Chapitre XIV : Le cheminement dissident d’une œuvre
p. 219-230
Texte intégral
1) L’Enfant et la Vie familiale sous l’Ancien Régime : genèse d’un succès
1-1) La mémoire familiale de Philippe Ariès et l’enfance
1L’Enfant et la Vie familiale sous l’Ancien Régime paraît, en 1960, dans la collection que Philippe Ariès dirige chez Plon. Il commence à réunir sa documentation au début des années cinquante avant même la publication du Temps de l’Histoire (1954). Ses recherches approfondissent un problème déjà posé, dans sa grande œuvre l’Histoire des populations françaises (1948), à savoir les « changements contemporains des modèles familiaux »1. Il avait pressenti que la famille d’Ancien Régime n’avait pas connu et manifesté à l’égard de l’enfance un sentiment aussi exclusif que dans la famille moderne2. Il y présentait déjà les deux types de famille développés dans son livre sur l’enfant : « Dans le premier, la personne de l’enfant est négligée. Seuls importent le patrimoine et sa main-d’œuvre. C’est un type fécond. Dans le second, la fortune du ménage repose essentiellement sur l’enfant et son avenir. C’est un type malthusien. »3 Philippe Ariès estimait alors que la grande révolution démographique du XIXe siècle avait des incidences sur l’idée qu’on se faisait de la famille et de l’enfance. Cette approche était donc liée à sa conception du passage d’une civilisation traditionnelle, une civilisation de l’instinct à une civilisation technicienne. L’historien approfondit son intuition de l’après-guerre, ce qu’Arlette Farge, dans un entretien avec Michel Foucault, a appelé aussi « une naïveté, une capacité d’appréhender le réel de façon neuve »4. Philippe Ariès développa ses thèses, au cours des années cinquante, notamment dans les publications de l’Institut national d’études démographiques ou encore, au sein de l’Académie des sciences morales et politiques5. Enfin, l’autre tribune de Philippe Ariès fut la Nation française.
2Rédigeant les premiers chapitres de son ouvrage fin 1956, il publia plusieurs articles centrés sur des thèmes de son livre : « À propos des Semaines Sociales de Bordeaux. Remarques sur la conception traditionaliste de la famille » (7 août 1957) ; « Une jeunesse conformiste et réfractaire » (16 octobre 1957) ; « Connaissance ou organisation ? » (23 octobre 1957) ; « L’école dans notre civilisation » (8 juillet 1959) ; « L’école ne remplace pas la famille » (5 août 1959). Il s’interroge sur les perspectives d’avenir d’une jeunesse qui, maintenue dans une adolescence prolongée, découvre l’ennui aussi bien dans la société capitaliste que socialiste, ennui inhérent à « cette civilisation des techniques ». Dans « L’école ne remplace pas la famille », on retrouve l’écho de plusieurs chapitres de l’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime sur le développement de l’institution scolaire et l’enfermement des enfants, analyse indissociable de sa critique de l’État : « La transmission de source familiale ou sociologique diminue au profit de l’instruction scolaire. En fait, l’enfant est plus ou moins abandonné aux éducateurs professionnels. »6 Sa remarque sur l’abandon des enfants aux éducateurs professionnels met sur le même plan l’enseignement des Jésuites et celui de la IIIe République qui, à ses yeux fut une entreprise de démolition de la culture orale qui échappait à l’État.
3Philippe Ariès n’eut de cesse de ne pas réduire sa sociabilité à sa famille, mais au contraire, de l’élargir par vagues concentriques : c’est ce qu’il appelle « une soif de sociabilités ». La première fut naturellement le milieu politique de l’Action française. Puis vinrent les salons Halévy et Marcel, et enfin, les historiens professionnels, à partir des années 1970. La « faillite des sociabilités traditionnelles » conduit à la famille nucléaire, qu’il analyse comme une régression, car elle coïncide avec une emprise croissante de l’État, par le biais de l’éducation, et comme une force, car elle est un signe de vitalité pour l’institution familiale : « Toute l’ancienne société, que nous appelons l’Ancien Régime, reposait sur l’aménagement coutumier de la vie quotidienne. À sa place il ne subsiste qu’une vie professionnelle et de travail hypertrophiée, et un secteur privé réduit et dévitalisé. L’amour conjugal, retrouvé en tant que valeur spontanée en marge des morales laïques ou religieuses, fait réapparaître le sens perdu de la continuité de la vie quotidienne, la densité si précieuse de ces heures où il ne se passe presque rien. »7
1-2) La « fin de la quarantaine » pour l’historien ?
