelles s’est effectuée la séparation. Les départs ultérieurs ou les dérives de figures désormais mieux connues, telles que celles de Maritain, Bernanos, Brasillach, Drieu La Rochelle, Rebatet, Maulnier ne seront donc pas pris en considération.

Le prestige de l’Action française. Maurras « dictateur spirituel de l’heure » (Berth)

3Ceux-là même qui s’en sont écartés s’accordent cependant pour souligner l’ascendant intellectuel de l’Action française après la guerre : « Ceux qui n’ont pas vu l’Action française à la fin de 1918 ne sauront jamais de quel prestige elle était environnée6 », écrit Dimier. « Elle avait même un prestige politique qui lui venait de son rôle dans les affaires de trahison7 », ajoute Valois. Après sa rupture, Beau de Loménie rappelle cette « brusque popularité » qu’a rencontrée alors le mouvement et, bien plus tard encore, il reconnaît que, dans la phase d’après-guerre, où les nationalistes intégraux paraissaient symboliser le patriotisme, « la flamme intellectuelle qui émanait de Charles Maurras » représentait pour les étudiants un excitant qu’il estime « avoir été très sain8 ».

4A ce prestige politique de l’Action française lié à une influence sur les milieux catholiques s’ajoute un prestige littéraire et culturel indéniable, au moment du débat sur la notion polysémique d’« intelligence »9. Il suffira ici de rappeler l’écho rencontré par le texte de Massis, publié en juillet 1919, en réponse aux manifestes de Barbusse et de Rolland10. « Pour un Parti de l’Intelligence » paraît bien être la matrice de la Revue Universelle11, « publication alliée et autonome » de l’Action française, qui est lancée en avril 1920 avec Bainville pour directeur et Massis pour rédacteur en chef et dont Maritain dit qu’elle sera « une tribune pour les idées de l’Action française dans l’ordre politique ».

5Une preuve parmi d’autres de cette influence qu’exercent Maurras et le maurrassisme est donnée par le débat interne qui, sur la question de la démobilisation de l’intelligence, divise les membres fondateurs de La Nouvelle Revue française. Schlumberger, Copeau ou Ghéon sont attirés par le mouvement : Ghéon est un des signataires du « Manifeste de l’Intelligence ». Schlumberger juge que celui-ci et La NRF poursuivent un but assez semblable12. Quand Gide, fuyant, refuse de se démarquer aussi bien de Barbusse que du « Parti de l’Intelligence », Jacques Rivière, le jeune directeur de La NRF refuse la France « de l’ordre qui s’appelle Maurras13 » ; il dénonce l’annexion de la religion par un mouvement politique que dirige un athée et, attaché au postulat initial d’autonomie que devrait conserver la revue, refuse l’inféodation de l’art à un mouvement idéologique. Comme l’écrira Schlumberger, « le malaise qui pesa sur la reprise de La NRF avait sa source au-delà de la littérature14 ». Ce « malaise » est dû, dans une certaine mesure, à la prégnance du maurrassisme.

6Berth résume d’un trait la forte position qu’occupe l’Action française quand il écrit en 1924 que Maurras, « dont la dialectique passionnée a réussi ce paradoxe de redonner, en ce commencement du XX^e siècle, un regain de vigueur à l’idée monarchique […] est le dictateur spirituel de l’heure15 ». C’est pourtant peu après cet acmé que vont intervenir quelques unes des ruptures les plus retentissantes de la décennie d’après-guerre. Au demeurant, deux traits caractérisent les dissidences des années vingt : elles se manifestent chez des individus divers et il n’y a pas de typologie, de portrait type du dissident. On trouve, en revanche, une certaine unité dans les motifs de ces dissidences, dont on pourrait dire qu’elles sont d’abord l’expression d’une déception.

