Le cancer américain : un titre phare de l’antiaméricanisme français de l’entre-deux-guerres
p. 115-133
Texte intégral
1Paru en octobre 1931, Le Cancer américain est le second ouvrage publié aux éditions Rieder par Robert Aron et Arnaud Dandieu, deux des figures marquantes des relèves des années trente qui sont aux origines d’un des mouvements emblématiques de la nébuleuse « non-conformiste », l’Ordre nouveau. S’il n’a jamais été réédité depuis cette date1, il est régulièrement mentionné dans tous les ouvrages traitant de l’antiaméricanisme, des travaux pionniers de Paul A. Gagnon2 à l’essai récent de Philippe Roger qui le qualifie de « plus virulent des essais antiaméricains de l’entre-deux-guerres »3, en passant par le livre de David Strauss4.
1. Un essai sur un sujet phare
2Robert Aron et Arnaud Dandieu interviennent sur un objet qui, depuis la parution et le succès des Scènes de la vie future de Georges Duhamel (printemps 1930) a donné lieu à un ample débat5. Objet d’une « fascination réticente » des débuts de la IIIe République à la Première Guerre mondiale6, les États-Unis sont massivement critiqués au tournant des années vingt trente, 1927, semblant marquer sur ce plan un point de départ7. Ouvrages, articles, enquêtes (notamment celle du Figaro sur le « procès ouvert sur la civilisation américaine » entre novembre 1930 et février 19318) se sont multipliés et ont donné lieu à de multiples commentaires et analyses. La tonalité est dans l’ensemble antiaméricaine mais il faut d’abord voir, au-delà d’une peinture au vitriol de la société d’outre-atlantique, « un essai », comme l’a souligné Georges Duhamel lui-même, « sur la marche et le sens de la civilisation, essai que viennent illustrer plusieurs tableaux dont l’Amérique m’a fourni l’anecdote, les couleurs et les grandes lignes »9. Les Scènes de la vie future, produit d’un voyage de quelques semaines, sont d’abord une attaque en règle contre les « excès de la civilisation industrielle »10, et en particulier contre la rationalisation, la standardisation et le machinisme, thèmes en vogue du débat public en France au tournant des années vingt trente. L’ouvrage est aussi un formidable cri de révolte contre le mal qui menacerait l’Europe : « Cette Amérique représente donc, pour nous, l’Avenir » […] Notre avenir ! Tous les stigmates de cette civilisation dévorante, nous pourrons, avant vingt ans, les découvrir sur les membres de l’Europe. Pour une poignée d’hommes qui considèrent le phénomène avec défiance et tristesse, ils sont mille qui l’appellent à grands cris. »11
3Ces thématiques comme ces attitudes antiaméricaines irriguent en particulier les sphères des nouvelles relèves où baignent Robert Aron et Arnaud Dandieu et renvoient à l’opposition entre « réalistes » et « spiritualistes »12. Les premiers amalgament des essayistes en vue et leurs entourages (Jean Luchaire et la revue Notre temps, Georges Valois et ses Cahiers bleus) des foyers techniciens (le Redressement français du magnat de l’Électricité Ernest Mercier, en attendant X-Crise cher à Jean Coutrot) ou des personnalités politiques et syndicales se sentant à l’étroit dans leurs formations respectives (le libéral André François Poncet, le socialiste Charles Spinasse ou le syndicaliste réformiste Hyacinthe Dubreuil). Les « réalistes » ont fait de l’admiration pour les États-Unis un point d’accord majeur. Convaincus de l’existence d’un retard français, sûrs que ce dernier peut être comblé en important et en acclimatant les méthodes américaines, ils se veulent les chantres d’un consensus productiviste auquel les résultats économiques de la seconde moitié des années vingt (la France connaît des taux de croissance approchant les 5 %) semblent promettre un avenir radieux. Chacun, dans leur spécialité, s’est fait le relais de cette conviction, par le biais d’essais ou d’articles en forme de récit de voyage.
4Parmi les plus célèbres, on compte le livre de Hyacinthe Dubreuil, Standards, sous-titré Le travail américain vu par un ouvrier français, et préfacé par Henry Le Chatelier, le principal introducteur de Taylor en France. Cet ouvrage au rayonnement international (il fut traduit en sept langues et connut 45 éditions séparées13) est un reportage nourri d’un long séjour de l’auteur aux États-Unis (janvier 1927-juin 1928) au cœur de « l’usine « taylorisée » (où il a travaillé) et un éloge du mode de gestion américain du « problème social ». « Coopérer au lieu de se battre »14 est le maître mot de Dubreuil qui entend voir les Français se débarrasser de préjugés vis-à-vis des États-Unis, admettre que la technique est libératrice et par conséquent tout mettre en œuvre pour « réaliser sincèrement l’unité sociale dans une prospérité qui ne laisse personne en dehors d’elle »15. En effet, selon Hyacinthe Dubreuil, « l’organisation scientifique du travail apporte enfin le moyen de réaliser le rêve lointain de ceux qui ont écrit qu’il viendrait un jour où le progrès des arts mécaniques permettrait de subvenir à tous nos besoins matériels avec seulement quelques heures de travail par jour. »16. A la question de savoir s’il faut « adopter les méthodes américaines », la réponse de Dubreuil est sans ambiguïté : « il ne faut pas seulement adopter les méthodes américaines, mais […] surtout acquérir l’esprit qui les crée. »17
5Si la crise a porté un coup très rude aux « réalistes » en mettant en cause leur modèle de référence et en ouvrant les vannes d’un antiaméricanisme actif, force est de constater, que les « spiritualistes » (Jeune droite, fédéralistes de l’Ordre nouveau et personnalistes d’Esprit), n’ont pas attendu les années trente pour dénoncer la civilisation machiniste américaine et mettre en garde contre les périls que rencontrerait la France à vouloir suivre un tel modèle. La crise des années trente est donc pour les « spiritualistes » et d’abord pour les hommes de la Jeune droite, le résultat jugé logique d’un désastre annoncé. C’est ainsi que dans les Cahiers, puis dans Réaction, Jean-Pierre Maxence, qui n’hésite pas à dédier à l’occasion une citation de Waldo Franck à « Jean Luchaire et à ses amis » fustige à la fois l’impérialisme américain et ses conséquences tant économiques et financières (plan Young et querelle des dettes interalliées) que spirituelles et identitaires. Les États-Unis et leur modèle civilisationnel sont accusés de s’attaquer à la substance même de la France et de l’Europe. La revue Réaction lancée par Jean de Fabrègues a ouvert en juin-juillet 1930 dans un numéro double (3-4) le « procès de l’Amérique ». Tandis que Jean de Fabrègues voit dans l’Amérique, son matérialisme et son culte du productivisme, « le monde où la chose a tué l’homme »18, Jean-Pierre Maxence, s’il n’emploie pas le terme de « cancer », manie la métaphore de la maladie. C’est en effet au nom d’un « sursaut retrouvé, d’un râle de fidélité » qu’il importe de « crier devant l’Amérique matérielle » vantée par le Standards de Hyacinthe Dubreuil et surtout, « installée » en France. En effet, selon Maxence, « pour trouver l’Amérique taylorisée et mécanisée, était-il besoin de partir ? Il y a en France une Amérique intérieure […] installée dans nos institutions sociales, dans la mentalité ambiante, dans le cœur même d’une majorité de Français. Quand un Yankee débarque à Paris, il peut voir un pays conquis. »19
2. Le duo Aron/Dandieu
6Lorsqu’ils publient leur second ouvrage commun, Robert Aron et Arnaud Dandieu sont de vieilles connaissances. Ils se sont en effet rencontrés en 1915-1916 en Khâgne au lycée Condorcet. Le premier, né en 1898, a baigné, après son engagement pour la guerre et son agrégation de lettres dans un milieu journalistico-litéraire, cultivant les entrées académiques (il travaille à la Revue des deux mondes) la fréquentation de milieux avant-gardistes (les surréalistes) et l’incontournable Nouvelle revue française. Arnaud Dandieu, né en 1897, a un parcours sensiblement différent : bibliothécaire à la Bibliothèque nationale à partir de 1925, il entend mener une œuvre de poète (il est l’auteur d’un recueil publié en 1925 et intitulé Cercles vicieux) et de critique littéraire (il rédige un essai sur Marcel Proust publié en 1930 sous le titre Marcel Proust : sa révélation psychologique).
