Chapitre XVI : Vers la mort
p. 251-261
Texte intégral
1) Habité par la mort
1L’historien de la mort dut affronter, au début des années quatre-vingts, la longue et irrémédiable maladie de sa femme, alors même qu’il rédigeait son album, Images de l’homme devant la mort (Seuil, 1983), entrepris en 1979. Philippe Ariès ne survécut que quelques mois à cette mort. Tous ses proches, rencontrés au cours de cette étude, ont été impressionnés par l’unité que formait ce couple et par l’intensité de leur relation, dans les longs mois qui ont précédé la mort de Primerose Ariès. « C’était un couple absolument indissociable »1 confiait, dans un entretien au quotidien Libération, Michel Winock au moment de la mort de Philippe Ariès ajoutant, qu’après cette mort, il avait perdu ce rire extraordinaire, cette gaieté communicative qui l’animait.
2C’est à 33 ans que Philippe Ariès se marie, le 10 avril 1947, avec Primerose Lascazas de Saint-Martin, issue d’une famille toulousaine de notables médecins : « Ma femme venait aussi d’un milieu d’AF, traditionnel et méridional. Nos familles respectives se connaissaient depuis longtemps. »2 Philippe Ariès ne pouvait concevoir l’idée de trouver une femme dans un milieu social et politique qui ne fût pas le sien. Il connaissait bien l’un des frères de sa future femme, « un fervent militant d’AF comme moi »3. Bien avant le mariage, il fréquentait déjà Primerose lors de ses séjours estivaux, dans sa famille girondine, comme en témoigne une photographie prise à Arcachon4, en 1939, où Philippe Ariès et sa future femme sont au milieu d’un groupe d’amis dont François Léger, l’un des fidèles de la bande de l’Étudiant français : « J’aurais été malheureux de ne pouvoir partager avec ma femme un fond commun de mœurs, de goûts, de souvenirs et d’opinions, quelque chose qui ressemble fort à une culture. »5
3Primerose de Saint-Martin, qui avait fait à Toulouse des études d’histoire de l’art, a su changer le regard qu’il portait sur ce qu’il appelle « l’univers des formes », contribuant à susciter chez l’historien des curiosités nouvelles : « À partir de ce moment, le document iconographique est devenu pour moi une source favorite, source d’inspiration autant que de documentation. »6 Influence décisive qui amena Philippe Ariès à élaborer des corpus documentaires originaux, utilisant beaucoup les documents d’art, comme ce fut le cas aussi bien pour l’Enfant et la Vie familiale (1960) que, plus tard, pour l’Homme devant la mort (1977).
4La collaboration de Primerose Ariès auprès de son mari, fut aussi décisive sur le plan matériel. Elle effectuait, par exemple, de nombreuses recherches bibliographiques que Philippe Ariès n’avait pas toujours le temps de faire, en raison de son métier de documentaliste qui l’absorbait une partie de la semaine. Cette collaboration d’une vie, dans un ménage qui n’eut pas la possibilité d’avoir d’enfants, fut aussi un dévouement qui devint, quand elle fut malade, une forme d’abnégation. Se sachant malade, elle cacha, le plus longtemps possible, à son mari le mal dont elle souffrait, afin qu’il pût se consacrer à son album sur Les Images de l’homme devant la mort. François Léger, l’ami de jeunesse, a évoqué les circonstances tragiques dans lesquelles l’historien acheva cet album : « Il avait pu encore — et ce fut une de leurs dernières joies étranges — lui montrer les épreuves de son album Images de l’homme devant la mort. Quelques heures plus tard, elle n’était plus de ce monde et son image à elle s’ajoutait à toutes celles qu’il avait rassemblées. »7 À partir de 1981, l’historien se confie de plus en plus au père dominicain Serge Bonnet : « Pour moi qui, en dehors de la mort de mon frère, tué à la guerre en 1945, n’avait connu dans mon entourage proche, que la mort de vieillards, triste, certes, douloureuse