4Comment l’Enfant et la Vie familiale sous l’Ancien Régime qui devint, dans les années soixante-dix, un classique de l’histoire des mentalités, a-t-il été accueilli, à sa sortie, en 1960 ? Dans quelle mesure a-t-il contribué à rapprocher Philippe Ariès de la communauté universitaire ? L’interprétation de sa réception est souvent faussée par sa réédition de 1973, au Seuil, qui coïncide avec le temps de la conquête de la légitimité initiée avec la réédition de l’Histoire des Populations, deux ans plus tôt. D’après Philippe Ariès, la première édition de son livre sur l’enfance a été, en général, bien accueillie par les historiens car, selon lui, le livre arrivait « au moment où le centre d’intérêt des Annales et de l’École des hautes études se déplaçait, et de socio économique et démographique qu’il était plutôt, virait à l’histoire des mentalités »8. De son côté, l’historien Michel Winock qui fut, au Seuil, l’éditeur des ouvrages de Philippe Ariès, estime, que la première édition, chez Plon, était « passée à peu près inaperçue »9, faisant une deuxième carrière au Seuil. La réalité est plus difficile à établir. Si l’ouvrage a donné lieu à peu de comptes rendus dans la presse française, il fit l’objet d’un article important de l’historien Jean-Louis Flandrin dans les Annales10, en 1964, tandis que, dans ce même numéro, Alain Besançon évoquait l’Enfant et la Vie familiale sous l’Ancien Régime, dans un article intitulé « Histoire et psychanalyse »11. Ce signe de reconnaissance marque pour Ariès ce qu’il nomme « la fin de la quarantaine » : « Le silence une fois rompu, l’interdit était levé. Je ne pense pas avoir vraiment souffert de la longue réserve des historiens professionnels, quoique leur estime m’importât. »12 Ces lignes, qui donnent le sentiment que les seuls historiens professionnels sont les représentants des Annales, ont été écrites, en 1980, alors qu’il occupait un poste de Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Or des représentants de l’histoire académique ont suivi de près son œuvre, depuis 1948. Parmi eux, citons l’historien des relations internationales, Pierre Renouvin13, et Jérôme Carcopino qui compare, dès 1960, l’Enfant et la Vie familiale au livre d’Henri Marrou sur l’éducation dans l’Antiquité14. L’article de Jean-Louis Flandrin, dans les Annales, a été publié quatre ans après la parution de l’Enfant et la Vie familiale, chez Plon. En fait, comme se plaît à le souligner souvent Philippe Ariès, son ouvrage a été porté par une vague d’intérêt naissante, dans les années soixante, dans toutes les disciplines des sciences humaines, autour de l’enfance. Dans une période de démocratisation de l’enseignement, suivie de très près par Philippe Ariès à la Nation française, la place de l’enfant dans la société, devient un thème majeur. Le numéro des Annales de 1964 est donc une forme de consécration pour l’historien marginal qu’il était, même si Alain Besançon et Jean-Louis Flandrin formulent quelques critiques ou réserves. Le premier lui reprocha d’avoir négligé des « curiosités de la psychologie moderne » tandis que Jean-Louis Flandrin trouvait qu’il accordait une trop large place « au fixisme de la psychologie traditionnelle15 ».
