Les jeunesses d’Action française avant la Grande Guerre
The youth movements of the Action française before 1914
p. 205-215
Résumés
Avant 1914, les jeunesses d’Action française (étudiants et camelots) se caractérisent par la précocité de leur organisation, par la virulence de leur prosélytisme et par leur tentative pour rallier jeunes nationalistes et jeunes catholiques au néo-royalisme contre la République.
Ces militants acquièrent une culture politique étroitement liée à la pensée de Maurras mais ils se distinguent surtout par un activisme tous azimuts, leurs principales cibles étant les « antipatriotes », les républicains disciples du dreyfusisme, les juifs et les métèques. La provocation, le « chahut » sont érigés en méthode politique (affaire Thalamas, Bernstein, etc.). Il convient cependant de relativiser leur influence sur le réveil du patriotisme propre aux années 1910-1914. Grâce à leur activisme, ces « fanatiques » (H. Lagrange) ont contribué à faire connaître le « nationalisme intégral » et le néo-royalisme sans faire tomber « la Gueuse ».
Before 1914, the youth movements of the Action française (students and ‘camelots’) were characterised by their youthful organisation, their virulent proselytising and their efforts to draw young nationalists and young Catholics into neo-royalist opposition to the Republic. These militants acquired a political culture closely linked to the thought of Charles Maurras but were distinguished by their all-out militancy. Their main targets were ‘antipatriots’, pro-Dreyfus Republicans, Jews and ethnic minorities. Provocations (‘le chahut’) were erected into a political method, as in the Thalamas and Bersntein cases. However, their influence on the reawakening of patriotism in the years 1910-1924 was limited. Thanks to their militancy, these ‘fanatics’ (H. Lagrange) contributed to promoting ‘total nationalism’ and neo-royalism without overthrowing the Republic they detested.
Texte intégral
1« Une canne dans la main et un livre dans la poche ». La formule bien connue d’Henri Lagrange1, secrétaire général des Etudiants d’Action française en 1913-1914, avant son exclusion, caractérise pertinemment l’objectif bivalent que s’assignent les jeunesses gravitant autour du mouvement de Charles Maurras. L’acception englobe étudiants et Camelots du Roi. Comment les séparer, même si tout membre du groupe des étudiants n’est pas camelot et si la majorité des Camelots se rattache plutôt aux groupes socioprofessionnels des employés et des ouvriers ? Pour autant, selon René d’Aubeigné, les premiers ne devaient pas « se croire au-dessus » des seconds. Il recommandait aux étudiants qui aspiraient au militantisme de devenir « adhérents au groupe local des Camelots et [de] prendre part aux actes de ces derniers sans se croire au-dessus des ouvriers et des employés qui composent les Camelots du roi. Ils sont indépendants des Camelots pour l’étude seulement »2 précisait-il.
2Par nécessité de concision, je me contenterai d’axer cette présentation des jeunes parisiens de l’AF autour de trois thématiques : leur originalité par rapport aux autres jeunesses liées aux « partis » politiques ; les motivations de leur action ou plutôt de leur activisme ; leur influence sur le comportement de la génération née dans les années 1890 essentiellement estudiantine à la veille de la Grande Guerre3.
Les quatre principaux traits originaux des jeunesses d’Action française
3Il convient de souligner tout d’abord la précocité organisationnelle des jeunes de l’AF par rapport aux autres jeunesses rattachées à des formations politiques. Certes, l’Alliance de la jeunesse républicaine ou l’Union des étudiants républicains de Paris sont constitués dès la fin du XIXe siècle, mais il faut attendre la deuxième décennie du XXe pour voir apparaître des groupes de jeunes affiliés aux partis radicaux ou modérés4.
4Le groupe des étudiants de l’AF voit le jour officiellement le 8 décembre 1905 avec comme président Lucien Moreau et les Camelots du roi sont constitués en octobre 1908 sous l’égide de Maurice Pujo. Un premier mouvement a même été élaboré dès février 1900 : « Maurice Barrès vient de fonder un groupe d’étudiants nationalistes au Quartier latin dont le mot d’ordre sera donné, dans l’avenir, par le Comité d’Action française »5.
