1A bien des égards, les armées sont un milieu paradoxal pour l’Action française. Alors que la doctrine du mouvement offre des mariages consentis avec nombre des conceptions sociales et politiques de la société militaire, la rencontre a souvent échoué entre 1898 et 1940.

2Au travers de ses évolutions jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la pensée de l’Action française peut-elle emporter l’adhésion d’une société militaire au corpus idéologique moins uniforme qu’il n’y semble sur les questions politique, sociale ou religieuse ? Les approches de Charles Maurras des questions nationale, constitutionnelle et spirituelle ont été, à plus d’un titre, plus répulsives qu’attractives pour la majorité des officiers des armées. En des conditions particulières, son équation politique résolvait certaines espérances d’une partie de la société militaire.

3Pourtant, sur le marché de l’offre politique, l’Action française a rencontré une double concurrence. Avant 1914, la première est celle des associations et des partis politiques qui campent à droite, depuis l’Action libérale jusqu’à la Fédération républicaine, en passant par les ligues nationalistes d’avant-guerre. Après 1918, elle endure progressivement la rivalité des formations conservatrices comme la Fédération nationale catholique, le Parti démocrate populaire à moindre degré, sans oublier la force des Croix-de-Feu dans les années 1930, relayées par le Parti social français à compter de 1936. Aussi l’Action française a largement échoué à capitaliser des soutiens dans la société militaire car celle-ci développe des réseaux d’action et des sociabilités qui lui sont propres. D’autre part, la guerre de 1914-1918 offre une intégration politique et un poids social aux armées, sinon aux militaires d’active, qui rend l’apport de l’Action française superfétatoire. La Première Guerre mondiale est aussi un tournant dans les reclassements politiques comme idéologiques dans la société militaire ; les armées s’accommodent de la République et de nombreux partis républicains accueillent les soutiens et la participation des officiers engagés en politique.

4En dépit de cette évolution, l’Action française a su séduire des composantes de la société militaire, tant dans le corps des officiers que dans la société militaire au sens large, incluant les familles et les réseaux de sympathie. Sans conteste, une frange de la société militaire est monarchiste, sinon conservatrice, d’un patriotisme ardent et anti-allemand, nettement anti-républicaine. La Marine et l’Armée de Terre ont une histoire différente au mouvement. Les groupes, les sociabilités et les épisodes marquants de la rencontre, rarement captive et permanente, des militaires avec l’Action française sont plus singuliers qu’attendus.

Culture. Conformité et réception des idées d’Action française dans la société militaire

5Dès sa fondation, la doctrine du mouvement répond largement aux aspirations politiques du monde militaire : l’unité et l’appel au soldat, la patrie et la défense nationale, la religion et une conception organiciste de la société, porteuse incidemment d’un anti-intellectualisme lié au refus de l’individualisme et à la nécessité de la discipline collective dans les armées.

L’unité et l’appel au soldat

6La vieille antienne de l’unité peut apparaître paradoxale pour un mouvement qui appelle à exclure de la communauté nationale les étrangers, les juifs, les francs-maçons et les protestants. Par une écriture recomposée de l’histoire renouant avec les origines capétiennes de la communauté nationale, elle conduit à invoquer la royauté, et par-delà les armes portées par le soldat qui en est le premier serviteur. Sur la défense des valeurs nationales, l’Action française rencontre dès sa naissance la concurrence des groupements nationalistes. Cette thématique traverse naturellement toute la propagande du mouvement. A trois reprises, le soldat est espéré comme le seul garant et sauveur de l’unité nationale en péril, pendant l’affaire Dreyfus, en 1914-1918, puis en 1939-1940. Pourtant, l’Action française ne détient, à aucun instant de son histoire, le monopole de l’appel au soldat. Depuis l’épisode boulangiste, les formations nationalistes installent l’usage du recours politique au militaire, sauveur espéré, mais pas toujours ni par tous, de la nation. Ancien ministre de la Guerre en 1893-1895, le général Auguste Mercier (1833-1921), dont Adolphe Messimy doutait qu’il puisse sauver une armée qu’il avait « fourvoyé dans l’affaire Dreyfus », fut approché, mais en vain, par l’Action française. Pouvait-il d’ailleurs endosser la tunique, trop large pour sa personnalité, du « sauveur » ? Plusieurs occasions viennent de manifester à l’armée son soutien, sur le terrain des idées plus que de la défense corporative d’ailleurs. En mars 1908, le cas est explicite à la faveur du combat nationaliste contre le projet de transfert des cendres de Zola au Panthéon. L’auteur du roman La Débâcle, « œuvre odieuse de caricature et d’inexactitudes de l’armée » travestit la figure admirable du soldat sous les traits du colonel de Vineuil selon Robert de Boisfleury2. Ce dernier, chroniqueur militaire du journal quotidien, suscite en avril 1908 une violente campagne de presse contre Zola, breveté « insulteur public de l’armée ».

7En 1914, la guerre marque le second appel à l’unité nationale en même temps qu’elle opère un basculement idéologique majeur de la ligue3. L’acceptation de l’Union sacrée par Maurras conduit à élargir la mythologie politique du sauveur au soldat, au « poilu » de 1914-1918. Victorieuses de l’Allemagne, la République et son armée désarment les critiques perçantes du Maurras d’avant-guerre, le contraignant à modifier son discours. Le combattant de 1914-1918 incarne alors dans l’esprit de l’Action française la nation réunie dans la défense du sol. Surtout, le ralliement de la ligue à l’Union sacrée en 1914-1918 lui offre un surcroît de rayonnement national plus certainement qu’un profit politique, vite dilapidé après 1918. L’influence ne s’accompagne pas nécessairement du pouvoir. Mais l’idée du pays sauvé par ses vrais représentants que sont les soldats demeure dans l’entre-deux-guerres. Le général Lavigne-Delville le proclame encore dans les colonnes du journal en juillet 1929. « Pendant plus de quatre ans nous avons été les vrais représentants du pays, dans les tranchées et les combats face à l’ennemi de l’étranger. Cela nous donne le droit d’élever la parole. Si personne ne nous écoute, nous avons le droit, nous avons le devoir d’agir, pour sauver une seconde fois la France4. » L’idée du redressement national domine ici, encore renforcée dans les années 1930 puis lors du 6 février 1934. Or, cet épisode national a pu décevoir les plus ardents des officiers antirépublicains, découvrant la tiédeur révolutionnaire des dirigeants de l’Action française à l’instar du jeune militant Guillain de Bénouville (1914-2001)5.

