Les Jeunes et l’Action française (1914-1939)
The Action française and young people between 1914 and 1939
p. 217-228
Résumés
Après la saignée de la Première Guerre mondiale, l’Action française valorise le modèle héroïque d’une jeunesse nationale qui doit « achever l’œuvre de la victoire ». De gros efforts sont alors déployés vers les étudiants avec la création, en 1920, d’un journal, L’Etudiant français. Celui-ci fut, jusqu’en 1939, tout à la fois un instrument de propagande, un lieu de sociabilité, et un vecteur de formation intellectuelle en phase avec l’organisation des Etudiants d’Action française.
Le maurrassisme exerce une réelle influence sur la jeunesse jusque dans les années trente favorisant l’émergence d’une sociabilité juvénile originale. En réalité, l’Action française propose une véritable contre-société à une jeunesse en quête d’identité, avide d’action et violente. La culture de la violence aboutit au développement d’un nationalisme juvénile « fiévreux », mélange détonant d’antiparlementarisme virulent, de xénophobie et de volonté séditieuse. En dépit des nombreuses dissidences, l’Action française a fonctionné comme une « matrice intellectuelle » pour plusieurs générations de jeunes, même lorsqu’ils s’en éloignèrent.
After the bloodbath of the first world war, the Action française gave value to the heroic model of a national youth who was to “complete the works of the victory”. Considerable efforts were thus made towards University students with the creation of a newspaper L’Etudiant français in 1920. Until 1939, this newspaper was at the same time an instrument of propaganda, a place of sociality and a means of intellectual shaping in accordance with the organization of the students of the Action française.
Charles Maurras’s doctrine had a real effect on young people up till the thirties, encouraging the emergence of an original young sociality. Actually, the Action française offered a genuine counter-society to a violent youth in search of identity and eager for violence. The culture of violence lead to the development of a “hectic” young nationalism, an explosive mixture of virulent antiparliamentary government, xenophobia and seditious will. In spite of many dissidents, the Action française operated as an “intellectual mould” on several generations of young people even when they parted from it.
Texte intégral
1« La guerre où la jeunesse de France allait périssant par milliers ne fut nulle part plus ressentie que chez nous, […] » écrivait, en 1926, Louis Dimier dans ses souvenirs Vingt ans d’Action française1. Après la saignée de la Grande Guerre et alors que le prestige des royalistes n’a probablement jamais été aussi élevé dans l’opinion, l’Action française mesure très vite l’enjeu que constitue la question de la jeunesse aussi bien du point de vue logistique pour la reconstruction du mouvement que de celui des idées afin de faire fructifier le capital de confiance et de légitimité acquis pendant la guerre. La création, dès 1920, d’un journal spécifique pour la jeunesse l’Etudiant français, apparaît comme une réponse originale face à la désorganisation provoquée par la guerre afin d’élargir les bases du recrutement de jeunes militants. Comment s’est reconstruite et positionnée une jeunesse nationaliste coincée entre le souvenir des héros morts au combat et bientôt, au milieu des années trente, face au pressentiment d’une guerre nouvelle ?
2Système d’explication globale de la société et remise en cause de l’ordre établi, l’Action française qui se présente comme un mouvement dans lequel l’action compte autant que la pensée a exercé une véritable force d’attraction sur la jeunesse y compris pendant les années trente alors que son influence s’érode face à la concurrence d’autres ligues. Il convient donc de s’interroger sur les causes de ce magistère en évoquant les structures de sociabilité d’un mouvement qui propose aux jeunes une véritable contre-société laquelle s’est construite de manière violente (verbale et physique) contre la République. Dans quelle mesure cette culture de la violence a-t-elle nourri un nationalisme juvénile que l’on peut qualifier de « fiévreux » ? Enfin, l’on s’efforcera d’évaluer comment cette école d’Action française a pu fonctionner comme une « matrice intellectuelle » pour plusieurs générations de jeunes même lorsqu’ils s’en éloignèrent.