5Quoi qu’il en soit, Eugène Gaignart de Mailly, étudiant en droit, en présence de Charles Maurras, de Léon de Montesquiou, d’Henri Vaugeois, énonce lors de la réunion constitutive du 8 décembre 1905, les deux buts poursuivis par les étudiants : « Nous voulons exposer, discuter les doctrines de l’Action française, et cela pour convaincre, pour déterminer des adhésions libres et réfléchies […] Notre devise sera « la propagande par l’étude ». « En deuxième lieu, nous voulons exclure de nos réunions toute préoccupation électorale ». Liberté de voter certes, « mais en aucun cas et sous aucun prétexte, un membre du groupe ne pourra évoquer cette qualité pour intervenir dans les discussions électorales »6. Si le premier objectif est commun à toute formation politique : former des cadets qui s’initient à l’idéologie de la maison-mère et la propagent, le second différencie les jeunesses de l’AF de celles d’autres mouvements politiques, républicains ou non. Les groupes de jeunes selon celles-ci constituent des viviers pour le recrutement des parlementaires, donc pour la survie du mouvement. Il va de soi que pour l’AF, le second objectif s’avère inadéquat. Ses affiliés rejettent le principe du suffrage universel et honnissent la République, la « gueuse ». Cependant, tout membre actif du groupe des étudiants devant adhérer à la Ligue s’engage par là-même à combattre le régime républicain et à œuvrer à la restauration de la monarchie, et ce « par violence », « des violences de salut public ». N’est-ce pas lui assigner un avenir politique ?7
6Si les jeunes républicains ont pu être qualifiés de « jeunes et sages », les étudiants et les Camelots du roi s’avèrent jeunes, en moyenne très jeunes même, mais violents, en paroles et en actes. La pensée se mue en action, elle se traduit en activisme. Cette stratégie de la violence, sur laquelle il conviendra de revenir, constitue la troisième caractéristique de ces jeunesses de l’AF.
7Par opposition à la vague d’anticléricalisme qui suit l’affaire Dreyfus et s’amplifie au temps de Combes, les jeunes de l’AF s’affichent catholiques. Ils entendent rallier à eux tous les jeunes catholiques, ceux liés à des formations « conservatrices » et ceux qui fréquentent des cercles proches de l’Eglise, tel le Cercle du Luxembourg. Henri Vaugeois, en s’adressant aux étudiants le 8 décembre 1905, ne s’élève-t-il pas au passage contre la « criaillerie clérico-libérale » ? Se faisant plus précis, il leur enjoint : « Le premier devoir des étudiants d’AF, je vous en prévient tout de suite, ce sera de désapprouver avec mépris le mensonge imbécile et veule de l’Action libérale »8. Au combat contre la démocratie laïque et contre ses jeunes partisans s’ajoute la lutte intestine entre catholiques. Voilà la quatrième des différenciations.
L’entrelacs de la pensée et de l’action
8René d’Aubeigné, « jeune royaliste de tradition » s’affilie ainsi à la Ligue : « J’ai toujours été royaliste et c’est avec un immense bonheur que je souscris avec l’ardeur de mes 22 ans à la déclaration de la Ligue »9. Mais l’AF espère d’autres recrues venant de courants nationalistes ou catholiques, voire de la Ligue des patriotes à l’origine républicaine. Il convient de les convertir à la cause du néo-royalisme.
Contre les « intellectuels », il faut former le « parti de l’Intelligence » ou un « livre dans sa poche »
9La culture politique, « politique d’abord » s’acquiert par la lecture, par la participation à des cours, par la maîtrise du verbe. Dès février 1906, l’Institut d’Action française est créé rue des Arts. Des cours sont régulièrement proposés aux étudiants. Peu fréquenté, semble-t-il, l’Institut fonctionne comme une contre-université, une contre-Sorbonne, une contre-encyclopédie. Bien évidemment, la pensée de Maurras fonde la réflexion. Les détenteurs des chaires de l’Institut en commentent les différentes facettes, ses origines plus lointaines, ses incidences10. En outre, salle des Sociétés Savantes, rue Danton, les jeunes du Quartier latin sont conviés à des conférences. Alors d’autres référents apparaissent : Barrès, Lemaitre, Drumont, pour ne citer que les contemporains. Ainsi en janvier 1908, Abel Manouvriez, jeune avocat et secrétaire général du groupe des étudiants, brosse l’apologie de l’auteur de La France juive, « ce grand Français » : « A la France agonisante il a dévoilé le mal dont elle mourait : le juif qui dissocie la nation, qui corrompt les forces vives du pays en propageant le culte de sophismes décevants »11. Au congrès de l’AF en 1910, un hommage est rendu à Lucien Moreau, président des étudiants de l’AF. Il serait, d’après Maurras, « le guide [qui] a le plus contribué à dessiller les nuées révolutionnaires et antifrançaises » et à montrer aux jeunes que « la Tradition fait la vérité historique, politique d’un peuple. La Monarchie n’est autre chose que la Tradition, la vérité historique de la race française »12.
