Chapitre XI : Reconstruire une civilisation : restaurer les valeurs d’héritage
p. 177-187
Texte intégral
1) Le présent à la lumière du passé
1-1/La faillite de la sociabilité traditionnelle
1Philippe Ariès a défini comment il concevait son rôle à la Nation française, dans le chapitre intitulé « Une civilisation à construire », qu’il rédigea dans l’ouvrage collectif Écrits pour une Renaissance. À la différence de son approche de l’Histoire des populations françaises, Philippe Ariès pose sur le monde un regard moins passéiste. Son projet est donc, non pas de ressusciter ce qui n’est plus, mais de savoir si, à l’intérieur du grand vide créé par la civilisation technicienne, « on aperçoit des germes de moeurs nouvelles, qui seraient étrangères aux moeurs anciennes, mais qui rendraient aux choses élémentaires de la vie quotidienne une valeur oubliée »1. Cette quête parcourt tous ses articles, même ceux qui deviennent polémiques à partir de 1960. Le 12 octobre 1955, sa première contribution intitulée « Le mendiant napolitain » est en ce sens un modèle du genre. Philippe Ariès constate que le mendiant n’a plus dans nos sociétés modernes le rôle sacré qu’il occupait dans les civilisations traditionnelles : « La société moderne a chassé le mendiant des rues, non seulement par la force, mais par la persuasion : l’idée de dignité humaine. »2 Après une critique de l’État moderne qui, en cherchant à tout contrôler, réduit les derniers espaces de liberté, l’auteur de l’article valorise l’Italie du Sud car la mendicité y a gardé toute sa valeur : « Le cas me paraît exemplaire de cet équilibre entre les poussées du présent et les inerties du passé, notre grand problème. »3 En effet, selon Philippe Ariès, si l’Italie arrive à gérer cette opposition, la France en est incapable, dépouillant complètement l’homme ancien.
2Cette approche du quotidien n’est pas exempte d’une certaine nostalgie. Philippe Ariès dans son analyse du problème algérien reste prisonnier d’une approche qui l’amène à voir une survivance de l’homme du passé dans les pays d’Islam, même s’il est conscient du caractère attractif que constitue ce qu’il appelle « un modernisme marxiste ».
1-2/L’Algérie : entre nostalgie et raison
3L’Afrique apparaît sous sa plume comme un continent préservé de la Révolution industrielle : « La désagrégation sous nos yeux de ces sociétés traditionnelles au contact de notre colonisation reproduit tout simplement, quoique sur un rythme plus rapide, l’éclatement de notre propre société d’Ancien Régime entre la fin du XVIIIe siècle et la fin du XIXe siècle. »4 La France se doit donc de poursuivre sa mission de gardienne d’une « culture » amenée à disparaître. Mais comment parvenir à un tel résultat ?
