Le monde des barreaux et l’Action française
The Action française and the legal circles
p. 101-111
Résumés
L’Action française a exercé une réelle influence dans le monde des barreaux, grâce principalement à ses antennes dans le milieu des avocats catholiques (la Société des jurisconsultes catholiques) et davantage encore peut-être à la pénétration très précoce des doctrines maurassiennes dans les réseaux, longtemps très puissants, du vieux barreau royaliste. La figure centrale du marquis de Roux, bâtonnier du barreau de Poitiers, fournit une excellente illustration de cet ensemble de phénomènes. Mais les avocats ont été relativement peu associés à la vie du mouvement, sinon à l’échelon local, notamment dans la France du Midi. De même, l’AF a beaucoup tardé à se doter d’une organisation destinée plus particulièrement à l’encadrement des professions juridiques, et ses tentatives ont été peu concluantes. Au fil des années, l’influence de l’AF a donc beaucoup décliné, la condamnation pontificale ayant joué ici le rôle d’accélérateur. Dans les années trente, on peut encore parler d’influence de Maurras, mais en tant que mouvement, l’AF ne fait plus le poids face à d’autres réseaux et d’autres structures de la famille « nationaliste ».
The Action française wielded real influence in law circles, mainly thanks to its groupings among Catholic lawyers, such as the Society of Catholic Legal Advisors. Even more important was the early penetration of Maurrassian ideas in the traditionally powerful networks of royalist barristers. The central figure of the Marquis de Roux, president of the Bar in Poitiers, provides an excellent example of this set of phenomena. But lawyers were only marginally involved in the day to day activities of the movement, except at local level, especially in the South of France. Similarly, AF took a long time to develop an organisational framework to accommodate the legal professions, and its attempts were largely unsuccessful. As the years passed, the influence of AF declined considerably, especially as a result of the papal ban. During the 1930s, Maurras’s influence could still be felt, but AF as a movement could no longer compete with other networks and structures within the ‘nationalist’ family.
Texte intégral
1Dans un livre de témoignages publié en 1926 sous le titre Vingt ans d’Action française et autres souvenirs, l’écrivain Louis Dimier a consacré quelques lignes, marquées d’une réelle bienveillance, à la figure emblématique du bâtonnier Marie de Roux. Il a profité de l’occasion pour faire état d’une réflexion de plus vaste portée.
2« Le ton de cette profession », écrit-il à propos des avocats, « s’accordait mal à notre dessein général, à cause de l’habitude qu’elle donne de solliciter l’approbation », ce qui, ajoute-t-il, ne correspondait pas du tout au « style » de la maison1.
3On pourrait trouver sans trop de difficultés un certain nombre de textes de la même encre, en particulier sous la plume de Léon Daudet. Dans la plupart des cas en effet, la réserve teintée de méfiance perce sous l’éloge dès que Daudet parle des avocats, de leurs qualités et de leurs défauts2.
4Au-delà de l’aspect anecdotique, ces écrits ouvrent une piste de recherche qui a constitué la ligne directrice du présent exposé. On résumera en disant que l’histoire des relations entre l’Action française et le monde des avocats a été placée sous le signe d’une constante ambiguïté.
5On développera l’argument en regroupant les différentes observations autour de cinq propositions principales.
6Les avocats ont été très peu nombreux dans les instances dirigeantes des organisations d’AF et dans l’appareil fonctionnant au niveau central.
7Le bon sens invite à laisser ici de côté le cas d’un certain Marcel Guitton, présenté comme responsable du « service juridique » de l’AF pour la période allant du tournant des années vingt et des années trente aux années de l’immédiat avant-guerre. On ne sait en effet pratiquement rien du parcours et des activités d’un personnage dont le nom n’apparaît presque jamais. On dira simplement qu’il appartenait également à l’équipe de direction de l’Association Marius Plateau, l’organisation d’anciens combattants oeuvrant dans la mouvance de l’AF, et qu’il s’agissait selon toute vraisemblance d’un « avocat en titre ». Ce qui veut dire qu’il n’était pas inscrit régulièrement à un barreau – voire qu’il ne l’avait jamais été – et qu’il était donc étranger au milieu professionnel proprement dit3.
8En dernière analyse – et sauf grave oubli de notre part -, la liste se réduit à trois noms.
9Paul Robain a joué un rôle important au sein de la ligue, de part et d’autre de la guerre de 1914-1918, en qualité de responsable du « service des conférences » puis de secrétaire général de l’association4. Inscrit au barreau de Poitiers à l’aube de sa carrière, Paul Robain ne reprit pas d’inscription en 1906 et ne jugea pas utile de rejoindre un autre barreau (qui aurait pu être, en l’occurrence, le barreau de Paris). Même si son cas est un peu différent de celui de Marcel Guitton, on peut donc le considérer davantage comme un ancien avocat que comme un véritable avocat.