Une impossible typologie. Dimier, Beau de Loménie, Berth et Valois

7« Il n’y a pas un contemporain qui ait remué plus de passions et suscité plus de commentaires que Charles Maurras », écrit Robert Havard de la Montagne dans son Histoire de l’Action française16. Ces commentaires, ces passions, les critiques viennent non seulement d’adversaires extérieurs au mouvement, mais de quelques personnalités qui l’ont bien connu de l’intérieur. Les raisons personnelles comme les différends tenant à l’organisation, à l’idéologie, aux conceptions mêmes de l’Action française et aux possibilités de leur réalisation éloignent du maurrassisme des figures naguère engagées ou proches. Cela dit, considérer globalement, en un seul ensemble, les désaccords et les ruptures s’avère plus que délicat. Une typologie des dissidents de l’Action française dans les années vingt paraît en effet impossible, ne serait-ce qu’en prenant pour premiers exemples Louis Dimier, Emmanuel Beau de Loménie ou Georges Valois.

8Louis Dimier, professeur de lycée dans l’enseignement privé, est dès 1900 attiré par la doctrine politique de Maurras, bien qu’il sache les difficultés du rétablissement de la monarchie. Certes, ce catholique est révolté par les écrits hostiles au christianisme17. Néanmoins, dans la mesure où, juge-t-il, « cela ne touchait pas notre action, qui ne visait autre chose que la réforme de l’Etat », il se fait auprès du Pape le défenseur de l’Action française. Il est déjà très présent dès 1905, l’année des commencements18, où il devient directeur de l’Institut d’Action française ; puis il est rédacteur du journal, chargé de la politique catholique, enfin administrateur du journal. L’édition de 1924 de l’Enquête sur la monarchie rapporte que Dimier « s’est rallié à la monarchie, on ne saurait dire à quelle date précise, tant ce mouvement a été naturel, gradué, insensible19 ». Mais sa rupture devient alors effective et lui qui avait été président de la Ligue s’en va sans faire d’éclat ; c’est en spectateur « et non comme participant » qu’il revient en 1926 sur son engagement, qu’il jugé avoir été « une aventure stérile et une erreur de vingt ans20 ».

9Emmanuel Beau de Loménie, à peine démobilisé, est à la tête pendant plusieurs années des étudiants d’Action française avant de se séparer assez vite du mouvement21 ; il livre ses analyses, quant à lui, à deux reprises et à vingt ans d’intervalle, respectivement en 1933 et 1953. Valois, toujours plein d’une combativité pleine d’humeur, multiplie les écrits dès avant sa rupture. Le « discours préliminaire » de l’Enquête sur la monarchie parle pourtant de lui en termes positifs, évoquant « notre ami [qui] aura su rendre tout à fait sensible cette priorité de la réforme politique22 ». Puis Valois se détache progressivement de l’Action française et fonde un hebdomadaire : Le Nouveau Siècle.

10Henri Massis, dans son Maurras et notre temps, met en perspective de manière suggestive trois des ruptures intervenues dans trois décennies successives : celle de Henri Lagrange avant 1914, celle de Georges Valois au milieu des années vingt, celle de Thierry Maulnier en 1937. Ce que craignait Maurras, en voyant partir Maulnier, « c’était que ce beau talent ne s’égarât et que ne recommençât l’aventure du jeune Henri Lagrange avant 1914 ! Ce n’était pas la première fois, en effet, que des disciples de Maurras cherchaient à rapprocher le socialisme antidémocratique de Georges Sorel et ce nationalisme socialiste qu’ils avaient justement discerné au fond de la politique maurrassienne ; mais tout cela avait mal fini !...23 » Le devenir de Thierry Maulnier qui, dit Massis, part « s’enrôler sous la bannière suspecte de L’Insurgé et des marchands d’huile enrichis qui le commanditaient », excède les limites de cette étude.