4Dans un article intitulé « Questions à Jean Brune sur l’Afrique du Nord », Philippe Ariès se demande si le Coran pourrait résister aux assauts de la civilisation technique car celle-ci via le nationalisme entraînerait un recul des croyances religieuses et une disparition du domaine du sacré : « Chez ces jeunes, nés au contact des villes et des techniques européennes, le processus classique de laïcisation des sociétés sacrales ne joue-t-il pas ? »5. Jean Brune (1912-1973) lui répond qu’en Algérie, le Coran résiste grâce à la ferveur des nationalistes qui puisent dans l’épopée de l’Islam une seconde vie pour leur religion6. S’il est peu probable que Jean Brune ait convaincu Philippe Ariès, ce dialogue entamé avec le futur auteur de Cette haine qui ressemble à l’amour (1961), est révélateur de la tension qui existe chez l’historien entre la nostalgie et la nécessité de prendre en compte les réalités nouvelles. Ainsi le 19 avril 1961, c’est paradoxalement au nom de la modernité qu’il soutient les partisans de l’intégration de l’Algérie dans la France : « Mais il est une chose certaine, c’est que la rupture dramatique de l’Algérie et de la France plongera l’Algérie dans la misère matérielle et morale, l’éloignera de son progrès vers le monde universel de la civilisation moderne. »7 L’intégration doit combler le décalage des mœurs lié à la distance introduite, après la Révolution industrielle, par le progrès technique dont la diffusion « a augmenté de manière inouïe la puissance des « civilisés » par rapport à ceux qu’on a alors appelé des « primitifs » »8. Deux ans plus tard, alors que l’Algérie est indépendante, Philippe Ariès éprouve le besoin de renouer le dialogue avec Jean Brune alors en exil en Espagne — suite à son engagement au sein de l’Organisation de l’Armée secrète — et qui fut un partisan de l’intégration9. Philippe Ariès est heureux de retrouver dans le Journal d’exil (La Table Ronde, 1963) cet ancien compagnon de route. Né en 1912, Jean Brune fut journaliste à La Dépêche quotidienne d’Alger ainsi qu’à Aspects de la France puis à la Nation française où ses articles font autorité. Il est notamment l’auteur d’un roman, auquel fait allusion Philippe Ariès, Cette Haine qui ressemble à l’amour, et qui met en scène le « rebelle », inspiré de Krim Belcacem face au « colonel » qui, face à l’intransigeance noble de l’adversaire, n’éprouve aucun mépris et cherche au contraire, malgré l’indifférence de la métropole, à canaliser la fureur qui oppose deux communautés faites pour s’entendre. Quand Jean Brune fut un « médiateur » dans le cheminement de Raoul Girardet vers l’OAS10, il ne fut pour Philippe Ariès que le rêve d’une entente possible entre communautés, d’une forme de sociabilité nouvelle qui eût été une sorte de défi à la civilisation technicienne.
5Si Philippe Ariès, fidèle à sa démarche, inscrit le problème de l’Algérie dans sa critique de la civilisation technicienne, sa position sur la colonie française n’en épouse pas moins celle de ses amis de la Nation française : « Je croyais qu’en Algérie la greffe française avait bien pris, que la situation était irréversible. »11 L’Empire avait énormément compté sous Vichy, aussi bien pour les Gaullistes, que pour les partisans du Maréchal Pétain qui entretenaient l’illusion que la souveraineté française n’était pas un leurre. Sous la IVe République, la décolonisation tend à se confondre avec la perte de prestige de la France, inaugurée avec la Défaite de 1940. Ce thème, très présent dans la Nation française, se double d’une critique de la IVe République dans le droit fil d’un antiparlementarisme classique qui est une remise en cause du modèle républicain. L’Algérie a un statut à part dans l’imaginaire politique de droite, comme le fait remarquer Raoul Girardet très proche de l’OAS : « L’Algérie représentait pour la France un immense chantier à ouvrir, un nouveau champ d’action ouvert à la générosité […] »12.
2) Une analyse néo-corporatiste des relations sociales
2-1) Le refus du conflit
6Philippe Ariès aborde souvent des sujets de types sociaux qui traduisent ses préoccupations liées à la vie quotidienne. Comme l’historien, le journaliste pratique cette méthode régressive qui consiste à partir du présent pour se demander si ce qu’il observe aujourd’hui n’a pas des racines plus anciennes. Le problème de la sécurité sociale, le rapport des Français aux loisirs, la place de la culture dans les relations sociales sont autant de thèmes sur lesquels il teste sa pensée : « J’ai travaillé à la Nation française comme dans un laboratoire d’essai, où je pouvais, dans des articles de circonstance, mettre au point mes idées. »13 Tous ces articles sont une réflexion autour des relations sociales, en fonction de l’éclatement de la sociabilité traditionnelle confrontée au rôle omnipotent de l’État qui empiète toujours davantage sur les libertés quotidiennes et sur la vie privée.