5À l’occasion de la réédition de l’Enfant et la Vie familiale sous l’Ancien Régime, au Seuil, de nombreux « historiens professionnels » remercient Philippe Ariès pour l’envoi de son ouvrage. Il est possible de s’appuyer sur les lettres d’un certain nombre d’entre eux, qui affirment avoir déjà lu l’ouvrage dans l’édition Plon, pour essayer d’évaluer le cheminement de ce livre, parmi la communauté historienne, à la fin des années soixante. La plupart de ces réactions émanent d’historiens liés à la VIe Section de l’Ecole pratique des hautes études (EPHE)16. Sans doute, convient-il de ne pas négliger l’effet d’optique qui peut être lié à la réédition soigneusement préparée par les éditions du Seuil, dans la foulée de celle de l’Histoire des populations françaises et qui donne le sentiment parfois que tout le monde attendait cette réédition de l’Enfant et la Vie familiale. François Furet (1927-1997) qui est entré à la VIe Section de l’ÉPHE, en 1960, avant de devenir Directeur d’études, en 1966, dit avoir « une vieille et grande admiration » pour le livre de Philippe Ariès, qu’il a beaucoup utilisé, depuis la fin des années soixante, dans son séminaire, où il s’intéressait à l’histoire de l’enseignement dans l’ancienne France17. Entré à l’EPHE, en 1958, dont il assura la présidence, entre 1972 et 1977, le médiéviste Jacques Le Goff, membre du comité de rédaction des Annales, depuis 1969, estime que l’œuvre de Philippe Ariès a marqué nombre d’historiens, ajoutant qu’il croit être de ceux à qui elle a le plus apporté et qui aiment le mieux sa vision de l’histoire et sa position des problèmes18. Sur un ton très chaleureux, Pierre Vidal-Naquet qui enseigne aussi dans cette institution, depuis 1966, évoque un « merveilleux bouquin » qu’il a « bien souvent manié et palpé »19. Il est d’ailleurs le seul, parmi ce groupe d’historiens lié à l’École pratique des hautes études, à être entré en contact avec Philippe Ariès, bien avant la réédition de L’Histoire des populations françaises au Seuil, en 1971. Jean-Louis Flandrin, auteur de l’un des articles du numéro des Annales sur L’Enfant et la Vie familiale, exprime à Philippe Ariès son admiration pour ce livre, qu’il estime, lui aussi, être « partagée par beaucoup d’historiens en France même si votre livre n’a pas connu chez nous le succès prodigieux — et combien mérité, qu’il a rencontré aux États-Unis »20.
1-3) La reconnaissance aux États-Unis d’un disciple de Marc Bloch et de Lucien Febvre (1962-1971)
6Jean-Louis Flandrin est le seul à évoquer l’engouement suscité par le livre de Philippe Ariès outre Atlantique dès la parution de la traduction anglaise du livre, en 1962, sous le titre Centuries of childhood21, bien avant le numéro des Annales de 1964. Ce succès, inattendu pour Philippe Ariès, est l’œuvre, selon lui, des sociologues, des psychologues « devenus souvent à des degrés divers des champions de la contestation »22. Le livre aurait contribué à fournir des arguments à ceux qui souhaitaient démythifier la famille nucléaire dans laquelle certains sociologues voyaient l’incarnation de la réussite américaine. Il s’agit de la grande idée de Philippe Ariès convaincu que son livre s’inscrit dans le courant de contestation dirigé contre la famille et l’État qui traverse les sociétés dans les années soixante.
7Cette thèse n’explique pas tout. Et surtout, la critique favorable qui accueille, dès 1962, la traduction de son ouvrage, prend un autre chemin. Par exemple, Peter Gay, professeur d’histoire à l’Université Columbia, fait de Philippe Ariès un disciple actif et brillant de Lucien Febvre et Marc Bloch : « Nous sommes redevables à « Centuries of childhood », pas seulement de nous offrir une brillante histoire de l’enfance, mais aussi d’attirer notre attention sur la meilleure histoire qui s’écrit aujourd’hui.23 Philippe Ariès, alors marginal en France à ce moment-là, a donc été perçu aux États Unis, dès 1963, comme un historien proche des Annales. Son influence n’eut alors de cesse de s’étendre parmi les historiens américains où tous, y compris les plus critiques, louèrent le pionnier qui ouvrit de nouveaux chantiers historiques24 : « Peu de livres ont exercé une aussi grande influence sur les historiens anglais et américains que celui de Philippe Ariès […] »25. La plupart des discussions autour des problématiques dégagées par son œuvre sont publiées au début des années soixante-dix donc, bien avant la réédition de l’Enfant et la Vie familiale au Seuil.