10Bâtonnier de l’Ordre des avocats à la cour de Poitiers, le marquis de Roux fut en revanche un véritable avocat, un avocat éminent, très représentatif de tout un secteur de la profession. Il existe un certain nombre de travaux sur le bâtonnier Marie de Roux et une thèse de doctorat en histoire est actuellement en préparation sur cette forte et attachante personnalité5. On se contentera donc de rappeler qu’il déploya une impressionnante activité au service de l’AF, en qualité d’avocat (dans la longue suite de procès qui rythma la vie du mouvement de Charles Maurras), en qualité de responsable politique (en acceptant de siéger dans toutes une série d’instances, au point que la liste en occuperait une page entière) et en qualité de candidat, à Paris, aux élections législatives en 1919 et en 19246. Peu à peu, Marie de Roux est ainsi devenu une sorte de « maître Jacques » des organisations de l’AF, ce qui pose de délicats problèmes si l’on cherche à apprécier l’importance exacte son rôle et à savoir ce qui relève de l’implication effective et ce qui relève plutôt de la mise en avant d’un nom ayant valeur de caution.
11Le troisième nom est celui de Georges Calzant, un jeune avocat à le cour de Paris que le hasard devait conduire à incarner, de manière assez surprenante, la relève des générations. Formé à l’école des organisations d’étudiants de l’AF de l’après-guerre, Georges Calzant, né en 1897, avait su gagner en effet la confiance de quelques-uns des dirigeants du mouvement néo-royaliste, de Charles Maurras en particulier, et s’était imposé comme l’un des hommes-clefs de l’appareil dès le début du second tiers des années trente7. A l’évidence, cet activiste nourrissait davantage de goût pour le combat politique que pour l’exercice du métier qu’il avait choisi. Mais les liens noués avec le Palais, avec ses réseaux et son univers traversé de conflits multiples n’en étaient pas moins très forts.
12L’éloignement idéologique ou la simple disparition physique d’un certain nombre d’avocats qui avaient naguère appartenu à une sorte de couronne extérieure de l’état-major néo-royaliste aidant, l’évolution a donc tendu à braquer le projecteur sur les deux personnalités, par ailleurs fort dissemblables, de Marie de Roux et de Georges Calzant. Il serait sans doute très excessif de parler à ce propos de tandem Marie de Roux – Georges Calzant, même si les deux hommes ont entretenu des relations de travail et que le second a parfois été considéré, à tort ou à raison, comme l’un des collaborateurs du premier8. Le problème principal en effet réside ailleurs. Ce qui a d’abord compté, à notre sens, c’est que la situation ainsi créée présentait deux graves inconvénients dans un contexte de montée en puissance des ligues nationalistes concurrentes :
- elle ne donnait pas aux avocats, aux avocats parisiens notamment, une représentation adéquate au sein des instances de direction de l’organisation ;
- elle ne permettait pas l’émergence d’un pôle d’influence capable d’insuffler le dynamisme nécessaire à la préservation du capital existant.
13Le caractère un peu abrupt de ces dernières appréciations exige de faire état de quelques précisions supplémentaires concernant Marie de Roux et Georges Calzant.
14Le bâtonnier Marie de Roux jouissait de l’estime de très nombreux confrères, bien au-delà des cercles maurrassiens et de la famille traditionaliste. Mais ce notable qui n’était plus dans la force de l’âge ne semble pas avoir eu le tempérament d’un chef de file. Une ambition de ce genre, si elle avait effectivement existé, se serait d’ailleurs heurtée à une série d’obstacles : 1/ Marie de Roux n’appartenait pas au barreau de Paris, ce qui était un élément de faiblesse du point de vue politique ; 2/ il résidait habituellement à Poitiers, loin de l’agitation des états-majors nationaux ; 3/une part importante de ses activités était consacrée à d’autres travaux, en particulier à des travaux historiques de longue haleine.
15Quant à Georges Calzant, il n’est pas abusif de dire qu’il était prisonnier d’une image politique, professionnelle et même personnelle désastreuse. Ses méthodes expéditives l’avaient brouillé avec quantité de monde, en particulier au sein des générations nouvelles. Sa réputation au Palais était en dessous du médiocre et son influence ne dépassait pas les limites d’une petite bande9.
