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Philippe Ariès (1914-1984)

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Guillaume Gros

Quatrième partie. Retour du politique : le temps de la Nation française (1955-1966)

Chapitre XII : Le retour de la polémique (1961-1964)

Texte intégral

1) La rupture avec les amis : la création d’Esprit Public

  • 1 Cf. Charles-Robert Ageron, La décolonisation française, Armand Colin, 1991.

1Jusqu’au discours du général de Gaulle du 16 septembre 1959 sur l’autodétermination, la politique du maintien de l’Algérie française avait été celle du pays1. L’équipe de la Nation française avait soutenu son retour au nom de la restauration de l’État et par fidélité au Comte de Paris qui pensait que ce retour pourrait créer les conditions favorables pour la monarchie. Au cours de l’année 1960, la nouvelle politique algérienne du gouvernement suscite une opposition, tant en Algérie qu’en métropole, opposition qui devait déboucher sur la création de l’Organisation de l’Armée Secrète.

  • 2 Philippe Ariès, « L’échec des « organisateurs » devant les troubles de notre temps », Nation franç (...)
  • 3 Raoul Girardet, « Pour saluer un prisonnier », Nation française, 10 février 1960, no 227.

2Les premiers signes du divorce entre le général de Gaulle et une partie de l’opinion apparaissent lors de la « Semaine des barricades » (24-31 janvier 1961), déclenchée par quelques activistes partisans de l’Algérie française. Pour Philippe Ariès, l’État a été surpris, non par le complot mais par « l’explosion de passion populaire »2. Mais la Semaine des barricades menace la cohésion de la « bande » d’amis de la Nation française. Raoul Girardet, après l’incarcération de l’activiste Jean-Baptiste Biaggi à la prison de la Santé, s’interroge sur l’utilité même du journal auquel il assigne la mission de maintenir « quelques valeurs très élémentaires d’amitié et de fidélité. »3

  • 4 Cf. Anne-Marie Duranton-Crabol, Le Temps de l’OAS, Éditions Complexes, 1995, p. 43.
  • 5 Cf. Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au XXe  (...)

3Ce soutien au général de Gaulle fut bientôt la principale pierre d’achoppement entre les « légalistes » et les « ultras » car toute l’argumentation de ces derniers consistait à se réclamer d’une fidélité brisée par le chef de l’État4. Le Manifeste des 121, en septembre 1960, revendiquant le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie5, durcit le débat chez les intellectuels, en radicalisant les positions des forces hostiles à la poursuite de la guerre en Algérie. Surtout, l’évocation par le général de Gaulle d’une future « République algérienne » (4 novembre 1960), suivie par l’annonce d’un référendum sur l’autodétermination créent les conditions de la dissidence au sein de la Nation française. Le 17 décembre 1960 paraît le premier numéro d’Esprit Public dont le comité de rédaction est constitué d’anciens de l’hebdomadaire de Pierre Boutang : Raoul Girardet, Jean Brune, Roland Laudenbach et Jules Monnerot bientôt rejoints par Philippe Héduy et Philippe Marçais. Cette dissidence scinde la fameuse « bande » des années de l’Étudiant français en deux : d’un côté le tandem Ariès/Boutang et de l’autre côté Raoul Girardet, François Léger et Philippe Brissaud. La dissidence tourne dans un premier temps au règlement de comptes, à cause de la question du régime politique soutenu par la Nation française.

4En dépit des mots fielleux qui purent être ponctuellement échangés de part et d’autre, après le divorce de décembre 1960, la Nation française qui ne soutient pas officiellement les attentats de l’OAS, avoue rapidement se trouver en communion d’esprit et de pensée sur le fond avec Esprit Public. Le rapprochement s’opéra surtout à partir de l’échec du putsch des Généraux (avril 1961) quand l’hebdomadaire de Pierre Boutang choisit de défendre le combat de ceux qu’il appelle désormais « les réprouvés », c’est-à-dire les victimes de la répression gaulliste, reprenant en cela l’esprit du combat de Paroles françaises en faveur de l’amnistie. Philippe Ariès fut l’un des principaux artisans de cette campagne de presse qui lui permit, tant bien que mal, au-delà des divisions, de ne pas totalement perdre le fil de ses amitiés de jeunesse, de son âge d’or.

2) La fidélité militante : la défense des exclus et des réprouvés

2-1) Le mépris des victimes

  • 6 Cf. Philippe Ariès, « Les réprouvés », Nation française, no 291, 3 mai 1961, p. 220.
  • 7 Cf Philippe Ariès, « « Non « , contre le manque de coeur, nullement contre l’État », Nation frança (...)
  • 8 Ibid.