8Le troisième moment vient avec la défaite du printemps 1940 qui refait l’unité, ou son illusion fugace, autour de Pétain et de son régime, ouvert à l’influence de la doctrine de Maurras. Pourtant, cet appel a pu heurter l’attachement des officiers à leur statut, à l’heure du serment de fidélité au chef de l’Etat demandé aux officiers le 1^er août 1941 et fondamentalement contradictoire avec leur état d’officier6.

La patrie dans le nationalisme intégral

9Pour le nationalisme intégral, l’ennemi relève de la fabrique des nations. Pourtant, à aucun moment historique l’idée nationale, revendiquée sur de nombreux terrains politiques, n’est demeurée l’apanage de la pensée maurrassienne. Au tournant de la guerre de 1870, le Prussien devance désormais l’Anglais dans la représentation historiquement construite de l’ennemi héréditaire. L’Action française nourrit puissamment le discours sur la revanche contre l’Allemagne pour l’élargir à une doctrine antigermaniste systématique, propre à rallier une société militaire consentante idéologiquement7. Elle investit l’idée de la « Revanche » d’une mission d’unité nationale. Mais pour l’essentiel, la revanche reste largement avant 1914 un mythe car les armées françaises ne se sont jamais préparées explicitement à une revanche militaire contre l’Allemagne. Paradoxalement, son discours concourt avant 1914 à donner corps outre-Rhin à une crainte de l’encerclement (Einkreisung) par la France et ses alliés. Celle-ci redouble avec l’instauration du blocus de l’Allemagne de 1915 à l’été 1919 pour continuer de hanter les esprits sous la République de Weimar. Peu importe en définitive ces effets pernicieux d’une propagande qui est bien accueillie dans les milieux militaires, notamment sur le thème ambivalent de la trahison et de l’espionnage étranger. L’espionnage allemand est dénoncé par les successives campagnes de presse de 19078, de 1913, puis à nouveau en 1917-1918 autour des affaires de trahison et de presse, lors de l’affaire des « rabcors » en 1932, en 1940 enfin avec la dénonciation de la 5^e colonne.

10A coup sûr, la défense intransigeante de la nation séduit la frange la plus ardente de la jeunesse nationaliste. La diffusion des sentiments et des idées nationalistes à la veille de la guerre n’a échappé ni à Ernest Psichari, ni à Agathon en 19139. Dès ses premiers numéros en mars 1908, le journal ne manque jamais de dresser le portrait idéal du jeune officier, dépeint sous les traits de l’anti-Rossel, cet officier polytechnicien engagé dans la commune de Paris et fusillé pour désobéissance en 1870 à 27 ans. Paradoxalement, la critique de Rossel par le chroniqueur Rivarol en 1908 put être retournée car il incarne aussi une forme de résistance désespérée, de patriotisme intransigeant jusqu’à la mort qui entre dans la culture de l’héroïsme de certains jeunes officiers en 1914. L’individualisme et la désobéissance condamnent surtout sa conduite, indigne de l’état d’officier et vis-à-vis de ses camarades soldats, par sa conduite devant l’ennemi dans l’esprit du journal10. Paradoxalement, il satisfait à une représentation du devoir et de l’honneur militaires auxquels est sensible la minorité d’officiers entrant en résistance en 1940 et contredisant les ordres des chefs militaires, par symétrie à l’occupation prussienne de la France en 1870-1871. Officier polytechnicien que son patriotisme conduit à l’Ecole navale en 1921, Honoré d’Estienne d’Orves (1901-1941) renoue d’une certaine manière avec cet idéal en 1940-194111. Après avoir participé au groupement confessionnel catholique des Equipes sociales, il s’était engagé dans l’Action française. Dans le registre nationaliste du mouvement, la figure de Jeanne d’Arc fait précisément un pont entre la patrie et la religion.

Le catholicisme et l’ordre de la société militaire

11Dans le panthéon de l’Action française qui combat logiquement celui républicain, fût-il de droite, on l’a évoqué brièvement à propos de Zola, Jeanne d’Arc permet la synthèse effective du royalisme et du catholicisme12. Il n’est donc pas étonnant que l’Action française lutte pied à pied pour empêcher ce qu’elle estime être une captation d’héritage illégitime, à savoir la récupération républicaine, libérale et rationaliste de Jeanne d’Arc dans deux représentations actives et antagonistes depuis 183013. Après l’affaire Thalamas en 1904 qui voit Léon de Montesquiou condamner les insulteurs de Jeanne, la campagne est lancée en mai 1908 pour faire camper Jeanne d’Arc dans le camp royaliste. Durablement, la ligue voulut éviter un détournement laïque de sa signification et de sa fête nationale instaurée en 1920, entre sa béatification en 1909 et sa canonisation en 1920. Du second épisode de l’affaire Thalamas qui rebondit en décembre 1908, il faut retenir le surinvestissement de la Ligue14. Jeanne d’Arc est à même d’offrir à la société militaire chrétienne la synthèse idéale de la royauté, des armes et de la religion pour les dirigeants de l’Action française15. Elle est la conciliation de valeurs catholiques (compassion à l’autre, expiation, discipline du corps dans la souffrance) et militaires (rôle du chef et hiérarchie, esprit guerrier, pénitence, sacrifice). Elle est enfin centrale dans le rappel du sacre royal à Reims. Si elle est l’osmose du catholicisme et du nationalisme, Jeanne la politique précède pourtant Jeanne la guerrière pour Maurras. Elle ne peut que conforter les milieux militaires catholiques peu versés, au juste, dans la controverse doctrinale en 1914 comme en 1927. Central, le rôle des aumôniers militaires dans la diffusion des idées maurrassiennes est reconnu par Mgr Rémond, à l’heure de la condamnation de l’Action française en décembre 192616. Sans les dénombrer, l’Eglise de France les fait rentrer dans le rang. A Mgr Maglione, nonce à Paris, Mgr Rémond écrit alors qu’un grand nombre d’officiers catholiques lisant L’Action française, approuve son intransigeance politique, son goût de l’ordre et de l’autorité. Inspecteur apostolique de la Marine, Mgr Guilibert est un des plus fermes opposants à l’Action française au sein de l’épiscopat. A l’instar de Thierry d’Argenlieu, nombreux furent les officiers s’éloignant définitivement du mouvement à partir de 192717.