10Par ailleurs, des réunions avec contradicteurs sont organisées pour initier la jeunesse estudiantine, voire les Camelots, à la dialectique. Au vrai, il semble que les opposants n’aient guère la possibilité d’exposer leurs arguments eu égard aux huées. Enfin, il ne faut pas oublier que la plupart des actions menées au Quartier latin sont précédées de réunions préparatoires à finalités intellectuelles, psychologiques et tactiques.
11Bref, Institut, Salle des Sociétés savantes et quelques cafés du boulevard Saint-Michel ou de rues voisines apparaissent comme les lieux par excellence de sociabilité pour les jeunes de l’AF. Au café, ancien « Parlement du peuple » selon Balzac13, les jeunes maurassiens se rencontrent, font du prosélytisme ; il s’y crée, avant même l’action, un « esprit de bande ».
12« C’est à la jeunesse intelligente, studieuse, courageuse aussi qu’il appartient de montrer que le pays peut reprendre avec fierté la voie qui lui a été tracée par des siècles d’histoire », constate Charles Maurras à la « rentrée des classes » de novembre 1912, et de décerner alors un satisfecit aux étudiants de l’Action française. « Ils groupent, dit-il, l’élite de la jeunesse intelligente du pays »14. Mais ces jeunes ne se contentent pas de s’instruire, ils entendent agir en militants, en meneurs, pour gagner aux causes qu’ils défendent d’autres étudiants. Pour ce, l’activisme est prôné en méthode propagandiste. D’ailleurs, dans L’Action française, revue puis quotidien, les mots d’ordre se veulent englobants. Que l’on considère des titres, tel cet « Appel aux étudiants patriotes » pour chasser les « métèques » du Quartier latin, ou encore cet autre lancé « aux étudiants français » par le groupe des Etudiants d’Action française contre le professeur d’histoire Thalamas, « l’insulteur de Jeanne d’Arc » : « Il ne sera pas dit que la jeunesse française qui a pris en mais la cause de Jeanne d’Arc aura par négligence, crainte ou lassitude, abandonné cette cause avant de l’avoir fait triompher. Nous nous adressons à ceux d’entre vous qui sont Français »15.
L’activisme tous azimuts ou « une canne dans la main »
13La culture de la violence, la provocation, le « chahut » sont érigés en méthode politique, contre la République honnie, contre ses serviteurs et à l’encontre des quatre états confédérés qui ont subverti le régime, soit les juifs, les protestants, les franc-maçons et les métèques. Cette culture de la violence s’ancre dans les turbulences estudiantines passées, mais surtout elles se greffent sur les passions exacerbées au moment de l’Affaire. Des étudiants antidreyfusards, au tournant du siècle, ont conspué des professeurs dreyfusards et les ont empêchés de faire leurs cours. Les provocations politiques, les huées, les bagarres, bref l’activisme organisé sont censés receler des vertus internes et externes. L’action bagarreuse est créatrice de solidarité entre membres agissants, elle peut même les métamorphoser en « martyrs » à vénérer, après une arrestation par exemple. Hommage doit être rendu aux « vaillants du Bâtiment » selon la marquise de Mac-Mahon16. Les « coups », de plus, maintiennent l’enthousiasme, en attendant l’éventuel « coup de force » pour rétablir la Monarchie. Par ailleurs, tout acte provocateur attire l’attention des observateurs, de la presse, mass media de l’époque, et donne ainsi de l’importance à une minorité agissante. Tout « exploit », pour reprendre le terme de Pujo, ne serait-il pas suivi par un regain d’adhésions ? La violence est justifiée. Dans la revue L’Action française, en juin 1906, Lucien Moreau exalte le mythe d’Antigone en commentant Le Voyage de Sparte de Barrès, défenseur de Créon : « Tout ordre n’est pas l’ordre. Si quelque tyran inepte ou scélérat, plus simplement quelque agent de l’étranger parvenait à s’emparer de ce pouvoir sacro-saint, le patriote révolté contre un ennemi de la Patrie n’aurait-il pas le droit d’évoquer les lois non écrites contre les lois injustes du tyran ? »17 A quelque temps de là, Pujo présente les violences perpétrées par les militants de l’AF (affaire Thalamas, affaire Bernstein) « comme le seul argument logique, habile, national possible contre la puissance brutale et non française de l’argent étranger et juif »18.