5La situation de Philippe Ariès n’est pas simple à définir quand il affirme d’un côté ne pas contester à l’État, le droit de se défendre6 et de défendre une politique « qu’ <il> persiste à croire juste au fond »7 et que, d’un autre côté, il respecte l’authenticité du combat mené par ses amis d’Esprit Public : « […] je sais leur patriotisme et leur sens de l’honneur ; c’est une « meute » à laquelle on est fier d’appartenir et dont on ne se sépare pas au moment où la rancune et l’irritation poussent les agents de l’État à les traiter comme des ennemis. »8

  • 9 Cf. Philippe Ariès, « Les réprouvés », op. cit., p. 220.
  • 10 Ibid.

6Quelques mois après avoir admis qu’il est légitime qu’un État se défende, l’historien n’hésite pas à comparer la situation réservée à ses amis, à celle des adversaires de l’Epuration dans l’immédiat après-guerre : « Allons-nous revoir les juridictions d’exception, cette forme honteuse de leur vengeance politique ? »9 Si la critique du régime gaullien peut rejoindre sur ce point celle des adversaires traditionnels de Philippe Ariès, du côté de l’extrême gauche, le choix du terme de « réprouvés » pour qualifier les victimes du gouvernement fait appel à tout un vocabulaire qui appartient à la culture politique d’extrême droite : « Les victimes de cette aventure sont parmi les meilleures de notre race. Nous devons nous en souvenir. Ils ont été abusés par le mépris, sinon le ressentiment que le Chef de l’État n’a cessé de leur témoigner, par le désespoir où les plongeait la vision catastrophique des Musulmans fidèles, « les pauvres gens », égorgés ou voués au sort de personnes déplacées. »10

  • 11 Cf. Anne-Marie Duranton-Crabol, Le Temps de l’OAS, op. cit., pp. 66-67.
  • 12 Charles de Gaulle, Mémoires d’espoirs. Le renouveau (1958-1962), Paris, Plon, 1970, p. 92.

7Au-delà de la solidarité pour ses amis, c’est par le biais de la critique de la démocratie que Philippe Ariès a rejoint un certain nombre de positions de l’OAS. À partir du putsch des Généraux en avril 1961, la politique de l’organisation secrète vise moins à contrer l’action des rebelles, qu’à poursuivre une lutte acharnée contre le gouvernement, accusé de faire le jeu du Front de Libération Nationale11. Or, le développement de cet activisme qui se matérialise essentiellement par des attentats, est le fait d’une minorité alors même que la politique du gouvernement est approuvée par une majorité de Français. Pour de Gaulle, l’OAS devient l’obstacle qui peut faire échouer sa politique en Algérie. De plus, le chef de l’État considère que toute une droite néo-vichyste a profité du conflit algérien pour relever la tête12.

  • 13 Philippe Ariès, « Une écharde dans la chair », Nation française, 24 mai 1961, p. 227.

8Pour l’historien, cette dissidence militaire n’est jamais qu’une forme nouvelle du nationalisme et elle n’est rendue possible que grâce à cette ferveur militaire qui agit comme une sorte de révélateur : « La tragédie algérienne a cristallisé ce néo-nationalisme, où il faut reconnaître une conséquence de l’étonnant renouvellement de la pensée militaire, phénomène capital de cette période de notre histoire […] »13.

2-2) La médiation de l’armée

  • 14 Cf. Lettre de Philippe Ariès à Joseph Czapski, s. d. probablement fin 1962 (APA). Il s’agit certai (...)
  • 15 Ibid.
  • 16 Philippe Ariès, « Les médiations manquées, les amitiés perdues », Nation française, 21 décembre 19 (...)
  • 17 Philippe Ariès, « Le racisme dans la société industrielle », Nation française, no 316, 25 octobre (...)