7On l’a vu, Philippe Ariès s’intéresse aux groupes sociaux dans une perspective néo-corporatiste. L’historien américain, Patrick H. Hutton, estime que, pour Philippe Ariès, la conscience de classe a été un phénomène historique éphémère lié à l’âge industriel14. Comme dans Les Traditions sociales dans les Pays de France (1943) sa démarche s’inscrit dans une lecture sociologique héritée de tout un courant qui naît avec Maistre, Bonald ou Lamennais : « À l’individualisme des Lumières, ils ont opposé un sociologisme, peut-être réactionnaire, mais certainement moderne. »15 Leur idée principale étant que la société ne peut se ramener à une somme d’individus mais qu’elle est détentrice de très anciennes traditions.
2-2/La faute aux intellectuels…
8De la même manière que l’historien s’en prenait dans l’après-guerre à la spécialisation des universitaires qui tronçonnent le savoir et qui incarnaient, à ses yeux, une histoire événementielle dépassée, Philippe Ariès dénonce la spécialisation de la culture désormais accaparée par ce qu’il appelle « le monde étroit et fermé des intellectuels »16. Ce grief tend à constituer la pierre angulaire de sa critique du fonctionnement des élites de l’État et de ce qu’il estime être leur incompétence dans la gestion du conflit algérien. Les intellectuels sont en effet tout à la fois les universitaires, les journalistes, ou les hauts fonctionnaires. Ils représentent une classe artificielle, presque un groupe étranger à la société, révélateur de ce divorce croissant que Philippe Ariès décèle entre les élites et la population : « Seule la culture aristocratique est demeurée. Mais loin de s’étendre, elle s’est fermée. Elle était jadis la fleur d’une vie de société noble et bourgeoise. Aujourd’hui, la bourgeoisie a abandonné la culture à des spécialistes : aux intellectuels, comme on dit désormais, quand même il s’agit d’artistes. »17 Il voit dans cette « régression de la culture », selon ses propres termes, une forme de décadence. La culture a déserté toutes les classes sociales. L’intellectuel rompt l’équilibre social car il baigne dans des abstractions : « L’intelligence française est engourdie, dans sa réflexion sur l’époque contemporaine, par le respect d’une orthodoxie rigoureuse »18. L’historien rejoint le journaliste et plaide pour une histoire plus proche des mentalités plutôt que politique. L’arrivée au pouvoir, le 13 mai 1958, du général de Gaulle lui inspire, non pas un article factuel sur les enjeux politiques de cet événement, mais une réflexion centrée sur le contraste entre la passion des foules algériennes et la placidité de la France métropolitaine. Il s’efforce d’expliquer cette placidité par la montée du niveau de vie des différentes catégories sociales qui s’homogénéisent dans les classes moyennes et qui deviennent indifférentes à une forme de politique et d’esprit civique. En outre, il voit se dessiner une nouvelle jeunesse dont les préoccupations révèlent une sensibilité nouvelle : « Comment cette jeunesse qui monte, avec des besoins nouveaux, dans une société qu’elle connaît empiriquement mieux que les intellectuels qui y vivent peu, pourrait-elle comprendre la langue des spécialistes de la pensée politique ? »19 Alors absorbé par les recherches sur son futur livre L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime (1960), Philippe Ariès est extrêmement sensible aux traits et aux aspirations de la jeunesse.
9La figure du technocrate, comme celle de l’intellectuel dont il est proche par son manque de sensibilité, est elle aussi victime de « l’illusion technique ». Ces technocrates ne sont pas préparés à assumer les tornades de passion que draine le conflit algérien comme la semaine des barricades (24-31 janvier 1960) à laquelle l’État oppose la répression alors qu’elle révèle, selon Philippe Ariès, un vrai désespoir20. Via cette critique des élites, Philippe Ariès fait indirectement le procès de l’État et d’une société qui ne se sont pas donnés les moyens de dialoguer avec les responsables militaires d’Alger. L’incompréhension entre la métropole et les militaires frondeurs est inscrite dans la technocratie issue de la Révolution industrielle. La démarche originale de Philippe Ariès le conduit à mener une vraie réflexion sur l’État dont la critique est latente dans son œuvre d’historien.
