Les ligues nationalistes et l’Action française : un héritage subi et rejeté
The nationalist leagues and the Action française: an heritage both suffered and rejected
p. 87-97
Résumés
L’Action française a toujours entretenu des rapports complexes avec le nationalisme antidreyfusard dont elle est en grande partie issue mais qu’elle a toujours voulu dépasser. Avant même la fondation de l’AF, Maurras élabore une critique extrêmement serrée de l’idéologie des ligues (ou plutôt, dit-il, de leur absence d’idéologie) et de leur tactique, dont les lacunes expliquent à son avis l’échec final. Cela le conduit d’une part à une stratégie très réfléchie de rupture « culturelle » face aux dreyfusards, avec ce que l’on pourrait appeler une sorte de pédagogie de la violence, et d’autre part à une politique de séduction sélective à l’égard des nationalistes, au sein desquels il distingue avec précision ceux qu’il ménage (Jules Lemaitre, finalement gagné à la cause) et les irréductibles qu’il dénigre (Déroulède).
Les résultats obtenus sont inégaux. L’AF va d’abord capter une large partie mais non la totalité de l’héritage du nationalisme moribond à partir de 1902, comme le montre cette année-là le refus définitif de Barrès de se convertir à la monarchie. Ce demi-succès montre que l’AF analysait le nationalisme antidreyfusard de façon incomplète, donc inexacte, et en sous-estimait la réalité idéologique.
The Action française had a complex relationships with the antiDreyfusard nationalism which it partly came from but which it always wanted to outship. Even before the foundation of AF, Maurras worked out an extremely close criticism of the ideology of the leagues – or rather, he said, of their absence of ideology- and their tactics, whose shortcomings, in his opinion, explained their final failure. They led him on the one hand to the adoption of an ideology and well-considered strategy consisting in a “cultural” breaking away from such tactics when facing the Dreyfusards, together with what could be called a sort of pedagogy of violence, and on the other hand to a policy of selective seduction towards nationalists, among whom he carefully distinguished those he handled more gently (Jules Lemaitre), who finally joined the movement, and the diehard he despised (Paul Déroulède).
The success was mixed. The Action française first seize a large part but not all the heritage of the dying nationalism after 1902, as was shown that year by the definitive refusal on the part of Barrès to accept the monarchist system.
This half success shows that the analysis of the antiDreyfusard nationalism by the Action française was incomplete, and so inaccurate, and its ideological reality was underestimated.
Texte intégral
1L’Action française est incontestablement l’héritière, ou plus exactement l’une des héritières du nationalisme antidreyfusard : du point de vue idéologique, mais aussi tactique et culturel, elle lui doit beaucoup, beaucoup plus même qu’elle ne l’avouera. Mais cet héritage est très vivement critiqué, voire récusé, par son héritier : dès le début, les relations entre l’Action française naissante et les ligues déclinantes offrent un mélange ambigu, presque oedipien, de froideur et de sympathie, de collaboration et d’hostilité, voire d’affrontement. C’est le tableau de ce divorce initial, de 1899 à 1902, que l’on veut tenter d’esquisser ici, quand l’Action française, pour exister, veut à la fois récupérer et détruire l’élan nationaliste dont elle procède et qu’elle répudie.
L’héritage du nationalisme
2Il n’est pas inutile de rappeler qu’à ses débuts, l’Action française passe pour un groupe nationaliste parmi les autres, puisqu’en somme n’y figure aucun royaliste en dehors de Maurras et d’Amouretti1. Si Gérault-Richard la présente comme « l’organe officiel des chauvins militaristes2 », ce qui est inexact, Vaugeois lui-même, dans son grand discours inaugural du 20 juin 1899, l’affirme, « il faut que se forme ou se reforme un parti républicain national » (l’allusion provocatrice au boulangisme est claire et nette) et il le répète dans son célèbre article « Réaction, d’abord »3 : « l’Action française sera nationaliste ». Maurras lui-même, lorsqu’il présente aux lecteurs de la Gazette de France le « comité de l’Action française », le désigne comme nationaliste, tout en prenant soin d’en souligner la singularité4.
3De fait, l’Action française hérite du nationalisme déjà déclinant divers traits qui vont s’avérer durables, et d’abord un nom, ce mot nationalisme qui, même complété et corrigé de l’article intégral, ne sera jamais récusé en tant que tel. Tout un vocabulaire qui n’évoque guère l’avant-1789 va passer ainsi dans la rhétorique du mouvement et marquer ses formules les plus ressassées, « tout ce qui est national est nôtre », « la monarchie est de salut public », etc. Nul ne peut faire table rase du passé.