12L’exemple du jeune Philippe de Hauteclocque (1902-1947), futur Leclerc dont la légende compara après 1947 la libération du territoire à la tête de la 2^e DB à la geste de Jeanne d’Arc, n’est pas sans intérêt ici. Dans la propriété picarde des Hauteclocque à Tailly, la lecture de L’Action française est poursuivie, selon les témoignages familiaux, avant comme après la guerre, sans que la condamnation papale de 1926 ne la suspende18. Et la fête de Jeanne d’Arc est pieusement suivie dans cette famille catholique intransigeante, envoyant ses enfants au collège jésuite la Providence à Amiens. Parmi les souscripteurs à la caisse électorale d’Action française constituée en vue des élections législatives de 1924, un contributeur ajouta « Pour que Jeanne d’Arc ramène à la France son roi bien-aimé (G. Godineau) »19. L’idée d’une spiritualité naturelle au corps des officiers des armées avant 1914 ne doit pas être généralisée ; moins majoritairement catholique qu’on ne le croit eu égard à leurs origines sociales diversifiées à la fin XIX^e siècle, les officiers sont aussi travaillés par l’athéisme et l’agnosticisme sur le plan des comportements religieux20. Si Jeanne d’Arc n’est peut-être pas le meilleur emblème pour la psychologie militaire, sa place est importante avant 1914, sans donner lieu ni à des pèlerinages ni à quelque dévotion aux armées. Contre la loi laïque et la République, elle permet la défense de royauté et de la religion. Cet antirépublicanisme affirmé des officiers a souvent précédé, plutôt que concurrencé, le catholicisme dans l’engagement au sein de la Ligue. Avant 1914, l’engagement de l’amiral Schwerer, figure bien connue de la Ligue par les travaux de Jacques Prévotat et la thèse récente de Jean-Martinant de Préneuf, en donne peut-être l’exemple21. Cet antirépublicanisme s’élargit après 1925-1926 à l’anticommunisme, face au nouvel étranger que sont les soviets dans la propagande de la ligue. Sur le terrain des idées et de la culture historique, l’Action française est donc accueillante aux militaires. Au tournant de la recomposition de la famille monarchiste et nationaliste et du découplage idéologique entre République et gauche dans les années 1890, le défi demeure pour le mouvement de savoir lesquels et comment les attirer.

Sociabilité. Les militaires sont-ils le premier corps d’armée de l’Action française ?

13Par sa nature, le mouvement d’Action française facilite une affiliation partisane moins décisive que la défense des valeurs nationales. Son organisation convient naturellement aux formes d’engagement en politique des militaires d’active sous la Troisième République, demi-citoyens sans le droit de vote ni celui d’appartenir à une formation politique. Une sociologie élémentaire des milieux militaires distingue trois groupes. Les militaires dégagés de l’active, militants et cadres de l’Action française ; la haute hiérarchie militaire et ses cadres généraux comme supérieurs, susceptible d’influence et en situation d’agir ; le corps central des officiers des armées, avec les bataillons des jeunes officiers.

Les officiers collaborant au journal L’Action française et les cadres de la Ligue

14Dans le portrait de groupe des officiers militants se distinguent les cadres de la Ligue les plus en vue à Paris de ceux adhérant aux sections en province. En dépit d’une carrière de second plan dans l’armée, leurs qualités d’organisateur, de discipline individuelle et collective dans l’action, le sens de la hiérarchie les désignent tout particulièrement aux dirigeants de la ligue. Pour ces derniers, il y a là un moyen indirect de contrôle étroit des sections en province. Très majoritairement versés en 2^e section, c’est-à-dire rappelables en cas de mobilisation générale, à la retraite, parfois démissionnaires au tournant de l’affaire Dreyfus et des inventaires des biens d’église à l’instar de Robert de Boisfleury en 1906, ces officiers ne sont plus en situation d’active22. Ils sont libérés des astreintes du cantonnement juridique qui interdit l’expression des opinions des militaires sous la Troisième République. A Paris, une petite escouade militante d’officiers à la retraite forme ainsi l’avant-garde militaire de l’Action française au début des années 1900. Chroniqueur dans le journal quotidien, le colonel Robert de Boisfleury participe aux premiers combats du journal quotidien en 190923. Dans Au temps de Judas, Léon Daudet trace le portrait du commandant Cuignet. Celui-ci incarne la figure de l’officier antidreyfusard impénitent, bien que sa découverte du faux Henry (pièce fabriquée par le colonel Henry pour accuser Dreyfus) ait paradoxalement concouru à la révision du premier procès de Dreyfus. Décrété par Daudet « dialecticien et orateur de premier ordre, répertoire vivant de l’affaire Dreyfus », il compte parmi les conférenciers qui animent la propagande de la ligue auprès des nouvelles sections de l’Action française mise sur pied en province, comme celle au Mans en mars 190824. Rengagé en 1914, fait prisonnier puis libéré, il reprend son rôle de propagandiste acharné de la Ligue après-guerre. Il illustre cette génération de militaires conférenciers de la Ligue avec un capitaine Frédéric Delebecque depuis 1906-1907. A partir de 1924, le colonel Larpent tient la chronique de défense et couvre les questions militaires dans l’organe de presse25. Dans les années 1930, le colonel Clément-Grandcourt est un autre chroniqueur habituel. La figure principale demeure toutefois celle du comte Bernard de Vésins, ancien colonel en retraite, orateur recherché et longtemps resté président de la Ligue. Plus nombreux sont les officiers sortis du cadre d’active qui se consacrent à l’organisation des sections en province. La création de la section du Mans en mars 1908 révèle la stratégie d’enracinement local de la Ligue qui s’appuie sur la section déjà constituée de La Flèche. On y voit les généraux antidreyfusards Prax, conseiller municipal de La Flèche, et de Cléric accueillir les meilleurs conférenciers de la Ligue, Henry Vaugeois et le commandant Cuignet, entourant le président de section M. Neveux-Bourdin26. Dans le département de Meurthe-et-Moselle, la section d’Epinal est organisée en 1908 par le commandant Picot. A Marseille, le commandant Drommard veille à la présidence de section locale face au cartel27. Dans le Var, le capitaine de frégate en retraite François Ollivier est président de la section après-guerre. Du vaste mouvement d’organisation des comités locaux et des sections provinciales en 1907-1908, il ressort cependant que, pour ne pas être rares, les militaires n’en sont pas la catégorie socio-professionnelle la mieux représentée, en particulier face aux professions libérales.