7C’est en 1927 que s’amorce une véritable collaboration intellectuelle entre Robert Aron et Arnaud Dandieu qui prend, entre 1927 et 1929, la forme de rencontres de travail bi-hebdomadaires, selon un plan mis au point par le second20. Fondées sur une critique du rationalisme, nourries par les lectures de Georges Sorel, Pierre-Joseph Proudhon et Charles Péguy, leurs recherches approfondissent la « fonction dichotomique » mise au point par Arnaud Dandieu. Il s’agit, pour reprendre les termes de Robert Aron, d’« un mode de pensée, un principe méthodique, selon lequel toute activité humaine, tout travail humain, individuel ou social, comporte deux parts qu’il faut savoir distinguer soigneusement l’une de l’autre, quoiqu’elles soient complémentaires. D’abord la part mécanisée, devenue automatique, où sont enregistrés les résultats de toutes les recherches antérieures, constituant l’acquis de la civilisation. Ensuite, les activités neuves et libres, qui s’exercent dans le sens de la recherche, de la découverte, de l’aventure, de la création. Ce sont elles qui permettent à l’homme de s’adapter à l’évolution des circonstances et d’échapper à la sclérose. Ce sont elles qui permettent aux sociétés de répondre aux sollicitations de leur temps sans s’enfermer dans des routines ou des conformismes dépassés. » Il va de soi cependant, que « l’équilibre entre les deux parts de l’activité humaine évitant les confusions, n’empêche pas une hiérarchie d’exister entre les deux zones, celle de l’automatisme et celle de la liberté. La seconde constitue l’aboutissement, la raison d’être de la première, qui ne doit lui servir que de point d’appui. »21
8Ces deux années de travail débouchent sur la rédaction de deux textes, « Discours contre la méthode » et « l’Esprit révolutionnaire », non publiés à l’époque22. En 1929, par le biais des relations nouées entre Robert Aron et Pierre Lévy, la revue Bifur (dont le rédacteur en chef est alors Georges Ribemont-Desaignes) commanda aux jeunes publicistes un article. Il paraît en septembre 1929 sous le titre « Un phénomène de névrose sociale, le plan Young ». Il permet aux jeunes auteurs d’être remarqués et invités à rédiger d’autres textes, cette fois ci, dans la revue Europe.
9Fondée en 1923 sous le patronage de Romain Rolland, Europe est dirigée à partir de 1929 par une équipe plus jeune, dominée par la figure de Jean Guéhenno (nouveau rédacteur en chef) mais aussi par les « Commentaires » de Jean-Richard Bloch et la « Chronique des Idées » animée par Jean Prévost et Jacques Robertfrance. Jeune écrivain précocement disparu (1898-1932), il est arrivé au secrétariat de la rédaction en 1927 et est aussi le secrétaire des Éditions Rieder23. Au tournant des années trente, les lignes de force d’Europe renvoient à un fort pacifisme24 et à un souci d’ouverture à l’Allemagne (Europe donne un écho important aux récits de guerre parus outre-Rhin et la parole à de grandes figures allemandes-Thomas Mann-)25. Il s’agit, pour sa nouvelle direction, d’affermir sa légitimité dans le débat public, de consolider sa place aux côtés de la Nouvelle revue française et d’élargir l’éventail de ses collaborateurs à la jeune génération dont Robert Aron et Arnaud Dandieu s’affirment comme des éléments prometteurs.
10A la différence d’Arnaud Dandieu, Robert Aron a déjà tissé des liens directs avec Europe, ayant signé en particulier en 1927 un manifeste publié dans la revue et dénonçant, au nom du refus de « la mobilisation des consciences », la loi (dite loi Paul-Boncour) votée par la Chambre des députés le 7 mars 1927 sur l’organisation générale de la Nation en temps de guerre26. Le duo fait son entrée conjointe dans la publication à laquelle il donne, de janvier 1930 à la fin de 1932 des contributions régulières qui ont pour thème, dans le prolongement du texte paru dans Bifur, des questions directement liées à l’économie et aux relations internationales (« de Wall street à la Haye », « Paix par l’argent et guerre du blé »), ce qui n’exclut pas des articles personnels dus au seul Dandieu. Il publie ainsi des comptes rendus ou de petites études sur les philosophes Jean Wahl et Emile Meyerson ou sur le juriste appelé à devenir une figure de marque de la sociologie, Georges Gurvitch. C’est à partir de certaines de ces contributions que Robert Aron et Arnaud Dandieu passent des articles aux livres qui paraissent alors aux éditions Rieder, à la demande de Jacques Robertfrance. Après Décadence de la Nation française qui comportait des développements sur l’Amérique publiés sous forme d’un article intitulé « l’Amérique et la France » dans Europe27, les deux auteurs ont fait paraître Le Cancer américain. Il s’inscrit largement dans le prolongement de publications antérieures, certains de ses chapitres, tel « Misère de la prospérité » reprenant largement le contenu d’articles précédemment parus.