11En revanche, l’exclusion de Henri Lagrange - une des premières ruptures que connut l’Action française-intéresse directement notre propos. Lagrange offre en effet un bon exemple de la tentative d’alliance inédite du néomonarchisme et du syndicalisme révolutionnaire que Maurras souhaitait gagner à sa cause. Ces rapprochements entre extrême gauche et extrême droite, rapporte Victor Méric, ont été initiés sous le ministère Clemenceau, par le voisinage, à la prison de la Santé, des syndicalistes révolutionnaires et des Camelots du Roi ou « des jeunes gens convertis au nationalisme intégral et attirés par les splendeurs du denier de Jeanne d’Arc ». Les uns et les autres menaient « sur des terrains différents et avec des buts opposés, la même bataille contre le régime qu’ils qualifiaient de ‘républicain’, et nous, de ‘bourgeois’24. »

12Organisateur d’un cercle d’études économiques placé sous le patronage de Proudhon, Lagrange « avait seize ans quand il se fit inscrire aux Etudiants d’Action française, dix-huit quand il en fut rayé25 », au terme d’un procès mené par Pujo et par Maurras. « Ce fut une séance cruelle et ridicule », rapporte Dimier, le seul motif retenu contre le jeune homme étant celui d’indiscipline.

13Proche de Lagrange, Edouard Berth, un des théoriciens de cet éphémère rapprochement entre disciples de Sorel et de Maurras, avait rejoint en 1909 l’équipe des Cahiers du Cercle Proudhon. Dans Les Méfaits des intellectuels, en 1914, il défendait l’idée d’une restauration monarchique et percevait « deux mouvements synchroniques et convergents, l’un à l’extrême droite, l’autre à l’extrême gauche », commencer l’assaut de la démocratie afin d’« édifier un ordre antidémocratique ». Selon Berth, l’Action française et Maurras sont « une incarnation nouvelle de l’esprit apollinien, par sa collusion avec le syndicalisme qui, avec Sorel, représente l’esprit dionysien » ; leur alliance, prédit-il, « va pouvoir enfanter un nouveau grand siècle »26. Après la guerre, Berth devient, comme Sorel, partisan du bolchevisme. En 1924, dans Guerre des Etats ou guerre des classes, il voit désormais dans le maurrassisme « les rêves d’un lettré fanatique et illuminé » et, en Maurras, « un athée clérical », un « théocrate rationaliste », un « pessimiste bouddhiste », qui « ne sait proposer que le culte d’une Raison calculatrice et d’une Beauté toute formelle27 ».

14L’autre rupture qu’évoque Henri Massis est celle de Valois, Le mot d’Emmanuel Berl est connu, qui note que « l’Action française n’avait qu’un économiste, c’était Valois, et elle l’a perdu28 » et que ses membres « ont trop considéré la vie littéraire et pas assez la vie économique de la France, ils n’ont pas su découvrir les féodalités modernes29 ». La même analyse est avancée par Beau de Loménie, pour qui l’Action française a été incapable de se poser la question de l’avenir du grand capitalisme30.

15Entre Maurras et Daudet, d’une part, et Valois, d’autre part, existent bien des désaccords sur la méthode et sur le fond, comme l’a montré Yves Guchet. Pour les premiers, il faut d’abord restaurer la monarchie et ensuite organiser le travail et les intérêts ; pour Valois, il s’agit d’abord de réunir républicains et monarchistes qui veulent pallier les inconvénients de l’Etat parlementaire31. D’autres désaccords portent sur le rôle de la bourgeoisie et le rapprochement avec des communistes. Défavorable à la stratégie électorale du mouvement, Valois s’y rallie pourtant en 1924 mais il est battu comme les autres candidats. Ce ne sont pas seulement les analyses de Valois qui diffèrent de celles de l’Action française. D’autres motifs de rupture en effet apparaissent ; ses activités et ses entreprises viennent faire concurrence au courant néo-monarchiste.