Les conséquences de la guerre et l’émergence d’une sociabilité juvénile originale
Une jeunesse en mission
3Dès l’après-guerre, Charles Maurras fixe la feuille de route d’une jeunesse en mission, « vive et ardente pépinière des grandes écoles de Paris et de nos provinces »2 chargée « d’achever l’œuvre de la victoire », pour reprendre ses propres termes, dans un discours aux étudiants. Alors âgé de 52 ans, le maître de l’Action française s’adresse notamment aux jeunes, par le truchement d’une figure de la jeunesse nationaliste d’avant guerre morte au combat en 1915, Henri Lagrange, dans la préface d’un ouvrage Vingt ans en 1914, publié en 1920, ouvrage dont il convient d’étudier l’usage et la réception. Sous titré « Etudes politiques et littéraires, portraits et polémiques, lettres de guerres » et paru aux éditions de la Nouvelle Librairie nationale, cet opuscule attribué à Henri Lagrange, ancien secrétaire général des Etudiants d’AF, est en réalité, pour l’essentiel, une compilation d’articles évoquant les temps forts du bref itinéraire du jeune royaliste avant-guerre dressant en quelque sorte le modèle du militant idéal qui met l’action au service de la pensée. La préface de Maurras célèbre un des « princes de la jeunesse » du Quartier Latin qui a sacrifié son adolescence à l’étude et au combat pour les idées : « (…) tout le monde n’a pas été Henri Lagrange, tout le monde n’a pas goûté cette vie violente à vingt ans ! »3
4S’intégrant à toute une littérature du souvenir fondée sur les moments glorieux de l’Action française, Vingt ans en 1914, propose donc à la jeunesse un exemple en récupérant la figure attachante et juvénile d’Henri Lagrange que la mort dans les tranchées a transformé en héros. Passionné de littérature, proudhonnien et sorélien, Henri Lagrange avait été un nationaliste impétueux et un activiste, parfois incontrôlable, au point de se faire exclure de l’Action française par Maurras comme le résume, Louis Dimier, de façon abrupte dans une formule assassine : « Le Cadoudal que le ciel lui donnait, il l’exécuta (…) »4 Avec cette brochure d’édification entièrement pilotée par Charles Maurras, l’Action française valorisait, dès l’après-guerre, le modèle héroïque d’une jeunesse nationale.
5Le jeune ancien combattant Emmanuel Beau de Loménie alors âgé de 23 ans, qui devient, dès 1919, secrétaire général de la Fédération nationale des Etudiants représente cette jeunesse en mission. Né en 1896, dans une famille conservatrice et monarchiste, Emmanuel Beau qui a interrompu volontairement ses études en khâgne au lycée Louis Le Grand pour rejoindre le front à l’automne 1915 avant d’être blessé deux ans plus tard, a le profil idéal pour s’occuper du lancement de l’Etudiant français dont le premier numéro paraît le 1er novembre 1920. Il a d’ailleurs une conscience aiguë de sa mission et de sa singularité car le journal permet de voir, selon lui, comment « dans toutes les villes universitaires les étudiants d’Action française sont organisés et travaillent. Aucun parti politique, ajoute-t-il, n’a aucun organe semblable à nous opposer5 ». Dans une période où progresse la scolarisation et où émerge, au sein de la bourgeoisie, une jeunesse autonome de plus en plus consciente de son rôle, qui accède à l’enseignement supérieur, l’Action française poursuit et concrétise sa volonté, amorcée avant guerre de façon spectaculaire lors de l’affaire Thalamas, de proposer une contre-culture à ce que représente l’Université. Bulletin corporatif, chronique du Quartier Latin, l’Etudiant français a été aussi, jusqu’en 1939, un instrument de propagande, un lieu de sociabilité et un vecteur de formation intellectuelle en phase avec l’organisation des Etudiants d’Action française6. Plusieurs générations de jeunes nationalistes y firent leurs armes.
Un phénomène original de sociabilité juvénile : éduquer et former
6L’une des premières missions d’Emmanuel Beau de Loménie consista à mettre en place des programmes certes pour recruter des militants mais aussi pour les former. Et, ce qui n’est pas la moindre des originalités de l’Action française, dès l’âge le plus tendre avec les fameux « Lycéens et collégiens » qui avaient des représentants dans un certain nombre d’établissements7. Les tout jeunes étaient associés à certaines manifestations du mouvement comme, par exemple, la fête de Jeanne d’Arc, temps fort de cette initiation à la politique. Il n’était pas rare que, dès cette période de leur vie, certains lycéens participent à des actions violentes. Toujours est-il que cette expérience ne pouvait que favoriser un processus de politisation très précoce qui était souvent le prolongement naturel de l’univers familial comme le montre, par exemple, le cas de Philippe Ariès8.
7Tout autant que par l’idéologie, les très jeunes sont attirés, comme leurs aînés, par des structures de sociabilités que confortent un ensemble de rites. Si les « Lycéens et collégiens », comme leurs grands frères étudiants ont leur permanence dans un local de la rue Saint-André des Arts, l’Action française met à disposition une salle de réunions, une salle de lecture avec des journaux, des revues et une bibliothèque créant également pour les étudiants une bourse aux livres. Au début des années vingt, elle propose aussi un cercle de tennis et ouvre une « salle d’armes ». Autant de lieux qui permettent de multiplier les contacts tout en forgeant le sentiment d’appartenir à une communauté voire à une contre-société. Les jeunes d’AF tirent une grande fierté de cette adhésion au groupe ou à la « bande » pour reprendre leurs propres termes. Un sentiment quasi élitiste qui n’eut de cesse de s’exacerber à mesure que l’AF perdait du terrain sur le plan politique notamment durant les années trente.