9Philippe Ariès est persuadé du rôle essentiel que doit jouer l’armée en tant que corps social en phase avec la réalité algérienne. Loin de condamner la tradition putschiste qui rythme la vie politique en Algérie depuis 1958, qui ne ferait que poursuivre le précédent de 1940, il décèle même, dans cette « communauté militaire », une véritable capacité d’initiative susceptible de pallier les inconséquences des technocrates. Philippe Ariès est animé d’une vraie passion pour l’armée : « J’ai vécu dans des familles d’officiers, mon frère, qui a été tué en 1945, rêvait de l’armée depuis l’enfance. »14 Il expose à son ami Joseph Czapski sa vision de la mission de l’armée : « […] j’ai la conviction que dans les structures du pays, je veux dire : hors de la masse, l’armée, le corps des officiers est de beaucoup, ce qu’il y a aujourd’hui, de plus généreux […] »15. Dans la Nation française déjà, au moment de la dissidence d’Esprit Public, il se demandait pourquoi le général de Gaulle n’avait pas confié, dans les conflits entre la métropole et la colonie, une médiation à un militaire « qui aurait su maintenir la justice entre les communautés et révéler des solidarités encore confuses »16. Dans sa volonté d’idéaliser l’armée pour en faire le refuge d’une forme de sociabilité nouvelle, Philippe Ariès explique qu’elle est condamnée à s’isoler de la nation qui d’ailleurs la repousse : « […] l’armée se sépare de la société parce qu’elle n’accepte pas son racisme latent et la cassure se fait sur le Musulman algérien »17.

  • 18 Raoul Girardet, L’idée coloniale en France, Hachette/Pluriel, 1978, p. 358.

10Sa vision de l’armée est influencée par le mouvement de « l’intégration » qui a constitué le mythe que l’on « entendait proposer aux rêves des foules algériennes et opposer à la mystique de l’indépendance »18.

  • 19 Cf Philippe Ariès, « La société militaire d’aujourd’hui », Nation française, 22 avril 1964, pp. 39 (...)
  • 20 Cf. Philippe Ariès, « La valeur du refus », Nation française, no 302, 19 juillet 1961, p. 248.
  • 21 Philippe Héduy, Au lieutenant des Taglaïts, La Table Ronde, 1961, p. 69.

11Si la propension à l’isolement de l’armée est inhérente au développement de la société19, elle doit selon Philippe Ariès en assumer les conséquences, en endossant le statut de réprouvé dont « la valeur du refus » fonde l’authenticité de l’action. Il fait de ce qu’il appelle le « refus du conformisme par des officiers » une valeur en soi. D’où leur solitude qui est le prix à payer des hommes forts : « Il est de la nature de ces refus d’être absolus et passionnés : on ne peut vivre à contre-courant du plus grand nombre sans tension. »20 Cette conception de la mission de l’armée rejoint l’idéal exprimé par Philippe Héduy, lieutenant de tirailleurs dans le Constantinois, journaliste à Esprit Public et membre de l’OAS, dans le livre, Au lieutenant des Taglaïts (1961) : « Notre armée était devenue un ordre supérieur de chevalerie qui transfigurait ses initiés et dont l’emblème entrecroisé était la Croix et le Croissant. »21

2-3) Au secours des amis de l’OAS, « nos propres ombres »

  • 22 Philippe Ariès, « À l’heure où les camps se retranchent », Nation française, no 324, 20 décembre 1 (...)

12Si Philippe Ariès écrit, au cours des années 1961-1963, des articles passionnés et de plus en plus accusateurs contre le régime, c’est, au fond, parce qu’il veut essayer de conjurer les querelles intestines entre les amis d’hier, querelles qui, à ses yeux, menacent l’entreprise de la Nation française, dont la raison d’être était l’amitié. Le 20 décembre 1961, dans un article pathétique intitulé « A l’heure où les camps se retranchent », il évoque avec nostalgie ceux, « d’entre nous », qui passent Noël derrière les barreaux, dans les prisons de la République : « Les jeux sont faits, écrit-il, les camps se retranchent, les frontières se fixent, les remparts s’élèvent. » « […] Des amis jadis unanimes nous reprochent les mêmes textes, mais pour des raisons exactement contraires. Chacun veut nous condamner à l’un ou l’autre ghetto. »22 Cela dit, pour ne pas donner l’impression de trahir ses amis ou de participer d’une quelconque façon à la division du camp nationaliste, il redouble d’ardeur dans ses articles qui tendent à se confondre avec la cause de l’OAS et donc bientôt avec celle des pieds-noirs dont il fut un farouche défenseur.

  • 23 Philippe Ariès, « Le creuset », Nation française, no 332, 14 février 1962, p. 280
  • 24 Cf. Anne-Marie Duranton-Crabol, Le Temps de l’OAS, op. cit., p. 141.
  • 25 Philippe Ariès, « Le creuset », op. cit., p. 280.
  • 26 Ibid., p. 281.