mais préparée et attendue, cette menace sur la tête de ma femme est un coup terrible et le premier choc de ma vie d’adulte solitaire. »8 Quand l’historien prend conscience que sa femme lui avait caché son mal pour ne pas le gêner dans son travail, le père dominicain devient pour Philippe Ariès tout à la fois un soutien moral et un intercesseur spirituel auquel il demande régulièrement des prières. Avec sa femme, ils écoutent ses messes sur France-Culture, messes qui sont autant de motifs de discussions théologiques pour Philippe Ariès, liées à l’épreuve traversée par le couple. La question du mariage, qui a beaucoup intéressé l’historien, revient plusieurs fois dans les lettres de Philippe Ariès à Serge Bonnet. Fin 1983, peu après la mort de sa femme, il est convaincu que la force des liens qui l’unissaient à elle lui permet de rester avec elle : « Je pense que notre amour continue dans l’amour de Dieu de façon mystérieuse en se purifiant. »9 Cet espoir, il le fonde sur l’idée qu’il se fait du « vrai mariage », lequel est « une union qui dure, d’une durée vivante, féconde, qui défie la mort »10. Il n’est pas un article sur le mariage ou la famille où Philippe Ariès ne conclut sur cette idée de la nécessaire durée du mariage dans une civilisation qui a « horreur de ce qui dure ». A l’épreuve de la mort, il est à la recherche de lectures spirituelles et de modèles de sainteté. Écrivant au père dominicain qu’il a aimé l’une de ses homélies sur les saints cachés, il évoque le souvenir de sa tante Laure qui avait passé sa vie à soigner ses parents : « Je pense que ces saintes m’aideront avec Primerose à gravir ce calvaire qui est ma vie. »11 Attiré, on l’a vu, par des formes populaires de dévotion, Philippe Ariès attache beaucoup d’importance au culte marial. Le 25 mars 1983, il rappelle au père dominicain, que dans l’ancien calendrier liturgique c’est la fête de la Vierge des sept douleurs, qui est « vraiment notre mère — notre soeur — qui nous apprend à être le témoin, le spectateur impuissant des souffrances de ceux qu’on aime »12. Une autre fois, expliquant à son interlocuteur qu’il va prendre contact avec la paroisse de son quartier, à Toulouse, il lui signale que l’Église a une vierge miraculeuse.
5Le 28 octobre 1983, sur le plateau télévisé d’« Apostrophes », la présentation par Philippe Ariès des Images de l’homme devant la mort est une épreuve supplémentaire pour son auteur qui confie alors le deuil qui vient de le frapper. Cet album était le fruit d’un travail commun : « Mon épouse et moi-même avons choisi 400 illustrations en fonction de leur intérêt, variété, signification et aussi, en fonction des voyages que nous avons faits. »13 Les illustrations représentent des pierres tombales, des gisants, des dalles funéraires, des gravures. Prolongement naturel de L’Homme devant la mort (1977), il ne s’agit pas, pour autant, comme l’explique Roger Chartier, d’un simple album d’illustrations commentées : « […] Philippe Ariès a voulu construire un ouvrage original, sans doute le premier chez les historiens à traiter ainsi les images »14. Une éducation du regard qui doit quasiment tout à l’influence de sa femme, à qui est dédié ce magnifique album. Voilà pourquoi, alors que Primerose était sur le point de mourir, l’historien relit avec elle les épreuves de l’ouvrage, moment de communion ultime qui était d’une certaine façon la consécration d’une vie de couple intense, proche, dans les derniers moments, d’une forme de sainteté. Les commentaires qui accompagnent ce « livre-caméra » ont été rédigés durant cette période profondément religieuse, dans une atmosphère de souffrances, au contact de la douleur : « Les documents patiemment collectés par Philippe Ariès et celle à qui le livre est dédié, sont comme l’indicible