3. Un « cri d’alarme »28 spiritualiste
11Si le titre choisi, « le cancer américain » frappe aujourd’hui par sa véhémence, il est tout aussi fort, vu de 1931, époque où le cancer nourrit déjà les peurs et les inquiétudes. Cette dimension n’échappe nullement aux auteurs qui oscillent entre les termes de « tragédie » ou de « cancer », préférant de loin le second. La métaphore médicale n’est d’ailleurs pas accidentelle dans l’ouvrage qui multiplie, notamment dans ses premières pages, les allusions à la dégénérescence et aux « affres du cancéreux » que serait l’Européen des années trente réputé vivre dans une « époque malade »29. Le contenu de l’essai est indiscutablement violent et ressort à certains égards du pamphlet. L’illustre la floraison des formules choc comme celle inspirée d’Attila : « malgré ses tracteurs et son crédit agricole, malgré ses engrais, son Farm Board’, là où passe l’Américain, l’herbe ne repousse jamais »30. Soulignons aussi la virulence des attaques ad hominem contre les agents réputés porteurs de la maladie. Un premier niveau est formé des commis voyageurs français aux États-Unis, « universitaires, techniciens ou hommes d’affaires ». Sont cités, André Tardieu (qu’Aron et Dandieu ont par la suite de nouveau attaqué violemment dans Europe31), Hyacinthe Dubreuil, l’historien des États-Unis Bernard Faÿ, et le spécialiste de littérature classique Fortunat Strowski (qui trouve « exagéré » le « malaise contemporain » et entend fonder un « humanisme intégral » inséré dans la « cité moderne »32). Aux yeux des auteurs, ils s’apparentent au chien au cou pelé de la fable et sont stigmatisés pour leur « peur […] figée en servilité, la grande peur des bien pensants, c’est-à-dire des incapables de penser par eux-mêmes »33. Un second niveau est formé de « tous les déchets vivants, qui constituent la société cosmopolite, l’élite internationale errant à grand frais d’hôtel en hôtel ou de paquebot en paquebot, pour se retrouver à Genève ou autour des conférences ». Ces derniers, selon Aron et Dandieu, « adhèrent en quelque sorte au noyau des cellules cancéreuses elles-mêmes »34. Mal redoutable, adversaires puissants, le décor est planté et la dramatisation de rigueur. C’est en effet à une crise de civilisation que s’attaquent les deux auteurs spiritualistes, même s’ils lui donnent un sens particulier.
12A l’instar de la prose de bien des nouvelles relèves, il n’est pas question de donner de gages aux aînés. Georges Duhamel est exécuté en une phrase : « Duhamel n’a rien compris, mais il a senti certaines choses ». Mais si son livre « n’a rien appris », il vaut tout de même par son succès, jugé encourageant car il aurait « prouvé parmi le gros public français un sentiment encore très vague, mais très unanime et sincère, du danger américain »35. Non sans suffisance, Aron et Dandieu considèrent qu’il leur appartient d’établir le « diagnostic » de ce « mal obscur », ce dont se serait montré incapable le médecin Georges Duhamel.
13Leur premier effort réside dans sa datation. Là encore, le contre-pied domine car contrairement à une opinion largement répandue, les auteurs ne privilégient pas l’importance de la Première Guerre mondiale comme élément déclencheur de la crise de civilisation européenne. Elle ne serait pas « spécialement responsable des faiblesses et des incohérences de notre temps »36. Selon eux en effet, « le cancer du monde moderne a pris naissance bien loin des charniers de la guerre, en un terrain bien abrité [...] C’est le cancer américain » qu’il définissent par « la suprématie de l’industrie et de la banque sur la vie entière de l’époque » et « l’hégémonie des mécanismes rationnels sur les réalités concrètes et sentimentales, ressorts profonds du véritable progrès de l’homme. »37 Les auteurs invitent par conséquent à repenser la chronologie traditionnelle en centrant l’histoire sur deux dates, 1913 (naissance du Federal Reserve System américain) et 1929 (plan Young) : « entre les deux, il y a la guerre pour déblayer le champ de manœuvre, pour retarder la catastrophe et pour occuper l’opinion ». Une telle démarche, qui peut paraître iconoclaste, plus encore aujourd’hui que jadis puisqu’une partie de l’historiographie depuis 25 ans a mis en avant l’importance de la Première Guerre mondiale comme matrice du XXe siècle (alors que nos auteurs la considèrent comme « une anecdote gigantesque que les historiens futurs auront raison de négliger »), s’explique de deux façons. La première tient à leur intérêt profond pour les questions économiques et monétaires et à l’importance qu’ils leur accordent comme facteur d’explication de la marche du monde, ce qui peut renvoyer chez eux à une imprégnation marxiste et à une connaissance, même imparfaite, des théories de l’impérialisme38 : leur empathie avec la direction d’Europe prend ici tout son sens. L’ouvrage détaille ainsi les différentes modalités de la « colonisation » économique de l’Europe, par le biais de la pénétration des firmes ou via le poids financier des États-Unis même s’il faut relever une vision pour le moins sommaire des relations monétaires internationales, nourries de mythologies sur le pouvoir de la « finance internationale », de la conviction d’un alignement des institutions monétaires européennes, et notamment des banques centrales comme de la Banque des Règlements internationaux vis-à-vis des États-Unis : « l’Europe est pour la banque américaine une manière de colonie »39. Un second élément est d’ordre plus générationnel et renvoie, au tournant de 1931, à l’idée d’une « fin de l’après guerre ». Si ce libellé fait référence à l’enquête conduite par Robert Brasillach dans Candide au cours de l’été 193140, Robert Aron et Arnaud Dandieu, y répondent indirectement en renvoyant dos à dos deux figures nées du conflit mondial, le « pacifiste » et « l’ancien combattant », « tous deux foncièrement respectables, mais également inefficaces et incompréhensifs »41 face aux enjeux nés de la crise des années trente : « un individu est beaucoup plus redoutable et déplorable que ne le sont les morts de la guerre ; et c’est le chômeur »42.