16En revanche, les avocats ont été relativement nombreux, après comme avant la guerre de 1914-1918, dans le réseau des dirigeants locaux, départementaux ou régionaux. Un examen rapide suggère que la présence à des fonctions de responsabilité a été d’autant plus forte que l’AF et les sympathisants maurrassiens exerçaient une influence appréciable au sein des barreaux de la zone concernée. Cette règle de la correspondance géographique souffre toutefois quelques exceptions. A Toulouse, par exemple, l’Ordre des avocats à la cour a longtemps compté dans ses rangs d’éminentes personnalités proches de l’AF, ou considérées comme telles, alors que les organisations de l’AF de la région toulousaine étaient le plus souvent animées par des hommes issus d’autres secteurs socioprofessionnels.
17Il n’était pas possible de procéder à un recensement d’ensemble dans le cadre d’une communication telle que celle-ci. On se bornera donc à fournir quelques indications en prenant appui sur les renseignements donnés par les Almanachs de l’Action française10.
18La moitié Nord de la France a été assez peu concernée, les principales exceptions étant celles de deux départements de la France moyenne, le département de la Vienne (avec Marie de Roux et, après la guerre de 1914-1918, son confrère Guy de La Grange) et le département de la Côte d’or. Les avocats de l’AF sont beaucoup mieux impliqués dans la vie du mouvement sur les terres de la France méridionale, trois grandes zones de force apparaissant de manière très nette : le couloir rhodanien, depuis les départements de l’Ain et de la Savoie jusqu’au département des Bouches-du-Rhône en passant par la Drôme et le Vaucluse, le département de l’Hérault (avec la vigoureuse personnalité de l’avocat André Vincent, sur laquelle on aura l’occasion de revenir) et un certain nombre de départements du sud du Massif Central (Aveyron, Cantal et Lozère, les influences montpelliéraines ayant sans doute beaucoup joué dans les cas de l’Aveyron et de la Lozère). On ajoutera l’isolat des Hautes-Pyrénées et, ce qui mérite d’être souligné, les départements algériens.
19Reste que le groupe des avocats est loin d’avoir été le groupe socioprofessionnel le plus largement représenté au sein de ces organes de direction constitués au niveau local, les propriétaires fonciers, les petits et moyens entrepreneurs et les anciens militaires étant nettement plus nombreux à occuper ce type de fonctions. De même, l’historien des barreaux ne peut qu’être frappé de la quasi-absence des avocats parisiens, en particulier pour la période postérieure à la guerre de 1914-1918.
20L’AF a longtemps disposé de précieux relais dans le monde des professions juridiques, dans la France provinciale sans doute davantage d’ailleurs que dans la capitale.
21Les points d’appui les plus importants ont été au nombre de deux : la Société – l’« Œuvre » pour employer l’appellation originelle – des jurisconsultes catholiques et les réseaux du vieux barreau royaliste. Il faut ajouter qu’il existait de nombreux courants de circulation entre les deux milieux et que l’interpénétration des équipes a sans doute facilité la tâche des hommes de l’AF, dans un premier temps tout au moins.
22Fondée au lendemain de la guerre de 1870-1871 dans la région lyonnaise, la Société des jurisconsultes catholiques réunissait des avocats, des professeurs enseignant dans les facultés libres de droit et d’anciens magistrats (c’est-à-dire dans la plupart des cas des magistrats démissionnaires ou victimes de l’épuration du corps judiciaire)11. L’influence royaliste y était très forte, largement prépondérante même durant de longues années, les deux premiers présidents, le bâtonnier Lucien Brun, représentant à l’Assemblée nationale élue en 1871 puis sénateur inamovible jusqu’à son décès survenu en 1898, et le breton Gustave de Lamarzelle, député puis sénateur du Morbihan, n’ayant jamais fait mystère de leur fidélité à la cause monarchiste. De façon somme toute parfaitement naturelle, le mouvement inspiré par Charles Maurras a donc bénéficié très vite de sympathies actives au sein de l’association12. Au début des années vingt, deux avocats dont les liens avec l’AF étaient de notoriété publique jouaient ainsi un rôle important à la Société : Marie de Roux et Gustave Théry, bâtonnier du barreau de Lille, membres l’un et l’autre de l’organe des jurisconsultes catholiques – l’austère Revue catholique des institutions et du droit – et rapporteurs à l’occasion de différents congrès. Faut-il en conclure, en ratifiant le jugement formulé par Eugen Weber dans son ouvrage classique sur l’AF, que la Société des jurisconsultes catholiques a longtemps été une véritable « place forte » du mouvement ? Nos propres travaux nous incitent à beaucoup nuancer l’appréciation. Une pareille façon de voir néglige en effet l’influence exercée par d’autres courants se réclamant d’une philosophie néo-conservatrice (l’école de Le Play et les équipes de la revue La Réforme sociale, par exemple) et surtout celle des catholiques « ralliés » gravitant dans l’orbite de l’Action libérale populaire de Jacques Piou.