8C’est à partir de la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, que son œuvre est également utilisée dans une optique contestataire, par certains mouvements, comme par exemple une représentante de la cause féministe Shulamith Firestone dans un ouvrage intitulé The Dialectic of Sex. The case for Feminist Revolution (London, 1971). Cela dit, comme le remarque Philippe Ariès, après une vague d’enthousiasme, « quelques révolutionnaires plus perspicaces » ont orienté leurs recherches sur les origines intellectuelles de l’auteur de l’Enfant et la Vie familiale : « L’un d’eux, D. Hunt, un élève d’Éric Ericson, se livra à un travail de détective pour démasquer le réactionnaire sous le contestataire […] »26. Patrick H. Hutton, professeur d’histoire à l’Université de Vermont appartient à cette catégorie d’historiens qui s’intéressent aujourd’hui à l’œuvre de Philippe Ariès, à l’aune de son itinéraire intellectuel et politique : Philippe Ariès and the Politics of French Cultural History (2004).
9Cette hégémonie exercée par le livre de Philippe Ariès incita, à l’été 1971, le professeur Orest Ranum, à lui proposer d’intervenir, dans le cadre d’un cycle de conférences à l’université de Baltimore : « Pour mon plus grand plaisir, il se référait non pas à mon livre sur l’Enfant et la Famille, mais au moins connu Temps de l’Histoire. »27 En accord avec Orest Ranum, Philippe Ariès choisit, en 1973, d’aborder le thème des attitudes devant la mort. Lui qui était habité par ce sujet depuis le début des années soixante, put enfin rassembler plus de dix ans de recherches dispersées28. C’est un moment capital dans son itinéraire qui oriente définitivement ce qui, au départ, dans l’esprit de Philippe Ariès, n’était pas destiné à devenir un livre. Sa dette envers Orest Ranum est immense, car celui-ci fit publier, aux éditions de l’Université Johns Hopkins, les quatre conférences données par Philippe Ariès, sous le titre Western Attitudes towards death29. Il s’agissait de la matrice de son futur chef-d’œuvre, L’Homme devant la mort (1977). Avant l’aventure américaine, l’historien de l’enfance avait commencé à exposer ses premières réflexions sur la mort, devant les membres de l’Académie des Sciences morales et politiques, lors de la séance du 17 janvier 196630, alors qu’il cherchait à y être élu. La fin de sa « quarantaine », dans le milieu des historiens professionnels, à partir de 1964, ne l’avait pas pour autant écarté des sociabilités de l’Institut et surtout de la voie académique.
2) La recherche d’une légitimité intellectuelle : la tentation d’une carrière académique
2-1) Échapper à la solitude de l’historien
10La candidature de Philippe Ariès à l’Académie des sciences morales et politiques, en 1966, s’inscrit dans la continuité des cercles intellectuels qu’il fréquente depuis l’après-guerre. Daniel Halévy et Gabriel Marcel, ses deux maîtres à penser de l’après-guerre, ont largement contribué par amitié à faire connaître son œuvre chez leurs confrères de l’Institut. Agé de cinquante deux ans au moment de sa candidature, Philippe Ariès souhaite une forme de reconnaissance intellectuelle ou de légitimité que l’Université tarde à lui consentir. Il souffre, quoi qu’il en dise, d’être isolé de la communauté des historiens et de ne pouvoir davantage participer à des réunions ou des colloques universitaires comme le fait remarquer Michel Foucault, scandalisé par cette marginalité : « En dehors de Vovelle à Aix, qui, à Paris, a donné à Ariès dans les années soixante la possibilité de confronter ses idées et de les discuter avec les historiens « de métier » ? »31 Michel Vovelle qui rédigea la notice nécrologique de Philippe Ariès, dans le Monde, lui avait d’ailleurs donné comme sous-titre « Un découvreur solitaire »32, insistant sur la dette que les historiens devaient à ses découvertes, « longuement mûries dans l’isolement d’une recherche solitaire » qu’il ne faut pas oublier. Les deux hommes se sont rencontrés alors qu’ils s’intéressaient à la mort. Dans ce groupe d’historiens aixois, Philippe Ariès côtoya aussi Maurice Agulhon dont les travaux sur la sociabilité méridionale le passionnaient. Il retrouvait dans cette société du XVIIIe siècle, tout comme dans les travaux d’un historien toulousain avec lequel il se lia, Yves Castan, une conception de l’honnêteté et des libertés qui lui