14« Il a fallu l’affaire Dreyfus pour dresser la véritable contre-révolution contre la Révolution grandissante. La Révolution a dissocié l’idée de patrie et l’idée du Roi. La contre-révolution est en train de faire cesser cette abomination »19. Cette assertion est rappelée aux jeunes royalistes lors du troisième congrès de l’AF. De fait, les activistes maurrassiens ne cessent de lutter, contre l’Anti-France, les dreyfusards d’hier et d’aujourd’hui et leurs affidés. Dès l’automne 1906, une campagne de presse et des agitations polymorphes commencent contre l’article 445, c’est-à-dire contre l’arrêt de la Cour de Cassation qui annulait la sentence du Conseil de guerre de Rennes de 1899 concernant Alfred Dreyfus, sans renvoi devant une autre Cour. Cette « forfaiture » suscite des interventions musclées lors de procès ou le vandalisme contre des statues érigées en l’honneur de dreyfusards. Cependant, par nécessité de concision, je n’ai pas retenu de tels faits, bien connus par ailleurs. De même, je ne traiterai pas des premières agitations des Etudiants d’AF contre les Inventaires en 1906. Je préfère m’en tenir à trois types opérationnels d’actions.
15Ces jeunesses se donnent à voir, tout d’abord, comme « patriotes », en lutte contre les antipatriotes. Il est plus exact d’employer le terme nationaliste. Louis Dimier revendique d’ailleurs le vocable. « La France est envahie et c’est pour la délivrer, pour la reconquérir que nous sommes nationalistes »20.
16Il s’agit ici de rappeler brièvement quelques « exploits » pour illustrer le propos. Une première campagne patriote est menée en 1908 contre « le barbare sorbonnard », Charles Andler, un professeur d’allemand à la faculté des Lettres qui a entraîné ses étudiants à Berlin. La « folle équipée » en pays teuton est jugée « manifestation antifrançaise ». L’Action française a lancé la campagne : « Le professeur Charles Andler […] est un des ces universitaires imbus d’idées germaniques et qui ont une véritable prédilection pour tout ce qui vient d’outre-Rhin. C’est un démocrate et c’est un socialiste ». Des jeunes ont suivi le mot d’ordre et des échauffourées s’ensuivirent21. Le harcèlement se fait plus virulent encore contre Amédée Thalamas, de décembre 1908 à mars 1909, appelé à prononcer quelques conférences en Sorbonne. N’avait-il pas suscité antérieurement la vindicte de nationalistes et de catholiques en parlant des « hallucinations auditives » de Jeanne d’Arc devant les élèves du lycée Condorcet en 1904 ? Chaque mercredi, jour de la conférence, la Sorbonne est agitée par la jeunesse gravitant autour de l’AF. Des bagarres éclatent, on traque le professeur et ses disciples en plein amphithéâtre, on l’empêche de parler et finalement Maxime Real del Sarte s’illustre en assénant une fessée à « ‘ l’insulteur de Jeanne d’Arc ». Par souci d’ordre, l’Université suspend son dernier cours22. L’année suivante, l’AF organise « le banquet de la fessée » : la commémoration d’une victoire !23
17Par ailleurs, de jeunes patriotes, dont un tiers appartiendrait à l’AF rendent hommage, chaque deuxième dimanche de mai à partir de 1909, à Jeanne d’Arc par un défilé et un dépôt de gerbes au pied de sa statue, place des Pyramides. On sait que le républicain Joseph Fabre avait dû renoncer en 1894 à instaurer une fête de la patrie en l’honneur de l’héroïne d’Orléans, le culte de la Lorraine ayant, déjà, été récupéré par la Droite catholique, puis nationaliste24.