visible, la trace ou le symptôme, de cette subjectivité partagée, tue et opaque, qui en chaque moment historique rend immédiatement compréhensibles les conduites du quotidien et les figures de la fiction. »15 Le récit de son deuil, à la fin de l’émission de Bernard Pivot, a ému certains lecteurs de son œuvre qui le remercient de cette confession. Ces témoignages ont sans doute beaucoup touché Philippe Ariès qui avait été quelque peu dépité, huit ans plus tôt, par les réactions de ses amis — dont Joseph Czapski — après son émission télévisée, au moment de la parution des Essais sur l’histoire de la mort en Occident (1975), qui trouvaient étrange que ses propos sur la mort ne contiennent aucune référence explicite à la religion16. Un ancien collaborateur de la Nation française, Georges Laffly, qui avait écrit un article enthousiaste17 sur les Essais sur l’histoire de la mort en Occident, en 1975, dans la revue d’inspiration intégriste dirigée par Jean Madiran, Itinéraires, estime dans un long compte rendu sur l’Homme devant la mort, où perce l’admiration, que Philippe Ariès s’est rallié « au conformisme anti-chrétien »18. En fait, la plupart de ses amis catholiques trouvaient étonnant que le catholique passionné qu’était Philippe Ariès, qui avait une connaissance érudite des Pères de l’Église, négligeât autant les dimensions eschatologiques dans son travail. C’est à ce titre que l’album Images de l’homme devant la mort, même s’il ne remet guère en cause l’optique adoptée dans l’Homme devant la mort, à cause de cette imbrication avec le vécu de l’historien, constitue, pour certains, un retournement dans l’attitude de Philippe Ariès par rapport à la foi. La confession de la mort de sa femme à « Apostrophes » s’inscrit dans cet esprit.
2) Sociabilité et vie privée
6L’album Les Images de l’homme devant la mort n’est pas le dernier chantier de Philippe Ariès qui s’est également attelé au grand projet de L’Histoire de la vie privée avec l’historien Georges Duby, à l’initiative de Michel Winock. Dans le prolongement de son travail sur l’Histoire des populations françaises (1948), dans lequel il avait analysé le rapport nouveau de l’individu avec son corps, Philippe Ariès rédigea son histoire de L’Enfant et la Vie familiale sous l’Ancien Régime (1960), où il étudiait le phénomène de privatisation de la vie familiale, le passage d’une sociabilité communautaire à une sociabilité de retrait. Sa réflexion, précoce dans son œuvre, sur cette évolution, s’est donc développée au cours des années cinquante et soixante, alors qu’il s’ingéniait à rechercher les espaces qui échappaient à l’autorité de l’État, notamment pendant le conflit algérien. Dans un contexte de déclin des religions politiques, qui s’étaient elles-mêmes substituées aux pratiques religieuses, il expliquait que « la société s’est repliée sur la vie privée comme dans le donjon des choses essentielles, profondes autant qu’inexprimées »19. Après ses graves problèmes de santé de l’année 1956, Philippe Ariès éprouve une réaction de rejet face à Paris, incarnation de cette société qui « est devenue une vaste population anonyme où l’on ne se connaît plus »20. Avec sa femme, ils s’installent à Maisons-Laffitte (Yvelines), où il peut « cultiver l’art oublié du voisinage », dans une ville qui « conservait un peu de la sociabilité perdue que nous recherchions dans l’histoire »21. L’évolution de la ville vers ce qu’il appelle « l’anti-ville »22 coïncide, selon l’historien, avec le long mouvement de privatisation qui se traduit par la spécialisation de ses espaces et par l’expulsion des populations qui occupaient jadis cet espace de convivialité par excellence qu’était la rue. Philippe Ariès présente le retrait de l’enfant de l’espace urbain, au nom de la sécurité, comme l’histoire d’une