Une haute hiérarchie militaire réticente ou prudente ?

15Si le premier constat est celui d’un recrutement dynamique dans les milieux militaires à partir de l’affaire Dreyfus et de la séparation des Eglises et de l’Etat, le ralliement des figures militaires de premier plan à la Ligue est largement un trompe-l’œil de la naissance du mouvement à 1940. En effet, l’Action française échoue à rallier à sa bannière politique les grands chefs militaires, peut-être davantage dans l’armée de terre que dans la Royale d’ailleurs. L’affaire Dreyfus et le débat sur la place de l’armée dans la nation n’ont pas jeté, loin s’en faut, les anciens et les nouveaux chefs militaires dans les bras du mouvement d’Action française. Une majorité d’entre eux se tient à une stricte neutralité d’opinion dans l’Affaire, d’abord en raison de l’obligation de réserve. A l’instar de Gallieni (1849-1916) et du jeune Lyautey (1854-1934), mis en cause par le commandant Cuignet le 19 août 1899 lors de sa déposition au procès de Rennes, pour ses contacts avec le major von Funck, nombreux sont les officiers qui marquent rapidement leur distance avec les antidreyfusards28. De retour de Fachoda, le capitaine Marchand refuse ainsi de cautionner, par esprit de discipline, leurs manifestations hostiles à Dreyfus en 189929. Parangon d’officier intellectuel, Lyautey a participé à l’Union pour l’action morale de Paul Desjardins, quittée par Vaugeois et Pujo en 1898 pour créer le comité d’Action française. Lyautey ne les suit pas, restant sourd aux appels, en dépit des idées monarchistes et nationales de la ligue30. Depuis son article dans la Revue des Deux Mondes de 1891 sur le rôle social de l’officier, l’action d’Hubert Lyautey, devenu général en 1903, et celle du général d’Amade dans la pacification du Maroc, sont ardemment suivies dans les colonnes de L’Action française. A l’occasion, la rubrique « armée et marine » du journal leur ouvre, en page intérieure, ses colonnes au printemps 190831. Monarchiste, Lyautey s’éloigne encore de l’Action française à la faveur de la querelle de la ligue avec le duc d’Orléans en 1909-1910. Il estime durablement l’Action française mal dirigée. Sa correspondance pointe cette évolution32. En 1927, à l’heure de la condamnation de Maurras par Rome, il confiait encore à son ami Wladimir d’Ormesson son opposition intellectuelle « violente » à un « élément de division néfaste, destructeur et non constructeur (et) ayant empêché depuis la paix le regroupement des forces d’ordre »33.

16A partir de 1913, Vaugeois et Pujo se tournent, mais en vain, vers un autre colonial en la personne du colonel Mangin. Ancien de la colonne Marchand, connu pour son livre sur La force noire publié en 1912, Mangin, devenu général en 1914-1918, reste lui aussi sourd à l’appel de la ligue en 1913 et en 1919. En 1923-1924, il défend l’idée d’un autonomisme rhénan qui réjouit l’Action française34. Des huit maréchaux de la Grande Guerre, seul Franchet d’Esperey, qui vota, comme Pétain et Weygand, pour Maurras à l’Académie française, aurait eu quelques contacts actifs avec l’Action française, mais il n’exerce pas d’influence morale ni politique en France après 1931. Des contacts peut-être indirects entre Pétain et Maurras, on ne retient que le truchement d’une rencontre intellectuelle sans lendemain en 1938 entre Maurras et le capitaine Loustaunau-Lacau, affecté depuis mars 1935 au cabinet de Pétain, en définitive opposés sur la restauration monarchique35.

17Rares sont les signatures de militaires d’active dans le journal, en raison de la nécessité d’une autorisation préalable du chef de corps et du ministre de la Guerre pour pouvoir signer un article en mentionnant son grade quand on est officier d’active. Si l’on peut certes s’affranchir de l’autorisation quand on monte dans les grades, l’Action française n’apparaît cependant pas comme la ligue la plus apte à porter les enjeux de l’armée et de la défense nationale dans le débat public. Dénigrant les règles de la délibération parlementaire, la ligue ne peut à aucun instant jouer le rôle d’un groupe de pression efficace à l’intérieur de l’appareil d’Etat après 1919. Sur le terrain de la révision de la loi du 18 avril 1886 réprimant l’espionnage engagée en 1921, l’Action française ne joue pas de rôle particulier entre 1921 et 1934 alors même qu’elle exploite politiquement le ressort de l’espionnage ennemi en permanence36. A aucun instant elle n’est un groupe de pression crédible, sans relais majeur dans l’appareil d’Etat ni au Parlement. Le constat suffit à éloigner les chefs militaires les plus pragmatiques dont la culture administrative s’étoffe depuis la guerre. Progressivement après 1919, l’Action française emporte l’adhésion sur le plan des idées générales, mais ses arguments semblent manquer de précision, moins dans le débat public sur la défense nationale qu’auprès de ses spécialistes. Certes, la rhétorique nationaliste n’est pas son seul apanage, mais, de façon plus déterminante encore, la République a su gagner la guerre. La guerre semble avoir donné raison à Sembat contre Maurras.

18Faut-il conclure à une désertion de la ligue par les grands chefs militaires ou ceux-ci ne sont-ils pas plutôt tenus, en réalité, par une neutralité politique d’apparence aux hauts grades qui conditionne la réussite de la carrière des armes ? En définitive, les grands chefs militaires en responsabilité sont demeurés à l’écart de l’Action française, avant comme après la Première Guerre mondiale, plus encore après 1918. A vrai dire, c’est dans le corps central des officiers supérieurs et généraux que les adhésions intellectuelles, sinon formelles, sont les plus fortes et nombreuses avant 1914. La création de nouvelles sections d’Action française au début des années 1900 nourrit alors un recrutement dynamique, sans qu’un chiffrage soit possible.