18En vilipendant, au vrai, Andler, la jeunesse de l’AF s’en est prise non seulement à un professeur d’allemand, mais aussi au « dreyfuso-zoliste » et au juif. Andler était l’ami de Lucien Herr, bibliothécaire à Ulm et ardent dreyfusard. « Regardez ceux qui vous mènent » écrit L’Action française à l’adresse des étudiants parisiens : « Kahn juif, Piamenta juif, Bloch juif, juifs partout ». De fait, second point, les jeunes militants de l’AF s’affichent antisémites. Quelques exemples. Au cours de l’année 1910, pour des raisons prétendument corporatives, les étudiants d’AF s’en prennent au doyen de la faculté de Droit, le « juif » Lyon-Caen. Les perturbateurs obtiennent en partie satisfaction, puisque les juristes n’ont pas renouvelé le mandat de leur doyen. Quelques mois plus tard, entraînés par Pujo, de jeunes Ligueurs se dispersent parmi les spectateurs de la Comédie française pour huer la pièce du dramaturge Bernstein, qualifié par eux de « juif déserteur ». Plusieurs représentations sont perturbées. Pujo est arrêté, mais Bernstein a retiré sa pièce. Selon un indicateur, l’AF « considère qu’il ne faut pas s’en tenir à ce premier succès, et qu’au contraire il faut profiter de l’agitation actuelle pour mener encore plus avant la lutte antijuive ». On citera aussi un court passage du refrain et d’un couplet du chant des Camelots du roi :
« Non, Non, la France bouge
Elle voit rouge
Le Juif ayant tout pris
Tout raflé dans Paris […] »
19La plupart des manifestations antisémites sont scandées par des « A bas les Juifs ! ». Des indicateurs relèvent aussi des « A mort les Juifs ! »25. On rapportera pour clore cette rubrique l’épisode de Jean Lévi, juif alsacien qui voudrait persuader ses camarades d’Action française qu’il se considère comme le compatriote du provençal Maurras. Henri Lagrange, le narrateur, de commenter : « Pour accorder à un juif d’élite comme M. Lévi la nationalisation morale que celui-ci sollicite, les Français ne peuvent se contenter de l’éducation de son cœur et que son esprit soit français, il faut la naissance ». Désespéré, selon Lagrange, « d’appartenir par le sang à un parti maudit et anarchiste », Lévi s’est suicidé. L’oraison funèbre suit, lapidaire et tranchée : « ‘ C’est la trahison de Dreyfus qui a tué Jean Lévi »26.
20Le 31 mai 1908, L’Action française s’adresse aux étudiants : « Vous n’admettrez pas que les hôtes de la France se fassent juges de vos affaires. Vous n’admettrez pas qu’ils prennent dans notre patrie la place qui appartient à ses enfants ». En deux temps, en 1908 puis en 1912 principalement, le mouvement entend organiser la surveillance « des métèques » au Quartier latin. Les jeunes suivent les mots d’ordre. En procédant à la traque aux métèques, ils se montrent xénophobes, troisième caractéristique retenue.
21En 1908, étudiants et Camelots poursuivent les « métèques », professeurs ou étudiants, dans les cours et sur le boulevard Saint-Michel. En fait, cette « chasse » apparaît comme une propédeutique à la panthéonisation du « métèque » Zola qu’ils rêvent d’entraver27. Quatre ans plus tard, entre le 15 mai et le 10 juillet 1912, L’Action française publie vingt-sept articles titrés « Les métèques au Quartier latin ». Tel « mangeur de choucroute » est mis à mal, blessé même boulevard Saint-Michel, et les vainqueurs entrent dans les cafés avoisinants en hurlant « Conspuez les métèques ! ». Le combat se personnalise aussi. La cible choisie cette fois est le professeur de médecine Nicolas. Les protestataires lui reprochent de distribuer complaisamment des équivalences de diplômes aux étrangers venus en France achever leurs études. Le harcèlement a rencontré un écho ; les étudiants français craignant la concurrence de camarades venus d’outre-frontières28.
22Les « chahuts », pour reprendre le vocable des responsables de l’AF, font incontestablement des adeptes hors de la sphère néo-royaliste, et certains aboutissent. Il convient cependant de relativiser.