16Le Nouveau Siècle est créé par Valois en février 1925, avec des fonds réunis par des proches de l’Action française32. Devenu quotidien, il risque de mordre sur le lectorat de l’Action française, auquel Valois ne peut plus ou ne veut plus assurer sa collaboration. Celui-ci démissionne alors des comités directeurs du mouvement. La séparation se fait d’abord sans heurt et dans des conditions amicales, contrairement à ce qu’affirme l’auteur de L’Homme contre l’Argent, où il prétend que celle-ci avait été préparée depuis deux ans. De surcroît, une nouvelle rivalité apparaît le 11 novembre 1925, avec la fondation du Faisceau des Combattants et des Producteurs, qui risque de priver l’Action française d’adhérents ou de militants potentiels. Enfin, the last but not the least, une fois la rupture consommée, Valois garde le contrôle sur la Nouvelle Librairie nationale qu’il a développée et qu’il enlève à l’Action française. Maurras met alors en cause la loyauté et le sens politique de son ancien collaborateur, accusé d’avoir appartenu à la police politique du tsar, d’être un indicateur de police ou bien de recevoir des subventions du gouvernement italien. S’ensuit un procès devant les tribunaux intenté et gagné par Valois ; en 1927 celui-ci en livre les pièces dans Basile ou la politique de la calomnie, « sténographie des dépositions, débats et plaidoiries des procès en diffamation entre Georges Valois et l’Action française33 ».

17Alors même qu’après la condamnation de 1926 la « carrière catholique de l’Action française est finie34 », la bataille contre Maurras et les maurrassiens ne s’arrête pas là. Valois, maître de la Nouvelle Librairie nationale, la poursuit par la publication de brochures catholiques qui prennent toute leur place dans le débat35. Il édite d’abord en mars 1927 les « Réflexions d’un catholique » de Maurice Vaussard sous le titre Politique religieuse et « Action française ». La brochure est formée de trois articles, dont deux sont parus dans le Bulletin Catholique International36. Puis, en novembre 1928, Valois publie un livre de l’abbé Alphonse Lugan intitulé La Fin d’une mystification, où l’on trouve notamment une reprise de l’analyse des deux préfaces du Chemin de Paradis, ainsi qu’une intéressante étude sur le catholicisme français au XIX^e et au XX^e siècle37.

18Il faut ici remarquer que ne fait pas problème chez tous ces dissidents le « pseudo-catholicisme antisémite et athée de Maurras38 », selon l’expression d’un de ses meilleurs connaisseurs. De manière générale, la question religieuse n’est pendant longtemps guère présente ; ainsi, ce n’est que tardivement, bien après la condamnation de 1926, que Beau de Loménie la prend en considération : « Le drame intellectuel, à beaucoup de points de vue le plus éclatant, fut celui de ses relations avec l’Eglise39. »

Les raisons des ruptures

19Les raisons du détachement, les motifs de rupture des membres de l’Action française sont d’ordre divers : les raisons personnelles coexistent avec l’appréciation portée sur la marche du mouvement ou du journal et, surtout, avec le constat de l’écart entre les ambitions initiales et réitérés du néo-monarchisme et la réalité.

Le caractère de Maurras et son entourage

20Une des raisons de la rupture, souvent invoquée, tient au caractère de Maurras. Dimier dit de Maurras qu’« il n’avait d’estime que pour lui » et que mépris pour les collaborateurs de province40. Selon Beau de Loménie, le doctrinaire « se révélait pénétré d’un amour-propre, terriblement susceptible, de gendelettre41 ». En 1953, dans Maurras et son système, il évoque encore « son autoritarisme instinctif » et « son orgueil intraitable l’entraînant à refuser d’admettre qu’il ait jamais pu se tromper42 ».

21« La grande passion de Charles Maurras est la domination intellectuelle », juge Valois43. Et cette volonté de domination intellectuelle sur de jeunes disciples entre sans doute en jeu dans le départ de Pierre Lasserre, le néo-classique auteur du Romantisme français, qui quitte l’Action française après avoir été victime de censure dans les articles qu’il donnait au journal44. De même, Beau de Loménie s’écarte-t-il de la doxa nationaliste en matière littéraire : sa thèse de doctorat, publiée en 1929 et consacrée à l’étude de la carrière politique de Chateaubriand, prend la forme d’une réhabilitation de l’écrivain. Or, Chateaubriand, « cette idole des modernes conservateurs nous incarne surtout le génie des Révolutions », c’est « l’anarchie », écrivait Maurras dans Trois Idées politiques45.