23Le second point d’appui ne correspond pas à un mouvement structuré du type de la Société des jurisconsultes catholiques mais à un milieu, un milieu très diversifié avec des différences sensibles entre les barreaux et les générations. On veut parler de l’univers des avocats demeurés fidèles aux traditions des barreaux royalistes de la Restauration et de la tradition illustrée par le grand Berryer jusqu’à l’extrême fin du IId Empire. Contrairement à ce que l’on pense trop souvent, le triomphe de la République des avocats n’a pas fait litière de ces traditions et n’a pas immédiatement entraîné la dislocation de ces réseaux, parfois très puissants. Dans les dernières années du XIXe siècle, les avocats, y compris les jeunes avocats, sont ainsi très présents dans toute une série de groupements d’inspiration monarchiste : comités royalistes, mouvement de la jeunesse royaliste13, secrétariat des droites (structure, originale, d’aide à l’action des groupes parlementaires), groupe de la Droite royaliste de la Conférence Molé-Tocqueville, équipes de rédaction des journaux attachés à la défense de la cause du Prétendant (le quotidien parisien Le Soleil, notamment). L’AF a été très loin de rallier à son drapeau tous les héritiers de cette tradition, une tradition qui, de Martignac à Berryer, devait beaucoup à une certaine forme de royalisme libéral. La famille Ramel, par exemple, très représentative de ces milieux, est restée inébranlable dans son hostilité. François de Ramel, avocat à la cour, député « conservateur » du Gard de 1919 à 1924 et de 1928 à 1936, épousa entièrement sur ce chapitre les querelles de son père, Fernand de Ramel, avocat « aux conseils » (c’est-à-dire avocat au conseil d’Etat et à la cour de Cassation), également député du Gard14. Reste que l’AF a exercé un pouvoir d’attraction, somme toute parfaitement naturel, et qu’elle a puisé dans ce vivier à la fois des concours et des cautions. Le cas le plus célèbre est celui d’André Buffet, ancien secrétaire de la Conférence du stage, à qui fut confiée la président d’honneur de la ligue15.
24Pour des raisons de nature différente, l’AF de l’entre-deux-guerres a été victime d’un processus de rétrécissement de ses aires d’influence traditionnelles. Dans le cas de la Société des jurisconsultes catholiques, le relâchement des liens a été la conséquence directe de la condamnation pontificale et de la rupture avec toute une partie du monde catholique. Au fil des années, les hommes proches de l’AF ont été ainsi peu à peu marginalisés au sein de l’association : Marie de Roux, par exemple, cesse de participer aux congrès dès la fin des années vingt et quitte le comité de la Revue catholique des institutions et du droit en 193416. Dans le cas des réseaux du vieux barreau d’affinités royalistes, il s’agit plutôt d’un tarissement des sources de renouvellement, même si d’autres facteurs sont probablement entrés en jeu. On pense notamment au manque d’intérêt pour les questions d’ordre électoral et parlementaire affiché de manière de plus en plus ostentatoire à partir de 1924, un choix en opposition directe avec tout un pan de la culture politique de nombreux milieux relevant de cette mouvance et qui aboutissait à vider une tradition plus que centenaire d’une partie de sa substance.
25L’Action française a beaucoup tardé à mettre en place des structures visant plus spécialement à encadrer les avocats membres de la Ligue ou considérés comme proches. De ce point de vue, le contraste est saisissant ave l’effort consenti dans d’autres secteurs professionnels, en particulier dans le secteur des professions médicales.
26Paul Robain, qui n’était plus membre du barreau, et l’omniprésent Marie de Roux ont été associés, au lendemain de la guerre de 1914-1918, à la constitution de la Confédération de l’Intelligence et de la Production française17. Mais la Confédération et l’Union des corporations françaises qui a prolongé son action n’ont pas cherché à s’adresser de manière systématique au monde des professions juridiques. Ce manque d’intérêt est d’autant plus surprenant que le monde en question – celui des avocats notamment – était alors le théâtre de toute une série d’opérations destinées précisément à jeter les bases d’un authentique mouvement associatif.