rappelait le Maurras de sa jeunesse, plutôt félibrige qu’étatiste33. Maurice Agulhon reconnaît sa dette34 envers l’historien du dimanche qui, en 1970, fut l’un des principaux artisans de la publication de La République au village35, dans la collection qu’il codiriga avec Robert Mandrou. Avant Michel Vovelle ou Maurice Agulhon, c’est l’historien Pierre Guiral, rencontré par Philippe Ariès chez Daniel Halévy alors qu’il préparait sa biographie sur Prévost-Paradol, qui l’invita à son séminaire d’Aix-en-Provence36. À l’instar de Michel Vovelle, c’est un autre historien de cette université, Paul Veyne qui mesure très bien quel était alors le statut de Philippe Ariès : « […] si le nom de Philippe Ariès, écrit-il en 1971, n’est pas beaucoup plus célèbre que celui de maint autre grand patron de l’« histoire », c’est dû uniquement à votre situation extra-universitaire : vous avez des lecteurs et des admirateurs, mais non des clients »37. Cette situation pouvait-elle satisfaire un historien convaincu qu’il était l’auteur de trois livres importants ? En dépit de l’ouverture sur l’université que constitue sa collection, chez Plon, et de son succès rapide aux États-Unis et en Angleterre, Philippe Ariès reste tenu à l’écart des principaux lieux de production du savoir universitaire en France. D’où le choix de l’Académie des sciences morales et politiques qui lui a offert l’occasion de s’exprimer dès le milieu des années cinquante. Sa candidature est un aboutissement puisque, dès 1948, l’Institution remarque les ouvrages de Philippe Ariès qui eut, en outre, l’occasion d’y faire deux exposés, lui permettant de tester ses idées sur l’enfance, en 1957, et sur la mort, en 1966. Près de dix ans après l’échec de sa candidature, peu de temps avant que François Furet lui suggère de se porter candidat à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Philippe Ariès avait semble-t-il toujours dans l’idée d’y tenter sa chance.
2-2) Histoire d’une connivence
11Dès 1949, l’Histoire des populations françaises obtient le prix Gabriel Monod38. C’est l’historien Jacques Chastenet, au nom de la section « histoire et géographie », qui a proposé l’attribution de ce prix et qui a rédigé, en tant que rapporteur, le compte rendu de l’ouvrage, dans la Revue des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques39. Jacques Chastenet (1893-1978) qui est l’auteur d’une monumentale Histoire de la IIIe République, en sept volumes (1952-1963), fut l’un des très rares historiens à utiliser, dès sa parution, l’Histoire des populations françaises dans ses travaux historiques40. En 1971, lors de sa réédition que Philippe Ariès lui avait envoyée, il la qualifiait de « livre prodigieux » auquel il « devait beaucoup »41. En 1954, le Temps de l’Histoire est couronné du prix Chaix-d’Est-Ange42. C’est son ami Daniel Halévy qui plaida sa cause, en insistant bien sur le fait que l’Histoire des Populations françaises avait déjà été remarquée par l’Académie43. Enfin, en 1960, est primé l’Enfant et la Vie familiale sous l’Ancien Régime, qui se voit attribuer le prix de Penanrum. Le rapporteur est Léon Noël (1888-1987), qui fut l’un des principaux artisans du retour du Général au pouvoir et le premier président du Conseil Constitutionnel, en 1958. Dans ce compte rendu très élogieux, Léon Noël, à qui Philippe Ariès avait envoyé son Histoire des populations en 194844, estime que l’ouvrage « témoigne des qualités qui s’affirment, avec une autorité croissante dans les publications »45 de Philippe Ariès. À la différence des précédents, il ne suscite aucune réserve alors que certains membres de l’Académie des sciences morales et politiques n’avaient pas adhéré à toutes les thèses de Philippe Ariès, telles qu’il les avait exposées, dès 1956, sur le thème « La famille d’Ancien Régime »46. Enfin, après avoir permis à l’historien de faire connaître l’état de ses travaux sur l’enfance, les Immortels lui offrirent, en 1966, l’année de sa candidature, la possibilité de rédiger sa première synthèse sur la mort, intitulée « Contribution à l’étude du culte des morts à l’époque contemporaine »47, devant les académiciens Jacques Rueff, Pierre Renouvin, Gabriel Marcel, Pierre Clarac, Gabriel Le Bras, Edmond Giscard d’Estaing. Elle fut d’ailleurs reprise dans ce qui devait constituer les Essais sur l’histoire de la mort en Occident48 (1975).