Le tronc central des officiers français

19La guerre a déterminé artificiellement deux générations d’adhérents, la première avant 1914 plus fidèle aux dirigeants, la seconde après 1918 plus critique et attentive à la doctrine. A partir de 1906, la création de la ligue est le second moment d’un effort méthodique de recrutement des militaires. Sans surprise, les adhésions proviennent d’abord du milieu de la « vieille armée », association de défense antidreyfusarde de la société militaire, qui milite, en 1908, contre la translation des cendres d’Emile Zola au Panthéon. Pourtant, la plupart de ses membres rejoignent l’ALP de Piou à l’instar du général Jeannerod, du colonel de Coubertin, du commandant Driant par exemple, quand d’autres choisissent l’Action française, comme Cuignet ou Frobriant. Ces derniers sont épaulés par les généraux Rougié, de Raincé, l’amiral Antoine Schwerer, orateur engagé et président d’honneur de la Ligue d’AF après la guerre… L’épisode des inventaires et de ses conséquences forge la mémoire des premières vagues d’adhésions nombreuses à la ligue. A Moulins, le commandant Dinet du 10^e chasseur « avait brisé son épée, plutôt que de forfaire à sa conscience et à Dieu » en novembre 1906. Il fut nommé camérier secret par le pape Pie X37. Rengagé en août 1914, il meurt en février 1919 à 52 ans, comme ses deux fils militaires. Sortis de Saint-Cyr en 1914 dans la promotion Croix du drapeau, les lieutenants Paul et Jean-Noël Dinet sont morts au combat à l’automne 1914.

20Après la guerre de 1914-1918, des souscriptions nationales alignent les noms des officiers et soldats anonymes soutenant financièrement la Ligue38. En juillet 1919, de nombreux noms sont également dévoilés dans le journal lors de la publication de la liste des militants d’Action française morts sur les champs de bataille39. Il en est de même encore en 1924 pour établir une caisse électorale en vue des élections législatives du printemps40. Enfin, l’état-major de l’armée réunit de 1922 à 1940 une brève information sur les soutiens à l’AF au sein de l’armée à l’occasion des souscriptions nationales en faveur de Maurras. La situation se présente avec « la journée des salaires et des étrennes de Maurras », baptisée le « million de Maurras » le 9 mai 1938. L’Almanach de 1933 signale aussi 32 officiers sur 212 professions indiquées sur les 873 officiels de la Ligue recensés. L’aristocratie foncière y domine alors en nombre. Sur les 700 noms relevés parmi les souscripteurs au million de Maurras en mai 1938, pour les trente ans du quotidien, figurent une petite trentaine d’officiers, majoritairement supérieurs et généraux, en 2^e section ou en retraite. Relevons les noms des capitaines Ithier, de Montergon, des commandants Piéron, Chivot, Perrot, Ollivier, Alibert du 50^e RI à Toulouse, de Bagneaux, Georges Mathieu, Lancelin, M.-P. Aymeles, Guidicelli, L. Cantillon de Lacouture, du capitaine de vaisseau Duroch, des lieutenant-colonels Allouchery, Gatel, de Lacombe, des colonels Dillmann, Heinrich et du colonel Larpent, chroniqueur notoire du journal par ailleurs, du général Ganter, de l’intendant-général Jouandon41. La liste n’est pas mince des officiers signant avec la mention de leur grade, comptant trois officiers d’active restés anonymes. Il est toutefois difficile d’évaluer le nombre d’officiers ayant appartenu à la ligue en trente ans, sans doute plusieurs centaines à coup sûr, sinon 1000 à 2000, sans pouvoir distinguer ceux en activité de ceux en retraite.

21L’impression serait rehaussée si l’on repère dans les listes de souscription les représentants d’une noblesse d’épée traditionnelle, à l’instar des comtes d’Auber de Peyrelongue, des marquis Hérouville, de la famille de Panafieu dont le père, officier, préside la section d’AF de Blois en 1914. La plupart ont un parcours traditionnel au sein de l’armée rejetant l’idée que le portraittype de l’officier d’Action française est celui d’un soldat en rupture de ban, démissionnaire, contestataire engagé politiquement de part et d’autre de la guerre. Le parcours classique du général Ganter démontre l’hypothèse d’un recrutement dans le corps central le plus habituel des armées, ouvert à un recrutement sans exclusive aristocratique et conforme au modèle de recrutement diversifié démontré par William Serman. Né en 1865, Jean-Marie Ganter est un officier d’infanterie passé par Saint-Cyr en 1884-1886, breveté de l’ESG en 1899. Officier subalterne de 1886 à 1907, très bien noté par le colonel de Castelnau, son chef de corps au 37^e RI en 1902-1903, sa carrière exemplaire d’officier d’état-major s’accélère en 1910, puis à la faveur de la guerre de 1914-1918. Il quitte l’armée pour entrer en réserve en 1927 comme général de division42. Le parcours sans accroc est typique de la carrière militaire d’un officier général sous la Troisième République.

22En rappelant l’attente marquée de Maurras pour la contribution militaire de la Marine française au redressement national, le corps des officiers de Marine paraît avoir accueilli avec une circonspection inattendue le programme, sinon la doctrine de la ligue43. Le corps, qui regroupe 2 000 officiers de Marine en 1896 et 2 300 en 1939, pour 4 700 rapporté à l’ensemble des statuts d’officiers dans la marine, n’érige pas, à proprement parler, un autre bastion militaire de la ligue44. Pourtant, la figure tutélaire de l’amiral Schwerer masque la réalité d’une adhésion des officiers de Marine vraisemblablement très minoritaire durant toute la période. Celle-ci est néanmoins difficilement appréciable. Telle qu’elle s’affiche en 1931 chez le capitaine de frégate Paul Auphan (1894-1982), l’adhésion d’un officier catholique traditionaliste à certaines idées doctrinales ne vaut pas l’engagement dans la ligue. Commandant l’école d’application des officiers de marine en 1930, Auphan rédige une leçon sur « les forces morales chez l’officier » dont la rhétorique a des similitudes avec celles de Maurras, sans que « l’éthique des officiers ne soit soluble dans la doctrine de Maurras »45. Qu’il s’agisse de l’ancrage de l’idée de mérite par le concours républicain pour entrer à Navale, de la foi catholique tolérant les convictions protestantes de nombreux officiers, les valeurs en vogue dans la Marine contrebattent le cœur de la doctrine d’Action française sur l’aristocratie de naissance et un catholicisme d’exclusion. Au sein des équipages embarqués, plus encore que dans l’univers si particulier de l’Ecole navale sinon des états-majors, le réflexe de l’exclusion et de la discrimination négative propres à l’Action française est étranger aux solidarités professionnelles, qui devancent toute autre conviction, entre les marins.