22Tout mouvement politique suscite de « petites intrigues46 » et celles-ci, au sein de l’Action française, ont pu aussi détourner quelques fidèles. Les dissidents jugent que l’entourage de Maurras, au-delà d’un Daudet ou d’un Bainville, est médiocre : pour Valois, Maurice Pujo est le « valet et maître de Maurras, bête et méchant, jouissant à l’Action française d’un pouvoir inexplicable et inexpliqué47 » et Maxime Real del Sarte « un des fléaux de l’Action française ; effroyablement bavard, et mauvaise langue48 ». Calzant est un avocat besogneux et un « odieux butor » aux yeux de Rebatet, qui qualifie ailleurs Pujo de « bœuf mérovingien »49. Beau de Loménie dit à Massis en 1933 que si les gens de la jeune génération se sont éloignés, c’est parce qu’ils n’ont pas trouvé à l’Action française de « personnalités fortes capables et soucieuses d’ouvrir à leur époque des voies fécondes, ils n’ont guère trouvé que des suiveurs50 ». Et Rebatet de surenchérir dans Les Décombres en soulignant combien « le vieux doctrinaire avait mis en effet un singulier acharnement à faire le vide autour de lui. […] Maurras, apologiste de la continuité, s’était refusé tout successeur, ayant systématiquement écarté de lui tout candidat à son héritage51 ».

23En outre, la Grande Guerre a vu disparaître des hommes jeunes qui avaient l’âge de Maurras, -tels Vaugeois ou Montesquiou-, et qui avaient participé à la création du mouvement. La nouvelle génération, qui avait été attirée par la pensée critique du doctrinaire, se préoccupe bien peu des relations avec le duc d’Orléans ; elle va se détourner d’un homme incapable de proposer une alternative crédible.

L’organisation du mouvement et du journal

24Il est d’autres raisons internes qui expliquent le détachement de membres actifs de l’Action française ; elles tiennent à l’organisation ou à l’absence d’organisation rationnelle du mouvement -il faudrait ici nuancer - et surtout du quotidien, le journal où beaucoup repose sur Maurras.

25« Maurras était la dispersion, l’ajournement, le retard, l’oubli52 », relève Dimier, qui porte en outre un jugement sévère sur l’Institut d’Action française : l’Institut demeure selon lui un faible organe de propagande et ne réussit pas à être une contre-Université. De même, la ligue ne lui semble être guère plus « qu’une façade » Seuls les Camelots du roi lui paraissent révéler « une vie digne de l’Action française ». Surtout, le fonctionnement médiocre du journal prouve que des hommes qui se disent d’ordre peuvent ne pas être toujours ordonnés.

26Deux témoignages sont ici instructifs : le premier est celui de l’administrateur d’un périodique dont la fabrication est marquée par le gaspillage et le retard et où le manque d’argent est incessant. Maurras « prenait ce papier pour l’action » mais, rapporte Dimier, « derrière le journal, il n’y a rien53 ». Le second est celui, primesautier, de Charlotte Montard dont le recueil de souvenirs, Quatre ans à l’Action française, recèle des anecdotes piquantes sur le rythme de vie et de travail de Maurras. Celui-ci livre fréquemment en retard un article trop long, qu’il faut couper et qu’il veut corriger, de telle sorte que les abonnés du journal royaliste, note cette proche de Léon Daudet, « ont peut-être des nouvelles excellentes » mais qui « ne sont pas toujours très fraîches54 ». Charlotte Montard juge que « ces gens qui prétendent à diriger les autres, sont souvent incapables de se diriger eux-mêmes55. » Le journal, qui imprime plus d’exemplaires qu’il n’en vend, ne subsiste que grâce aux libéralités de riches donateurs, lecteurs ou sympathisants, et ce dès avant la guerre.