14Le débat en jeu est effet celui de la technique et de la machine, terrain sur lequel ferraillent depuis les années vingt quelques figures de proue des nouvelles relèves, à l’instar d’Emmanuel Berl et de Daniel-Rops. Dans le cadre d’une controverse engagée sur le machinisme et les conséquences de la rationalisation. Berl, a notamment publié des articles marquants sur la « machine » et sur « le « fordisme »43, tandis que Daniel-Rops s’est employé, notamment dans la Revue des deux mondes, à déplorer l’avènement du « machinisme » réputé « pose[r] la croyance implicite au matérialisme et le mépris ignorant du spiritualisme » : « le résultat du machinisme est de faire disparaître tout ce qui, en l’homme, indique l’originalité, constitue la marque de l’individu »44. Au tournant des années trente, Robert Aron et Arnaud Dandieu ont l’ambition d’écrire le « discours contre la technique qu’attend [leur] génération »45. A l’heure de la crise, le résultat serait sans appel : à la rationalisation répondrait le chômage. Si des tayloriens convaincus et militants comme le patron-ingénieur et animateur du groupe X-Crise Jean Coutrot s’efforcent de contrer de telles idées en montrant que la rationalisation ne serait pas responsable de la crise mais qu’elle serait même le seul moyen d’en sortir46, le constat dressé par Robert Aron et Arnaud Dandieu se veut catégorique : « le drame actuel est celui de la monnaie et de la production, de la rationalisation et du chômage : c’est un drame américain d’origine, qui gagne toute l’humanité. »47 Et les deux essayistes d’ajouter : « De la prépondérance bancaire au chômage, ensuite du chômage à la ruine et à la guerre, telle est la marche inéluctable du déterminisme actuel. Déterminisme issu de l’Amérique mais dans lequel l’Europe à son tour se trouve prise. Drame qui fait le sujet de ce livre. Danse macabre des nations conduites par les États-Unis. Nul n’y peut faire exception. »48
15Livre d’actualité, ancré dans les préoccupations de son temps (ainsi que d’ailleurs Décadence de la Nation française), le Cancer américain est aussi un livre riche de perspectives qui dresse un réquisitoire sans appel contre le modèle consumériste qui s’est épanoui outre-Atlantique durant les années vingt et qui a séduit les « réalistes ». Si procès de l’Amérique il y a, encore faut-il s’entendre sur les termes et prendre en considération la définition qu’en donnent Aron et Dandieu : « l’Amérique, si elle est un cadre, n’est plus un cadre territorial, mais bien un cadre de pensée et d’action. L’Amérique, c’est une méthode, une technique, une maladie de l’esprit »49. Plus précisément, « l’esprit yankee » est assimilé à « l’exploitation en série, sur une échelle gigantesque, de la plus lamentable erreur que l’Europe ait jamais commise, de l’erreur rationaliste »50. Pour les auteurs, il s’agit d’instruire le procès de la rationalisation, dans sa dimension industrielle comme financière et comptable. La statistique et son utilisation sont ainsi violemment dénoncées comme le « moyen d’éliminer les facteurs personnels pour réduire tout aux lois des grands nombres, plus inhumaines et plus abstraites »51. La stigmatisation des principes s’accompagne de celle de ses applications et l’essai s’emploie à refuser de voir en l’homme « une machine à produire », engagée dans un cycle infernal complété par la publicité et le crédit : produire pour consommer, acheter à crédit pour consommer et produire pour rembourser le crédit. C’est en ce sens que le « cancer » est jugé pour les auteurs « inopérable » : « La publicité et la suggestion, auxiliaires forcés du crédit, sont des moyens de conquête plus insinuants et plus tenaces que les procédés brutaux du travail à la chaîne et de la standardisation. Grâce à eux, le malade, cessant toute résistance à une oppression extérieure, s’habitue psychologiquement à son mal : il en devient l’allié et ne veut plus être guéri »52. Le seul remède contre « le mythe de la production et du crédit » relève de « l’ordre spirituel ». L’humanité serait donc à un tournant résumé par les auteurs en ces termes : « un dilemme net se pose : ou consacrer le triomphe du mythe de la production, de la religion du crédit et accepter par conséquent le pire asservissement de l’homme, ou, par une révolution profonde, libérer ses facultés psychiques, envahies par l’abstraction et qui subissent en ce moment, le renoncement à elles-mêmes, conséquence nécessaire du cancer américain ». Les auteurs sont catégoriques : aucun compromis n’est envisageable. A l’inverse des « réalistes », nommément cités, Aron et Dandieu soulignent qu’il est profondément illusoire d’« adopte [r] la rationalisation à l’américaine et le mythe de la production, fût-ce contre l’Amérique »53 : la crise allemande serait là pour le rappeler. Quant aux remèdes mis en œuvre pour endiguer les « misères de la prospérité », tous sont « frelatés »54. L’action des organisations philanthropiques suscite une ironie grinçante : « les mêmes font le trust des affaires et de la bienfaisance »55. Que faut-il donc opposer au « cancer américain » ? Une forme de « guerre sainte » ? Il ne saurait en être question, en particulier parce que « la guerre est un contact plus dangereux que n’importe quel autre, et l’on s’américanise contre l’Amérique plus vite encore que pour elle. »56 La seule réponse est celle d’une « révolution spirituelle »57, sous la forme d’un appel à la « conjuration » de la « raison », de la « mystique de la production » et de la « grande peur actuelle »58. Ce livre, dont ses auteurs admettent qu’il est « sans portée constructive et sans valeur doctrinale » invite cependant à un « travail révolutionnaire qui mène à un ordre nouveau »59, en vue de réaliser cette « révolution nécessaire60 », formule qui a servi 18 mois plus tard de titre à leur dernier essai. Si le mouvement doit partir de France, sa perspective est délibérément européenne et c’est avec lyrisme que les derniers paragraphes de l’ouvrage proclament : « puisque aujourd’hui on s’en prend à ta diversité comme à ton unité, à ta peau comme à ton âme, Europe, réveille toi ! »61
4. Réception et portée
16Si dans ses Souvenirs, Robert Aron donne à penser que ses premiers ouvrages écrits en collaboration avec Arnaud Dandieu ont valu à leurs auteurs un véritable succès, force est de constater que la quatrième de couverture du premier numéro de l’Ordre nouveau (mai 1933) invite à davantage de circonspection. Annonçant le numéro 2 prévu pour juin et intitulé « 1935 année critique », les animateurs de la revue mettent en garde leurs lecteurs : « jusqu’à présent toutes les idées émises par les collaborateurs de l’Ordre nouveau ont été reprises deux ans après par la grande presse sous forme approximative et vulgarisée. Lire l’Ordre nouveau, c’est gagner deux ans. »
17En fait, l’impact des deux ouvrages a été relativement réduit. Certes, certains aînés prestigieux ont pu s’y intéresser, notamment Gabriel Marcel et Daniel Halévy62. Le premier, leur ancien professeur de khâgne au lycée Condorcet est tout à fait réservé et ce dès la lecture de Décadence de la nation française ainsi que l’a souligné Robert Aron. Il présente au contraire Daniel Halévy comme acquis à leur démarche, se « précipita[nt] à la Bibliothèque nationale pour y rencontrer Dandieu : ayant revêtu le costume le plus quarante-huitard que l’on puisse imaginer, [...] il vint dire à mon ami toute son estime pour notre œuvre et toute la joie qu’il ressentait à voir des jeunes évoquer la tradition du socialisme français ». Si l’anecdote est piquante, elle mérite d’être remise en perspective. Certes, comme l’indique Sébastien Laurent, Daniel Halévy a distingué Arnaud Dandieu (avec Thierry Maulnier) parmi les maîtres à penser de la jeune génération63. Cependant, non seulement Daniel Halévy, pourtant célébré par les différentes branches des « spiritualistes », reste alors réservé sur leurs réflexions64 même s’il leur consacre quelques lignes favorables dans la Nouvelle Revue de Hongrie, voyant dans leurs deux premiers essais « des études critiques d’une remarquable vigueur » et présentant le Cancer américain comme un « ouvrage de portée générale » sur la critique du capitalisme où « l’Amérique n’y est considérée qu’à titre d’exemple »65. En fait, si l’on suit son biographe, Daniel Halévy ne manifeste au fond une convergence plus poussée qu’avec qu’une seule mouvance, la Jeune droite : Demain la France publié en 1934 par Robert Francis, Thierry Maulnier et Jean-Pierre Maxence serait, si l’on suit Sébastien Laurent, « le seul ouvrage des non-conformistes, dont il rendit compte – avec faveur ».66 L’examen de correspondances d’écrivains qui par la suite ont fait état de la lecture de l’Ordre nouveau (Roger Martin du Gard en dénonce à André Gide « le doctrinarisme (sic) abstrait et la suffisance67 ») est le souvent décevant mais quelques notations montrent que les ouvrages du duo ont pu être lus. Ainsi, Maurice Vaussard, alors directeur du Bulletin catholique international indique à Alexandre Marc avoir de loin préféré Le Cancer américain aux autres essais du duo, et notamment à La Révolution nécessaire68.