27En définitive, il a donc fallu attendre l’année 1934-1935 pour que les dirigeants de l’AF ressentent le besoin de prendre des initiatives et de piloter un certain nombre de manifestations dans lesquelles on peut voir l’esquisse d’un effort d’organisation18. Le coup d’envoi semble avoir été donné à l’occasion d’un banquet tenu à Lille le 22 avril 1934. Quelques semaines plus tard, le 9 juillet, Marie de Roux présidait à Paris, à l’Hôtel Lutétia, une réunion ouverte aux « avocats inscrits dans les organisations d’AF » et à « leurs confrères patriotes sympathisants ». On a trace de quelques rares rencontres de ce genre. Pour des raisons qui seront exposées un peu plus loin, on est toutefois en droit de penser que ces opérations beaucoup trop tardives n’ont pas eu un retentissement considérable. Combien d’avocats du barreau de Paris ont-ils été effectivement touchés ? Le caractère lacunaire de la documentation invite à la plus grande prudence. On se bornera donc à faire état de l’estimation proposée sur le moment par un fin connaisseur du monde du Palais, introduit dans toute sorte de réseaux et de milieux, l’avocat et ancien député guesdiste Alexandre Zévaès ; dans un article publié en novembre 1934, Zévaès évalue ainsi le nombre de ses confrères proches de l’AF à une cinquantaine19. Ce qui ne veut pas dire, il s’en faut de beaucoup, qu’une cinquantaine d’avocats parisiens aient été réellement impliqués dans la vie du mouvement.
28L’une des difficultés du problème posé par la mesure de cette audience tient au fait que l’influence intellectuelle de Maurras est souvent passée par le canal de groupes de rencontres et de réflexion appartenant à une couronne extérieure. On repère les noms de quelques avocats dans les cercles d’inspiration traditionaliste, le cercle René de La Tour du Pin, fréquenté par Marie de Roux, ou le Cercle Joseph de Maistre, par exemple. Surtout, les années trente ont été marquées par la montée en puissance d’un Cercle de Sèze, dans lequel certains observateurs ont voulu voir l’équivalent, pour ce qui concernait les milieux judiciaires, du Cercle Fustel de Coulanges pour les milieux universitaires. Présidé par un avocat à la cour, un certain Pierre Xardel, ce Cercle de Sèze a recruté de toute évidence bien au-delà des groupements portant l’estampille de l’AF, le banquet organisé en octobre 1934 ayant ainsi réuni environ 150 personnes, soit au moins le triple des banquets dont il a été fait mention un peu plus haut. Au sein de l’équipe de direction du Cercle de Sèze, on remarquera les noms d’Emile de Taxis, en charge du secrétariat général, et surtout de Félix Calmet-Daage, viceprésident, héritier d’une longue et prestigieuse lignée de notabilités du Palais. Ce Félix Colmet-Daage était un ami de Xavier Vallat, lequel, comme on sait, n’était pas alors un adhérent des organisations d’AF mais entretenait des relations, parfois assez étroites, avec des personnalités gravitant dans la mouvance maurrassienne20.
29A notre sens, l’erreur consisterait donc à attribuer à l’AF et à ses réseaux la responsabilité principale des évolutions idéologiques et politiques survenues au sein du barreau parisien dans les années précédant la seconde guerre mondiale. Le renforcement de l’influence exercée par les groupements d’inspiration catholique ne doit pratiquement rien à l’AF. Certes, les avocats proches de l’AF ont été présents au sein des associations d’obédience nationaliste, le « Comité des avocats des victimes du 6 février » et davantage encore, semble-t-il, le très dynamique Jeune barreau français, apparu en 1934. Mais d’autres réseaux d’affinités ont été autrement plus actifs. On pense notamment aux avocats proches du mouvement des Jeunesses patriotes et, un peu plus tard, aux avocats liés aux organisations Croix-de-Feu et au Parti social français du colonel de La Rocque.
30L’impression générale qui prévaut est donc celle d’un déclin de l’influence, de l’influence de l’AF considérée en tant que mouvement politique organisé tout au moins. Au fond, l’AF n’a su ni faire fructifier durablement le capital de sympathies dont elle disposait au point de départ ni tirer les bénéfices de la forte implantation de ses groupements d’étudiants dans le milieu des facultés de droit.
31Deux observations doivent être présentées à ce sujet.
