Introduction

1Singulière histoire que celle de l’Action française. Le mouvement animé par Charles Maurras a pris racine dans un tout autre monde que celui d’aujourd’hui ; ses thèses comme la violence verbale ou physique dont il fit preuve heurtent beaucoup d’entre nous. Il n’a jamais connu de débouché politique véritable. Mais il garde un pouvoir d’attraction certain, comme en témoignent l’ampleur et la diversité de la bibliographie ayant trait au sujet, où les témoignages des contemporains et des acteurs, les ouvrages à caractère apologétique des épigones voisinent avec les travaux scientifiques.

2Pendant près d’un demi-siècle, de son « âge d’or », la Belle Epoque, à la Seconde Guerre mondiale, jusqu’à cette phase que Pierre Nora nomme le second apogée de l’Action française1, il a constitué un pôle important de la vie politique et culturelle de notre pays. Ne serait-ce qu’à ce titre, il demeure un point de passage obligé pour quiconque s’intéresse à la III^e République.

3De prime abord, le « nationalisme intégral » paraît apporter une doctrine charpentée, un système d’explication structuré et global qui rendrait aussi bien compte du passé qu’il apporterait des solutions pour le présent. Ses thèmes récurrents, pour ne pas dire obsessionnels, sont bien connus : l’hostilité à la Révolution française, l’antirépublicanisme, l’antiparlementarisme, l’antilibéralisme, l’antisémitisme, l’anti-individualisme… Michael Sutton a justement relevé que « pour Maurras, le romantisme et les idées de 1789 n’étaient que deux aspects du même mal, un individualisme qui exagère l’importance du sujet au détriment de l’ordre social et politique dont l’individu n’est qu’un élément transitoire2 ».

4Les études réunies ici se proposent de reprendre à nouveaux frais l’examen d’aspects idéologiques déjà connus du mouvement d’extrême droite ou d’en explorer d’autres, peu abordés, par des approches qui sont, pour beaucoup, socioculturelles. Dans la biographie qu’il consacre au doctrinaire, Pierre Boutang disait vouloir s’occuper, non de l’histoire de l’Action française, mais de Maurras3. Ici, le propos est sensiblement différent : il ne s’agit pas tant d’interroger l’œuvre de Maurras ou sa destinée, ou bien encore de reprendre linéairement l’histoire de l’Action française, que de traiter du maurrassisme et de tenter d’évaluer combien et comment le mouvement d’extrême droite imprégna la société française.

5L’Action française, née au temps de l’affaire Dreyfus, est issue d’un nationalisme antidreyfusard dont elle capte, pour partie, l’héritage. Elle entretient un rapport privilégié avec le passé, en particulier avec la Révolution française dont elle a une vision pathologique. Aussi la première partie est-elle consacrée aux héritages, que ceux-ci aient été revendiqués ou bien refusés par le mouvement. Pour manifester des rejets communs, l’« école capétienne » n’en propose pas moins des interprétations différentes et des conceptions diverses de l’histoire.

6L’adhésion ou le compagnonnage avec l’Action française sont dus, comme dans tout mouvement politique, à des motifs fort divers : politiques, idéologiques, socioculturels, religieux, philosophiques, familiaux, esthétiques… Et, parfois rapidement, des convergences sont données comme existant a priori entre certains milieux et le mouvement d’extrême droite, considéré comme l’interprète naturel de plusieurs catégories sociales. Quatre milieux sociaux - juridiques, médicaux, militaires, économiques - sont pris en considération ; il s’agit ici d’affiner la connaissance de l’implantation, de l’imprégnation ou de l’écho rencontré par le maurrassisme, d’en savoir plus sur les stratégies, les réseaux, les organes de presse et des groupements spécifiques mis en place, de voir si le journal se fait le relais de thèmes et de préoccupations de groupes socioprofessionnels. Nous ne nous cachons pas que d’autres études globales restent à faire. Par exemple sur le monde rural, sur les professions intellectuelles ou sur la France des châteaux, les Almanachs de l’Action française, avant comme après la Grande Guerre, indiquant une forte présence de personnes titrées parmi les cadres du mouvement.

7Le maurrassisme, affirme Emmanuel Beau de Loménie, « n’a jamais à proprement parler pénétré les cadres dirigeants du pays4 ». Cette réflexion, menée tardivement par un ancien d’Action française, retient l’attention. Il convient en effet de voir si le mouvement n’a pas plus particulièrement informé certaines catégories, parisiennes ou provinciales, chez ou au-delà des « élites ».

8Les trois principaux milieux religieux sont l’objet des études suivantes. Bien des élites catholiques, on le sait, ont adhéré à la ligue maurrassienne avant que le pape ne condamne en 1926 le mouvement et son « politique d’abord », auquel est opposée la « primauté du spirituel ». Certains pensaient y trouver le prolongement de leur foi. D’autres, attachés à une « Eglise de l’ordre », -à laquelle est dédicacée Le Dilemme de Marc Sangnier en 1906-voyaient dans le mouvement le lieu et le levier d’une alliance politico-religieuse. Beaucoup se trouvèrent déchirés entre deux fidélités. Mais l’uniformité supposée du recrutement catholique mérite d’être examinée de plus près. Par ailleurs, on ne manquera pas d’être surpris par les réactions bien différentes des « Français israélites » face à l’antisémitisme de l’Action française ou par l’existence d’un groupe, à vrai dire, très minoritaire de protestants maurrassiens.