13S’il condamne, le 14 février 1962, un attentat particulièrement horrible comme un acte honteux - « Une petite fille de quatre ans, beau résultat ! » — qui est l’occasion, de sa part, d’une vive critique des méthodes de l’OAS, il refuse cependant de nier la légitimité du combat de l’organisation activiste : « Jeu bête et sinistre où on se bat à coup de cadavres, où on compte les morts et les tortures comme des pions, mais où les cadavres sont pipés. »23 C’est au cours des mois de janvier et février 1962 que sont commis le plus grand nombre de plasticages en France24. Cette violence, selon Philippe Ariès, ne relève pas de la criminalité pure et simple. C’est l’État qui porte la responsabilité du jeu des passions incontrôlées, à force d’insensibilité et de mépris. Aussi l’auteur de l’article n’est-il pas en mesure de jeter la pierre à ces maudits auxquels il se sent consubstantiellement lié : « […] parce que vous êtes nos propres ombres, des moments de nous-même, que nous n’avons pas le droit de renier. »25 Philippe Ariès affirme même que ces passions qui semblent égarer ses amis les rendent aussi « prophétiques ». Étonnante défense qui mélange une fidélité militante à un combat vécu comme une aventure commune et une sorte de volonté rédemptrice : « De ce creuset sanglant sortira le monde des hommes tranquilles de demain. »26

  • 27 Cf. « Lettre d’un métèque » de Joseph Czapski à Philippe Ariès, s. d., probablement fin 1961 (APA)

14La correspondance passionnée entre Joseph Czapski et l’historien montre l’ambiguïté de la position d’Ariès à l’égard de l’OAS. Le peintre polonais qui s’était lié avec ce dernier, au temps de Paroles françaises, refuse de se reconnaître dans le nationalisme de la Nation française dont il n’apprécie pas l’héritage persistant des méthodes de l’Action française. Dans un long soliloque – que l’on peut situer fin 1961 — adressé à Philippe Ariès, au titre délibérément provocateur, « Lettre d’un métèque » qui résume bien la nature des relations entre les deux hommes, mélange de colère et d’amitié, Joseph Czapski fait un bilan très critique de ses griefs à l’encontre de la Nation française, dont il ne lit que les exemplaires que lui passe Philippe Ariès car le peintre polonais met un point d’honneur à ne pas acheter cette feuille… Revenant sur une discussion ancienne, fin 1960, de Philippe Ariès et de ses amis autour de la naissance d’Esprit Public, Joseph Czapski s’indignait de la légèreté avec laquelle on discutait dans ces milieux de la nécessité d’un assassinat de de Gaulle : « […] quand je leur disais que, en cas d’assassinat, ces hommes, ces bavardages d’intellectuels seraient responsables d’attentats faits par des autres parce que c’est eux qui créent le climat de la haine », Ariès me disait « Allons donc, ces hommes ne tueraient pas une mouche. »27 Or, ajoute ensuite Joseph Czapski, on n’a pas besoin de tuer une mouche pour porter la responsabilité d’une tentative de meurtre. Philippe Ariès est prisonnier de son milieu politique dont il persiste à se dire solidaire, au nom d’une fidélité militante à une part de lui-même.

  • 28 Cf., entre autres, la lettre de J. Czapski à Philippe Ariès dans un Historien du dimanche, op. cit (...)
  • 29 Cf. Philippe Ariès, « La bombe de Louveciennes », Nation française, 8 novembre 1961, p. 265.
  • 30 « Lettre d’un métèque », op. cit.
  • 31 Philippe Ariès, « Le racisme dans notre société industrielle », op. cit., p. 261.
  • 32 Ibid., p. 262.

15Etranger à la culture politique maurrassienne bien que fréquentant le groupe Boutang/Ariès chez Daniel Halévy, Joseph Czapski ne cesse de porter sur l’action de son ami un regard plutôt de type dreyfusard ; la référence à cet épisode de l’histoire de France revient souvent sous sa plume28. Ainsi s’étonne-t-il de la démesure de la réaction de son ami au plasticage de la résidence du Comte de Paris à Louveciennes, le 4 novembre 1961. Philippe Ariès dramatise volontiers, dans le choix des mots, l’événement en parlant d’attentat et de l’horreur qu’inspire un tel acte29. Pour Joseph Czapski, ce plasticage qui n’a fait que quelques dégâts matériels, le prince et sa famille étant absents de la résidence, lui apparaît certes regrettable mais sans commune mesure avec les « 60 Arabes noyés dans la Seine […] »30. Le peintre fait ici allusion aux conséquences de la répression de la manifestation du FLN interdite par la préfecture, à Paris le 17 octobre 1961. L’objectif de cette manifestation était d’imposer un rapport de force avec le gouvernement sur le sol français. Le 25 octobre, Philippe Ariès a réagi, à sa façon, à la manifestation du FLN dans un article intitulé « Le racisme dans notre société industrielle » où, si effectivement il n’adopte pas le ton emphatique qui est le sien pour condamner le plasticage de Louveciennes, il n’en désapprouve pas moins la méthode de la police parisienne : « Parisiens, mes amis, nous devons plutôt faire appel à la pitié et même à la justice, pour ces hôtes qui assurent chez nous les tâches humbles et méprisées, victimes des ruses de la politique, de l’indifférence de la société. »31 L’événement lui donne l’occasion d’évoquer ce « racisme latent et inavoué » qui contamine notre société : « L’homme moderne, écrit Philippe Ariès, et cela commence au XVIIIe siècle, tolère de moins en moins des voisins qui ne sont pas conformes à son modèle. Il tend à les isoler, puis à les expulser, comme notre organisme réagit contre un corps étranger. Les sociétés préindustrielles ignoraient cet appétit d’identité. »32