4Plus visiblement, l’Action française récupère sans restriction la plupart des thèmes ou plutôt des haines et des ennemis du nationalisme, et il est sans doute inutile d’y insister : pour l’antisémitisme5, l’antiparlementarisme, l’antimaçonnisme, l’antiprotestantisme6, la haine d’une république faible qui affaiblit la France, la dénonciation d’un régime de bavards, de médiocres et de panamistes, Maurras et les siens n’inventeront absolument rien, sinon, disent-ils, le vrai remède. De même, les rapports très ambigus du nationalisme avec la religion trouveront, avec une formulation plus réfléchie, une vraie postérité dans les distinctions maurrassiennes entre christianisme et catholicisme. Quant à la mythologie nationaliste et à ses combats (boulangisme, Panama, Dreyfus, etc.), l’Action française les assume sans défaillance, quitte à les réécrire entièrement : l’élan sain du boulangisme fut corrompu par les « deux félons juifs, Meyer et Naquet7 » et l’Affaire reste l’événement fondateur et matriciel qui explique tout.
5Toutefois, s’il est vrai que la forme emporte le fond, c’est plus fondamentalement un style que l’Action française reçoit du nationalisme. La violence rhétorique et l’outrance, les avis abrupts et un manichéisme primaire, l’appel au sabre et les attaques ad hominem poussées au paroxysme, cela ne constitue à l’époque le monopole d’aucun parti, mais Rochefort et Drumont surpassent incontestablement leurs rivaux et leur leçon est soigneusement retenue. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’Action française tente vivement en 1907 de racheter la Libre Parole avant de se résigner à fonder son propre quotidien8, puis attire en son sein plusieurs vétérans de la presse nationaliste (le commandant Biot de la Libre Parole, Maurice Talmeyr de l’Intransigeant). Est-il besoin d’ajouter que le ressassement inlassable, la répétition obsessionnelle de postulats contestables tenus pour des évidences, procédés sur lequel Drumont a fondé toute son œuvre, vont contaminer les plumes de l’Action française, jusqu’à la sclérose ?
6Par cette rhétorique de vaincu, le nationalisme lègue aussi à son héritier tout le venin de son impuissance. A l’Action française comme dans les ligues, on attend Godot, l’ultime forfait de la République parlementaire qui va réveiller enfin le pays et accoucher d’une révolution à rebours, avec chez les uns et les autres le même écart entre une efficacité médiatique impressionnante et des résultats bien minces au total : manifestations houleuses, éditoriaux vengeurs, déclarations provocatrices, rien de tout cela ne menace vraiment le régime et tout ce bruit cache mal une abstention à peu près permanente : le seul fait que Maurras se demande gravement si le coup de force est possible prouve qu’il ne l’est pas9 et, dès lors, la littérature et la presse doivent jouer chez lui et les siens le même rôle compensateur et cathartique que chez Barrès.
7Il est plus difficile d’apprécier l’héritage militant. Une partie, une partie seulement des ligueurs passent à l’Action française après la déroute électorale de 1902. S’il reste impossible de donner un pourcentage même approximatif, l’impression (toute subjective, il est vrai) est que le transfert d’allégeance ne concerne qu’une minorité très restreinte. Il paraît en revanche moins contestable de noter qu’à l’exception tardive de Jules Lemaitre, l’Action française n’attire aucun ténor nationaliste et ne recrute que des cadres très subalternes, comme Edouard Dubuc.
Les divergences
8Si l’héritage nationaliste joue un rôle essentiel dans la genèse de l’Action française, celle-ci n’en affiche pas moins, dès le début et de façon très volontaire, des divergences fondamentales avec son prédécesseur.
9En dépit d’un anti-intellectualisme virulent qu’elle partage avec les ligues, l’Action française n’en a pas moins la volonté évidente d’être intelligente. Tirant la leçon des revers subis, ayant de toute façon mieux compris que le pouvoir est d’abord idéologique et qu’on ne détruit que ce qu’on remplace, elle prétend et s’applique à fonder une idéologie et un système de valeurs opposables et donc diamétralement opposés à ceux de la République libérale. Le fait est d’ailleurs bien connu et ne mérite pas qu’on s’y attarde, mais il convient de souligner que les gens de l’AF sont globalement plus intellectuels, plus cultivés et plus désireux de l’être que leurs prédécesseurs nationalistes, et qu’ils font souvent preuve d’un véritable goût pour l’innovation intellectuelle, voire pour l’avant-garde artistique et littéraire10, qui contraste nettement avec le conformisme philistin du ligueur moyen. A tous les points de vue, le « bain culturel » de l’Action française sera de bien meilleur niveau que celui des nationalistes antidreyfusards, particulièrement médiocre, il est vrai. Il suffit pour s’en convaincre de comparer deux pamphlets fondateurs, La France juive et les Monod, pour mesurer l’abîme qui, à égalité de haine, sépare un plumitif besogneux d’un véritable écrivain.