18Les sondages que nous avons effectués confirment l’existence d’une réception des essais dans les revues d’idées malgré des absences (Nouvelle revue française, la Critique sociale et même Europe pour Le Cancer américain). Certes, la revue a consacré par la plume d’Albert Crémieux, un compte rendu à Décadence de la Nation française69, mais le Cancer américain ne fait pas l’objet d’une recension alors que la revue est prolixe en comptes rendus de lecture sur les États-Unis. Même si elles ne concernent pas Le Cancer américain, les pages d’Albert Crémieux méritent néanmoins attention. Au-delà des louanges appuyées (qu’un esprit sarcastique pourrait attribuer existant au lien unissant l’éditeur et la revue), il faut souligner la forme d’adoubement que traduit ce compte rendu présentant les deux auteurs comme « intégrés aux collaborateurs qui composent notre équipe ». Par ailleurs, ce qui est d’abord retenu de l’ouvrage, c’est la condamnation du monde moderne, de « « l’épopée rationnelle » de Descartes à Taylor et à Ford [qui] aboutit à un monstre : la civilisation américaine ». Refusant la « confusion » entretenue selon lui par les auteurs entre « rationalisme et rationalisation », Albert Crémieux annonce implicitement leur essai suivant : « ils nous donneront eux-mêmes d’ici peu l’occasion de revenir sur la question. » Le silence d’Europe n’est guère contrebalancé par d’autres publications. Curieusement même, le « dictionnaire du mois littéraire » de La Revue des vivants (fondée en 1927 par Henri de Jouvenel et Henry Malherbe) reprend à son compte pour illustrer la lettre « A » et rendre compte du Cancer américain une citation tirée de la note précitée d’Albert Crémieux70. Fait notable, elle parle beaucoup moins du contenu que des auteurs, symboles d’« une génération qui arrive à l’âge mûr [et] ne se contente pas de cette attitude expectante qui a été celle de toute l’intellectualité d’après guerre » pour appuyer leur démarche présentée comme un effort pour « dominer le chaos des événements » et une « volonté de l’esprit d’affronter directement le réel ». En fait, parmi l’éventail des revues que nous avons dépouillées, seul l’Etat moderne propose un compte rendu détaillé et dans l’ensemble favorable de l’ouvrage71. La revue en avalise les prémisses et la démonstration (le considérant non pas comme un livre « contre l’Amérique » mais « contre l’erreur de méthode qui s’est incarnée en elle », « les excès d’un rationalisme dégénéré et systématique ») tout comme les esquisses de solutions proposées (le rôle essentiel que doivent jouer « les forces jeunes de l’Europe » pour permettre à cette dernière de « sauver » la raison « d’elle-même, c’est-à-dire des excès du rationalisme et du cancer américain »).
19Moins que par leur réception dans la presse, les deux premiers essais d’Aron et Dandieu valent quant à la place qu’ils leur confèrent dans la nébuleuse spiritualiste. En effet, si l’année 1931 est celle des premiers ouvrages, elle est aussi le moment clé débouchant sur la constitution de l’Ordre nouveau qui permet à ces jeunes publicistes de jouer un rôle fondamental dans le milieu des nouvelles relèves dans lequel le duo fait une entrée remarquée et coupe du même coup les ponts avec Europe. La césure n’est pas brutale mais le fossé se creuse progressivement au fur et à mesure qu’Aron et Dandieu se rapprochent des spiritualistes.
20C’est en février 1931 que Arnaud Dandieu et Alexandre Marc ont fait connaissance et se sont découvert, outre Marcel Proust, des affinités communes72. Les réserves d’Alexandre Marc à l’égard de Décadence de la nation française dont il a lu les épreuves73 n’empêchent nullement une collaboration fructueuse de débuter, Arnaud Dandieu et Robert Aron participant à une kyrielle de réunions de l’Ordre nouveau naissant. L’insertion des hommes se double de celle des idées : les thèses des deux essayistes sont connues et diffusées. Ainsi, dès l’été 1931, à l’occasion de la réunion des mouvements de jeunes franco-allemands de Rethel (2-9 août), André Berge, sympathisant de l’Ordre nouveau, fait une référence explicite à Décadence de la Nation française dans son intervention intitulée « Les élites intellectuelles de la jeunesse française face au devoir européen »74. Le cancer américain fait à l’automne 1931 l’objet d’une diffusion efficace. Ainsi, la revue Plans de Philippe Lamour à laquelle le groupe de l’Ordre nouveau s’est associée, publie dans son numéro d’octobre 1931 des extraits de l’essai à paraître ainsi qu’une lettre de Lamour aux auteurs datée du 23 août faisant l’éloge de Décadence de la Nation française (qui avait déjà fait l’objet d’un compte rendu dans un numéro précédent)75. De son côté, Alexandre Marc s’est employé à publier dans LU non seulement des extraits du Cancer américain mais y a présenté fort avantageusement les auteurs76. D’un autre bord, mais fort logiquement, la Jeune droite a salué les premiers essais d’Aron et Dandieu, notamment le second. Jean de Fabrègues écrit ainsi à propos du Cancer américain : « Lorsque nous lisons que le mal de l’Europe est un renoncement à soi-même, nous ne pouvons qu’applaudir. Si l’on nous dit qu’il faut s’attaquer au mythe de la production et à la religion de la technique, faire une révolution spirituelle, nous ne demandons qu’à répondre oui. »77 De même, dans son premier essai, La crise est dans l’homme, Thierry Maulnier a intitulé l’un de ses chapitres, Le Cancer américain. Laudatif sur l’ouvrage d’Aron et de Dandieu, auquel il renvoie pour stigmatiser « l’écrasante menace que la société-machine fait peser sur l’individu humain »78, il s’en distancie quant au remède préconisé, la révolution. En disciple de Charles Maurras, Thierry Maulnier souligne que « la Révolution française a été le premier signe triomphant de la société désastreuse que MM Aron et Dandieu voudraient bien abolir. C’est d’elle que date le divorce de l’homme et des réalités du monde. Nous sommes d’accord avec les auteurs du Cancer américain, ce n’est pas le mot de révolution qui nous fait peur, ni la réalité de la révolution. Mais c’est leur révolution. En vérité, si une grande et difficile révision des valeurs s’impose dans les circonstances présentes, l’idée de révolution doit être la première à la subir. »79
21Cette diffusion des thèses du Cancer américain dans le petit monde des nouvelles relèves permet aux dirigeants de l’Ordre nouveau de tenter de mettre sur pied un Bulletin indépendant et d’envisager d’organiser un mouvement spécifiquement anti-américain. Un « bulletin officiel mensuel » éphémère, l’Effort (mars 1932) s’est ainsi employé à préparer une grande soirée organisée sur « Les États-Unis contre l’esprit » par le groupe de l’Ordre nouveau80. On y trouve notamment une enquête à l’intitulé provocateur : « Après quatre siècles peut-on considérer que la découverte de l’Amérique a constitué un bienfait ou une calamité pour l’humanité ? » Tenue 18 mars 1932 dans la salle de la Société de Géographie du boulevard Saint-Germain, la réunion a rassemblé à la même tribune des éléments les plus en vue des nouvelles relèves et des proches d’Aron et Dandieu. On y trouve en particulier Jean-Pierre Maxence (« l’Amérique contre l’Occident »), Arnaud Dandieu (« Faillite de l’Amérique »), Robert Aron (« Pourquoi les États-Unis ? »), Yvonne Serruys (« La tragi-comédie du coton américain »), Pierre-Olivier Lapie (« La publicité yankee »), Robert Kiéfé (« L’action des trusts en Amérique ») et P. Lavaud (« Un Américain d’Auvergne : André Michelin »).