La jeunesse nationale et les jeunes officiers

23Le milieu des jeunes officiers constitue une cible privilégiée de la propagande et de l’action de recrutement de l’AF avant et après 1914-1918. Avant 1914-1918, la question s’est posée à plusieurs reprises à la hiérarchie militaire qui n’ignorait pas l’attrait de la doctrine de Maurras dans les rangs de la génération des officiers venue à la carrière après la fin judiciaire de l’affaire Dreyfus en 1906. Incidemment, la préfecture de police de Paris surveille de près l’action des camelots du Roi à partir de leur création en 1908 pour apprécier la réception de la propagande d’Action française dans la jeunesse française, en particulier lorsque ceux-ci accomplissent leur service militaire. Pour les frères Réal, nés entre 1888 et 1893, le service militaire fut le moyen le plus immédiat pour toucher le milieu des jeunes officiers d’active comme l’exposent les fiches de surveillance des camelots du Roi de la préfecture de police de Paris en 1913-191446.

24Avant et après la guerre, les chroniqueurs militaires de l’Action française assument naturellement la défense corporative des armées. Le journal porte son attention sur la carrière des armes, sur les conditions de vie des militaires et notamment sur le niveau des rémunérations qu’il estime insuffisante surtout aux grades subalternes (entre 900F par mois pour un sous-lieutenant et 1 500F pour un capitaine en 1926). L’analyse des crises de recrutement de la carrière militaire est constante en 1913 pour les officiers de marine à l’Ecole navale et à celle des sous-officiers de Brest. Elle le devient après 1920 pour les Saint-Cyriens, à l’heure de la démobilisation des armées et de la nécessaire déflation des effectifs, puis dans les années 1930 par le désintérêt polytechnicien et des ingénieurs des armes dites savantes à rester dans l’armée47. Les démissions, les retraites prématurées, les reconversions se multiplient face à des métiers où la stagnation aux grades subalternes, les rémunérations et la banalité des missions rappellent les servitudes dénoncées en 1835 par Alfred de Vigny. L’attention aux officiers de marine et de terre les plus jeunes est renouvelée en 1926. Elle est reprise par le général Lavigne-Delville dans une enquête sur leur condition en 1928. A l’occasion, son antirépublicanisme et son anticommunisme virulent s’y expriment librement.

25S’il n’est pas difficile de rappeler l’enfance nationaliste des officiers contemporains du plus grand rayonnement de l’Action française, à l’instar d’un Charles de Gaulle avant 1914 et d’un Philippe de Hauteclocque après 1919, il est certes plus hasardeux de dessiner les contours d’une génération d’officiers d’Action française. Certes, le milieu des élèves-officiers et des jeunes officiers est une cible, nettement réceptive, de sa propagande intellectuelle. A La Flèche, les conférences de la section d’Action française locale sont lancées en 1908, s’adressant notamment, sans pouvoir en mesurer l’exacte audience, aux jeunes préparationnaires aux concours militaires du lycée militaire (ou prytanée) de La Flèche48. Sans trancher hâtivement le nœud gordien d’une culture politique des officiers plus complexe qu’il n’est souvent dit, des prédispositions relevant de la sensibilité politique et de la psychologie sociale expliquent l’engagement. Le milieu naval en donnerait également l’exemple49. Préparant en 1909 Saint-Cyr au collège Stanislas rue Notre-Dame-des-Champs, de Gaulle est plus sensible à Bainville qu’à Maurras. Mais cette inclination intellectuelle, sous influence paternelle, n’est que de jeunesse, car le maurassisme ne cheville pas la pensée politique gaullienne des années 1920, sans nulle trace dans ses conférences de 1924 par exemple50. Reste que ce collège fut accueillant, mais dans les années 1920, aux idées maurrassiennes. La famille de Philippe de Hauteclocque illustre l’imprégnation des milieux aristocratiques sensibles à la synthèse traditionnelle des valeurs et des principes de l’Action française, à savoir la restauration de la monarchie, sinon d’une société aristocratique, la défense du catholicisme et du patriotisme. Né en 1902, Philippe est le second fils du comte Adrien de Hauteclocque, qui a rejoint l’Action française parce qu’elle concilie la fidélité monarchique et le nationalisme intégral. Formé par les Jésuites au collège la providence d’Amiens, il entre à Saint-Cyr en 192251. Comme son cousin Xavier de Hauteclocque, publiciste, il lit couramment le quotidien, passionné par la nouvelle rubrique militaire bi-mensuelle depuis 1928, sans adhérer pour autant à l’intégralité de la doctrine de la ligue52. Pour cette génération d’officiers d’active, 1940 marque clairement la rupture avec Maurras, ses idées et l’Action française, par une résistance viscérale à l’armistice et au premier Vichy. Monarchiste avéré et maurrassien avoué, Henri d’Astier de la Vigerie épouse un itinéraire semblable à celui de Leclerc53. Pour autant, la France Libre n’est certes pas le seul rendez-vous d’officiers d’active, qui furent davantage des « bainvilliens » que des maurrassiens temporaires et d’inclination intellectuelle54.

26Mais l’identification des jeunes officiers ne va pas de soi pour l’historien. Aucune indication ne perce logiquement des opinions politiques dans les dossiers militaires personnels reconstituant les affectations de la carrière des officiers et leur notation réglementaire, exclusivement technique et morale. Les noms s’affichent pourtant dans la rubrique mondaine du journal L’Action française, qui concurrence celles du Figaro et de L’Echo de Paris, à l’heure du mariage ou de la disparition. Ainsi en est-il du capitaine Récamier en mars 1908, fils du général Récamier, membre de la Ligue, dont on informe des obsèques à l’église Sainte-Clotilde à Paris le 28 mars 190855. La chronique mondaine rayonne aussi de ces alliances entre des familles de longue tradition militaire, sous les encouragements du journal. Le journal célèbre par exemple l’union du comte de Cossé-Brissac, lieutenant au 7^e régiment de dragons avec Mademoiselle Ferron de la Ferronays en mars 190856. Pourtant, le royalisme du mouvement est aussi une barrière qui repousse de jeunes officiers monarchistes divisés sur les querelles dynastiques auxquelles a pu prendre part la ligue.