10On constate d’autres différences dans les systèmes de valeurs. Sortir de 1789, des droits de l’homme, de l’individualisme démocratique, quelques nationalistes comme Drumont le souhaitent aussi ardemment que l’Action française mais hésitent à le dire trop vivement, parce que leurs alliés et leur public ne le comprendraient pas : la majeure partie des nationalistes rejette la République parlementaire en place mais pas la République en elle-même, quelles que soient les définitions, parfois minimales ou fantaisistes, qu’ils peuvent en donner. Les hommages réitérés de Déroulède aux droits de l’homme, au suffrage universel, aux lois militaires et scolaires, sont tout bonnement inconcevables à l’Action française, et la relative facilité avec laquelle tant d’élus nationalistes se recyclent à la Fédération républicaine (voire plus à gauche) ou à l’Action libérale montre que le chemin à parcourir ne devait pas être très long.
11Mais c’est aussi en matière de tactique qu’on relève des écarts marqués. Le plus évident tient au jeu électoral, auquel les nationalistes participent avec empressement tandis que l’Action française le rejette a priori11. En outre, cette dernière dispose d’une unité idéologique et stratégique (meneur, organe de presse, objectif, etc.) qui font totalement défaut aux diverses ligues. Cela se voit particulièrement dans l’usage de la violence, pratiquée (assez maladroitement) mais pas divinisée par les nationalistes, alors que Maurras en a une conception réfléchie, maîtrisée, presque esthétisée, et lui assigne une valeur morale et pédagogique digne de Jules Soury, ce qui lui permet une stratégie beaucoup plus contrôlée : violence verbale calculée et violence physique soigneusement ciblée pour sa portée symbolique (Thalamas, Bernstein, etc.), parce qu’à ses yeux, la politique est une guerre, une guerre de destruction où tous les coups sont permis, où l’intelligence comme sa négation sont des armes parmi d’autres, où les idées sont des armées ayant un territoire à conquérir et à organiser12. Dès lors, on est loin des émotions spontanées et peu structurées de l’antidreyfusisme, qui se contentait de réagir sans méthode à une situation jugée insupportable : l’Action française choisit ses cibles (Monod), dose ses provocations (apologie du faux Henry13 et de la dictature14, article « Réaction, d’abord » contre les droits de l’homme15) et quadrille son espace ; quand les antidreyfusards méprisent Quesnay de Beaurepaire et s’éloignent de l’encombrant général Mercier, Maurras les défend hautement, ne cède rien, attaque sans relâche et répète quand tout va mal que la victoire est certaine16, puis, après Rennes, qu’elle est acquise.
12Enfin, pour revenir aux hommes, comment ne pas souligner les différences dans la gestion des effectifs les plus jeunes ? Mouvements de citoyens électeurs, d’adultes déjà installés dans la vie, les ligues sous-estiment et se méfient de leurs jeunes adhérents, réduits à former des groupuscules toujours vassalisés ou à faire scission, comme le montrera l’aigre rupture entre les Jeunesses patriotes et la Ligue des patriotes17. L’Action française fait au contraire confiance aux jeunes et cultive son implantation au quartier latin : à bien des égards, le remplacement des ligues nationalistes par l’AF correspond aussi à une relève de génération et à une inflexion sociologique, qui contribuent à priver Barrès de son titre de « prince de la jeunesse ».
Critique et récupération du nationalisme républicain
13Toute la démarche maurrassienne vise à montrer qu’on n’a le choix qu’entre deux attitudes : anarchie ou monarchie. Quiconque ne va pas à la monarchie sert l’anarchie, quels que soient son patriotisme et sa bonne volonté. Ce postulat oriente toute l’attitude du maître à l’égard de ce qu’il appelle le nationalisme républicain, c’est-à-dire non royaliste : en approuver l’intention, en critiquer l’insuffisance, en dénoncer le danger. Le nationalisme doit être intégral ou se condamner à l’échec, et un nationaliste républicain reste toujours plus républicain que nationaliste : c’est tout ou rien et, malgré la sympathie de Vaugeois, l’antidreyfusard Cavaignac ne trouvera jamais grâce aux yeux de Maurras et des royalistes de la veille18.