acculturation. C’est autour de cette articulation entre la sphère du privé et celle du public qu’a été conçu le tome de l’Histoire de la vie privée, intitulé « De la Renaissance aux Lumières » qu’il ne put mener à terme. Outre Maurice Aymard, Roger Chartier, Alain Collomp, Daniel Fabre, Arlette Farge, Jean-Louis Flandrin, Madeleine Foisil, Jacques Gélis, Jean-Marie Goulemot, François Lebrun et Jacques Revel ont collaboré à ce volume de l’histoire de la vie privée ses amis, Orest Ranum et Nicole et Yves Castan. Une amitié qui conduisit Philippe Ariès, toujours en quête de sociabilité, à s’installer à Toulouse où habitaient les Castan, se rapprochant aussi de la résidence d’été de l’historien américain dans l’Aveyron (Panat). Ce déménagement, qui le rapprochait des « fiefs méridionaux » de ses amis, eut lieu, en 1982, peu de temps avant la mort de sa femme, constituant pour elle un retour aux sources, dans sa ville d’origine. La poussée religieuse des dernières années s’accompagna, chez l’historien, d’une volonté d’enracinement qui prolongeait son attachement à cette historiographie méridionale, qui lui permettait de rejoindre certains aspects de la pensée de Charles Maurras du point de vue de la conception des libertés et de l’honnêteté. Au contact de son ami Yves Castan — également de sensibilité maurrassienne — dont il avait publié le dernier ouvrage de la collection « Civilisations et mentalités », L’Honnêteté en Languedoc au XVIIIe siècle (1974), « l’un des livres d’histoire que j’ai le plus aimés »23, Philippe Ariès retrouvait l’écho de certaines conférences de Charles Maurras ou de certains de ses textes, comme la préface de l’anthologie intitulée, Mes Idées politiques (1937), « où il montre le rôle de ce que nous appelons, avec les ethnologues la culture dans la vie du petit homme et dans la formation de son environnement, de sa petite société »24. Pour Philippe Ariès l’ouvrage de son ami toulousain s’inscrit dans la problématique autour de l’acculturation des sociétés traditionnelles par les pouvoirs forts de la modernité : « Castan a très bien suggéré combien le tissu social de l’Ancien Régime était lacunaire. Les contraintes douces de Foucault ont rempli tous les petits trous et l’homme d’aujourd’hui se retrouve ficelé comme Gulliver, sans s’en être aperçu, et sans savoir quand ça a commencé. »25 C’est précisément, selon Philippe Ariès, par ce biais de la vie privée, que l’État a pu instaurer ce qu’il appelle « un totalitarisme doux »26.
7Profondément affecté par la mort de sa femme, Philippe Ariès ne lui survécut que quelques mois et mourut, le 8 février 1984, à 69 ans, ne pouvant mener à son terme l’entreprise de la vie privée. Pas plus qu’il ne put achever les recherches généalogiques qu’il avait entreprises sur les origines de sa famille et plus particulièrement sur la souche issue du Comminges.
3) La postérité de Philippe Ariès
8Après la mort de « l’historien du dimanche », plusieurs de ses textes ou de ses articles ont été réédités ou simplement édités, pour la première fois, aux éditions du Seuil. En 1986, Le Temps de l’Histoire est enfin exhumé dans la collection « L’Univers Historique ». Suivent un recueil de textes, également dans « L’Univers Historique », Essais de mémoires (1983) contenant les Traditions sociales dans les pays de France et, enfin, les articles de la Nation française rassemblés dans le Présent Quotidien (1997). Ces trois ouvrages, dont la parution s’échelonne sur onze ans, ont permis de mieux comprendre l’itinéraire intellectuel de Philippe Ariès et de compléter les informations qu’il avait livrées dans Un Historien du dimanche (1980). Les trois livres sont précédés, à chaque fois, d’une longue mise au point, pour présenter le contexte dans lequel ont été rédigés les textes de Philippe Ariès.