3) L’accès de fièvre contre le « mauvais chirurgien »

3-1) Le choc des accords d’Évian

  • 33 Cf. Anne-Marie Duranton-Crabol, Le Temps de l’OAS, op. cit., p. 148.
  • 34 Ibid., p. 114.

16La signature des accords d’Évian, le 18 mars 1962, est un aveu d’échec et d’impuissance pour l’OAS dont le principal objectif était d’empêcher, par tous les moyens, la conclusion d’accords entre la France et les nationalistes algériens. Entre janvier et juin 1962, elle fait à Oran 1252 victimes dont 358 morts et 894 blessés33. À partir d’Évian, l’OAS tente de déstabiliser le FLN, en espérant qu’une réaction de celui-ci déclencherait une intervention de l’armée et une reprise de la guerre. Cette logique extrême conduit l’OAS dans une impasse34. Désormais, Philippe Ariès s’engage sans nuances aux côtés du mouvement, soutenant ses grandes figures comme le lieutenant Roger Degueldre ou Jean Brune et cautionnant certaines de ses actions suicides, comme les combats du quartier de Bab el-Oued le 23 mars 1962.

  • 35 Philippe Ariès, « Les nouveaux « Versaillais » », Nation française, no 338, 28 mars 1962, p. 289.
  • 36 Ibid., p. 290.
  • 37 Ibid. Dans l’éditorial de ce numéro, Pierre Boutang écrit : « Nous sommes à l’orée de ce bois mort (...)
  • 38 Philippe Ariès, « Ces citoyens perdus, nos frères », Nation française, no 339, 4 avril 1962, p. 29 (...)
  • 39 Philippe Ariès, « Pour la trêve de Dieu », Nation française, no, 25 avril 1962, p. 300.
  • 40 Philippe Ariès, « Une fidélité plus forte que le bonheur », Nation française, no 345, 16 mai 1962, (...)
  • 41 « Lettre d’un métèque », op. cit..

17Réagissant au discours du général de Gaulle, qui annonçait le résultat des négociations avec le Gouvernement provisoire de la République d’Alger, Philippe Ariès qui adopte un ton dramatique se remémore « les racines enfoncées dans cette terre depuis que nos derniers rois y plantèrent les drapeaux de l’ancienne et de la nouvelle France […] »35. Il relie alors la poussée de violence du quartier de Bab el-Oued d’Alger aux accords d’Évian. Le 23 mars, appliquant à Alger le plan « offensif » de Raoul Salan, l’OAS ouvre le feu sur les forces de l’ordre dans plusieurs endroits de la capitale donnant lieu à de violents combats dans le quartier de Bal El-Oued. La répression qui s’ensuit décuple l’indignation de Philippe Ariès qui attribue le désespoir des populations à l’incompétence de l’État livrant Alger au seul FLN : « Ainsi les Français d’Algérie se sont-ils ralliés à l’OAS, comme on s’accroche à la main qui vous retient au bord de l’abîme : il n’est plus possible de distinguer l’OAS de la masse des pieds-noirs, soudés dans la même résistance. »36 Philippe Ariès voit dans cette répression une guerre déclarée contre les populations civiles. Il justifie ainsi le titre provocateur de son article « Les nouveaux « Versaillais » », comparant la répression de Bab el-Oued avec celle qui s’abattit sur la Commune, en 1871 : « Un nouveau, un autre M. Thiers mobilise les Versaillais aujourd’hui et ressuscite les cours martiales d’hier pour écraser les communes d’Alger et d’Oran. »37 Procédant pour la première fois, à une critique en règle du FLN, il ne s’interdit plus les raccourcis historiques faciles. Revenant sur Bab el-Oued, il décrit le nouveau visage de la France que lui inspire le blocus de ce quartier : « […] la France des dragonnades, du tribunal révolutionnaire, des terreurs rouges et blanches, sanglantes et sèches, de l’assassinat du duc d’Enghien, du Maréchal Ney, la France de la rue Transnonain, du général Cavaignac en 1848, du général de Gallifet en 1871… »38. La fusillade qui, le 26 mars 1962, fit également de nombreux blessés et tués parmi les pieds-noirs à Alger, rue d’Isly, n’a fait que conforter Philippe Ariès dans sa critique du régime. Il évoque « les massacres de la rue d’Isly »39 convaincu que le régime souhaite appliquer à la population européenne d’Oran les même méthodes utilisées par l’Armée rouge contre Budapest en 1956 : « À la terreur arabe, à la terreur européenne, à leurs délires meurtriers, la terreur d’Etat, le salut public ajoute ses atrocités, les saccages de domiciles, les déportations ou expulsions de suspects, les camps de concentration, les représailles collectives. Si c’est Budapest, ce n’est pas encore Buchenwald, mais c’est sa banlieue. »40 La conclusion de son propos consiste à renvoyer dos à dos, comme au temps de Paroles françaises, les modèles totalitaires allemands et russes. L’intérêt du procédé permet à Philippe Ariès de ne pas aborder de front la question de la position de l’OAS et sa responsabilité dans les soulèvements de population qu’elle provoque avec son cortège de violences. Il n’y a de victimes que d’un côté. Ce reproche, Joseph Czapski ne se prive pas de le faire à son ami : « Jamais au grand jamais la N. F. n’a osé défendre des hommes traqués injustement, battus, torturés dès qu’ils appartenaient au camp ennemi […] »41.