14Pour Vaugeois repris par Maurras, il existe trois types de nationalisme, le parlementaire, le plébiscitaire et le royaliste, deux mauvais et un bon19. A l’égard des deux premiers, l’Action française alterne marques d’estime et sarcasmes, les seconds l’emportant nettement sur les premières, et il serait facile de rassembler une volumineuse anthologie des appréciations désobligeantes des nationalistes intégraux pour ceux qui ne le sont pas : par exemple, la nouvelle majorité nationaliste au conseil municipal de Paris n’aura pas de censeur plus impitoyable que les amis de Maurras20. Sans relâche, ce dernier dénonce « la veulerie exemplaire des nationalistes21 » et, trente ans plus tard, il évoquera encore « les affreuses fautes multipliées par le bon parti national de 1898-1899, ses divisions, ses ignorances22 ». A tout propos éclate son exaspération face aux antidreyfusards, à leur impuissance, à leur passivité qui provoquent leur échec final, alors qu’ils avaient tant d’atouts au départ ; leur faute impardonnable est d’avoir accepté de discuter sur la culpabilité de Dreyfus, sujet que Maurras se refuse ostensiblement à aborder parce qu’il est précisément hors de discussion quand l’institution compétente a statué, sous peine de sombrer dans l’anarchie23 : position de principe intangible qu’il oublie d’ailleurs allègrement le moment venu24.
15Toutefois, Maurras est un stratège, avec ce que cela implique de froid calcul et de lucidité. Avec une finesse remarquable, il fait soigneusement le tri, au sein du nationalisme, entre ceux qu’il juge éventuellement gagnables et les autres, et mène en conséquence une politique de séduction sélective qui sait prendre son temps.
16Les plébiscitaires forment le principal groupe d’irrécupérables et ne méritent donc guère de ménagements, qu’ils soient bonapartistes ou républicains. A l’égard des premiers, la condamnation est définitive et Maurras approuve hautement l’appréciation portée par Octave Tauxier ralliant l’Action française : « l’Empire est une réaction contre l’anarchie. Il n’est pas une réaction contre les causes de l’anarchie25 ». Il est entendu que Napoléon était un « vrai démocrate », que le prince Victor est l’ami des juifs et que le bonapartisme ne représente pas une alternative réelle et crédible à la République, puisqu’il est lui-même la République, sous une forme à peine atténuée26. Mais c’est à la République plébiscitaire de Déroulède que Maurras et ses amis réservent l’essentiel de leurs coups, parce qu’elle représente le concurrent le plus structuré et donc le plus dangereux dans leur esprit. Si l’homme est généralement ménagé, voire estimé pour sa tentative de coup d’Etat27, ses idées font l’objet d’une dénonciation inlassable et virulente : l’élection du président de la République au suffrage universel représente une solution cent fois pire que le système actuel28 et Maurras déclare éprouver « de vrais haut-le-cœur » devant les « misérables démonstrations » et « la misère mentale et morale » de l’auteur des Chants du soldat29. Est également vitupéré son refus des phobies fondamentales de l’antidreyfusisme : « M. Déroulède n’a, pour la Juiverie Internationale, qu’estime et considération, et pour la Franc-Maçonnerie, que reconnaissance30 ». Cela explique d’avance les incidents à répétition des années 1908-1912, où Maurras accuse sans rire Déroulède de dreyfusisme et conclut : « Il va falloir sauver la France de Déroulède31 ». On retrouve la même hostilité à l’égard de Georges Thiébaud, d’abord tenu pour fréquentable puis avec lequel Maurras polémique sans complaisance en 1902-190332.
17Drumont bénéficie d’un traitement beaucoup plus favorable et l’on cite toujours l’éloge célèbre que Maurras lui décerne dans sa nécrologie : « Oui, la génération qui eut dix-huit ans l’année de la France juive est tout entière débitrice d’Edouard Drumont. (…) La formule nationaliste est née, presque tout entière, de lui, et Daudet, Barrès, nous tous, nous avons commencé notre voyage dans sa lumière33 ». Toutefois, si, dans ses divers volumes de souvenirs, Léon Daudet rend à plusieurs reprises un hommage chaleureux à Drumont, ami (à éclipse) de son père, Maurras paraît généralement plus réservé sur un homme dont bien des choses le séparent, et il fait une lecture très sélective d’une œuvre qu’il juge incomplète et incapable de proposer quoi que ce soit de positif34. Une polémique assez vive oppose même la Libre Parole à l’Action française en octobre-novembre 1906 à propos d’Esterhazy : pour le premier titre, l’ex-commandant a écrit le bordereau sur l’ordre de Sandherr et n’est pas un traître ; pour le second, il l’a écrit sur l’ordre des juifs et n’est que leur homme de paille35.