22A défaut de jouir d’une complète autonomie (elle n’intervient qu’avec la naissance de la revue l’Ordre nouveau en mai 1933) les animateurs du groupe, grâce en particulier à l’impact des ouvrages comme des prises de position d’Aron et de Dandieu se taillent la part du lion dans le milieu des relèves spiritualistes et semblent à même de prendre à leur compte les tentatives de constitution d’un « front unique du spirituel ». L’Ordre nouveau est ainsi au cœur de toutes les initiatives prises en 1932-1933. D’abord, la mise sur pied d’un bulletin, Mouvements dont la nature est profondément ambiguë : réputé être un « résumé périodique maniable et précis des tendances vers lesquelles s’oriente la jeunesse contemporaine en vue de la solution des problèmes actuels »81, il est pour l’essentiel la tribune de l’Ordre nouveau. Ensuite, la publication le 1er décembre 1932 d’un « Cahier de revendications » dans la Nouvelle Revue française sous la houlette de Denis de Rougemont : six rédacteurs sur 13 sont issus de l’Ordre nouveau, « bizarrerie du sommaire »82 qui a le don d’exaspérer les autres groupements. Enfin, le privilège des hommes de l’Ordre nouveau, seuls (avec Thierry Maulnier) à être accueillis pour débattre avec les « réalistes » dans la Revue des vivants soucieuse de scruter au tournant des années trente le « rajeunissement de la politique ». Amorcé au tournant de 1932-1933, lourd d’ambiguïtés quant aux arrières pensées des acteurs (les réserves réciproques de Dandieu et de Mounier sous profondes83, pour ne pas parler d’une antipathie de Mounier à l’égard de Dandieu84), ce « front commun du spirituel », que ses promoteurs veulent croire solide au printemps de 1933, se disloque au cours des semaines qui suivent (éclatement de Mouvements), l’Ordre nouveau ne parvenant pas à s’imposer comme un pivot ou un « médiateur »85 crédible vis-à-vis notamment de l’opposition profonde qui sépare la Jeune droite d’Esprit. La situation de l’Ordre nouveau est cependant bien assurée. Tandis qu’Alexandre Marc et René Dupuis préparent leur ouvrage Jeune Europe (paru à l’automne 1933), Robert Aron et Arnaud Dandieu mettent la dernière main à leur troisième essai conjoint, La Révolution nécessaire qu’ils considèrent comme leur maître ouvrage. A la veille de sa sortie, Dandieu, qui vient de subir une opération bénigne succombe le 6 août 1933 des suites d’une septicémie après six jours d’une agonie « atroce »86. Ce décès qui frappe l’Ordre nouveau au cœur n’empêche pas la revue et le groupement de se développer au cours des années suivantes. Le numéro 4 de l’Ordre nouveau contient en avant-propos un hommage collectif très bref et très fort au défunt sous le titre « Avenir d’Arnaud Dandieu » : Ce n’est pas tant le souvenir d’un disparu qui, dans ces terribles jours d’août, a renforcé encore l’union de notre groupe, que le souci de veiller sur l’avenir de son œuvre. L’avenir d’Arnaud Dandieu dépend de nous : nous le ferons large et précis. »
23L’Ordre nouveau ne l’a nullement oublié et les derniers numéros de la revue, alors que celle-ci est au bord de l’épuisement republient des articles d’Arnaud Dandieu parus au tournant des années trente dans d’autres publications. La mémoire a joué en même temps un rôle essentiel dans la perpétuation du souvenir et des idées d’Arnaud Dandieu. Parmi les dirigeants de l’Ordre nouveau, deux d’entre eux ont joué sur ce plan un rôle capital. Alexandre Marc tout d’abord qui a rendu, avec son épouse Suzanne Jean, un hommage appuyé à son ami dans Esprit. « Sa disparition laisse un vide difficile à combler. Ce n’est pas seulement l’Ordre nouveau mais notre génération qui vient de subir une perte irréparable, et au delà d’elle l’œuvre même, de portée universelle que l’on en attend. »87 Pour ce qui le concerne, Alexandre Marc n’a cessé tout au long de sa vie de se référer à la pensée d’Arnaud Dandieu dans le projet fédéraliste et européen qu’il n’a cessé de promouvoir. Robert Aron est évidemment celui qui a, avec le plus d’acuité rendu compte de la personnalité d’Arnaud Dandieu, à travers différents portraits qu’il en a dressé, notamment dans les colonnes d’Esprit à l’occasion du quarantième anniversaire de sa mort88. Fidèle à la pensée de son ami dont il n’a cessé de faire réimprimer certains textes89, Robert Aron n’en a pas moins poursuivi, de 1933 à sa mort la construction d’une œuvre personnelle. Elle emprunte pour une grande part les chemins ouverts par l’Ordre nouveau et s’est par conséquent attachée à rechercher une troisième voie inspirée du socialisme français, du fédéralisme et de la volonté d’Union Européenne. Durant les années trente, Robert Aron a poursuivi, seul, son œuvre d’essayiste (Dictature de la liberté90, La fin de l’après guerre91) et l’a nourrie, après le second conflit mondial de l’animation de revues (il est ainsi le directeur politique de La République moderne. Cahiers du socialisme fédéraliste lancée en 1944) et de la participation à de nombreux groupements, parmi lesquels la Fédération (véritable lieu de retrouvailles pour les relèves spiritualistes des années trente) et le Mouvement fédéraliste européen92. Cet engagement européen et fédéraliste n’a pas été pendant longtemps, en France du moins, la partie la plus en vue de l’itinéraire de Robert Aron après 1945. Il en est effet d’abord connu pour ses travaux d’historien du régime de Vichy, de la Libération et de l’épuration, lesquels, après lui avoir valu une grande notoriété durant les années cinquante et soixante et conduit, à la veille de sa mort, jusqu’à l’Académie française, ont vu leur crédit balayé par la « révolution paxtonienne ». L’historien Jean-Pierre Azéma a ainsi fait de Robert Aron et de son Histoire de Vichy (publiée chez Fayard en 1954) un véritable repoussoir pour avoir défendu la thèse d’un Vichy « bouclier » et d’une opposition entre un Vichy de Pétain et un Vichy de Laval : « récit [qui] s’apparente souvent au devoir d’un mauvais khâgneux qui juxtaposerait des citations sorties de leur contexte à l’appui d’un discours préétabli », ce livre « écrit par un non-conformiste des années 1930 qui avait manifesté une sensibilité giraudiste, venait à son heure et rencontra l’adhésion de tous ceux qui ne s’étaient pas engagés dans la résistance et avaient besoin de thèses rassurantes. »93 Robert Aron, décédé subitement le 19 avril 1975 à la veille de sa réception sous la Coupole, n’a pu sans doute prendre la mesure d’un tel retournement qui l’a par la suite largement plongé dans l’oubli. Aujourd’hui, à l’heure où un politiste croit déceler à travers la montée des valeurs écologiques et fédéralistes un « retour de l’ordre nouveau »94, c’est le « non-conformiste » et le spiritualiste qui semblent le mieux franchir le cap du troisième millénaire.