Influence des jeunesses d’Action française au Quartier latin
23Avec leur agitation incessante, les jeunes de l’AF font parler d’eux. La police surveille étroitement leurs actions, les infiltre sans nul doute. On ne peut cependant parler de « main basse sur le Quartier latin » avant 191429. Il convient de distinguer, il est vrai, leur entrisme dans la famille estudiantine parisienne de leur influence occulte, par définition difficile à jauger.
Une minorité agissante
24On ne peut accorder crédit aux chiffres avancés par les responsables du mouvement. Selon Maurice Pujo, l’AF disposerait à Paris au début de la deuxième décennie du XXe siècle de 350 étudiants, de 600 Camelots et les conférences, dites contradictoires, attireraient quelque 2 000 auditeurs. Les rapports de police fournissent rarement des chiffres, tout au plus indiquentils le nom de quelques meneurs. A partir de ces données partielles, il semble que l’AF puisse compter, en réalité, sur un nombre réduit d’étudiants, de 20 en 1905 à 75 ou 100 vers 1910-1912. Lors d’une manifestation, un indicateur dénombre près de 80 étudiants, dont les trois quarts sont inscrits en Droit, environ 10 % en Médecine, quelques-uns suivant des études à l’Ecole des Chartes, aux Beaux-Arts. Au plus 600 jeunes, étudiants, camelots, chahuteurs constitueraient des « mobilisables » lors d’agitations. Il importe néanmoins de noter que dès 1911 des noyaux néo-royalistes s’implantent dans des collèges et dans certains lycées, et que les cérémonies en l’honneur de Jeanne d’Arc réunissent des jeunes non affiliés à l’AF. En 1911, sur environ 1 000 participants, 400 seulement graviteraient autour du mouvement de Maurras.
25Sur l’ordre des dirigeants, les Etudiants d’Action française se sont efforcés d’infiltrer l’« A », l’Association générale des Etudiants. L’entrisme, en un premier temps, consiste à nommer des délégués dans les facultés les plus sensibles aux thèses maurrassiennes, tels André Becheyras à la faculté de Droit, René d’Aubeigné à l’Institut catholique, Jean Longnon à l’Ecole des Chartes30. Puis les maurrassiens ont tenté d’investir le comité directeur de l’« A » et d’y « créer des incidents »31. Jean Dormier est leur représentant. Cette tactique aboutit à quelques résultats : placer des meneurs au sein de facultés, peser sur les décisions des représentants étudiants. Ainsi, ils sont parvenus à interdire le vote des « métèques » au comité directeur de l’« A ».
26Incontestablement, les disciples de Maurras et les Camelots au service de l’AF ont joué le rôle d’entraîneurs de jeunes hommes et de quelques femmes. Mais ils se sont heurtés à une opposition d’étudiants républicains, à la Sorbonne principalement, et au bastion de l’Ecole de la rue d’Ulm32 restée majoritairement réfractaire à l’idéologie néo-royaliste.
Ont-ils été à l’origine du regain patriotique dans les années 1910 ?
27Bien évidemment, on pense à l’enquête d’Agathon sur « Les jeunes gens d’aujourd’hui », parue sous forme de livre en 1913. Henri Massis et Alfred de Tarde, tous deux secrétaires de la Ligue de la Culture française, ne sont pas maurrassiens, même si les jeunes gens qu’ils ont interrogés se rattachant à leur Ligue partagent quelques points de vue avec les jeunes de l’AF. L’enquête centrée autour de cinq thématiques : le goût de l’action, la foi patriotique, la vie morale, la renaissance catholique et le réalisme politique ne peut donc être représentative ni de l’état d’esprit de la jeunesse française en général, ni de celle vraiment des néo-royalistes. Pourtant, en mettant en exergue le « goût de l’action », le « réveil de l’instinct national », « le culte des figures exemplaires », les interviewés ne prouvent-ils pas avoir subi une imprégnation des valeurs diffusées par la jeunesse d’AF ? Si les deux auteurs admettent l’influence de Maurras sur la jeunesse catholique, ils notent que celle-ci reconnaît « à sa doctrine politique aucune valeur proprement religieuse ». De plus, Massis et de Tarde constatent : « S’il n’y a de jeunesse […] qu’ardemment patriote, il y a une jeunesse démocrate. C’est la plus nombreuse et sinon la plus agitée, sans doute la plus vraiment réaliste »33. L’observation a choqué les maurrassiens, jeunes ou aînés. Au vrai, il est certain que le réveil du patriotisme, à ne pas confondre avec le nationalisme, touche aussi les milieux républicains ; l’élection de Poincaré, le vote de la loi des trois ans l’attestent34. Justement, les jeunes néo-royalistes s’attribuent un beau rôle dans la campagne en faveur des trois ans. Il convient de nuancer. Les campagnes de presse menées par des formations de républicains modérés, la création un peu plus tard de la Fédération des gauches à la veille des législatives de 1914 ont eu, sans nul doute, une répercussion plus importante. La tension internationale a pesé aussi sur le vote du projet de loi soutenu par Barthou ; elle explique aussi le maintien de la prolongation du service militaire même après le succès électoral des forces de gauche.