8Les grands frères des « Lycéens et collégiens », les Etudiants d’Action française, ont une plus grande visibilité dans cette terre d’élection qu’est le Quartier Latin9. Georges Calzant10 qui succède à Emmanuel Beau de Loménie, en 1922, consolide la politique de recrutement en favorisant la tenue de réunions par filières afin de mieux prendre en compte les intérêts corporatifs. L’Etudiant français fonctionne comme une base logistique et annonce ainsi les dates des réunions et des conférences pour les différentes filières. Couplées avec les nombreux cercles d’études qui gravitent autour de l’Institut d’Action française, ces réunions jouent un rôle stratégique dans l’entreprise de séduction de la jeunesse. A côté des conférences rituelles données par les caciques du mouvement, ces réunions sont autant d’occasions pour les jeunes de s’exprimer sachant que l’Etudiant français reproduit l’intégralité des meilleures prestations. Ce mode d’organisation bien rodé entièrement chapeauté par les « aînés » a pour objectif de créer, chez les jeunes militants, un climat d’émulation dans l’apprentissage de la doxa maurrassienne. Charles Maurras joue pleinement le jeu de la sociabilité en direction des jeunes développant souvent une relation quasi filiale avec ceux qui sont amenés à devenir ses disciples et dont il suivait, de très près, le cursus au sein de l’Action française : citons les cas de Michel Déon11 ou de Pierre Boutang dans la fidélité ou celui de Robert Brasillach12 pour la dissidence. Ce tutorat des aînés sur les jeunes pousses de la ligue montre que l’Etudiant français prolonge la sociabilité de l’Action française.
Un nationalisme juvénile « fiévreux » mélange détonant d’antiparlementarisme virulent, de xénophobie et de volonté séditieuse
Le modèle du bon militant : la pensée au service de l’action
9Dans sa préface à Vingt ans en 1914, Charles Maurras, on l’a vu, dresse dans son hommage à Henri Lagrange le portrait du militant idéal capable de concilier la pensée et l’action, l’esthétique débouchant sur la politique. La brochure attribuée à Henri Lagrange est, en réalité, une justification de la légitimité de son combat contre les « métèques », de ses coups d’éclat dans la rue et de manière générale de tous ses engagements les plus extrémistes ce que ne manque pas de mettre en avant l’Etudiant français qui se complaît, à plusieurs reprises, dans l’évocation de cet ouvrage mythique chez les jeunes d’Action française afin de convaincre les indécis sur la nécessité du passage à l’action directe : « (…) lui-même, nous dit-on, avait dû combattre de fortes répugnances intimes pour mettre la violence au service de la raison et descendre de la bataille des idées à celle de la rue13 ». Dans cette contresociété que nous avons décrite, il s’exerce une très forte pression du groupe ou de la bande pour inciter les militants à l’action. Régulièrement, l’Etudiant français rappelle qu’un bon étudiant se doit d’être un Camelot du roi et un commissaire et l’on recommande fortement l’inscription aux organisations de combat14. Dans la mythologie de l’Action française, troupes de choc, les Camelots du roi, nés en 1908, occupent, en effet, une place à part avec ses martyrs morts au combat comme le célèbre Marius Plateau qui fait l’objet d’un culte et dont le souvenir est rappelé dans toutes les situations de crise pour mobiliser les troupes15. Quand Georges Calzant succède à Emmanuel Beau de Loménie, le nouveau secrétaire général des Etudiants d’AF réclame, dans les colonnes de l’Etudiant français, la mise sur pied d’une « armée disciplinée et décidée ». Calzant, issu de la très dynamique filière de droit, qui a acquis ses galons de chef lors de l’affaire Scelle n’eut d’ailleurs de cesse de procéder à une véritable surenchère sur sa capacité à mobiliser des troupes pour le « Grand coup », 2 200 militants selon lui, au point d’irriter un Maurice Pujo très dubitatif sur ce chiffre16.