2-3) Questions sur une candidature
12Cette élection constituait-elle l’aboutissement d’un projet auquel tenait Philippe Ariès ? Il n’est pas facile de répondre, tant les usages liés à la préparation d’une candidature sont complexes. C’est son ami l’historien Adrien Dansette, qui l’avait fait entrer chez Plon comme lecteur, en 1944, qui lui suggéra de se porter candidat, au printemps 1965. Philippe Ariès se dit alors « touché et flatté » par une telle proposition, « mais avant tout surpris »49, demandant à Adrien Dansette, élu depuis 1964, à la section « histoire et géographie », si son œuvre, qu’il juge « plutôt confidentielle », sera suffisante pour le soutenir dans cette voie académique. Cela dit, l’historien ne tarda pas à se couler dans la peau du candidat idéal, multipliant les conversations et les rencontres avec les membres de l’institution, afin d’obtenir les appuis nécessaires. C’est son mentor, Adrien Dansette, qui l’aiguilla dans les visites50. Philippe Ariès semble avoir disposé d’un certain capital de sympathie. Il était d’ailleurs sûr de son élection et avait préparé une petite réception pour fêter l’événement51. Le candidat a sans doute sous-estimé le poids des usages52.
13Plus d’un an après la suggestion d’Adrien Dansette, Philippe Ariès pose sa candidature, le 2 mai 1966, au siège d’académicien titulaire laissé vacant après le décès de Raoul Blanchard, dans la section « Histoire et géographie »53. C’est Pierre Renouvin qui, au nom de la section d’histoire et géographie, a présenté un rapport sur les titres des candidats. L’élection est fixée au 23 mai 1966. Sont également candidats Mgr Leflon, R. Mousnier, Yves Chataigneau, Pierre Monbeig et Georges Wormser54. Au premier tour, sur 24 bulletins exprimés, Philippe Ariès obtient 5 voix, ainsi qu’au second tour, puis deux voix pour le suivant et deux voix pour les quatrième et cinquième tour, Mgr Leflon et G. Wormser totalisant respectivement au dernier tour, 15 et 11 voix. Aucun des candidats n’ayant obtenu, après les cinq tours, la majorité absolue des suffrages, l’élection est reportée à une date ultérieure55. En fait, Philippe Ariès retire sa candidature56 et ne participe pas à la nouvelle élection qui se traduit par la victoire de Mgr Leflon. Les raisons de cet échec peuvent être multiples. Candidat trop présomptueux, Philippe Ariès pourtant bien introduit par Adrien Dansette n’a peut-être pas su, jusqu’au bout, revêtir les habits du parfait candidat57. Il n’avait peut-être pas non plus le profil du candidat idéal sur le plan social. Philippe Ariès n’appartient pas à la grande bourgeoisie française qui règne sur l’institution58. Au-delà de son cursus, sa conception de l’histoire telle qu’il l’a formulée dans son acte de candidature a pu jouer contre lui : « Recherches et travaux portant sur l’histoire des moeurs et plus précisément des attitudes secrètes ou inaperçues devant les phénomènes de la vie quotidienne, qu’on appelle aujourd’hui l’histoire des mentalités. »59 Il reprenait les grandes lignes de sa préface à l’Histoire des populations françaises (1948) et résumait l’esprit de ses trois livres. Il n’est pas impossible que les électeurs aient finalement reculé devant une forme d’originalité qu’elle tient en horreur60. Les raisons de l’échec peuvent être aussi recherchées dans les tractations de dernière minute.
14Toujours est-il que l’Académie offrit une tribune inespérée à Philippe Ariès alors qu’il peinait à sortir de sa traversée du désert. Dans une lettre à Adrien Dansette, le 7 janvier 1967, il insiste sur l’honneur que constitua pour lui cette candidature qui aurait pu être une forme de reconnaissance pour son œuvre, si elle s’était concrétisée : « Votre parrainage m’a beaucoup touché, et d’abord parce qu’elle (sic) m’a prouvé que vous aviez compris et apprécié mes recherches et leur direction. »61 Ce besoin d’être enfin compris par une institution, en France, était très fort chez Philippe Ariès. Il l’était d’autant plus, qu’à ce moment-là, totalement désabusé par la politique après la guerre d’Algérie et la fin de la Nation française, l’histoire devenait pour lui comme une planche de salut qui lui permettait de rester fidèle à ses origines. Sa quête sur la mort occupe désormais tous ses loisirs. Elle se confond avec un retour sur son frère tué en 1945. L’intérêt des historiens des Annales pour l’histoire des mentalités, dans les années soixante-dix, donna une seconde vie et une justification à son œuvre.