32Tout historien ayant acquis un minimum de familiarité avec l’univers des barreaux du début du XXe siècle ne peut qu’être frappé par le contraste existant entre deux profils : celui des notabilités (type Marie de Roux) d’une première génération, avec leur enracinement dans le milieu professionnel et leur sens des institutions, celui des avocats militants21, type Georges Calzant ou Antoine Murat, de la génération du personnel d’avant-guerre. Peu à peu, la contribution des avocats à la vie du mouvement a ainsi tendu à se confondre avec un activisme brouillon dont le point d’orgue a sans doute été la journée de protestation organisée en février 1936 contre le retour au barreau de l’ancien ministre Eugène Frot, le « fusilleur du 6 février »22. Dès lors, la question posée est celle d’un brouillage de la communication entre une poignée de responsables dépourvus de véritable légitimité professionnelle et un « vieux Palais » attaché au respect des convenances et des traditions. D’une façon plus générale, on peut aussi émettre l’hypothèse d’un relâchement des liens, des liens politiques en tout cas, entretenus par l’AF avec un certain nombre de milieux qui lui avaient fait confiance durant les premières décennies du siècle. Le cas de plusieurs barreaux de province, celui de Toulouse par exemple, donne beaucoup à réfléchir de ce point de vue précis. Mais il faut bien avouer que les informations demeurent trop fragmentaires pour étayer solidement une telle interprétation.
33Dans le même temps, l’AF a lâché l’autre bout de la chaîne en ce montrant incapable de fidéliser les jeunes recrues du barreau formées à la politique dans le cadre de ses groupements de lycéens et d’étudiants, pourtant très dynamiques. D’autres exposés ayant été présentés sur la question de ces organisations de jeunesse, on se gardera ici d’avancer des hypothèses. Mais il est certain que la déperdition a été considérable. Concrètement, le phénomène a revêtu plusieurs visages. Dans certains cas, la rupture avec l’AF s’est produite à l’aube de la carrière, pour des raisons d’ordre politique et/ou en liaison avec des conflits de personne (des conflits avec Georges Calzant, en particulier). L’exemple le plus célèbre est ici celui de Jacques Renouvin, l’un des membres pourtant les plus actifs de l’AF au barreau de Paris jusqu’à l’année 1934. Dans d’autres cas, manifestement beaucoup plus nombreux, la fréquentation des groupements d’AF a correspondu à un simple engagement de jeunesse, même si cet engagement a éventuellement laissé des traces ; après quoi, et le temps étant venu de passer aux choses sérieuses, en matière politique comme en matière professionnelle, la page est définitivement tournée. Les noms de trois futurs députés, tous trois secrétaires de la Conférence du stage, viennent à ce propos immédiatement à l’esprit : François Martin (qui sera membre du Comité des avocats des victimes du 6 février), Jacques Isorni et Jean-Louis Tixier-Vignancour, qui semble avoir eu des attaches avec l’AF beaucoup plus étroites que ses deux confrères cités précédemment.
34Les considérations qui viennent d’être développées laissent entier le problème d’une « imprégnation maurrassienne » distincte de l’influence politique effectivement exercée par les organisations d’AF. La formule se retrouve, avec quelques variantes, sous la plume de quelques excellents auteurs.
35Cette question d’une imprégnation maurrassienne déconnectée de l’adhésion au mouvement et à ses objectifs purement politiques est une vraie question. Mais le recours trop systématique à la grille d’analyse ainsi choisie de manière au moins implicite revêt parfois l’aspect d’une fuite en avant et présente de sérieux inconvénients, tout spécialement pour ce qui concerne le secteur socioprofessionnel examiné ici.
36On en retiendra deux.
37En premier lieu, ce type d’approche introduit l’équivoque en empêchant de poser franchement le problème d’une éventuelle prise de distance, d’ordre proprement intellectuel, par rapport à quelques-unes des maximes de la philosophie politique maurrassienne. Or certaines évolutions ultérieures sont difficilement intelligibles si l’on ne tient pas compte de l’existence d’un phénomène de ce genre23.
38En second lieu, parler sans autres précautions d’« imprégnation maurrassienne » aboutit souvent à minorer l’influence exercée par d’autres personnalités et d’autres foyers idéologiques. Le glissement à droite, d’une droite parfois assez dure, d’un certain nombre de barreaux, du barreau de Paris en particulier, au cours des années trente correspond à quelque chose de très profond. Mais la mouvance proprement maurrassienne a-t-elle vraiment joué un rôle moteur dans cette évolution ? On peut légitimement en douter. La principale figure du barreau nationaliste parisien au cours de la période a sans doute été le grand Emile de Saint-Auban, le bâtonnier indulgent jusqu’à la complaisance à l’égard des meneurs de l’agitation qui a secoué le Palais au lendemain du 6 février 193424. Or on sait fort bien que cet esprit original et indépendant, ancien du groupe dit de l’Energie française du début du siècle, n’avait jamais manifesté aucune sympathie particulière à l’égard de Maurras et de ses idées, bien au contraire. De même, on ne saurait qualifier de « maurrassien » l’Institut d’études corporatives et sociales, qui fut sans doute, du côté traditionaliste et conservateur, le laboratoire de réflexion le plus influent des années trente dans le milieu des professions juridiques. Certes, des avocats de formation maurrassienne, passé ou non par l’AF, ont participé aux travaux de cet Institut. Mais ils n’ont été ni les plus nombreux ni les plus actifs. Surtout, la priorité donnée à l’entreprise de réorganisation en profondeur de la société impliquait une rupture décisive avec l’obsession du « politique d’abord » chère aux disciples de Maurras.