La mise en scène de la culture de la violence
10L’Etudiant français ne se lasse pas de cet exercice consistant à mettre en scène la violence verbale et physique des jeunes. Le récit d’un coup d’éclat contre des militants de gauche constitue un véritable topos. Ainsi l’attaque orchestrée par G. Calzant et Jeantet contre une réunion organisée par la LAURS (Ligue d’action universitaire républicaine et socialiste) avec Georges Scelle (23 février 1926) fait-elle l’objet d’un méticuleux compte-rendu dans l’Etudiant français du 1er mars 1926, « Choses vues – quelques instants chez M. Georges Scelle ». Sur un ton mi-badin mi ironique, l’on trouve les moments attendus : l’embuscade qui consiste à perturber par surprise une réunion politique en s’immisçant dans le public, les injures, la bagarre avec les célèbres cannes et parfois des armes à feu, puis la « Royale » pour humilier l’adversaire et enfin le repos du guerrier avec la cuite. En dehors de la réussite de la perturbation de la réunion, le summum de l’expédition consiste à obtenir des blessures justifiables du « tableau d’honneur » dans le journal ou une interpellation par la police, autant d’indices concrets permettant de mesurer le courage et la détermination d’un bon militant. Afin d’entretenir ce climat de violence, l’Etudiant français leur propose un certain nombre de jeux ou de concours qui s’intègrent, le plus souvent, dans une campagne de presse. Il serait utile à cet égard de s’intéresser aux chansons qui ont un fort impact identitaire pour les jeunes17. Depuis la tradition initiée avec l’affaire Thalamas, les professeurs, incarnation de la culture républicaine, ont très souvent « droit à une chanson publiée », privilège qui les classe dans la catégorie des ennemis à abattre : c’est le cas de Victor Basch et d’Alphonse Aulard18. La chanson prolonge le combat dans la rue et permet d’entretenir la flamme. Le goût du canular et de l’esprit potache revendiqués ne doivent pas masquer la dimension fortement idéologique de ces jeux. Le 10 mars 1937, dans le cadre d’un concours intitulé « Le Jeu de massacre », l’Etudiant français demande quel est le parlementaire français qui personnifie le mieux le régime. Suit une liste de noms dans laquelle Léon Blum est qualifié de « fleur des youtres ».
11Le culte de la violence est si ancré dans la culture de l’Action française que pratiquement tous les récits d’anciens jeunes rédigés plusieurs décennies après, surtout dans les années trente, en font un passage obligé de leurs « années Maurras ». On s’y vante d’avoir participé à des bagarres. Le sentiment d’appartenance à la bande, évoqué plus haut, s’en trouve renforcé. Qu’ils soient intellectuels ou pas, tous communient avec la même nostalgie autour de ce rite qui est l’expression d’une forte camaraderie. Nous renvoyons ici aux mémoires ou souvenirs d’Henri Charbonneau, Les Mémoires de Porthos (Editions du Clan, 1967), Pierre Monnier, A l’Ombre des grandes têtes molles (La Table Ronde, 1987), Pierre de Bénouville, Avant que la nuit ne vienne (Grasset, 2002), François Léger, Une Jeunesse réactionnaire (Publication FB, 1993), Philippe Ariès, Un Historien du dimanche (Seuil, 1980) ou Raoul Girardet, Singulièrement Libre (Perrin, 1990).
12Y-a-t-il eu une radicalisation de la violence des jeunes d’Action française au cours des années trente ? Il est indéniable que le 6 février 1934 dont il conviendrait d’étudier les effets très spécifiques sur l’engagement des jeunes nationalistes galvanise toute une jeunesse qui y puise enfin les raisons d’espérer un renversement de la République. Cependant si un Jacques Laurent l’évoque comme l’acte de naissance de sa conscience politique, le très activiste Henri Charbonneau le perçoit comme l’aboutissement de « l’inaction française » et le conduit à choisir la Cagoule : « Pour la première fois, depuis Cadoudal va s’organiser en France un vrai complot monarchiste, et celui-là sans l’accord des princes, qui ne seront même pas au courant19 ». Depuis les affaires Thalamas et Scelle, il semble que les manifestations de la violence et les stratégies de quadrillage du quartier latin n’aient guère évolué. Plus sûrement, la soirée d’émeutes du 6 février tend à remobiliser les troupes dans un contexte de plus en plus concurrentiel pour les jeunes d’Action française qui n’ont plus le monopole de la rue comme dans les années vingt. Si bien que l’extrême radicalisation lors de l’affaire Jèze qui aboutit à la démission du ministre de l’Instruction publique peut s’expliquer par une stratégie de la surenchère chez les Etudiants d’Action française face aux troupes des Phalanges universitaires des Jeunesses Patriotes lesquelles disposent, depuis 1929, de leur propre journal Les Etudiants de France.