18C’est toutefois avec la Ligue de la patrie française, la LPF, et son président Jules Lemaitre que les relations sont les plus ambiguës et l’entreprise de séduction la plus visible. On sait que l’Action française sort de la LPF et Maurras s’est complaisamment vanté (au début) du rôle qu’il affirme avoir joué dans la création de la ligue aînée : c’est notamment lui, dit-il, qui a mis en relation le clan Vaugeois-Pujo avec le couple Dausset-Syveton et qui a suggéré d’approcher Lemaitre36. Dès les premiers jours, cependant, la LPF agace et déçoit par son hétérogénéité, sa prudence et son républicanisme37 ; l’agacement tourne à l’aigreur quand Vaugeois, qui siège au comité directeur, échoue en mars 1899 à y faire admettre Maurras et quand la LPF, terrorisée par les poursuites judiciaires anodines qui la visent, annule une conférence de Barrès38. S’ajoutent à ces froissements d’egos hypersensibles des antipathies personnelles dont le détail importe peu ici mais qui contribuent à tendre très vite les relations entre la puissante LPF et l’encore minuscule mais déjà combatif groupe entourant Maurras. Dès juin 1899, Lemaitre annonce publiquement qu’il se retire du comité de patronage de l’Action française39 ; à l’automne, Lucien Moreau le prend à partie dans la revue grise40 et à partir de 1900, alors que Vaugeois cesse définitivement de siéger au comité directeur de la LPF (mais sans démissionner officiellement), les attaques des maurrassiens deviennent systématiques et vont durer jusqu’aux législatives de 1902, sur le thème du « mélinisme » de la LPF, qui a trahi sa mission primitive41 et dont le chef « a encore trop de poison libéral dans le sang42 ».
19Cependant, en dépit de son agacement, l’obstiné Maurras estime que le temps travaille pour lui, que la LPF va tôt ou tard périr de son inaction et que Lemaitre reste « gagnable ». Aussi le ménage-t-il tout au long de la période, en alternant les marques d’estime et les mises en garde, sans jamais aller trop loin dans un blâme dont la forme courtoise tranche avec son style ordinaire43. Quant à Barrès, on sait avec quelle impatience Maurras attend alors une conversion monarchique à laquelle il attache le plus grand prix.
Le tournant de 1902
20L’année 1902 représente une période très difficile pour Maurras sur le plan personnel (il aurait songé sérieusement au suicide). Elle marque aussi un changement net dans les rapports entre l’Action française et les nationalistes. Avant les législatives, les maurrassiens trahissent une légère hésitation. Leurs premières analyses restent sévères : « Nous n’attendons rien de 1902 », affirme Vaugeois pour qui « les nationalistes demi-républicains se condamnent à la froideur, à l’artifice, à la comédie44 ». Jules Soury va encore plus loin : « Parmi tous ces ‘nationalistes’ de l’Institut, du Sénat, de la Chambre et du conseil municipal, combien en pourrait-on compter qui soient, d’instinct, animés d’une haine implacable, indéfectible, contre les traîtres à la Patrie ?45 ». Puis la question se pose en février d’une éventuelle victoire de la LPF et Vaugeois adjure cette dernière de se débarrasser de la République, sans chercher à l’améliorer sous la forme plébiscitaire ou impériale46. Courte hésitation, aussitôt corrigée le mois suivant : il n’y a décidément rien à espérer d’un nationalisme qui reste infesté de républicanisme et réclame des réformes et de la vertu, « méthode pitoyable » qui confond morale et politique : « Nous sommes arrêtés par là dans un demi-nationalisme fort éloigné de l’intégral » et rien n’est plus impuissant ni plus coupable que le « bon Français » qui ne répudie pas tout contact avec l’individualisme et le libéralisme47.
21L’attitude de Maurras à ce moment montre très clairement que son intransigeance peut sans difficulté s’accommoder d’un réel opportunisme. Au cours de la campagne électorale, il apostrophe durement Jules Lemaitre : « On ne fera rien dans ce pays-ci ni en douceur ni en violence sans ‘la réforme intellectuelle et morale’ de l’élite française ; vous auriez pu présider à cette réforme et laver notre ciel de ses plus funestes ‘nuées’. Mais vous ne l’avez pas voulu »48. Trois jours plus tard, le violent manifeste de Lemaitre dans l’Echo de Paris et la fameuse affiche de la LPF sur « le ministère de l’étranger » font oublier d’un coup tout le mal qu’on vient de dire sur eux49. Puis la défaite marque le retour à la sévérité : le nationalisme reste une minorité désunie, toujours sensible aux droits de l’homme (Maurras incrimine nommément Déroulède et de Marcère) et victime de son absurde stratégie : « La faute des nationalistes a été de viser le nombre, plus que l’énergie qui naît de la qualité et, avant tout, de la qualité des programmes. Une poignée d’hommes a fait la Révolution dans une France royaliste et catholique50 ». Il n’y a plus rien à attendre du nationalisme ordinaire et l’entreprise de séduction tourne court, même si Lemaitre, très lié à Léon Daudet, se laisse peu à peu gagner, jusqu’à l’adhésion finale, vers 1908.