Notes de bas de page
1 Cf., Louis Dimier, Vingt ans d’Action française et autres souvenirs, Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1926, p. 89.
2 Dans ses souvenirs, Léon Daudet écrira de Marie de Roux, qui avait été son avocat : « De Roux, c’est le Droit fait homme, le Droit avec ce que le mot comporte de pressant, de logique et de catégorique ».
3 Son nom ne figure pas en tout cas au Tableau des avocats inscrits au barreau de Paris. Nous profitons de l’occasion pour remercier Yves Ozanam, archiviste de l’Ordre, de nous avoir aidé à vérifier de très nombreux points concernant les avocats d’AF membres du barreau parisien ou parfois présentés abusivement comme tels. Ce Marcel Guitton est également signalé dans une note de police comme ayant exercé les fonctions de secrétaire de la section du 6e arrondissement de Paris.
4 On prend appui ici sur l’abondante notice biographique parue dans le numéro 11 des Cahiers des Etats Généraux. Paul Robain fut candidat en 1919 dans le premier secteur de la Seine. Il fit mention de son titre d’avocat.
5 Voir principalement : Jacques Valette, « La condamnation de l’Action française dans la Vienne », in Etudes maurrassiennes, 5, deuxième partie, 1986, p. 477-489 ; Maurice Mathieu, « Marie de Roux et le barreau de Poitiers. Culture et politique à la Belle Epoque » in Barreau, politique et culture à la Belle Epoque, études publiées sous la direction de Gilles Le Béguec et Pascal Plas, PULIM, Limoges, 1997, p. 219-239.
6 Marie de Roux fut candidat en 1919 dans le troisième secteur de la Seine. Un autre avocat, Léon Prieur, figurait également sur la liste. Deux autres avocats furent candidats dans la Seine sur les listes patronnées par l’AF : Jules Challamel (1er secteur) et Paul Olagnier (1er secteur). Tous ces avocats parisiens avaient ce que l’on appelait une « forte situation » au Palais.
7 Georges Calzant fut membre des instances de direction de la Fédération des étudiants d’AF (vice-président), de la Fédération des Camelots du Roy (secrétaire général à compter de l’automne 1932) et de l’Association Marius Plateau (membre du comité directeur).
8 Cette collaboration aurait remonté, au plus tard, à l’année 1931. Georges Calzant épaula Marie de Roux dans un certain nombre de procès dans lesquels l’AF était concernée.
9 Sur la personnalité très controversée de Georges Calzant, on trouvera de nombreux renseignements dans le dossier BA 1994 conservé aux APP. Une note en date du 16/5/1936 précise que Georges Calzant « se rend de plus en plus insupportable dans les milieux royalistes, par sa mauvaise humeur constante et ses manières jugées trop autoritaires ». Jacques Renouvin l’aurait un jour traité de « bon à rien ».
10 Il importe toutefois de préciser que la mention « avocat » ne figure pas toujours dans ces almanachs.
11 Sur les origines et les premières années de la Société des jurisconsultes catholiques, on se reportera aux travaux de Catherine Fillon, en particulier à son Histoire du Barreau de Lyon sous la Troisième République, Aléas, Lyon, 1995.
12 Cf., Eugen Weber, L’Action Française, Paris, Stock, 1962, p. 82. Charles Maurras a longtemps disposé d’un ami très sûr au sein de la Société, un certain Antoine Lestra, qui occupait les fonctions de secrétaire. Cet Antoine Lestra était lié au mouvement félibre.
Parmi les avocats d’AF très actifs au sein de cette société, on peut également citer les noms de René Durnerin et de Léon Prieur, défenseur attitré d’un certain nombre de congrégations.
13 Un excellent exemple est ici celui de l’avocat languedocien André Vincent, ancien dirigeant de la Jeunesse royaliste du département de l’Hérault. Voir, à ce sujet, l’article de Philippe Secondy, « Royalisme et associations partisanes. Les « Bleus du Midi » à la fin du XIXe siècle », Revue française de science politique, février 2003, p. 73-99.