Un nationalisme antirépublicain et de repli
13Cette culture de la violence, cette stratégie de la surenchère sont l’expression d’un nationalisme de repli sur lequel plane l’ombre pesante de la guerre. « Achever l’œuvre de la victoire » comme le réclamait Maurras en 1920, être à la hauteur de ceux qui se sont sacrifiés comme l’exhorte un George Bernanos, en 1929, devant les Etudiants d’Action française en leur intimant l’ordre de suivre l’exemple d’Henri Lagrange20, la mission de la jeunesse nationaliste est difficile voire impossible : « Maintenant, après 20 ans, il nous faut un héroïsme plus grand encore que celui là même de la guerre, puisqu’il s’ajoute à lui, écrit François Sentein dans l’Etudiant français en 1938. Cet héroïsme, plus profond et faute duquel l’autre serait vain, c’est celui de l’esprit. Aux jeunes gens de 20 ans trahis par tous, sauf par Maurras, une réalité s’impose : Non !21 ». Ce nationalisme de défense qui est aussi un nationalisme inquiet tend à se tourner toujours plus vers les menaces intérieures. Certes, le rejet des étudiants étrangers est présent dès l’origine de l’apparition de la jeunesse d’Action française comme Maurras le rappelait, en 1920, en évoquant l’implication d’Henri Lagrange dans « la campagne hardie et heureuse qui aboutit à la suppression du vote des métèques à l’Association générale des Etudiants22 ». Il revient de manière lancinante dans tous les numéros de l’Etudiant français. La xénophobie est indissociable de l’antisémitisme lui aussi bien présent, dès le départ, contre Victor Basch, par exemple, en 192123. Cependant, la xénophobie et l’antisémitisme s’exacerbent, semble-t-il, à la fin des années trente avec la montée des tensions internationales et la crainte de la guerre, les jeunes d’Action française, associant de plus en plus le « bellicisme » à une politique juive, sentiment renforcé par l’expérience du gouvernement Blum. Le ministre de l’Education Jean Zay (1936-1939), en particulier est la cible du journal des Etudiants en raison de son antimilitarisme de jeunesse et du fait qu’il est juif. L’outrance verbale devient la règle au point que l’Etudiant français attaqué sur son extrémisme fait une mise au point sur sa conception de l’antisémitisme qui est refus d’ouvrir « tout grand aux juifs internationaux les avenues du pouvoir en France24 ». Par ailleurs, sons la plume du jeune philosophe Pierre Boutang, le journal justifie la violence verbale, dans une « Note sur l’injure25 », quand l’ordre de la cité est menacé. Paradoxalement, la jeunesse royaliste jette donc toutes ses forces contre son propre gouvernement devenu le bouc émissaire sur toutes les questions de politique intérieur ou internationale. Prête à payer de sa personne contre la République, elle ne veut pas d’une nouvelle guerre imminente.
Une relation sourcilleuse avec l’histoire
14Cette dimension paradoxale du nationalisme juvénile trouve peut être un élément d’explication dans la relation passionnelle qu’entretiennent ces jeunes avec l’histoire laquelle occupe, on le sait, une place extrêmement importante dans le système global d’explication proposé par Charles Maurras au point que l’on peut se demander, à l’instar de Raoul Girardet si la jeunesse n’opère pas une « confusion entre conscience historique et conscience nationale26 ». Tout le système de formation de l’Action française, évoqué plus haut, par le biais des conférences tend à instrumentaliser l’histoire dans le débat d’idées autour de la monarchie développant une relation que l’on peut qualifier de « sourcilleuse » ou de « querelleuse ». La cristallisation des étudiants sur certains phrases prononcées par des professeurs d’histoire sur des figures de notre passé est là pour témoigner de cette sensibilité à fleur de peau.
15Nous souhaiterions développer rapidement ici l’exemple de la réception chez les jeunes royalistes d’un ouvrage quasi mythique, presque un lieu de mémoire à l’Action française, Les Conséquences politique de la paix, paru en 1920 aux éditions de la Nouvelle Librairie nationale. L’ouvrage de Jacques Bainville illustre tout à la fois l’enjeu de l’histoire et celui de l’héritage de la Grande Guerre. L’argument de la presse maurrassienne consistait à dire que, puisque J. Bainville avait su prévoir aussi bien la remilitarisation que l’expansion de l’Allemagne, pourquoi nos dirigeants n’avaient-ils pas suivi les sages conseils de ce prophète, qui avait écrit, que le traité des vainqueurs contenait en germe la future guerre franco-allemande ? Tout autant que la charge contre « une paix trop douce pour ce qu’elle a de dur » qui permettait de légitimer le pacifisme, l’essai de Bainville était célébré pour sa méthode qui s’intègre dans une vision historique déjà largement exposée, en 1915, dans Histoire de deux peuples. A partir de l’année 1936 écrit Michel Déon, dans ses mémoires, « (…) tout ce qu’avait prédit Bainville (…) se vérifiait point par point, avec une effarante précision27 ». L’enthousiasme est teinté de ferveur chez François Léger qui eut l’honneur d’être reçu chez Bainville qui accueillait les jeunes d’Action française, rue de Bellechasse28. Même enthousiasme chez Jacques Laurent, qui le présente comme l’intercesseur vers Maurras : « A travers Bainville, je parvins à Maurras qui agit d’abord sur moi en magistral nettoyeur de l’intelligence29 ». Lequel Jacques Laurent préfaçait, en 1995, une réédition de l’essai de Bainville (Edition Arsenal). Après la mort de l’historien, en 1936, chacun de ses anniversaires fait l’objet d’un numéro spécial de l’Etudiant français où sont rappelées notamment les vertus des Conséquences politique de la paix dans lequel les jeunes ont « retrouvé la somme des vérités pratiques, ne craignons pas de l’écrire, des recettes, grâce auxquelles la nation peut survivre30 ».