Notes de bas de page
1 Cf. Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, Seuil, 1980, p. 135 ; voir aussi le « Projet d’enseignement » de Philippe Ariès (A. EHESS).
2 Cf. Philippe Ariès, « L’enfant dans la famille », Histoire des populations françaises et de leurs attitudes devant la vie, Seuil, coll. « Point Histoire » (1re édition, Self, 1948), pp. 321-343.
3 Ibid., p. 343.
4 Arlette Farge et Michel Foucault, « Le style de l’Histoire », entretiens avec François Dumont, Jean-Paul Iommi-Amunategul, Le Matin de Paris, 21 février 1984, p. 20.
5 Cf. Philippe Ariès, « La famille d’Ancien Régime », dans Revue des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, a. 109, sér. 4, 1er semestre, 1956, pp. 46-55.
6 Philippe Ariès, « L’école ne remplace pas la famille », La Nation française, 5 août 1959. p. 170.
7 Cf. Philippe Ariès, « Une civilisation à construire », dans Groupe de la Nation française, Écrits pour une renaissance, Plon, 1958, repris dans Le Présent quotidien, Seuil, 1997, p. 447.
8 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 138.
9 Cf. Michel Winock, « Fiche de promotion sur l’Enfant et la Vie familiale », 25 février 1975, (Archives Seuil).
10 Cf. Jean-Louis Flandrin, « Enfance et société », Annales ESC 19, 1964, pp. 322-329.
11 Cf. Alain Besançon, « Histoire et psychanalyse », Annales ESC 19, 1964, p. 242, no 2.
12 Cf. Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 120.
13 Cf. Lettre de Pierre Renouvin à Philippe Ariès du 6 juin 1960 (APA) qui place l’Enfant et la Vie familiale sous l’Ancien Régime « dans la ligne où vous avez déjà affirmé, avec bonheur, votre conception de la recherche historique ».
14 Cf. Lettre de Jérôme Carcopino à Philippe Ariès du 16 octobre 1960 (APA).
15 Sur l’analyse des articles des deux historiens, voir Philippe Ariès, « Préface à la nouvelle édition », L’enfant et la Vie familiale sous l’Ancien Régime, Seuil, Coll. « Univers Historique », 1973, pp. V-IX.
16 L’EPHE est transformée en établissement d’enseignement supérieur autonome par les statuts de l’EHESS en 1975.
17 Cf. lettre de François Furet à Philippe Ariès du 22 novembre 1973 (APA).
18 Cf. lettre de Jacques Le Goff à Philippe Ariès le 14 novembre 1973 (APA).
19 Cf. Lettre de Pierre Vidal-Naquet à Philippe Ariès le 14 novembre 1973 (APA).
20 Cf. la lettre de Jean-Louis Flandrin à Philippe Ariès le 3 décembre 1973 (APA).
21 Philippe Ariès, Centuries of Childhood : A social History of family Life, traduit du français par Robert Baldick, Londres et New-York, Knopf, 1962, 447 p.
22 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 138.
23 Cf. Peter Gay, « Annales of Childhood », Saturday Review, 23 March 1963, p. 74.
24 Cf. par exemple Irene Q. Brown, « Philippe Ariès on Education and Society in Seventeenth and Eighteenth-Century France », History of Education Quaterly 7, 1967, pp. 357-358 ; Nathalie Zemon Davis, « The Reasons of Misrule : Youth Groups and Charivaris in Sixteenth-Century France », Past and Present 50, février 1971, pp. 41-75 ; voir aussi l’un des représentants anglais de la démographie historique Peter Laslett qui reconnaît une grande valeur aux travaux de Philippe Ariès : Peter Laslett, The World We Have Lost (London, 1962).
25 Adrian Wilson, « Infancy of the history of childhood : an appraisal of Philippe Ariès », History and Theory, 19, 1980, p. 132.
26 Cf. Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 138
27 Ibid., p. 177.
28 Cf. Philippe Ariès, « Préface. Histoire d’un livre qui n’en finit pas. », Essais sur l’Histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours, Le Seuil, 1977, coll. « Points Histoire » (Le Seuil, 1975 pour l’édition originale), pp. 11-12.