  • 42 Cf. Philippe Ariès, « Le mauvais chirurgien », Nation française, no 352, 4 juillet 1962, p. 307.
  • 43 Ibid.
  • 44 Ibid.
  • 45 Ibid., p. 308.

18Tandis que les jeux sont faits concernant le sort de l’Algérie, à l’été 1962, Philippe Ariès se prend à espérer — alors que l’exode des premiers pieds-noirs a débuté — que, grâce à l’enracinement des Français d’Afrique, un nationalisme unitaire et révolutionnaire qui assurerait la reconnaissance des particularismes est encore possible42. Si jamais une nation française parvenait ainsi à subsister, le mérite et l’honneur en reviendraient à ceux qui ont « rompu avec les lois et parfois les morales, pour sauver une communauté perdue par ses tuteurs réguliers »43. C’est avec l’énergie du désespoir, qu’au nom de ce refus du sens de l’histoire, Philippe Ariès cherche à inverser le cours des événements se demandant, dans une prose mâtinée de romantisme, si ces « chefs respectés, sortis tout casqués de la guerre civile »44 arrêteront l’exode des pieds-noirs. Et comme tout récemment il avait stigmatisé la responsabilité du FLN avec des mots durs, l’historien qui se fait polémiste glose avec une féroce ironie sur ce « mauvais chirurgien » de de Gaulle dont il loue la ténacité et la ruse à briser le cordon ombilical entre l’Algérie et la Métropole, le rendant enfin responsable — et non plus par le truchement des « technocrates » dont il s’entoure — de tout ce qui est en train de se produire en Afrique du Nord, « la honte de cette inutile cruauté » : « Mais, de toutes les hypothèses imaginables, aucune, sauf la défaite militaire, n’était plus traumatisante que celle où le général de Gaulle précipite aujourd’hui la France et l’Algérie. »45

3-2) Le culte des « maudits »

  • 46 Philippe Ariès, « Bourreaux maladroits », Nation française, no 354, 18 juillet 1962, p. 312.

19Sa condamnation de l’action du général de Gaulle se confond avec une véritable campagne contre la justice du prince : « Il a dû renverser la coutume judiciaire de notre temps et de notre civilisation, reconstituer les procédures sommaires, retrouver les juges de sang des périodes sauvages, des terreurs ou des dictatures. »46 Philippe Ariès ne comprend pas que l’on traite comme des crimes de droit commun, des affaires liées aux passions venues des profondeurs collectives. Aussi ne reconnaît-il à la justice aucune légitimité ni compétence car elle est mue par la vengeance.

  • 47 Anne-Marie Duranton-Crabol, Le Temps de l’OAS, op. cit., p. 122.
  • 48 Philippe Ariès, « Bourreaux maladroits », op. cit., p. 312.
  • 49 Philippe Ariès, « Piété envers un mort », Nation française, no 362, 12 septembre 1962, p. 319.