27Thibaudet, on le sait, fait preuve d’une réelle empathie-accompagnée d’esprit critique-avec l’œuvre de Maurras. Pour figurer la situation du mouvement nationaliste en janvier 1927, au lendemain de la sanction romaine, l’auteur des Idées de Charles Maurras conte une impertinente histoire qui, de façon imagée, résume bien les choses : deux voitures se télescopent dans un terrible accident ; dans la première se trouvent le général de Castelnau, les cardinaux Dubois, Mauvin, Gasparri, Georges Goyau, l’abbé Bremond ; dans la seconde, Maurras et Daudet. La première catastrophe met en deuil l’Eglise et les Lettres. Mais « tout ce que la voiture contenait de direction politique passe sur une autre voiture de même marque ». La seconde catastrophe est également attristante. Mais le plus grave, c’est que l’Action française, privée de ses deux têtes, n’existe plus. D’où la conclusion : « L’Action française n’est pas le nom, ou est à peine le nom, d’un parti politique : c’est le nom d’un journal à gros tirage, admirablement fait56.» Autrement dit, la puissance de l’Action française vient de la pensée de ses chefs et de sa presse, pas de son organisation politique et de ses cadres.

Un abandon de fait des ambitions initiales

28Un troisième faisceau de motifs – qui semble majeur- tient au sentiment qu’ont les dissidents d’un abandon de fait des ambitions initiales. L’Action française voulait venir au pouvoir par un coup de force, jugé en 1908 « légitime » et « nécessaire » par Maurras et Dutrait-Crozon. Or celui-ci, qui devait intervenir en même temps que se développait la propagande, « conspiration à ciel ouvert »57, s’avère vite impossible. Pendant la guerre, les membres de l’Action française, désireux de ne pas le tenter, ont soutenu l’effort de défense nationale et se sont comportés comme des « ralliés d’un nouveau genre au gouvernement de fait58 », dit Valois. Ensuite, malgré les campagnes de Daudet contre les défaitistes, le combat contre le régime républicain n’a pas été véritablement repris. Maurras jugeait alors l’Allemagne toujours menaçante et il estimait, selon Dimier, « que la guerre avait fait reculer notre objet59 ». Enfin, dans les années vingt, le mouvement nationaliste laisse passer toutes les occasions, sans jamais entreprendre une action décisive60. Ainsi, les réactions sont-elles faibles après les meurtres de Marius Plateau en janvier 1923 et d’Ernest Berger en mai 1925.

29Le choix d’entrer dans le jeu parlementaire révèle d’autres faiblesses. Le bulletin de vote avait longtemps été méprisé par l’Action française, bien que Maurras eût dit vouloir restaurer la monarchie par tous les moyens, même légaux ; Daudet, en particulier, avait mené contre le parlementarisme de violentes campagnes, que n’avaient pourtant pas négligé les monarchistes aux débuts de la III^e République. Mais les élections de 1919 marquent un échec pour les tenants du nationalisme intégral : seul Daudet est élu grâce au système de la proportionnelle, après avoir mis son drapeau royaliste dans la poche. De surcroît, en mai 1924, le pamphlétaire n’est pas reconduit à la Chambre et il connaît en Maine-et-Loire un échec retentissant lors de l’élection sénatoriale provoquée en juin 1925 par la mort du royaliste Delahaye.

30Valois moque : « Le théoricien du coup de force, doctrinaire de l’antiparlementarisme, aboutit à l’automne de 1919 à prendre part aux élections et à faire élire un député avec un nombre de voix ridiculement faible. » Et il ne manque pas de relever le paradoxe : « un groupe antiparlementaire voulait entrer au Parlement pour proposer aux parlementaires de se démettre de leurs fonctions. L’entreprise devenait complètement absurde. […] Le parlementarisme de l’Action française était donc un aveu d’impuissance61. » Dans Les Idées politiques de la France, Thibaudet marque explicitement en 1932 l’écart qui existe entre le magistère intellectuel de Maurras et l’impuissance politique de son mouvement : il souligne le contraste entre une Action française qui jouit d’une forte influence intellectuelle mais qui ne peut « faire élire ni un sénateur ni un député, ni même un conseiller municipal de ce Paris où la droite a la majorité62 ».