27Enfin, la guerre de 1914-1918 opère une saignée dans les rangs des jeunes officiers d’active et de réserve, militants d’Action française. Leur identité est révélée par l’hommage que leur rend la ligue à partir du 14 juillet 1919. Nombreux sont les officiers de réserve ou issus du rang sur le champ de bataille, terminant la guerre capitaine comme Hervé de la Rochefordière de la section d’AF de Nantes. La section de Lyon est ainsi éprouvée. On peut citer les lieutenants Louis Vignon, mort en 1918 à 26 ans, animateur de la section d’Action française de Lyon jusqu’en 1914, et son frère Pierre, mort en 1917 ; le lieutenant au 75^e RI Gérard de Montgoflier, blessé, trésorier du groupe des étudiants d’AF à Lyon. Le lieutenant Jean Valette d’Osia du 19^e RI, futur officier général après 1945, survit à l’épreuve des tranchées.

Politique. Comment transformer le rayonnement intellectuel en capital politique ?

28L’Action française aurait-elle échoué à capitaliser son rayonnement culturel et ses réseaux militaires monarchistes et nationalistes en vue de cristalliser son action sur le terrain politique et parlementaire ? La question est certes plus compliquée, eu égard à sa réfutation de principe des règles du jeu politique démocratique et de son projet permanent de contre-société républicaine. La concurrence de l’offre politique des ligues nationalistes et des formations politiques conservatrices comme modérées semble bien à l’origine du rendez-vous manqué de la ligue avec l’armée.

La concurrence des formations politiques à droite

29Cette situation ne doit pas faire oublier deux faits sociologiques. L’importance quantitativement sous-estimée des officiers dreyfusards rappelle que le corps des officiers, à aucun moment de son évolution depuis la Révolution française, n’est un bloc idéologique, pas plus qu’il n’y a d’unité sociologique dans son recrutement. Pour deux tiers, les officiers sont, depuis 1789 jusqu’à la fin de la Troisième République, issus du rang. Entrées en politique à la faveur de l’Affaire, les figures les plus connues d’un commandant Picquart, du capitaine Adolphe Messimy, démissionnaire de l’armée en août 1899, ou du capitaine Charles Humbert, démissionnaire à l’été 1902, masquent un groupe, certes minoritaire dans le corps des officiers, mais plus important qu’il n’est souvent dit57. D’autre part, si l’attraction des ligues nationalistes est forte pendant quelques années sur le milieu militaire, l’Action française n’est historiquement ni la première ni la seule à s’adresser à la société militaire à l’heure de la réorganisation des droites, sans revenir sur cette histoire écrite par les meilleurs spécialistes de « l’éveil à la modernité politique des droites »58. L’itinéraire politique du général Mercier illustre, à ce titre, la situation. Retraité de l’armée en 1898 et élu sénateur de la Loire-Inférieure en 1900, il s’installe dans le paysage politique nationaliste comme l’antidreyfusard le plus convaincu. Préférant toutefois l’Action libérale populaire, son soutien moral à l’AF ne prend pas la valeur d’un engagement politique ferme59, ni en 1900, ni même en 1907 quand il est décoré d’une médaille d’or par Henry Vaugeois. Emblématique, ce cas souligne qu’à aucun instant l’Action française ne draine vers elle tous les officiers nationalistes, monarchistes et antidreyfusards de la génération de l’Affaire. Après la révision de 1904, la majorité des officiers des armées s’était d’ailleurs hâtée d’oublier cette affaire d’opinion, à laquelle beaucoup n’avaient pas pris part.

30Une fois le séisme de l’Affaire éloigné dans l’armée, une offre politique résolvant les valeurs et les attentes de la société militaire existe, à deux ressorts et en deux temps. Entre sa création en janvier 1899 et 1902, la Ligue de la patrie française s’ouvre largement aux militaires d’active, où Maurras et Vaugeois sont vite marginalisés par Coppée, Syveton et Lemaitre si l’on suit les souvenirs de Léon Daudet60. Une certaine perméabilité existe entre les deux organisations dans les années 1900, avant que l’Action française n’y voit une concurrence et, prônant une action politique plus violente, ne s’interdise des ralliements. En 1902 et 1903, l’Action libérale populaire de Jacques Piou rallie les militaires catholiques et ceux nationalistes libéraux qui veulent s’engager activement en politique, « dans une ligue devenue à la mode », lucides sur l’impuissance de la droite monarchiste61. Les réunions se multiplient en France, à l’instar de Bordeaux en juillet 1903 avec le général Jaquey, pour drainer les monarchistes engagés dans les ligues nationalistes et les milieux bonapartistes autour du prince Victor62. Des figures aussi différentes que les amiraux de Cuverville (1834-1912), sénateur du Finistère élu en 1901, de la Jaille, Bienaimé (1843-1930), député depuis 1905 et rattaché vers 1907, enfin le général Mercier, sénateur en 1900, rejoignent l’ALP. L’itinéraire nationaliste du commandant Emile Driant (1855-1916) est ici un archétype. Depuis le boulangisme de la première heure, avec un détour par la Ligue de la Patrie française après avoir quitté l’armée active en 1905, il est embrigadé par l’Action libérale populaire alors que la ligue d’Action française n’est pas encore organisée. Ce qui lui permet d’être élu député de Nancy en 191063.

31Depuis 1902, l’organisation de Jacques Piou a capté la première des réseaux que l’Action française approche trop tard, à partir de 1905, en jetant les bases de la ligue. L’ALP orchestre donc une rude concurrence pour l’Action française qui a tardé à neutraliser son action. Différemment, avec une intensité plus faible, le Sillon a également pu attirer le milieu militaire. En avril 1908, la jeune section d’Action française d’Epinal organisée par le commandant Picot se vante ainsi de « rallier d’anciens sillonnistes désabusés (Perrin)64 ». Contrairement aux libéraux de l’ALP, la Fédération républicaine ferme avant 1914 la porte aux nationalistes avant d’ouvrir son recrutement après 1919 aux militaires65. En dépit du patronage de l’amiral de La Reveillère, des colonels Victor Mannheim et Emile Schaller à sa fondation, l’Alliance républicaine démocratique a historiquement peu recruté dans les milieux militaires, avant comme après la guerre. Le moment 1900-1914 n’a donc pas été propice à l’Action militaire en dépit des possibilités du reclassement des forces nationalistes dans les nouvelles organisations politiques. Cet échec est autant celui du recrutement que celui de la sociabilité de la ligue qui n’a pas su recueillir l’héritage des vieux réseaux monarchistes militaires. La défiance de la vieille société aristocratique militaire et d’une noblesse d’épée plus naturellement légitimiste qu’attachée aux Orléans n’y est sans doute pas étrangère.