L’Action française : une matrice intellectuelle ? Quelques pistes
16Qu’a retenu la jeunesse de l’entre deux guerres du maurrassisme ? Celui-ci a-t-il laissé des traces durables dans sa formation intellectuelle et politique ? S’il est difficile d’évaluer l’ampleur de l’héritage maurrassien, doctrine multiforme que ses disciples voire des « dissidents » ont décliné sur des registres très différents, il est possible de proposer quelques pistes.
17Sur toute la période, indépendamment des hauts et des bas, plusieurs strates de jeunes ont été séduits par le système de pensée de Maurras qui, au-delà du retour à la monarchie, proposait une contestation de l’ordre établi sur fond de critique de la démocratie. Cette dimension forte fédère aussi bien les « orthodoxes » que ceux qui ont choisi de quitter le navire, les « dissidents ». Georges Valois et dans sa foulée de nombreux jeunes quittent l’Action française, au milieu des années vingt, car ils estiment que le mouvement s’est coupé de sa dynamique révolutionnaire31. Emmanuel Beau de Loménie qui s’éloigne de l’Action française à la même époque, pour d’autres raisons, mais qui fut également victime de la vindicte de Maurras, n’en resta pas moins reconnaissant à celui-ci estimant que ses démonstrations lui ont « servi de point de départ » dans toutes ses réflexions32. Nous pourrions également citer pour cette période les cas de Pierre Dominique et Louis Dimier, lequel a certes laissé un témoignage critique sur son militantisme avec Vingt ans d’Action française mais une œuvre de critique littéraire inspirée par la conception du classicisme maurrassien.
18La contestation de l’ordre établi sur fond de critique de la démocratie peut apparaître comme un dénominateur commun, au cœur des années trente, quand nombre de jeunes de formation maurrassienne comme Jean-Pierre Maxence33, Jean de Fabrègues ou Thierry Maulnier choisissent la voie du non-conformisme34 mais sur une ligne de crête à mi chemin entre la dissidence et la filiation. En réalité, il semble alors avoir existé une grande porosité entre les jeunes maurrassiens orthodoxes et ceux qui s’engagent dans des revues comme Combat, l’Insurgé, Ordre nouveau, Réaction pour l’ordre35. Les hommes et les idées circulaient entre les différents groupes. Toute sclérosée qu’elle est, l’Action française, par l’intermédiaire de ses jeunes dont la sensibilité est au diapason de la jeunesse de l’époque, est actrice de cette révolte juvénile si bien évoquée par ce personnage charnière, Pierre Andreu, dans son précieux témoignage, au titre évocateur Le Rouge et le Blanc : « Jeunes maurrassiens, jeunes marxistes, jeunes catholiques dénonçaient la même imposture des puissants36 ». Fasciné par Franco, Salazar et Mussolini, le petit groupe de l’Etudiant français des années trente ne fut pas insensible via toute une littérature de l’action comme les Réprouvés (1930) d’Ernst von Salomon37 ou Technique du coup d’Etat (1931) de Curzio Malaparte au modèle proposé par les dictatures latines. Un compte rendu paru dans l’Etudiant français, en mars 1939, sur Le Siège de l’Alcazar (Plon, 1939) des deux dissidents Robert Brasillach et Henri Massis insiste sur la bravoure des Cadets de Tolède qui est présentée comme un héroïsme individuel et collectif mettant en valeur l’âme éternelle de l’Espagne. Si la doctrine maurrassienne constitua une digue protectrice à l’égard du fascisme, il n’exista jamais une frontière étanche entre les jeunes de l’Etudiant français, les anciens de l’Action française comme Brasillach et Rebatet passés à Je Suis Partout et la presse non-conformiste que dévoraient aussi les maurrassiens orthodoxes et qui pouvait nourrir une réflexion critique, de l’intérieur, comme celle alors consignée par François Sentein mais seulement publiée, en 1977, dans ses Minutes d’un libertin.