14 Sur le caractère très conflictuel des relations de François de Ramel avec l’AF, on trouvera des précisions intéressantes dans le dossier BA 2027 conservé aux APP. Il y eut même un affrontement assez violent, en janvier 1928, entre F. de Ramel et l’homme fort de l’AF dans le Midi languedocien, l’avocat André Vincent.
15 Fils de l’ancien vice-président du Conseil de 1875, André Buffet (1857-1909), avocat au barreau de Paris en 1880, avait été secrétaire de la Conférence en 1884-1885. Compte tenu de sa disparition prématurée, il est très difficile de savoir quel rôle exact il a joué à la tête de la Ligue. La plupart des avocats d’AF de la première génération étaient issus de ce milieu de l’ancien barreau royaliste. On peut cite les cas de Jules Challamel, président des comités royalistes de la Savoie, de Léon Prieur, collaborateur du Soleil ou de Noël Trouvé, ancien du secrétariat des droites. Dans la région lyonnaise, un bon exemple est celui du bâtonnier Régis Flachaire de Roustan.
16 Tous ces événements furent vécus comme un véritable drame par Marie de Roux. On se reportera sur ce point à l’étude de Jacques Valette dont il a été fait état un peu plus haut et aux souvenirs de Xavier Vallat.
17 Paul Robain fut notamment un temps le trésorier du Comité d’action pour la convocation des Etats Généraux. Marie de Roux siégea au comité directeur de la Confédération de l’Intelligence et de la Production française lors de la création de cette association.
18 En dehors des publications de l’AF, la source la plus riche d’informations est constituée par la presse dite du Palais, en particulier par la Gazette du Palais et par la Vie judiciaire.
19 Cf. Alexandre Zévaès, le Cri du Jour, 17 novembre 1934. Article publié sous le titre : « De la Galerie Marchande au Palais Bourbon ».
20 On se reportera d’abord à l’ouvrage publié par Xavier Vallat lui-même en 1945 sous le titre Le nez de Cléopâtre. Souvenirs d’un homme de droite, 1919-1945. Le livre contient deux pages intéressantes (87-88) sur Marie de Roux. Voir aussi Laurent Joly, Xavier Vallat. Du nationalisme chrétien à l’antisémitisme d’Etat, Paris, Grasset, 2001. On sait que l’élection de Xavier Vallat au Conseil de l’Ordre à la veille de la guerre a été parfois interprétée comme une victoire à porter au crédit de l’AF. L’interprétation nous semble abusive.
21 Plusieurs des avocats de ces premières générations, tels Jules Challamel (mort en 1927) ou Léon Prieur (mort en 1935) avaient quitté la scène publique. D’autres semblent bien avoir pris progressivement leurs distances. La principale exception est celle de René Durnerin, avocat aux conseils, demeuré très proche de l’AF.
22 Le mouvement d’agitation a vraiment été l’affaire de l’AF, contrairement au mouvement de février 1934 qui a touché des milieux beaucoup plus larges. Le Conseil de l’Ordre infligea à Georges Calzant 15 jours de suspension. Mais l’irascible ancien dirigeant des Camelots fut encore mêlé à différentes bagarres, en particulier en juin 1936 (altercation avec Robert Lazurick) et en juin 1939.
23 Voir à ce sujet la très suggestive Histoire des avocats et du Barreau de Toulouse du XVIIIe siècle à nos jours, Toulouse, Editions Privat, 1992, en particulier les notices consacrées au bâtonnier Arnal et au bâtonnier Puntous.
24 Sur la personnalité et l’itinéraire du bâtonnier en exercice lors des troubles du 6 février 1934, on se reportera à l’article rédigé par Yves Ozanam, sous le titre « Des combats de l’extrême droite aux honneurs du bâtonnat : Emile de Bruneau de Saint-Auban (1858-1947) » dans l’ouvrage collectif dirigé par Annie Deperchin, Nicolas Derasse et Bruno Dubois sous le titre Figures de la Justice. Etudes en l’honneur de Jean-Pierre Royer.
Auteur
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Gilles Le Béguec
Professeur d'histoire contemporaine à l'université Paris-X Nanterre ; chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po, il y dirige un groupe de travail sur la question des entourages politiques. Auteur d’une thèse soutenue en 1989 sous la direction de René Rémond : L’entrée au Palais-Bourbon. Les filières privilégiées d’accès à la fonction parlementaire (1919-1939), il a consacré plusieurs études à l’histoire des élites politiques, des mouvements gaullistes et des relations entre monde politique et monde des barreaux. Il a dirigé la publication des actes du colloque Barreau, politique et culture à la Belle Epoque (PULIM, 1997) et rédigé La République des avocats (Paris, Armand Colin, 2003).
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