31Certes, en 1924-1925, le Cartel des gauches a d’abord fait apparaître l’épuisement idéologique et l’impuissance politique du parti radical, qui avait réalisé l’essentiel de son programme dès avant la guerre. Mais la même séquence révèle aussi que le maurrassisme, épuisé idéologiquement, lui aussi, n’a jamais pu de surcroît réaliser ses ambitions.

32L’Action française s’est banalisée et elle devient, juge alors, Emmanuel Berl, « le parti de la rouspétance63 ». Malgré son influence culturelle et idéologique, elle a perdu l’intégrité de sa doctrine et, de ce fait, une part de sa force d’attraction. Selon le joli mot de James McCearney, l’impuissance et la gloire la caractérisent64.

33Elle partage bien des analyses du camp conservateur. Sur le plan extérieur, jusqu’en 1924, Maurras et Poincaré ne sont pas très éloignés, eux qui veulent faire payer l’Allemagne vaincue, y compris par l’occupation de la Ruhr. Sur le plan intérieur, comme le montre Dimier, le mouvement néomonarchiste devient un mouvement nationaliste65 parmi d’autres, et son influence électorale demeure faible, malgré la personnalité de Léon Daudet et le noyau de partisans du nationalisme intégral à la Chambre. « En 1919, juge Valois, la peur du bolchevisme aidant, l’Action française attirait déjà les éléments les plus passifs du conservatisme le plus étroit66. » Au demeurant, les dirigeants de l’Action française – dont les thèmes paraissent alors proches de celles de l’Action libérale-se trouvent incapables de négocier leur entrée dans le Bloc national67. Dans les années vingt, si l’Action française conserve des atouts et des moyens d’action spécifiques – par exemple, la capacité de mobilisation des étudiants nationalistes et des Camelots du Roi-, elle s’avère aussi avoir des faiblesses que n’ont pas toujours, avec leurs cadres, les partis politiques organisés.

34En 1925, un an après l’échec électoral, un journaliste pourtant proche de l’Action française68, Louis Latzarus, publie La France veut-elle un roi ?, où il dit ses doutes quant à la possibilité d’une restauration monarchique. Si pour lui, le coup de force paraît encore éventuellement possible, « le lendemain du coup de force est impossible69 ». Le retour du roi semble une chimère. Le duc d’Orléans, inconnu des Français, n’a rien de remarquable : « voilà trop longtemps que, sous sa casquette marine, le pr étendant regarde fièrement un horizon vide70. » Le peuple français, attaché à l’égalité, considère que la conception du roi héréditaire est caduque et il préfère le régime républicain à la monarchie. C’est la même analyse que fait René Gillouin pour qualifier le maurrassisme : « La monarchie de M. Charles Maurras est-elle beaucoup moins chimérique que l’anarchie ou le communisme de M. Anatole France ?71 »

35Le royalisme de l’Action française est devenu théorique72. Le mouvement, dont le corps de doctrine a été tôt fixé, dès le début du siècle, ne sait s’adapter aux nécessités du moment73 -Beau de Loménie en fait critique à Massis- car il a négligé de prendre en considération les évolutions de l’après-guerre. L’appel au chef militaire, l’attente d’un quelconque général Monk demeurent vains. Thibaudet, extérieur au mouvement, juge que le « retour à Saint Thomas […] doit être dit un mythe au même sens que le retour de Philippe VIII ou la grève générale. » Pour lui, « les idées politiques de Maurras sont des idées de poète, à commencer par la principale, l’idée du roi74 ».