Notes de bas de page
1 Le seul ouvrage réédité de Robert Aron et Arnaud Dandieu a été La Révolution nécessaire, paru en 1933 et réimprimé aux éditions jeanmichelplace en 1993 avec une préface de Nicolas Tenzer.
2 Paul A. Gagnon, « French views of Second American Revolution », French historical studies, vol. 2, no 4, autumn 1962, pp. 446-447.
3 Philippe Roger, L’ennemi américain. Généalogie de l’antiaméricanisme français, Seuil, 2002, p. 363.
4 David Strauss, Menace in the west. The rise of French anti-Americanism in modern times, contributions in American studies, number 40, Greenwood Press, 1978.
5 Sur la réception de cet essai, voir Anne-Marie Duranton-Crabol, « De l’anti-américaisme en France vers 1930 : la réception des Scènes de la vie future », Revue d’histoire moderne et contemporaine, janvier-mars 2001, pp. 120-137.
6 Voir l’étude de Jacques Portes, Une fascination réticente, les Etats-Unis devant l’opinion française : 1870-1914, Presses universitaires de Nancy, 1990.
7 David Strauss, op. cit., p. 202.
8 Les principales interventions ont été regroupées dans un volume introduit par Gérard de Catalogne, Dialogue entre deux mondes : reportage, A. Rédier, 1931.
9 Georges Duhamel, Géographie cordiale de l’Europe, Mercure de France, 1931, p. 39s.
10 Georges Duhamel, Scènes de la vie future, Mercure de France, 1930, p. 18.
11 Ibid., p. 19s..
12 Sur cette dernière, nous nous permettons de renvoyer à Olivier Dard, Le rendez-vous manqué des relèves des années 30, PUF, 2002.
13 Martin Fine, « Hyacinthe Dubreuil : le témoignage d’un ouvrier sur le syndicalisme, les relations industrielles et l’évolution technologique de 1921 à 1940 », Le Mouvement social, janvier-mars 1979, p. 56.
14 Hyacinthe Dubreuil, intitulé Standards, sous-titré Le travail américain vu par un ouvrier français, Grasset, 1929, p. 364.
15 Ibid., p. 419.
16 Ibid., p. 421.
17 Ibid., p. 424.
18 Cité in Véronique Auzepy-Chavagnac, Jean de Fabrègues et la jeune droite catholique. Aux sources de la Révolution nationale, préface de René Rémond, Presses universitaires du Septentrion, 2002, p. 174.
19 Jean Maxence, Positions II, Librairie de la Revue française, Alexis Rédier éditeur, 1932, ps. 57s.
20 Robert Aron, Fragments d’une vie, Plon, 1981, p. 96.
21 Ibid., p. 97.
22 Discours contre la méthode (approfondi et développé) est paru chez Plon en 1974.
23 Sur ce dernier, voir Nicole Racine, « Jacques Robertfrance, homme de revue et homme d’édition » in Nicole Racine et Michel Trebitsch, « Sociabilités intellectuelles. Lieux, milieux, réseaux », Cahiers de l’Institut du temps présent, 20, mars 1992, pp. 142-159.
24 Nicole Racine, « La revue Europe et le pacifisme », in Maurice Vaïsse (dir.), Le pacifisme en Europe des années 1920 aux années 1950, Bruxelles, Bruylant, 1993, pp. 51-69.
25 Nicole Racine, « La revue Europe et l’Allemagne, 1929-1936 », in Hans-Manfred Bock, Reihnart Meyer-Kalkus et Michel Trebitsch (dir.), Entre Locarno et Vichy, Les relations culturelles franco-allemandes dans les années 1930, CNRS Editions, 1993, pp. 631-658.
26 Nicole Racine, « La revue Europe et le pacifisme », op. cit., p. 63.
27 Europe, no 101, 15 mai 1931, pp. 139-151.
28 Robert Aron, Arnaud Dandieu, Le Cancer américain, Rieder, 1931, p. 242.
29 Ibid., p. 11.
30 Ibid., p. 108.
31 « Tardieu policier international », Europe, no 111, 15 mars 1932, pp. 485-493.
32 Fortunat Strowski, L’homme moderne, Grasset, 1931, p. 9 et pp. 199-217.
33 Robert Aron, Arnaud Dandieu, Le Cancer américain, op. cit., p. 34 et p. 36.
34 Ibid., p. 34.
35 Ibid., p. 20.
36 Ibid., p. 13.
37 Ibid., p. 15 et p. 17.
38 Il est utile de se reporter ici au « projet de bibliographie » mis au point par Arnaud Dandieu au cours des mois précédant sa mort et annexé, sans retouches, à l’ouvrage La Révolution nécessaire paru en 1933. Si Lénine est absent, on trouve, outre Marx et Boukharine, de nombreuses références à la Revue marxiste.
39 Robert Aron, Arnaud Dandieu, Le Cancer américain, op. cit., p. 121. Pour une vision historique des banques centrales européennes et des politiques économiques et monétaires des Etats face à la crise, voir Olivier Feiertag et Michel Margairaz (dir.), Politiques et pratiques des banques d’émission en Europe (XVIIe XXe siècle). Le bicentenaire de la Banque de France dans la perspective de l’unité européenne, Albin Michel, 2003 et Sylvain Schirmann, Crise, coopération économique et financière entre Etats européens 1929-1933, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2000.
40 Jeannine Verdès-Leroux, Refus et violences. Politique et littérature à l’extême droite des années trente aux retombées de la Libération, Gallimard, 1996, p. 37s..
41 Robert Aron, Arnaud Dandieu, Le Cancer américain, op. cit., p. 48.
42 Ibid., p. 56.
43 Certains ont été repris dans son recueil d’articles Lignes de chance publié chez Gallimard en 1934.
44 Henri Daniel-Rops, « La jeunesse et l’ère du machinisme. Attrait et péril des machines », Revue des deux mondes, 1er janvier 1928, p. 122s.