9Dans le cycle des rééditions de l’œuvre de Philippe Ariès, à partir de 1971, au Seuil, curieusement, Le Temps de l’Histoire arrive très tard. En 1978, l’historien fut sollicité par les éditions Albatros27, en vue d’une réédition des Traditions sociales dans les pays de France, qui n’aboutit pas. Plus tard, ces mêmes éditions furent sur le point de publier Le Temps de l’Histoire, comme en témoigne le texte d’une préface à cette réédition, rédigé par Philippe Ariès, en janvier 198328. Il est probable que sa mort a interrompu ce projet qu’il n’avait donc pas envisagé de réaliser au Seuil. Pourtant, deux mois après sa mort, un contrat était signé avec sa sœur Marie-Rose Ariès en vue de la réédition du Temps de l’histoire au Seuil29.
10Dans sa préface, Roger Chartier, Directeur d’études à l’EHESS, souligne, à juste titre, le fait que le livre de Philippe Ariès, en 1954, « est sans doute le premier livre écrit par un historien n’appartenant pas à « l’école » où se manifeste une compréhension aussi aiguë de la rupture représentée par les Annales, l’œuvre de Bloch et celle de Febvre […] »30. Ce qui revenait à reconnaître le caractère pionnier d’un livre d’historiographie qui intégrait les souvenirs autobiographiques de l’auteur. Le préfacier du Temps de l’Histoire évoque une « alliance surprenante entre la plus neuve des histoires savantes, issue de l’Université républicaine et progressiste, et l’une des traditions de l’Action française […] »31. En fait, depuis sa parution, en 1954, Le Temps de l’histoire a posé un réel problème d’identification. Ce livre, sur le plan idéologique, pouvait brouiller l’image éditoriale du Seuil qui préfère, en 1971, inaugurer sa collection, « L’Univers historique », avec l’ouvrage de Paul Veyne Comment on écrit l’histoire qui appartient à la même catégorie d’ouvrages que Le Temps de l’Histoire. Aussi, Roger Chartier, met-il l’accent, dans sa préface, sur la distance qu’aurait prise Philippe Ariès vis-à-vis de Charles Maurras et de l’Action française sous l’Occupation, citant le passage d’Un Historien du dimanche où l’intéressé écrit : « J’étais émancipé de mes anciens maîtres et bien décidé à n’en pas prendre d’autres. Le cordon ombilical était coupé ! »32 Roger Chartier utilise la même citation et la même argumentation, dans sa préface aux Essais de mémoire, pour situer, dans l’itinéraire intellectuel de Philippe Ariès, son premier livre Les Traditions sociales dans les pays de France (1943), l’objectif étant de dépolitiser cet essai : « Nombre des affirmations des Traditions sociales dans les pays de France prennent franchement à rebrousse-poil les thèmes majeurs de la propagande vichyste. »33 De la même manière que Michel Winock, Roger Chartier butte sur cette « alliance surprenante » qu’il qualifie aussi de « rencontre paradoxale »34, entre un traditionaliste de culture maurrassienne et l’histoire des Annales. La réédition au Seuil du Temps de l’histoire, son ouvrage « le plus méconnu », selon les termes de Roger Chartier35, fait accéder l’essai de Philippe Ariès, au statut de livre de référence, dans le domaine historiographique et épistémologique, aux côtés de ceux de Marrou, De la Connaissance historique (1954) et de Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire (1971) bien qu’il n’ait pas connu leur postérité, n’ayant pas fait, à ce jour, l’objet de réédition dans la collection « Points Histoire ».