22Mais c’est dans ses rapports avec Barrès que l’année 1902 marque pour Maurras une immense déception, quand il doit enfin admettre que son ami reste décidément hors de l’Action française. La parution de Scènes et doctrines du nationalisme exprime clairement la fidélité du Lorrain à sa conception personnelle du nationalisme, inconciliable avec celle du Provençal, et ce dernier en prend acte, publiquement et douloureusement, dans un long article qui parle de « deuil » : « Votre livre lu, il est clair que nous ne pouvons nous flatter encore de posséder une doctrine commune en tous points51 ».
23Dès la défaite électorale commence la longue agonie du nationalisme antidreyfusard. Elle prouve, aux yeux de l’Action française, la vérité de ses critiques sur les limites et l’impuissance de cette mouvance ; elle lui abandonne aussi un espace à prendre dont Maurras va savoir profiter. Débarrassée de toute concurrence, l’Action française peut maintenant prendre son véritable essor.
24L’Action française s’est présentée comme le nationalisme intégral, c’est-à-dire comme le vrai et seul nationalisme. Tout ce qui l’a précédé n’était pour elle qu’un demi-nationalisme, incohérent, inefficace, voire dangereux.
25A bien des égards, cependant, l’Action française n’a jamais pu renier ses origines ni sortir psychologiquement de l’affaire Dreyfus. On cite toujours l’apostrophe de Maurras sur la « revanche de Dreyfus » au prononcé de son verdict, mais cela ne représente qu’une expression de plus, après beaucoup d’autres, d’un enfermement structurel et obsessionnel qui ne s’est jamais démenti. Par exemple, en 1929, dans une période pourtant très apaisée, l’un de ses orateurs affirme comme une évidence que « à l’heure actuelle encore, nous vivons de l’affaire Dreyfus », tout en admettant que l’Affaire est maintenant bien oubliée52.
26L’Action française avait besoin pour exister de détruire l’antidreyfusisme nationaliste et elle ne lui a pas ménagé ses critiques et même ses invectives, pour minorer tout ce qu’elle lui devait. La suite des événements, notamment quand elle s’essouffle à son tour dans les années trente, montre clairement combien sa vision de ce père encombrant était au total inexacte et partiale : elle en a sous-estimé l’autonomie et la plasticité, elle n’y a vu qu’une ébauche informe et grossière, alors que ce nationalisme non royaliste possédait sa logique propre et son élan particulier. Son renouveau dans les années trente le confirme et il est logique que l’Action française n’ait pu ni le comprendre ni l’absorber. Le nationalisme maurrassien était beaucoup moins intégral qu’il ne le croyait.
Notes de bas de page
1 Eugen Weber, L’Action française, Paris, Stock, 1964, p. 42-43.
2 La Petite République du 11 décembre 1899.
3 L’Action française du 1er août 1899. Certes Vaugeois est déjà, sans le savoir, « en gésine », affichant encore un républicanisme purement nominal, et ces lignes à Barrès sont sans équivoques : « Tout nationaliste est mal à l’aise et se sent dans une intenable équivoque, tant qu’il ne va pas jusqu’à la sagesse monarchiste, — c’est-à-dire jusqu’à retrouver la bonne sensation de l’attachement à un pouvoir de fait. Nous jeûnons de monarchie » (Bibliothèque nationale, n.a.f., fonds Barrès, lettre de Vaugeois, 22 septembre [1900]. Un doute subsiste sur le millésime).
4 Charles Maurras, « Les courants nationalistes d’après M. Henri Vaugeois », dans La Gazette de France du 21 février 1900.
5 Sur l’importance mais aussi les limites de l’influence de Drumont sur Maurras, voir Grégoire Kauffmann, Edouard Drumont, 1844-1917, thèse IEP, 2007, p. 812-821.
6 Maurras n’a pas pu ignorer la campagne lancée en 1895 contre le protestantisme par Georges Thiébaud, mais les polémiques ultérieures entre les deux hommes détourneront le premier de reconnaître sa dette envers le second.
7 Léon Daudet, Devant la douleur, Paris, 1914, rééd. 1992, p. 218.
8 G. Kauffmann, op. cit., p. 821-834.
9 Charles Maurras et H. Dutrait-Crozon, Si le coup de force est possible, Paris, 1910, 99 p.
10 Les cas de Léon Daudet en littérature et de Lucien Rebatet en musique sont bien connus.
11 Léon de Montesquiou, Les Origines et la doctrine de l’Action française, Paris, 1918.
12 Voir la pénétrante analyse de Jérôme Grondeux, « L’Affaire Dreyfus et le surgissement de Charles Maurras dans la vie politique française », dans Michel Leymarie (dir.), La Postérité de l’affaire Dreyfus, Lille, Septentrion, 1998, p. 125-139.