29 Cf. Philippe Ariès, Western Attitudes towards death, Baltimore et Londres, The Johns Hopkins University Press, traduction Patricia Ranum, 1974.
30 Cf. Philippe Ariès, « Contribution à l’étude du culte des morts à l’époque contemporaine », Revue des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, 119-4, 1966, 1er semestre, pp. 25 à 39.
31 Arlette Farge et Michel Foucault, « Le Style de l’histoire », op. cit., p. 21.
32 Michel Vovelle, « La mort de Philippe Ariès. Un découvreur solitaire », Le Monde, 11 février 1984, p. 11.
33 Cf. Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 209. Sur ce thème, cf. Guillaume Gros, « Au Royaume de Philippe Ariès », dans Arkheia, Revue d’histoire, Mémoire du Vingtième siècle en Sud-Ouest, 14-15-16, 2005, dossier « Vichy Etat occitan ? », coordonné par Emmanuel Le Roy Ladurie et Guillaume Bourgeois, pp. 76-85.
34 Cf. lettre de Maurice Agulhon à Philippe Ariès le 11 mai 1980 (APA).
35 Maurice Agulhon, La République au village : les populations du Var de la Révolution à la Seconde République, Plon, coll. « Civilisations et mentalités », 1970.
36 Cf. Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 120.
37 Cf. lettre de Paul Veyne à Philippe Ariès le 17 avril 1971, à l’occasion de la réédition de l’Histoire des Populations françaises (APA).
38 Cf. dossier « Histoire des population », (APA).
39 Cf. Jacques Chastenet, séance du 20 juin 1949, Revue des travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, 4-102, 1949, pp. 187-188.
40 Cf. Jacques Chastenet, Une époque pathétique. La France de M. Fallières, Fayard, 1949 ; voir aussi Histoire de la IIIe République. L’enfance de la IIIe 1870-1879, Hachette, 1952, p. 267 et p. 344.
41 Cf. le carton de remerciement de Jacques Chastenet à Philippe Ariès, s. d. (APA).
42 Cf. dossier « Le Temps de l’Histoire » (APA).
43 Cf. Daniel Halévy, Revue des travaux…, 107-4, 1954, pp. 118-119.
44 Cf. lettre de Léon Noël à Philippe Ariès, le 21 novembre 1948 (APA).
45 Cf. Léon Noël, « Rapport sur le concours pour le prix de Penanrum », op. cit., p. 185.
46 Cf. Philippe Ariès, « La famille d’Ancien Régime », Revue des travaux.., 109-4, 1956, pp. 46-53.
47 Cf. Philippe Ariès, « Contribution à l’étude du culte des morts à l’époque contemporaine », Revue des Travaux…, 119-4, 1966, pp. 25-39.
48 Cf. Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort…, op. cit., 1977, pp. 155-168.
49 Cf. lettre de Philippe Ariès à Adrien Dansette du 11 juin 1965 (APAD).
50 Cf. lettre de Philippe Ariès à Adrien Dansette le 13 avril 1966 (APAD).
51 Cf. entretien avec François Léger, 26 juin 1999.
52 François Fossier, Aux pays des immortels. L’Institut de France, hier et aujourd’hui, Mazarine, 1987, p. 118.
53 Cf. « Séance du lundi 2 mai 1966, présidence de Maurice Baumont », Revue des Travaux…, 119-4, 1966, p. 346.
54 Cf « Séance du lundi 16 mai 1966, présidence de Maurice Baumont », op. cit., p. 346.
55 « Séances du 23 mai 1966, présidence de M. Baumont », op. cit.
56 Cf. la lettre de Philippe Ariès au secrétaire perpétuel, le 8 mai 1966 (APA).
57 Cf. Entretien avec Hubert Dansette le 30 août 2000.
58 Cf. François Fossier, Aux pays des immortels…, op. cit., pp. 80-85.
59 Cf. son curriculum vitae dans « Dossier Mgr Leflon » (Archives de l’Académie des sciences morales et politiques).
60 François Fossier, Aux pays des immortels…, op. cit., p. 118.
61 Cf. Lettre de Philippe Ariès à Adrien Dansette du 7 janvier 1967 (APAD).
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