20La condamnation à mort, le 28 juin 1962, du Lieutenant Roger Degueldre qui appartenait au 2e Régiment étranger de parachutistes exacerbe la pugnacité de Philippe Ariès. L’officier a été condamné en raison de sa participation à l’assassinat du commissaire Roger Gavoury ainsi qu’à plusieurs autres attentats meurtriers à Alger. Il est très proche du Front de l’Algérie française (FAF), structure précurseur de l’OAS dont il a été un des membres fondateurs47. Pour Philippe Ariès l’exécution du lieutenant Degueldre relève d’une sorte de vengeance du chef de l’État qui n’avait pas réussi à obtenir la tête de Raoul Salan48. Le 12 septembre, dans « Piété envers un mort », où il retrouve les accents d’un Antoine Blondin pleurant Robert Brasillach, Philippe Ariès s’insurge contre les manœuvres du chef de l’État autour du cadavre de Roger Degueldre : « Nous défendons son corps mort, que le général de Gaulle (car il paraît que c’est lui-même !) refuse de rendre à sa veuve, que l’administration dissimule sous les broussailles et, dit-on, sous les détritus, sans admettre seulement le signe de la croix. »49

  • 50 Cf. Philippe Ariès, « Au général Jouhaud », Nation française, no 341, 18 avril 1962, p. 297.

21Avant Roger Degueldre, Philippe Ariès avait défendu le général Edmond Jouhaud (1905-1995) qui fut notamment, avec les généraux Challe, Zeller et Salan, l’un des principaux protagonistes du putsch militaire d’Alger, en avril 1961, avant de rejoindre l’OAS. Arrêté le 25 mars 1962 en Algérie, il fut condamné à mort en mai puis gracié le 28 novembre. Philippe Ariès, qui est convaincu que la mort attend le général putschiste, l’associe à d’autres morts célèbres dans le panthéon de l’extrême droite : « L’ombre d’Edmond Jouhaud ira-t-elle rejoindre celles de Pucheu, de Brasillach, de tant d’autres qui ont refusé les sursis de l’exil, au palais imaginaire où Charles de Gaulle croit épouser la raison d’État ? »50 La défense des « réprouvés » de l’OAS rejoint ici celle des « réprouvés » de l’Épuration et montre la force de la mémoire des combats de Paroles françaises dirigés contre l’ordre instauré par le Général de Gaulle à la Libération.

  • 51 Philippe Ariès, « À Jean Brune », Nation française, 17 avril 1963, p. 364. Voir aussi la passionna (...)

22C’est sur le même registre de la nostalgie qu’est fondée l’amitié entre Philippe Ariès et Jean Brune expulsé d’Algérie, en 1960, puis recherché et exilé en raison de ses liens avec l’OAS, entre 1961 et 1963. L’auteur du roman fétiche de Philippe Ariès, Cette Haine qui ressemble à l’amour (1961), incarne la figure du proscrit : « Je souhaite que tous les « maudits » vous écoutent. Vous seul savez leur parler, vous seul pouvez les réconcilier et les guérir, car vous avez souffert dans la même chair et des mêmes coups […] »51. À ce moment-là, Philippe Ariès, qui fait campagne pour l’amnistie, s’efforce toujours de croire à une réconciliation. Jean Brune, qui eut pourtant un engagement extrême, est selon lui l’intercesseur idéal.

23Sa relation avec Jean Brune, auquel il rendait encore hommage dans Un Historien du dimanche (1980), traduit la fidélité de Philippe Ariès pour un « fanatique » capable d’écouter les autres et de ranger les armes. Entre la défense du jusqu’auboutiste Roger Degueldre et le nécessaire ralliement au général de Gaulle, au nom de l’unité de l’État, qui va l’emporter, Jean Brune faisait partie du jardin secret de Philippe Ariès, celui qui aurait pu réaliser l’union des aspirations contraires.

Notes

1 Cf. Charles-Robert Ageron, La décolonisation française, Armand Colin, 1991.

2 Philippe Ariès, « L’échec des « organisateurs » devant les troubles de notre temps », Nation française, 10 février 1960, p. 186.

3 Raoul Girardet, « Pour saluer un prisonnier », Nation française, 10 février 1960, no 227.

4 Cf. Anne-Marie Duranton-Crabol, Le Temps de l’OAS, Éditions Complexes, 1995, p. 43.

5 Cf. Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises. Manifestes et pétitions au XXe siècle, Fayard, 1990, pp. 193-224.

6 Cf. Philippe Ariès, « Les réprouvés », Nation française, no 291, 3 mai 1961, p. 220.

7 Cf Philippe Ariès, « « Non « , contre le manque de coeur, nullement contre l’État », Nation française, 4 janvier 1961, p. 207.