11Autant Le Temps de l’Histoire et Essais de Mémoire sont perçus, dans la presse, comme le prolongement naturel de l’œuvre de Philippe Ariès appartenant à la « nouvelle histoire », autant Le Présent Quotidien, recueil de ses articles publiés dans la Nation française, ne suscite pas la même adhésion. Au terme d’une minutieuse présentation du contexte intellectuel de l’hebdomadaire dirigé par Pierre Boutang, Jeannine Verdès-Leroux, qui a orienté son propos autour de la « fidélité inventive » de Philippe Ariès, désamorce les critiques que ne manqueront pas de susciter certains articles36. Le choix du titre du recueil d’articles « Le Présent quotidien » privilégie le côté chroniqueur de l’historien, attentif aux faits de la vie quotidienne plutôt que la dimension idéologique et combative. L’historien Jean-Pierre Rioux, dans une notule parue dans le Monde37, se montre sceptique sur l’utilité de publier ces articles qui, écrit-il, à la différence des Essais de Mémoire n’ouvrent pas de pistes. En outre, le collaborateur du Monde estime que l’on a pas toujours envie de suivre un Philippe Ariès, « prisonnier de sa culture ». L’auteur d’un compte rendu dans la revue l’Histoire, tout en admettant le non-conformisme et le brillant de ces chroniques, tient à préciser que certaines prises de position de Philippe Ariès ne sont pas toujours défendables38. C’est un représentant de poids de l’école des Annales, Emmanuel Le Roy Ladurie, qui fut professeur à l’École des hautes études, qui se montra le plus critique, dans un article du Figaro littéraire, intitulé « Philippe Ariès : un historien en réaction »39, dont la phrase d’accroche résume l’esprit du papier : « Un grand esprit souvent faux et parfois farfelu, mais extraordinairement ingénieux et subtil, avec des éclairs de génie. » À côté de « fulgurantes intuitions », l’auteur de l’article décèle « quelques sottises », dans Le Présent Quotidien. Surtout, il n’apprécie pas « l’antigaullisme morbide d’Ariès » qui le conduit à parler « non sans excès d’une deuxième épuration (anti-OAS) par comparaison avec la première épuration, celle de 1944, dont il abomine les exactions. » « À ce compte, se demande Emmanuel Le Roy Ladurie, Ariès s’il était encore en vie, parlerait-il d’une troisième épuration à propos des actuels procès Touvier et tutti quanti ? »40. La réaction virulente d’un représentant emblématique de la « nouvelle histoire » qui, cependant, trouve légitime que ces articles aient été publiés, exprime pour la première fois, depuis le cycle des rééditions des livres de Philippe Ariès au Seuil en 1971, un malaise autour du passé maurrassien de l’intéressé. En outre, Emmanuel Le Roy Ladurie fait précéder son analyse du Présent Quotidien, d’une mise en garde contre certaines hypothèses erronées, développées par Philippe Ariès dans l’Enfant et la Vie familiale sous l’Ancien Régime (1960) : « Nos générations d’historiens récents ont connu un certain nombre de « montages historiques » fort contestables, quoique de première grandeur et qui furent souvent le fait d’esprits des plus fins et très distingués, ultérieurement pris au sérieux à tort ou à raison, en fait souvent à tort, par quantité de bons maîtres et d’étudiants de haut niveau. »41 Si l’auteur de l’article admet volontiers que les autres œuvres de Philippe Ariès sont des « classiques du genre » et qu’il ne peut être question de juger Philippe Ariès à l’aune d’hypothèses remises en cause42, la remarque d’Emmanuel Le Roy Ladurie n’en constitue pas moins une sévère critique, d’autant plus sérieuse qu’elle est dirigée contre un autre représentant de la « nouvelle histoire ». Si un certain nombre d’hypothèses avancées par Philippe Ariès dans son livre sur l’enfance ont été discutées, et d’ailleurs, bien avant la réédition de 1973, dont la préface répond à certaines critiques43, en général ces critiques sont plutôt véhiculées par le biais de revues spécialisées.
12La publication des articles de la Nation française, tout en contribuant à remettre en cause la figure du réactionnaire soixante-huitard de l’Historien du dimanche, a également remis en question la légitimité scientifique d’une partie de son œuvre. André Burguière se contente d’une courte notule pour le Présent Quotidien, dans lequel il voit simplement « un excellent guide sur la France des trente glorieuses »44. Incontestablement, le Présent Quotidien brouille l’image de « l’historien du dimanche ». Seul l’historien Christophe Prochasson oriente son propos sur cette « veine journalistique » qu’honore, à ses yeux, Philippe Ariès, dans la lignée des articles rédigés par Roland Barthes de 1954 à 1956 et dans celle de l’auteur de L’Étrange défaite45.