45 Robert Aron, Arnaud Dandieu, Le Cancer américain, op. cit., p. 236.
46 Olivier Dard, Jean Coutrot de l’ingénieur au prophète, presses universitaires franc-comtoises, 1999, pp. 45-53.
47 Robert Aron, Arnaud Dandieu, Le Cancer américain, op. cit., p. 57.
48 Ibid., p. 58.
49 Ibid., p. 80.
50 Ibid., p. 82.
51 Ibid., p. 84.
52 Ibid., p. 129.
53 Ibid., p. 141.
54 Ibid., p. 226.
55 Ibid., p. 212.
56 Ibid., p. 239.
57 Ibid., p. 163.
58 Ibid., p. 239.
59 Ibid., p. 242.
60 Ibid., p. 246.
61 Ibid., p. 245.
62 Robert Aron, Fragments d’une vie, op. cit., p. 101.
63 Sébastien Laurent, Daniel Halévy. Du libéralisme au traditionalisme, préface de Serge Berstein, Grasset, 2001, p. 388. Il cite notamment un article paru dans La Nacion, le 15 avril 1934.
64 Denis de Rougemont note significativement dans son Journal d’une époque (1926-1946), Gallimard, 1968, p. 389, la réaction de Daniel Halévy au « Cahier de revendications » paru dans la NRF en décembre 1932 : « Mécontent, c’est vague ».
65 Daniel Halévy, « La jeunesse française », Nouvelle Revue de Hongrie, juillet 1933, p. 734.
66 Sébastien Laurent Sébastien Laurent, op. Cit., p. 389.
67 Correspondance entre André Gide et Roger Martin du Gard, tome I, 1913-1934, présentée par Jean Delay, Gallimard, 1968, p. 616-617.
68 Lettre du 8 janvier 1934, citée in Christian Roy, Alexandre Marc et la Jeune Europe (1904-1934) : l’Ordre nouveau aux origines du personnalisme, Nice, presses d’Europe, 1998, p. 148.
69 Albert Crémieux, Europe, no 107, 15 novembre 1931, p. 451-453.
70 Revue des vivants, décembre 1931, p. 907.
71 Numéro de janvier 1932, p. 87-88. Les citations qui suivent en sont tirées.
72 Christian Roy, Alexandre Marc et la Jeune Europe (1904-1934) : l’Ordre nouveau aux origines du personnalisme, op. cit., p. 44-45 et John Hellman, The communitarian third way, Alexandre Marc and Ordre nouveau, 1930-2000, Mc Gill-Queen’s University Press, 2002, p. 214 (note 18).
73 Ibid., p. 201.
74 Ibid., p. 201.
75 Georges Dupeyron, « Réflexions sur un livre essentiel », Plans, no 7, juillet 1931, pp. 28-32.
76 Robert Aron et Arnaud Dandieu, « Contre l’emprise américaine. Un nouvel esprit révolutionnaire ». LU, no 15, 18 octobre 1931, cité in Christian Roy, Alexandre Marc et la Jeune Europe (1904-1934) : l’Ordre nouveau aux origines du personnalisme, op. cit., p. 242.
77 « Les livres. Robert Aron et Arnaud Dandieu. Le cancer américain. », Réaction, no 10, mars 1932.
78 Thierry Maulnier, La crise est dans l’homme, librairie de la Revue française, Alexis Rédier, 1932, p. 219.
79 Ibid., p. 224.
80 Sur ces différents points, voir Christian Roy, Alexandre Marc et la Jeune Europe (1904-1934) : l’Ordre nouveau aux origines du personnalisme, op. cit., pp. 207s.
81 Mouvements, no 1, juin 1932.
82 Michel Trebitsch, « Le front commun de la jeunesse intellectuelle. Le « Cahier de revendications » de décembre 1932 », in Gilbert Merlio (dir.), Ni gauche ni droite : les chassés-croisés idéologiques des intellectuels français et allemands dans l’entre-deux-guerres, Editions de la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 1995, p. 211.
83 Commentant le « Cahier de revendications » de la NRF, Mounier égratignait la contribution de Dandieu : « Dandieu se ceint de l’« intelligence épée » et part à la conquête de la personne dont il semble ne pouvoir parler, se plaçant ainsi dans l’essentiel péché du monde moderne, qu’en termes de « revendication » et d’agressivité » (« Chronique du monde barbare », Esprit, no 4, janvier 1933, p. 670).
84 Mounier qui le rencontre par le biais d’Alexandre Marc en fait un portait au vitriol « cet ennemi des intellectuels est intellectuel jusqu’au bout des ongles, et en a la tête. Cheveux longs rejetés en arrière, face froide, sourire figé, gros verres de myope. » Quant à l’Ordre nouveau, Mounier, fustigeant son « extrême rigueur doctrinaire » et son « étonnant opportunisme tactique », Mounier y voit « une petite église d’inquisiteurs » et une entreprise de jansénisme conventionnel » (Emmanuel Mounier et sa génération. Lettres, carnets et inédits, éditions Parole et Silence, p. 103-104, 18 octobre 1932).
85 Ibid., p. 217.
86 Robert Aron, Fragments d’une vie, op. cit., p. 114.
87 Suzanne Jean et Alexandre Marc, « Mort d’Arnaud Dandieu », Esprit, no 11-12, septembre 1933, p. 843.
88 Robert Aron, « Un précurseur : Arnaud Dandieu (1897-1933), Esprit, octobre 1973, pp. 425-436.
89 On citera en particulier la réédition de son article « Théorie marxiste de la révolution » paru dans l’Ordre nouveau, (no 41, juin 1937) dans un ouvrage intitulé De Marx au marxisme 1848-1948, publié en 1948 dans la collection Signe des Temps dirigée aux Editions de Flore par Robert Aron.
90 Cet essai est paru chez Grasset en 1935.
91 Cet essai est paru chez Gallimard en 1938.
92 Sur ces mouvements et la participation de Robert Aron, voir Alain Greilsammer, Les mouvements fédéralistes en France de 1945 à 1974, préface d’Alexandre Marc, avant-propos de Daniel J. Elazar, Presses d’Europe, 1975, Veronika Heyde, « Le mouvement fédéraliste français. La fédération 1944-ca 1960 », revue d’Histoire Diplomatique, 2003, pp. 132-170 et Bertrand Vayssière, Vers une Europe fédérale ? Les espoirs et les actions fédéralistes au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Peter Lang, 2006.
93 Jean-Pierre Azéma, « Vichy et la mémoire savante », in Jean-Pierre Azéma et François Bédarida, Vichy et les Français, Fayard, 1992, pp. 26s..
94 Jean Jacob, Le retour de « l’Ordre nouveau ». Les métamorphoses du fédéralisme européen, Librairie Droz, 2000.
Auteur
Professeur d’histoire contemporaine, université Paul Verlaine, Metz. Ses derniers ouvrages publiés sont : Le rendez-vous manqué des relèves des années 30, PUF, 2002, en co-direction avec Etienne Deschamps, Les relèves en Europe d’un après-guerre à l’autre. Racines, réseaux, postérités, PIE Peter Lang, 2005, Voyage au cœur de l’OAS, Perrin, 2005.
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