8 Ibid.

9 Cf. Philippe Ariès, « Les réprouvés », op. cit., p. 220.

10 Ibid.

11 Cf. Anne-Marie Duranton-Crabol, Le Temps de l’OAS, op. cit., pp. 66-67.

12 Charles de Gaulle, Mémoires d’espoirs. Le renouveau (1958-1962), Paris, Plon, 1970, p. 92.

13 Philippe Ariès, « Une écharde dans la chair », Nation française, 24 mai 1961, p. 227.

14 Cf. Lettre de Philippe Ariès à Joseph Czapski, s. d. probablement fin 1962 (APA). Il s’agit certainement d’un brouillon de lettre. Ecrite sous le coup de la colère pour réfuter les accusations de complaisance sur la torture portées par Czapski, nous ne sommes pas sûrs que celui-ci ait reçu cette lettre.

15 Ibid.

16 Philippe Ariès, « Les médiations manquées, les amitiés perdues », Nation française, 21 décembre 1960, p. 204.

17 Philippe Ariès, « Le racisme dans la société industrielle », Nation française, no 316, 25 octobre 1961, p. 263.

18 Raoul Girardet, L’idée coloniale en France, Hachette/Pluriel, 1978, p. 358.

19 Cf Philippe Ariès, « La société militaire d’aujourd’hui », Nation française, 22 avril 1964, pp. 396-397.

20 Cf. Philippe Ariès, « La valeur du refus », Nation française, no 302, 19 juillet 1961, p. 248.

21 Philippe Héduy, Au lieutenant des Taglaïts, La Table Ronde, 1961, p. 69.

22 Philippe Ariès, « À l’heure où les camps se retranchent », Nation française, no 324, 20 décembre 1961, p. 267.

23 Philippe Ariès, « Le creuset », Nation française, no 332, 14 février 1962, p. 280

24 Cf. Anne-Marie Duranton-Crabol, Le Temps de l’OAS, op. cit., p. 141.

25 Philippe Ariès, « Le creuset », op. cit., p. 280.

26 Ibid., p. 281.

27 Cf. « Lettre d’un métèque » de Joseph Czapski à Philippe Ariès, s. d., probablement fin 1961 (APA).

28 Cf., entre autres, la lettre de J. Czapski à Philippe Ariès dans un Historien du dimanche, op. cit., p. 157.

29 Cf. Philippe Ariès, « La bombe de Louveciennes », Nation française, 8 novembre 1961, p. 265.

30 « Lettre d’un métèque », op. cit.

31 Philippe Ariès, « Le racisme dans notre société industrielle », op. cit., p. 261.

32 Ibid., p. 262.

33 Cf. Anne-Marie Duranton-Crabol, Le Temps de l’OAS, op. cit., p. 148.

34 Ibid., p. 114.

35 Philippe Ariès, « Les nouveaux « Versaillais » », Nation française, no 338, 28 mars 1962, p. 289.

36 Ibid., p. 290.

37 Ibid. Dans l’éditorial de ce numéro, Pierre Boutang écrit : « Nous sommes à l’orée de ce bois mort, où la lumière n’avouera jamais les charniers. »

38 Philippe Ariès, « Ces citoyens perdus, nos frères », Nation française, no 339, 4 avril 1962, p. 293.

39 Philippe Ariès, « Pour la trêve de Dieu », Nation française, no, 25 avril 1962, p. 300.

40 Philippe Ariès, « Une fidélité plus forte que le bonheur », Nation française, no 345, 16 mai 1962, p. 302.

41 « Lettre d’un métèque », op. cit..

42 Cf. Philippe Ariès, « Le mauvais chirurgien », Nation française, no 352, 4 juillet 1962, p. 307.

43 Ibid.

44 Ibid.

45 Ibid., p. 308.

46 Philippe Ariès, « Bourreaux maladroits », Nation française, no 354, 18 juillet 1962, p. 312.

47 Anne-Marie Duranton-Crabol, Le Temps de l’OAS, op. cit., p. 122.

48 Philippe Ariès, « Bourreaux maladroits », op. cit., p. 312.

49 Philippe Ariès, « Piété envers un mort », Nation française, no 362, 12 septembre 1962, p. 319.

50 Cf. Philippe Ariès, « Au général Jouhaud », Nation française, no 341, 18 avril 1962, p. 297.

51 Philippe Ariès, « À Jean Brune », Nation française, 17 avril 1963, p. 364. Voir aussi la passionnante lettre de Jean Brune, alors en exil à Barcelone, à Philippe Ariès (s. d., fin 1961, début 1962).

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