13La presse d’extrême droite, qui avait plutôt accueilli favorablement Un Historien du dimanche, réagit diversement à la publication des articles de la Nation française. Dans le quotidien Présent, André Figuéras, ancien collaborateur de l’hebdomadaire, dirigé par Pierre Boutang, est surpris que ce soit les éditions du Seuil « qui ne sont pas particulièrement connues pour leur nationalisme »46, qui publient le Présent Quotidien. Il voit dans la démarche du Seuil une sorte de captation d’héritage, une tentative de récupération. C’est aussi l’avis de Gilbert Comte, un autre ancien de la Nation française, qui dans une longue mise au point, publiée dans la revue Enquête sur l’Histoire, critique la thèse de la préface laquelle consiste, selon lui, à faire de Philippe Ariès, la seule voix originale de l’hebdomadaire : « Qu’aurait pensé Philippe Ariès d’une reconstitution de sa vie aussi fallacieuse ? Il faut décidément beaucoup d’outrecuidance pour ajuster ainsi la carrière, le tempérament d’un homme à des convenances politiques actuelles. »47
14Le Présent Quotidien, dernier ouvrage publié de Philippe Ariès, fait ressortir l’appartenance de l’historien à deux champs politiques opposés. Alors qu’il est désormais perçu comme une figure de la « nouvelle histoire », un héritier de l’école des Annales, les représentants d’une culture politique d’extrême droite le revendiquent comme un des leurs.
Notes de bas de page
1 Michel Winock, « Michel Winock : un « rire extraordinaire » », entretien avec Luc Rosenzweig, Libération, 10 février 1984, p. 21.
2 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, Seuil, 1980, p. 121.
3 Ibid.
4 Cette photographie a été publiée dans Lire (avril 1986) pour la réédition du Temps de l’Histoire au Seuil, p. 61.
5 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 121.
6 Ibid., p. 122.
7 François Léger, « La mort de l’historien de la mort », Aspects de la France, 16 février 1984.
8 Lettre de Philippe Ariès à Serge Bonnet le 5 décembre 1981 (APSB).
9 Cf. la lettre de Philippe Ariès à Serge Bonnet du 19 novembre 1983 (APSB).
10 Philippe Ariès, « L’amour dans le mariage », Communications, 35, 1982, p. 122.
11 Lettre de Philippe Ariès à Serge Bonnet du 10 septembre 1983 (APSB).
12 Lettre de Philippe Ariès à Serge Bonnet du 25 mars 1983 (APSB).
13 Philippe Ariès, « Ariès : j’ai fait un livre-film », entretien avec J.-P. Iommi-Amunatégui, Le Matin de Paris, 28 octobre 1983.
14 Roger Chartier, « Ariès et la mort dans le miroir », Libération, 7 novembre 1983, p. 36.
15 Ibid..
16 Cf. Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 191.
17 Cf. Georges Laffly, « Philippe Ariès. Essais sur l’histoire de la mort en Occident », Itinéraires, février 1976. Du même auteur voir « Essais sur l’histoire de la mort en Occident de Philippe Ariès », Bulletin de Paris, 5 décembre 1975.
18 Cf. Georges Laffly, « Le ralliement de Philippe Ariès au conformisme anti-chrétien », Itinéraires, no 224, juin 1978, pp. 150-156.
19 Philippe Ariès, « Le retour à la vie privée », Nation française, 10 avril 1963, p. 361.
20 Philippe Ariès, « Pour une histoire de la vie privée », dans Philippe Ariès, Georges Duby (sous la dir.), Histoire de la vie privée, 3. De la Renaissance aux Lumières, Le Seuil, 1999 (1995 pour la 1re édition), coll. « Points histoire », p. 8.
21 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 146.
22 Cf. Philippe Ariès, « L’enfant et la rue, de la ville à l’anti-ville », dans Essais de Mémoire 1943-1983, Seuil, 1993, pp. 233-256. L’historien a décliné ce thème dans de nombreux articles à partir de la fin des années soixante dix.