19Si l’apport des jeunes maurrassiens critiques que furent par exemple Thierry Maulnier, Pierre Monnier ou François Sentein à la pensée nonconformiste des années trente est indéniable, celui de militants plus orthodoxes comme Pierre Boutang ou Philippe Ariès peut être évoqué à l’aune de l’œuvre que l’un pour la philosophie et l’autre pour l’histoire ont élaboré dans un esprit de fidélité à la culture traditionaliste38. De la même manière, on pourrait suivre cette empreinte maurrassienne, déclinée paradoxalement sous la forme d’un refus de la littérature engagée en 1945, chez la jeune droite littéraire, dont Jacques Laurent fut une figure emblématique39.
20Enfin, on peut se demander si, à l’école de l’Action française, le verbe, fût-ce sous la forme de l’outrance, ne l’a pas emporté sur l’action. Le cas du jeune Lagrange exclu par Charles Maurras, dès l’avant-guerre, car prêt à aller au bout de ses idées, illustre ce cycle immuable que l’on retrouve aussi bien dans les années vingt que dans les années trente. L’Action française ne voulait pas de Cadoudals. De ce point de vue, la guerre, en 1939, constitue une réelle rupture, apportant en quelque sorte sur un plateau cette « révolution nationale » que le mouvement de Maurras appelait de ses vœux depuis la fin de la Première Guerre mondiale sans oser accomplir l’irrémédiable.
21Ecole de pensée véhiculant une culture contre-républicaine, l’Action française par son choix de créer, dès 1920, un journal pour les étudiants a probablement développé chez eux une sensibilité particulière sur la question de l’enseignement qui est au cœur du projet de la IIIe République. Il conviendrait d’étudier de plus près les liens développés à ce sujet entre les jeunes d’Action française et le Cercle Fustel de Coulanges. Un lien que confirme, a posteriori, la présence de nombreux jeunes des années trente dans des organisations liées aux questions de la jeunesse et de la pédagogie sous Vichy40.
Notes de bas de page
1 Louis Dimier, Vingt ans d’Action française et autres souvenirs, Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1926, p. 280.
2 Charles Maurras dans l’Etudiant français, 1er novembre 1920. Un an plus tôt, Georges Valois déclarait à la réunion de rentrée des étudiants d’Action française : « Vous êtes la génération de la victoire » (Action française, 16 décembre 1919).
3 Charles Maurras, « Henri Lagrange », préface à Henri Lagrange, Vingt ans en 1914, Etudes politiques et littéraires, portraits et polémiques, Lettres de guerre, Nouvelle Librairie nationale, 1920, p. VII.
4 Louis Dimier, op. cit., p. 229.
5 Emmanuel Beau de Loménie, dans l’Etudiant français, 15 juillet 1921.
6 Cf. Sophie Prevel, Quand les royalistes étaient les rois du quartier Latin. 1919-1926, les Etudiants d’Action française à Paris, mémoire de maîtrise sous la direction de Rosemonde Sanson, 1995.
7 Cf. les témoignages de Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, Paris, Seuil, 1980, p. 42-43 et E. Faure, Avoir toujours raison. C’est un grand tort, (1927-1955), Plon, 1982 : « Nous jouions avec nos épingles de cravates à fleur de lys et avec nos cartes. » (p. 28).
8 Voir notre article, « Philippe Ariès, entre traditionalisme et mentalités. Itinéraire d’un précurseur », dans Vingtième siècle. Revue d’histoire, no 90, avril-juin 2006, p. 121-140
9 Cf. Jean-François Sirinelli qui en a décrit la géographie et les rapports de force au sein de la jeunesse dans Génération intellectuelle, Khâgneux et Normaliens dans l’entre-deux-guerres, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1994, p. 219-256.
10 Les archives de Georges Calzant sont disponibles au CARAN, 596 AP.
11 Voir par exemple Michel Déon qui écrit dans Mes Arches de Noé, (La Table Ronde, 1978) : « En Maurras, j’avais dans un sens retrouvé mon père que j’avais perdu trop jeune. » Voir aussi Parlons-en, conversations, Paris, Gallimard, 1993, p. 43.
12 Cf. Notre Avant-guerre, Paris, Plon, 1941.
13 J. Gaullier, L’Etudiant français, janvier 1921.
14 Cf. par exemple l’Etudiant français, décembre 1922.
15 Sur la « mythologie » Camelots, voir le petit ouvrage d’un auteur proche de l’Action française : Xavier Cheneseau, Camelots du roi, les troupes de chocs royalistes (1908-1936), Boulogne-Billancourt, Editions Défi, 1997.