13 Dans son fameux article « Le premier sang » (Gazette de France du 6 septembre 1898), Maurras est original non par la théorie du faux fiduciaire, déjà avancée par Judet, mais par le fait qu’il ne cherche à Henry aucune excuse, aucune circonstance atténuante, mais au contraire le loue pour son geste et en affirme la grandeur.
14 Le roi sera un « dictateur nécessaire autant que légitime » (Ch. Maurras, Petit manuel de l’enquête sur la monarchie, Versailles, 1928, p. 205).
15 Noter que Vaugeois récidive contre les droits de l’homme dans sa conférence privée du 13 mars 1900 et que, selon le policier présent, Barrès l’approuve (Archives de la Préfecture de police, Ba 109, 14 mars 1900).
16 Voir son analyse offensive de l’arrêt de cassation dans Gazette de France du 7 juin 1899 ; depuis le 31 mai, il publie une série intitulée « Petites notes sur l’agonie dreyfusienne » (contre Ballot-Beaupré, Manau, Mornard, etc.). Sur Quesnay de Beaurepaire, voir son article ibidem, 9 juillet 1899.
17 Cette rupture intervient au début des années vingt, mais dès les années 1900-1905, la Ligue des patriotes avait eu des rapports houleux avec sa Jeunesse républicaine plébiscitaire et l’avait laissée dépérir.
18 « Cavaignac est bien antidreyfusard, mais il est surtout républicain, et, par conséquent, plus républicain qu’antidreyfusard » (anonyme, « Cavaignac le lâcheur », dans la Gazette de France du 18 janvier 1900).
19 Voir le compte rendu fait par Maurras de la conférence de Vaugeois à la salle de la rue d’Athènes, le 16 février 1900, dans la Gazette de France du 21.
20 Voir l’article anonyme au titre éloquent, « Des mots ! des mots ! des mots ! », dans la Gazette de France du 20 septembre 1900, dénonçant la mollesse et l’impuissance des édiles. Mêmes attaques ultérieurement : « Un impair des nationalistes » (no du 2 octobre suivant), « Les Lemaitre et les Grébauval » (no du 29 janvier 1901), etc.
21 Gazette de France du 14 avril 1901.
22 Ch. Maurras, Au Signe de Flore, La fondation de l'Action française, 1898-1900, Paris, 1931, p. XIV.
23 « Il n’y a pas d’affaire Dreyfus » et « Je n’ai jamais accusé Dreyfus » (titres de ses articles dans la Gazette de France des 19 janvier et 31 mai 1899) ; « nous ne fûmes jamais de ceux qui s’évertuaient à discuter sur la culpabilité de Dreyfus » (ibid., 9 avril 1899).
24 Voir sa série « Philosophie de l’audience » sur le procès de Rennes, dans le supplément de La Gazette de France.
25 Ch. Maurras, « Adhésion de M. Octave Tauxier à la monarchie », dans L’Action française du 1er avril 1902, p. 568-575.
26 Réponse de Ch. Maurras à Albert Vandal dans La Gazette de France des 2-3 janvier 1902. Voir aussi l’article de Léon de Montesquiou, « Réponses », dans l’Action française du 15 février 1902, p. 282-290. On ne citera pas ici les multiples articles de la Gazette de France dénonçant l’attitude du prince Victor Bonaparte.
27 L’éloge qu’en fait Vaugeois le 20 juin 1899 est à l’origine du fameux incident avec de Mahy.
28 F. Amouretti, « Le Plébiscite », dans la Gazette de France du 24 février 1899 ; Charles Maurras, « L’Hérédité et l’élection », ibid., no suivant ; « Déroulède, nationaliste américain » (28 octobre 1900), « Les Errata de Déroulède » (23 février 1901), etc.
29 Ch. Maurras, « Le Nationalisme intégral selon M. Paul Déroulède », dans la Gazette de France du 30 mai 1901.
30 La Gazette de France du 4 juillet 1899 (après le discours de Saint-Cloud où Déroulède a paru admettre comme possible l’hypothèse de l’innocence de Dreyfus). Même idée dans « Déroulède et les juifs », no du 1er août suivant, et dans les nombreux articles parus notamment de janvier à avril 1900.