23 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 146.
24 Ibid., p. 209.
25 Ibid., p. 208.
26 Ibid. Cf. aussi Yves Castan, « Politique et vie privée », dans Philippe Ariès, Georges Duby, Histoire de la vie privée, t. 3, De la Renaissance aux Lumières, op. cit., pp. 31-72.
27 Cf. la lettre de B. Sorlot à Philippe Ariès le 5 juin 1978 (APA).
28 Ce texte est reproduit dans Essais de mémoire. Comme l’explique Roger Chartier, qui a présenté ce volume, il a été retrouvé après la réédition du Temps de l’Histoire (1986) : cf. Philippe Ariès, « Le Temps de l’Histoire », préface, dans Philippe Ariès, Essais de Mémoire 1943-1983, Seuil, 1993, pp. 45-67.
29 Contrat du 25 avril 1984 (dossier auteur « Le Temps de l’Histoire », Archives Seuil). Le Seuil s’enquiert d’ailleurs de l’état des droits de l’ouvrage et doit contacter les éditions Albatros.
30 Roger Chartier, « L’amitié de l’histoire », préface, dans Philippe Ariès, Le Temps de l’Histoire, op. cit., p. 18.
31 Ibid., p. 19.
32 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 81, cité dans Roger Chartier, « L’Amitié de l’histoire », préface, dans Philippe Ariès, Le Temps de l’Histoire, op. cit., p. 15.
33 Cf. Roger Chartier, « Avant-propos », dans Philippe Ariès, Essais de mémoire, 1943-1983, op. cit., p. 16.
34 Cf. Roger Chartier, « L’amitié de l’histoire », dans Le Temps de l’Histoire, op. cit., p. 19.
35 La postérité de cet ouvrage, avant sa réédition, appartenait plutôt à la mémoire de la droite traditionaliste : cf. par exemple Jacques Laurent, Histoire égoïste, Folio, (1976 pour la 1re édition), 1978, p. 195.
36 Jeannine Verdès-Leroux, « La « Fidélité inventive » de Philippe Ariès », Le Présent Quotidien, op. cit., pp. 7-33.
37 Jean-Pierre Rioux, « Philippe Ariès, chroniqueur du jeudi », Le Monde, 23 mai 1997.
38 « Le présent quotidien 1955-1966 », L’Histoire, no 214, octobre 1997.
39 Emmanuel Le Roy Ladurie, « Philippe Ariès : un historien en réaction », Le Figaro, 22 mai 1997, p. 6.
40 Ibid.
41 Ibid.
42 Sur les limites de certaines hypothèses de l’oeuvre de Philippe Ariès voir le chapitre critique de Paul Servais qui, toutefois, conclut sur l’originalité du caractère pionnier de ses recherches : Paul Servais, « L’œuvre d’un homme : Philippe Ariès », dans Histoire de la famille et de la sexualité occidentales, Louvain-la-Neuve, Pedasup, 1993, pp. 21-29.
43 Cf. Philippe Ariès, « Préface à la nouvelle édition », L’Enfant et la Vie familiale sous l’Ancien Régime, Seuil, 1973, pp. I-XX. Voir aussi chapitre XIV.
44 A. B. (André Burguière), « Chroniques « Le Présent Quotidien » par Philippe Ariès », Le Nouvel Observateur, 1er mai 1997.
45 Cf. Christophe Prochasson, « Le Présent Quotidien », Jean Jaurès, bulletin trimestriel de la Société d’études jaurésiennes, no 145, 1997, pp. 142-143.
46 André Figuéras, « Un national-libéral : Philippe Ariès », Présent, 3 mai 1997.
47 Cf. Gilbert Comte, « Philippe Ariès et « La Nation française ». Une histoire dénaturée », Enquête sur l’Histoire, no 27, juillet-août 1998, pp. 64-65. Cette revue était dirigée par Dominique Venner.
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