9La prise en compte de la dimension générationnelle dans l’histoire du mouvement n’est pas indifférente. L’activisme violent des jeunes d’Action française et des Camelots du roi est connu. Mais il convient, là encore, de prendre la mesure de leur influence avant comme après la Grande Guerre qui en voit mourir beaucoup, comme d’autres de leur âge. « Les étudiants de 1905 ont maintenant quarante ans ou plus, écrit en 1925 Louis Latzarus dans La France veut-elle un roi ? Ils se sont répandus dans les provinces, et, médecins, avoués, ingénieurs ou notaires, occupent un poste ou disposent d’une influence. […] Et d’année en année, viennent se ranger derrière eux de nouvelles recrues qui rajeunissent les impressions anciennes5. » « Les bacheliers turbulents de 1924 [sont] devenus les ‘fascistes’ de 1934 », rapporte Lucien Rebatet dans Les Décombres6. Ici, à l’évidence, se trouve posée la difficile question de la « dérive fasciste », qui ne se réduit pas au seul aspect important des générations successives.

10L’Action française recrute des partisans chez les jeunes. Elle en trouve aussi, on le verra, chez des femmes des cercles nobiliaires et chez certaines dirigeantes d’organisations catholiques féminines. De même, au-delà de la forte personnalité de Léon Daudet, elle trouve des « compagnons de route » dans la Chambre du Bloc national, plus particulièrement au sein du groupe des Indépendants.

11On se souvient que Victor Nguyen avait notamment impulsé dans les Etudes maurrassiennes des études de cas régionaux. Plusieurs contributions permettent de reprendre par un autre biais des questions posées précédemment : comment, dans telle ou telle région, se sont effectuées, en fonction d’un terreau spécifique, la réception et la diffusion des thèses de l’Action française ? Quelle est la part qui revient à des figures telles que celles de Monseigneur de Cabrières, l’évêque monarchiste de Montpellier, du commandant Dromard en Provence ou bien de l’industriel Eugène Mathon dans le Nord ? Derrière les différences régionales, note-t-on de manière plus générale une reviviscence, la greffe d’un néo-monarchisme sur un vieux tronc, la captation de courants nationalistes antérieurs ou une alliance inédite entre monarchisme, nationalisme et catholicisme, menée par des hommes qui, selon l’analyse de René Rémond, sont restés « au fond toujours plus nationalistes que monarchistes, et plus monarchistes que royalistes7 ».

12Le mouvement éprouve-t-il l’opposition et la concurrence d’autres formations politiques ou religieuses ? Deux questions apparaissent ici : peut-on dire que les thèses et les thèmes de l’Action française ont momentanément ou durablement imprégné, sur les plans local ou national, des hommes ou des familles politiques autres que les siens ? Doit-on parler d’une hégémonie ou bien d’une influence de l’Action française, une influence qu’il conviendrait d’apprécier en fonction des phases d’expansion et de repli et de juger à l’aune d’autres mouvements ou partis après la Seconde Guerre mondiale ?

13Une bonne part du magistère intellectuel de Maurras et de l’influence du maurrassisme provient du journal L’Action française. Albert Thibaudet souligne ce point : après avoir rappelé l’importance qu’ont eue Maurras et Daudet, les deux têtes du journal, il précise : « L’Action française n’est pas le nom, ou est à peine le nom, d’un parti politique : c’est le nom d’un journal à gros tirage, admirablement fait8. »

14Les vecteurs de diffusion doctrinale du maurrassisme constituent en effet un pôle important qui, certes, exerce une séduction et des adhésions et qui trouve un lectorat au-delà des cercles des fidèles. Mais les thèses que véhiculent ces journaux ou ces revues suscitent aussi bien des oppositions. Oppositions catholiques précoces, comme celles de Maurice Blondel ou de Luigi Sturzo, ou plus tardives, comme celle de Jacques Maritain au temps de la crise de 1926-1927 ; ou bien encore oppositions politiques de dissidents devenus critiques qui ont connu de l’intérieur le mouvement. Sans compter, bien sûr, les oppositions politiques venues de milieux qui lui sont tout à fait étrangers.

15Georges Valois qui, en 1927, est juge et partie – on devrait plutôt dire parti-, évoque expressément l’hégémonie de l’Action française, selon lui incontestée jusqu’en 19259. A vrai dire, est-il légitime de parler de l’hégémonie de ce mouvement que Pierre Nora qualifiait d’« envers de la République10 » ? Compte tenu de l’écart entre l’ascendant idéologique et culturel qu’il a exercé et son poids dans la vie française, dans la vie politique notamment, ne convient-il pas de parler plutôt d’imprégnation et d’influence du maurrassisme, une influence qui aurait décliné dès avant la condamnation pontificale de 1926 ?

16Précisons enfin que ce colloque est le premier d’une série. Les 15 et 16 mai 2008, un colloque international consacré au maurrassisme hors de France sera organisé par Olivier Dard et Michel Grunewald à l’Université de Metz. Enfin, un troisième colloque, qui se déroulera en mars 2009, se penchera plus spécialement sur les rapports que le maurrassisme entretint avec la culture.