Une nouvelle concurrence après 1919

32L’après-guerre présente une équation différente mais qui provoque les mêmes déceptions pour l’Action française. Les élections législatives du 16 novembre 1919 font certes entrer des militaires au palais Bourbon, à l’exemple du général de Maudhuy (1857-1921), l’un des vainqueurs de la Marne, commandant de la X^e Armée, du général de Castelnau (1851-1944), et du colonel Fabry, ancien rédacteur en chef à L’Intransigeant sous Léon Bailby, mais pas dans les rangs du « parti de l’intelligence ». Tous les candidats militaires présentés sur les listes d’Action française dans les circonscriptions échouent à entrer au Palais Bourbon. Le cas de Paris est bien connu qui ne voit l’élection que de Léon Daudet66. Pour ce succès, les échecs des ténors de la Ligue, en tête desquels Marius Plateau, chef des camelots des rois et Maxime Réal del Sarte, sont multiples. Alors président de la ligue, le colonel-comte Bernard de Vésins, orateur vedette, est battu dans la 1^ère circonscription. Dans la 2^e circonscription de Paris, la liste de Charles Sancerme qui compte le général Clergerie, ancien chef d’état-major du commandement du camp de Paris et en 3^e position le lieutenant-colonel Charles Baudier, bras droit de Clergerie et ancien des services spéciaux militaires, échoue. Il est le correspondant secret de Léon Daudet avec les services spéciaux depuis les campagnes contre l’espionnage allemand, notamment des sociétés Maggi-Kub depuis le procès fameux de 1913. Enfin dans la 4^e circonscription de Paris, le lieutenant Héricourt et le commandant Dublaix, aviateur, ne parviennent à se faire élire67. L’impossibilité d’une traduction parlementaire de l’engagement politique aux couleurs du nationalisme d’Action française détourne très vraisemblablement les militaires les plus pragmatiques aspirant à entrer en politique. De fait, l’expérience de 1919 a la force d’une jurisprudence malheureuse. Elle démontre qu’en dépit de la pause des critiques anti-républicaines les plus virulentes en 1914-1918, l’Action française peine à capitaliser politiquement face à la marée du Bloc national. Hypothéquant l’avenir, elle ne parvient pas à attirer les candidatures des personnalités militaires les plus en vue qui gagnent d’autres formations à la fin de la guerre, à l’heure du Cartel des gauches.

33Après 1924 s’annonce le temps du reflux et d’un certain échec politique. La concurrence provient à partir de 1924 de la Fédération nationale catholique du général de Castelnau, puis à nouveau des ligues dont les Faisceaux de l’ancien ligueur d’action française Georges Valois, en rupture de banc en 1926. Après 1934, le mouvement anti-libéral et anti-parlementaire des Croix-de-Feu du colonel de La Rocque, devenu en 1936 Parti social français, offre une concurrence rude68. Les relations de ces deux organisations avec l’Action française sont désormais mieux connus par les livres de Jacques Nobécourt sur le PSF et de Corinne Bonnafous-Verrax sur la FNC69. Le rôle du général de Castelnau, élu en 1919 à 68 ans député sur une liste du Bloc national dans l’Aveyron, est bien connu. A la Chambre, il siége à son aile conservatrice. Appuyé par les autorités ecclésiastiques en France ainsi que par Pie XI, la FNC, lancée en novembre 1924, fédère en masse des organisations catholiques pour compter jusqu’à 1,5 million de membres fin 1925. Elle recrute notamment une pépinière de militaires70. Moins un parti qu’une ligue engagée dans l’apostolat et la défense des valeurs religieuses, celle-ci mord sur le vivier d’anciens combattants de la guerre de 1914-1918. Dans la résistance au cartel des gauches en 1924-1926, ce phénomène de capture du fleuve des anciens combattants s’accentue jusqu’à la condamnation du journal et de Maurras par Rome en décembre 1926. La crainte de voir se détourner de l’Action française les anciens combattants catholiques devient permanente, notamment au début de l’année 1927. Ouverte en janvier 1927, la rubrique « la fidélité française » affiche désormais dans le journal les manifestations nationales, individuelles et collectives de soutien. L’amiral Schwerer lance alors dans les colonnes du journal un appel à continuer d’honorer le culte chrétien des morts français au sein des organisations d’anciens combattants d’Action française. La crainte de les voir rallier d’autres groupements nationalistes devient rapidement lancinante. La condamnation a revivifié la résistance de la ligue en 1927 avant que les effectifs des sections ne s’érodent, sinon ne s’effondrent, à l’instar de la section de Lille en 1929-193071. En 1936-1937, l’adversaire des tenants de l’antiparlementarisme est devenu La Rocque et son PSF qui absorbe, depuis le 6 février 1934, une partie des forces des ligues dissoutes, dont celles des Croix-de-Feu mais aussi de l’Action française interdites en février 193672.

34Jamais l’Action française n’est apparue, avant et après la guerre, comme le mouvement politique naturel des militaires, en dépit des garanties idéologiques et des valeurs nationalistes publicitaires qu’elle affiche. Excellant à exclure et à diviser plutôt qu’à rassembler, elle a donné l’image la plus inquiétante de la politique qui divise à une société militaire qui rêve à voix haute d’unité d’action et de pensée. L’Action française a échoué à rallier durablement un monde militaire qui ne lui a jamais été majoritairement acquis depuis sa naissance. Son rayonnement intellectuel et culturel provoque des rencontres et suscite des engagements jamais définitifs, qui se traduisent d’autant plus difficilement dans la cité politique que l’antiparlementarisme latent du mouvement constitue un obstacle insurmontable. Certes, le lectorat militaire du journal, difficilement appréciable, est sans doute supérieur aux affiliations à la Ligue. Les thèmes défendus et les débats du journal marquent une génération militaire, même quand celle-ci n’adhère pas à l’ensemble de la doctrine d’Action française. Pourtant, la rencontre entre l’armée et l’Action française pourrait bien être un rendez-vous manqué avant 1914, dilapidé après 1918, progressivement interdit entre décembre 1926 et 1936. L’idée du déclin de l’influence l’emporte ici encore.