Conclusion
p. 263-267
Texte intégral
1« L’homme d’autrefois vivait naïvement en société ; l’homme d’aujourd’hui ne peut pas »1, écrivait Philippe Ariès, en 1959, dans la Nation française. Ce constat, qui est presque un regret chez lui, amena l’historien à s’interroger sur cette mutation, essentielle à ses yeux, dans sa vaste Histoire des Populations françaises. Comment est-on passé d’une civilisation de l’instinct dans laquelle l’homme ne se souciait pas de son avenir, à une civilisation raisonneuse où l’homme cherche à tout prévoir ? Cette interrogation de l’historien fut aussi celle du maurrassien, qui, dès les années trente, chercha dans le militantisme, en marge de la République, une forme de sociabilité spontanée. Son itinéraire intellectuel, de l’Etudiant français à la Nation française, est scandé par des engagements qui prennent leur source dans cette soif de sociabilités qui est aussi soif d’amitiés, l’attrait pour les petites communautés et leurs solidarités informelles. Cette soif de sociabilités s’inscrit, dans le parcours de Philippe Ariès, au sein d’un milieu politique traditionaliste marginal et qui a le goût de la marginalité. Il ne pouvait pas concevoir l’idée de rompre avec les habitudes et les façons de pensée de sa famille. C’est à l’aune du souvenir de ses origines qui occupent une place importante dans nombre de ses textes, à commencer par ce livre étonnant qu’est Le Temps de l’Histoire (1954), dont la moitié des chapitres est centrée sur les souvenirs d’un homme âgé seulement de trente ans, que l’on peut expliquer l’itinéraire du militant. N’écrivait-il pas encore le 18 septembre 1963, alors que les divisions sont à leur comble au sein de la Nation française entre les partisans d’une solution avec de Gaulle et les ultras qui refusent tout compromis : « Écoutons à nouveau au fond de nos mémoires et de nos cœurs le témoignage de la naissance et de la mort : lui seul nous mène au chemin qui va de notre histoire particulière à la grande histoire collective, de notre vie privée à la nation, de notre destin personnel à notre mission politique »2 ? Cet appel aux racines, à l’enfance, à ce passé qui constituait l’âge d’or de l’historien ne fut pas suffisant pour apaiser les passions soulevées par le règlement de la question algérienne. Aussi peut-on situer la grande rupture de Philippe Ariès avec le militantisme et la sociabilité qui va avec, après l’échec de l’hebdomadaire monarchiste. Au-delà de l’échec d’un projet politique de rénovation de la droite traditionaliste dans lequel il a cru, cette aventure journalistique fut pour lui un échec personnel, quasiment un drame de l’amitié et donc de tout ce qui lui tenait le plus à cœur et qui justifiait son engagement dans des combats qu’il trouvait parfois d’arrière-garde. Ce n’est pas un hasard si c’est en 1966, alors que cesse de paraître l’hebdomadaire dirigé par Pierre Boutang, que ce marginal qui exprimait quelques années plus tôt tout le bien qu’il pensait de la « valeur du refus » des militaires ou des activistes de l’OAS3, refus d’un monde moderne sans âme, tente sa chance, certes sans grande conviction, à l’Académie des sciences morales et politiques. Agé de 52 ans, l’historien aspire à une forme de reconnaissance qui est aussi besoin de sécurité. Philippe Ariès s’éloigne de la communauté des amis de jeunesse.
2Après une longue phase de politisation, l’historien accueille non sans plaisir les lectures plurielles qui sont alors faites de son œuvre, dans le contexte bouillant de la révolution culturelle de mai 1968. Celui qui n’eut de cesse, depuis l’après-guerre, d’élargir ses centres d’intérêts et ses amitiés est alors mûr pour le rapprochement avec les historiens de la Nouvelle Histoire. Comme il l’écrit dans ses « Confessions d’un anarchiste de droite », il est alors conduit à demander à la pratique de l’histoire « ce que <lui> donnait autrefois d’une manière spontanée et naïve, le milieu familial et social où <il> vivait »4. Il peut donc se livrer à cette « débauche » d’histoire que lui reprochait son ami Pierre Boutang dans l’après-guerre5. Il s’y livre d’autant plus facilement que comme, vingt-cinq ans plutôt, il y voit un moyen d’échapper aux contingences de la politique en approfondissant cette histoire structurelle, cette histoire des force souterraines, qui lui permettent de privilégier les lignes de forces ou les continuités sur les ruptures.
3Si cette évolution traduit une attitude de repli et de défense, elle traduit aussi une ouverture car elle correspond à son ancrage au sein du courant représenté par les historiens des Annales. Il a été séduit par cette nouvelle génération qui, écrit-il dans un Historien du dimanche, « s’intéressait aux cultures des sociétés pré-industrielles avec une curiosité et une passion qui trahissaient, même à l’insu des personnes, une réticence instinctive à l’égard des modèles de modernité du dernier demi-siècle »6. Et Philippe Ariès de remarquer, un brin amusé, que « cela a donné une délicieuse couleur rétro à l’historiographie contemporaine »7. En s’éloignant de la politique, ce traditionaliste non-conformiste a pu entrer en nouvelle histoire et s’imposer comme l’un des pères fondateurs de l’histoire des mentalités, une paternité dont il était très fier, tant elle correspondait à une forme d’histoire qu’il pratiqua dès les années d’Occupation. Son drame est qu’elle ne fut jamais acceptée par son milieu politique d’origine qui s’obstinait à envisager l’histoire comme une arme dans les débats d’idées.
Notes de bas de page
1 Philippe Ariès, « Sociologie pour tous », Nation française, 20 mai 1959, p. 165.
2 Philippe Ariès, « Une fraternité secrète », Nation française, 18 septembre 1963, p. 374.
3 Cf. Philippe Ariès, « La valeur du refus », Nation française, 19 juillet 1961, pp. 246-248.
4 Philippe Ariès, « Confessions d’un anarchiste de droite », Contrepoint, no 15, septembre 1974, p. 90.
5 Cf. Pierre Boutang, « L’Histoire selon Philippe Ariès », Aspects de la France, 3 mars 1949, repris dans Les Abeilles de Delphes, La Table Ronde, 1952, p. 359.
6 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, Seuil, 1980, p. 185.
7 Ibid.
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