28L’union sacrée demandée par Raymond Poincaré, le président de la République, lors du déclenchement de la guerre officialise la « foi patriotique » et annihile pour un temps les contempteurs de la « Gueuse ».
29Nombre de jeunes gens gravitant autour de l’Action française sont tombés à la guerre. Mais l’hécatombe a touché des combattants, jeunes et adultes, se rattachant à diverses familles politiques.
30Henri Lagrange, exclu de l’AF à la veille de la guerre35, puis érigé en symbole par Maurras lui-même au lendemain du conflit, a bien exprimé l’état d’esprit des jeunes étudiants ou des Camelots du roi. « Nous aimons à la passion, écrit-il, et nous haïssons fortement ». Telle est bien l’impression ressentie en observant les écrits et les actes de cette jeunesse. Il a encore cette phrase tout à la fois réaliste et prophétique : « Cette génération qui ne se plaisait que dans l’exaltation de la violence et du combat, non dans le traintrain journalier, était de cette jeunesse prête à signer de son sang ses croyances et ses convictions »36. De fait, Lagrange compte parmi les premières victimes de la guerre.
31Les jeunes d’Action française avant 1914 ne sont pas parvenus à mettre en péril la République parlementaire, à renverser « la Gueuse ». Cependant, disciples de l’antidreyfusisme, séduits par le charisme de Charles Maurras, ils ont contribué à faire connaître le « nationalisme intégral », l’idéologie du néoroyalisme. L’activisme de quelques « fanatiques » – le vocable est emprunté à H. Lagrange – les rattache, me semble-t-il, à la « Droite révolutionnaire »37 annonciatrice des jeunesses fascistes. Ils ont fourni une « vitrine » tapageuse à l’Action française naissante.
32Leur influence, pour être mieux saisie, doit être poursuivie pendant la période de l’entre-deux-guerres.
Notes de bas de page
1 Henri Lagrange, Vingt ans en 1914, Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1920.
2 Maurice Pujo, Les Camelots du Roi, Paris, 1989 et Archives nationales (AN), F7 12862, 8 décembre 1911.
3 Bien évidemment voir Eugen Weber, L’Action française, Paris, Fayard 1985 ; François Huguenin : A l’Ecole de l’Action française, Paris, Lattès, 1998. Citons aussi deux maîtrises, Nicolas Portier, L’Action française à l’assaut de l’Université républicaine, sous la direction de Serge Berstein, IEP, 1990, et Nicolas Graisset, Les étudiants d’Action française de Paris avant 1914, sous la direction de Rosemonde Sanson, Paris I, 1997. Le premier a travaillé à partir du journal L’Action française et des écrits de membres de l’AF ; le second a consulté aussi les archives de la police aux Archives nationales : série F7 et aux Archives de la Préfecture de Police de Paris (APP), série B/A.
4 Cf. Gilles Le Beguec, « Les jeunes modérés dans la vie politique française et Jeunes et sages » ; Rosemonde Sanson, « Les jeunesses de l’Alliance démocratique », in Recherches contemporaines, Nanterre No 6, 2000-2001, p. 143-184.
5 APP, B/A 1341, Note du 19 février 1900.
6 A.F. (revue), 15 décembre 1905, « Le groupe des étudiants de l’AF », p. 405-414 et p. 470-472.
7 Ibid., 1er mars 1905, « La constitution de la Ligue ».
8 Ibid., 15 décembre 1905, conférence introductive faite par Vaugeois à la création du groupe des étudiants le 8 décembre.