36Il est piquant de constater que certains retournent alors contre Maurras l’accusation que formulaient naguère les antidreyfusards contre les intellectuels, jugés être des « Princes des nuées » ou, selon Barrès, des « logiciens de l’absolu75 ». Ainsi Edouard Berth juge-t-il que « nos néoroyalistes sont vraiment des intellectualistes outranciers qui se figurent pouvoir restaurer une France monarchique par la seule puissance de la dialectique76. » Maurras et l’Action française ne paraissent-ils pas, désormais, se contenter d’une « satisfaction imaginaire, c’est-à-dire littéraire, idéologique, doctrinale77 » ? Comme le notera Emmanuel Berl dans La Fin de la III^e République, « le monarchisme maurrassien, condamné par l’Eglise et désavoué par l’héritier légitime du trône, était pris par ses adeptes moins comme un programme positif que comme un système de références critiques grâce auquel les opposants de droite cessaient d’être de simples négateurs sans doctrine et sans espérance78 ».

37Les ambitions premières sont donc abandonnées, l’avènement de la monarchie est désormais ajourné. « Nous ne séparons pas la pensée de l’action », écrivait Valois dans le premier des Cahiers du Cercle Proudhon. Maintenant, il juge que l’Action française a une tare depuis son origine : « C’est l’école politique du verbalisme », « gouvernée par des hommes parfaitement résolus à ne jamais agir. » Et il juge qu’elle a été « une grande mystification, qui a pris fin à la mort de Marius Plateau79 ». Le même constat est formulé par Dimier : « nous n’agissions pas » ; « nous ajournions la monarchie » ; « pratiquement, nos amis avaient cessé de croire au but ancien de l’Action française, à la restauration, encore plus au coup de force80.» De fait, la volonté d’aboutir est désormais lointaine, la restauration n’est plus la priorité. La République demeure souveraine.

38Edouard Bernstein proclamait dans Les Présupposés du socialisme : « Le but final n’est rien, le mouvement est tout. » Ce fameux mot du social-démocrate pourrait être ici appliqué à l’Action française. Son « but final » s’est éloigné ; le mouvement se révèle incapable de rétablir la monarchie et ne le dit pas81. En somme, même avant la condamnation romaine, dès l’occupation de la Ruhr en 1923, l’impossibilité de la restauration monarchique, l’impuissance politique de l’Action française apparaissent aux yeux de ces hommes qui deviennent des dissidents, et ce quel qu’ait été leur devenir. Bien avant Rebatet, ils dénoncent l’échec politique de Maurras et « l’inaction française », à l’instar de Dimier qui affirme : « Rien ne leur a manqué ni les hommes, ni l’argent, ni les événements ; cependant, ils n’ont pas abouti82. »

39A vrai dire, ce n’est pas tant l’impossibilité de la restauration qui les afflige et les fait quitter le mouvement ; ce n’est pas plus, à l’exception de Valois, une acceptation de la République ou une soumission au Pape. C’est surtout l’absence de volonté réelle d’action et de mise en œuvre des thèses de Maurras qui, avant 1914, dénonçait « l’inertie démocratique » d’une République jugée incapable de préparer et de mener la guerre. L’inertie dans la victoire est aussi celle du néo-monarchisme. Ce que demandent ces critiques venus de l’intérieur, désireux de ne plus seulement agiter des talismans qu’ils savent surannés, animés d’un désir d’action que le doctrinaire est incapable de satisfaire, c’est, pour paraphraser encore Edouard Bernstein, que l’Action française ose paraître ce qu’elle dit être, qu’elle soit capable d’avoir prise sur l’événement dans une conjoncture nouvelle. Or, elle ne le peut. Ce que Maurras et ses amis ne veulent et ne peuvent pas faire, d’autres s’en chargeront.

40Pierre Nora, dans un article bien connu des Annales, affirmait que la condamnation de l’Action française par le Vatican, en décembre 1926, marquait la fin de la période d’ascension83. Certes, en 1926, « la condamnation pontificale sanctionne le paradoxe religieux84 ». Mais sans doute faut-il se demander si, en fait, la fin de l’hégémonie de l’Action française n’a pas commencé plus tôt, dès lors que l’écart s’est creusé de manière évidente entre des thèses répétées, ressassées, et la pratique du mouvement85.