31 L’Action française du 17 juin 1909.
32 Voir les lettres de Thiébaud à Maurras (Archives nationales, 576 AP 55). Vaugeois a rendu au premier un vif hommage en 1900 (« Nos amis : Georges Thiébaud », dans L’Action française du 1er juillet 1900, p. 9-14), mais leurs liens se relâcheront par la suite.
33 L’Action française du 6 février 1917.
34 Voir la série d’articles de Maurras dans La Libre Parole (fin 1902 et début 1903), lors de la polémique Maurras-Thiébaud.
35 G. Kauffmann, op. cit., p. 803-804. Face à Maurras, Drumont et Boisandré ne sont pas de taille et le général Mercier les prie rapidement de se taire.
36 Ch. Maurras, « A la LPF », dans la Gazette de France du 12 mars 1899. Il déclare à Dausset que la LPF va devenir « la vraie ligue de l’action française ». Récit quelque peu divergent dans Au signe de Flore, op. cit., p. 85-86.
37 Premières critiques perçant sous des éloges convenus dans l’article de Maurras cité à la note précédente (il y parle de « capitulation ») et dans celui d’Amouretti, « Osez donc ! » (ibid., 21 janvier 1899), relevant l’absence de tout programme positif.
38 Bibliothèque nationale, n.a.f., fonds Barrès, lettre de Vaugeois no 3, s.d. Barrès et Maurras se confient leur scepticisme et leur dépit (La République ou le roi, correspondance inédite, 1888-1923, Paris, 1970, p. 201-203 et 223-224).
39 Note dans l’Echo de Paris du 23 juin 1899. Sur l’hostilité précoce de la LPF à l’égard de l’Action française, voir Archives nationales, F7 12862, 24 mai 1899.
40 L. Moreau, « ‘Question de fait’, dit M. Jules Lemaitre », dans L’Action française du 15 octobre 1899, p. 328-340.
41 Vaugeois donne à ce sujet une version très fantaisiste des faits : « Ce fut bien contre le Régime, ce fut bien contre la Constitution parlementaire, ce fut bien contre le système de bavardage irresponsable et payé, ce fut bien contre le règne des ‘majorités’ de couloirs et des ministères de Bourse ou de ‘coulisse’ que l’on dressa la Patrie française » (« Il faudrait le dire », dans l’Action française du 1er mai 1902, p. 732).
42 Voir la réponse d’H. Vaugeois à Urbain Gohier dans L’Action française du 1er avril 1902, p. 563.
43 C’est parfaitement net dans ses deux articles de La Gazette de France des 1er et 12 novembre 1899.
44 H. Vaugeois, « L’Histoire de France est-elle finie ? », dans L’Action française du 1er janvier 1902, p. 4.
45 J. Soury, « Résurrection », dans L’Action française du 1er janvier 1902, p. 12.
46 H. Vaugeois, « L’Embaumeur », dans L’Action française du 15 février 1902, p. 275-281.
47 H. Vaugeois, « Après le nationalisme », dans L’Action française du 15 mars 1902, p. 461-468.
48 Gazette de France du 20 avril 1902, faisant suite à diverses attaques parues les 13 et 19 avril. Sur cette lettre ouverte à Lemaitre, voir les sarcasmes d’Arthur Ranc, « Jules Lemaitre et Charles Maurras », dans le Siècle du 22 avril 1902.
49 Gazette de France du 23 avril 1902.
50 Ch. Maurras, « L’Energie des minorités », dans La Gazette de France du 15 mai 1902.
51 Ch. Maurras, « Scènes et doctrines du nationalisme : à Maurice Barrès », dans La Gazette de France du 29 mai 1902.
52 Colonel Georges Larpent, « Les Leçons de l’affaire Dreyfus », conférence publiée dans Cours et conférences de l’Action française, octobre 1929, p. 184.
Auteur
Bertrand Joly, né en 1954, professeur d'histoire contemporaine à l'université de Nantes. Spécialiste d’histoire politique, il est notamment l’auteur d'une biographie de Paul Déroulède et d'un Dictionnaire biographique et géographique du nationalisme français (1880-1900).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les entrepreneurs du coton
Innovation et développement économique (France du Nord, 1700-1830)
Mohamed Kasdi
2014
Les Houillères entre l’État, le marché et la société
Les territoires de la résilience (xviiie - xxie siècles)
Sylvie Aprile, Matthieu de Oliveira, Béatrice Touchelay et al. (dir.)
2015
Les Écoles dans la guerre
Acteurs et institutions éducatives dans les tourmentes guerrières (xviie-xxe siècles)
Jean-François Condette (dir.)
2014
Europe de papier
Projets européens au xixe siècle
Sylvie Aprile, Cristina Cassina, Philippe Darriulat et al. (dir.)
2015