9 L’Action française, 1er mars 1905.
10 L’Action française, février 1907, et Jacques Prévotat, Les catholiques et l’Action française, Paris, Fayard, 2001 ; et Victor Nguyen, Aux origines de l’Action française. Intelligence et politique à l’aube du XXe siècle, Paris, Fayard, 1991.
11 APP, B/A 1341, Rapport du 22 janvier 1908.
12 APP, B/A 1342, Rapport du 4 décembre 1910 et AF 1,2,3 décembre 1910.
13 Honoré de Balzac, Les Paysans, 1855. Sur le rôle du café pour la républicanisation des Français, cf. Maurice Agulhon, en particulier La République au village, Paris, Plon, 1970.
14 APP B/A 1343, rapport du 20 novembre 1912, et AF, compte rendu sur le congrès.
15 AF, 31 mai 1908 et 27 janvier 1909.
16 APP B/A 1342, 4 décembre 1910, et par ailleurs André Coutin, Huit siècles de violence au Quartier latin, Paris, Stock, 1969.
17 L’Action française, 1er juin 1906.
18 APP B/A 1342, 1911 (intervention de Pujo).
19 L’Action française, 2 décembre 1910.
20 Louis Dimier, Vingt ans d’Action française, Paris, Nouvelle librairie nationale, 1926.
21 APP B/A 1341, en particulier rapport du 5 mai 1908, L’Action française, 29 avril 1908, et AN F7 12862.
22 APP B/A 1342, plusieurs rapports entre novembre 1908 et janvier 1909, et récit circonstancié des « mercredis de Thalamas », in Pujo, op. cit.
23 APP B/A 1342, Rapport du 10 janvier 1910 et tout un dossier sur le « banquet de la fessée ».
24 Divers renseignements dans L’Action française et APP, et Rosemonde Sanson, « La fête de Jeanne d’Arc en 1894. Controverse et célébration », in RHMC, juillet-septembre 1973, et « Les fêtes de Jeanne d’Arc à Reims », in Sylvette Guilbert, Fêtes et politiques en Champagne, PUN, 1992 ; cf. par ailleurs documents APP B/A 1342 à 1343.
25 Cf. documents, in APP B/A 1341 et « A mort les Juifs ! » relevé dans la manifestation contre Ch. Andler en mars 1908. APP B/A 1343 Rapport du 4 mars 1911, et article de Laurent Joly, in RH, 2005.
26 Henri Lagrange, op. cit.
27 APP B/A 1342.
28 APP B/A 1343, plusieurs rapports de juin à décembre 1912.
29 Voir Jean-François Sirinelli, « Action française : main basse sur le Quartier latin », in L’Histoire, décembre 1982.
30 APP B/A 1341, février 1907.
31 Cf. en particulier APP B/A 1342, Rapport du 25 novembre 1909, et L’Action française, 15 novembre 1907. « Comment pénétrer les milieux universitaires », art. de L. de Montesquiou, et AN F7 12863, 17 avril 1913.
32 Cf. Jean-François Sirinelli, Génération intellectuelle, Khâgneux et normaliens dans l’entre-deux-guerres, Paris, Fayard, 1988, p. 220 et suiv.
33 Massis et De Tarde, Les jeunes gens d’aujourd’hui, présentation de Jean-Jacques Becker, Paris, Imprimerie nationale, 1995.
34 Cf. Jean-Jacques Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau, La France, la Nation, la Guerre : 1850-1920, Paris, Sedes, 1995, et Rosemonde Sanson, L’Alliance républicaine démocratique, une formation de centre 1901-1920, Rennes, PUR, 2003.
35 Voir Louis Dimier, op. cit.
36 Henri Lagrange, op. cit.
37 Zeev Sternhell, La droite révolutionnaire 1885-1914. Les origines françaises du fascisme, Paris, Seuil, 1978.
Auteur
Maître de conférence honoraire de l’université de Paris I (Panthéon-Sorbonne), rattachée au Centre de recherches sur le XIXe siècle (Paris I – Paris IV). Elle a notamment publié L’Alliance républicaine démocratique. Une formation de centre, 1901-1904 (Rennes, PUR, 2003).
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