16 Cf. L’Action française, 10 juin 1926.
17 Cf. Jean de la Laurencie, Petit recueil historique et populaire de la chanson royale en France, Paris, Au Pigeonnier, 1929.
18 L’Etudiant français, juillet 1921.
19 Cf. Henri Charbonneau, Les Mémoires de Porthos, Editions du Clan, 1967, p. 186. Voir aussi le témoignage de Pierre de Bénouville.
20 Cf. Georges Bernanos, « Discours aux Etudiants d’Action française », 11 décembre 1929, dans Essais et Ecrits de combat, tome 1, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1972, p. 1178.
21 François Sentein, « La boîte à bouquins », Etudiant français, 25 mars 1938.
22 Charles Maurras, préface, « Henri Lagrange », op. cit., p. XV.
23 L’Etudiant français, février 1921.
24 M. de Mello, « De l’extrémisme”, Etudiant français, 10 mars 1937.
25 Etudiant français, janvier 1939.
26 Raoul Girardet, « L’ombre de la guerre », dans Pierre Nora (dir.), Essais d’ego histoire, Paris, Gallimard, 1987, p. 144.
27 Michel Déon, Mes Arches de Noé, op. cit., p. 50.
28 Cf. François Léger, Une Jeunesse réactionnaire, Publication FB, Paris, 1993, p. 146-147.
29 Jacques Laurent, Histoire égoïste, Paris, Folio, 1978, p. 182 (La Table Ronde, 1976).
30 Etudiant français, février 1939.
31 Cf. Georges Valois, D’un siècle à l’autre. Chronique d’une génération, 1885-1920, Nouvelle Librairie nationale, 1924. Nostalgique de l’Action française d’avant 1914, il dédie son essai intitulé La Révolution nationale (1924) à Henri Lagrange.
32 Cf. Emmanuel Beau de Loménie, Maurras et son système, Editions Etheel, 1953 ; voir aussi son regard, à travers le prisme générationnel, dans D’Une génération à l’autre, Réponse à Henri Massis, Paris, Editions de la Quinzaine, 1933.
33 A l’instar d’Emmanuel Beau de Loménie qui créa au milieu des années vingt Les Nouveaux Essais critiques afin de diffuser les idéaux de l’Action française mais à la marge de celle-ci, Jean-Pierre Maxence œuvra dans le même sens autour du groupe du Roseau d’Or et à la La Gazette française : cf. son itinéraire intellectuel dans Histoire de dix ans (1927-1937), Paris, Gallimard, 1937.
34 Sur les non-conformistes, voir Jean-Louis Loubet del Bayle, Les Non-conformistes des années trente, Paris, Seuil, 1969 ainsi que l’ouvrage du néo-maurrassien François Huguenin qui insiste sur « les mille manières d’être lié à la pensée maurrassienne » dans les années trente (p. 406), dans A l’Ecole de l’Action française. Un siècle de vie intellectuelle, Paris, J.-C. Lattès, 1998, p. 405-470.
35 Sur ces revues, voir l’ouvrage essentiel de Pierre Andreu, Révoltes de l’esprit. Les revues des années trente, Paris, Editions Kimé, 1991.
36 Pierre Andreu, Le Rouge et le Blanc, Paris, La Table Ronde, 1977, p. 68.
37 Cf. le témoignage de Philippe Ariès : « Ce livre magistral dont l’influence a été grande sur la génération qui avait entre vingt cinq et trente cinq ans en 1940. », dans Un Historien du dimanche, op. cit.
38 Cf. Guillaume Gros, « Philippe Ariès, entre traditionalisme et mentalités. Itinéraire d’un précurseur », op. cit.
39 Cf. Guillaume Gros, « Itinéraire et postérité des « Hussards » : des écrivains engagés ou désengagés ? », dans Histoire et littérature au XXe siècle, Recueil d’études offert à Jean Rives, Préface de René Rémond, Groupe de Recherche en Histoire Immédiate, Toulouse, 2003, p. 513-524.
40 « Qui aurait cru que la bagarre, la discussion dans la rue, le principe du « politique d’abord » produiraient tant d’éducateurs, et si attentifs aux enfants ? » ironise, en 1941, François Sentein, alors moniteur dans les centres de Jeunesse, Minutes d’un libertin 1938-1941, Paris, La Table Ronde, 1977.
Auteur
Docteur en histoire, est professeur d’histoire et géographie à Toulouse. Il est l’auteur de Philippe Ariès (1914-1984), un traditionaliste non-conformiste (Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2008).
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