10La gestion technocratique des passions humaines est en partie liée, pour le collaborateur de la Nation française, à un problème plus général qui est celui de l’effacement des valeurs religieuses devant les valeurs idéologiques21. Ce phénomène est largement imputable à la laïcisation de la figure de l’intellectuel.
3) « la réaction en face de l’abandon spirituel du monde moderne »22
3-1) Le refus d’une approche manichéenne de la religion
11La réaction de Philippe Ariès à la mort de Pie XII, en 1958, illustre sa passion pour tout ce qui touche la religion, et en particulier la vie de l’Église et la réforme liturgique, autant de sujets qui occupent une place très importante dans la Nation française. Pour l’équipe du journal, les valeurs religieuses font partie de ces valeurs fondamentales qu’il est nécessaire de promouvoir.
12Traumatisé par la condamnation de l’Action française par Pie XI en 1926, il a gardé une méfiance viscérale à l’égard de la hiérarchie ecclésiastique : « Vous avez vu la lettre qui évoque les persécutions religieuses de l’AF, après la condamnation de 1926. Si je me souviens ? Les enterrements civils où le convoi s’arrêtait devant la porte close de l’église, où les prières étaient récitées par quelque pieux laïc ou par un prêtre clandestin, les justes qui mouraient comme des pêcheurs publics… Obstination direz-vous ? De plus habiles auraient transigé. Oui, mais pas d’aussi fidèles. Ils sont nos anciens. »23 Aussi, sa position à la Nation française ne peut-elle être totalement confondue avec la ligne rédactionnelle du journal, même s’il partage la plupart de ses combats, notamment celui contre la Réforme de la liturgie mise en œuvre pas Paul VI. Par exemple, à la mort de Pie XII, dont le pontificat a été perçu comme un pontificat de conservation dans le contexte de la Guerre Froide, la Nation française ne consacre pas moins de trois articles au pape dont celui de Philippe Ariès, et ceux de Jean Madiran24 et Antoine Travers25, qui sont une défense en règle du pontificat contesté. Si Philippe Ariès admet que l’on pose la question de la position de Pie XII par rapport à l’Allemagne d’Hitler sous l’Occupation, il estime que le pape est attaqué en raison de son anticommunisme. Compte tenu de l’autorité dont jouit la papauté, Philippe Ariès estime que l’anticommunisme est salutaire dans la mesure où il est un contre-pouvoir26. Peut-on, pour autant, classer Philippe Ariès parmi les intellectuels catholiques de droite ? S’il suit de près la revue catholique Itinéraires d’inspiration traditionaliste fondée par Jean Madiran, par ailleurs collaborateur de la Nation française27, Philippe Ariès est resté dans l’hebdomadaire, fidèle à sa ligne qui consistait à refuser les « litanies bêtes de la droite » et en particulier celles touchant la religion : « Si vous admirez l’abbé Pierre, vous devenez progressiste » ou : « Si vous vous avouez thomiste, vous persévérez dans l’intégrisme »28.
13Ainsi, parce qu’il refusa d’aborder la question religieuse en terme d’opposition droite/gauche, Philippe Ariès n’est-il pas hostile, par principe, au mouvement des prêtres ouvriers dont il estime qu’il s’agit d’une « histoire dramatique » au « caractère profond » : « […] on ne peut pas ne pas être frappé de la grandeur du conflit et de ses acteurs […] »29. Si Philippe Ariès déplore « les contaminations marxistes ou paramarxistes » d’une expérience récupérée, à ses yeux, par un progressisme « aussi superficiel qu’apparent et parfois tapageur »30, l’essentiel demeure la réaction en face de l’abandon spirituel du monde moderne. Pour lui, la déchristianisation du monde ouvrier pose à l’Église des problèmes aussi importants que ceux qui entraînèrent jadis le développement des Dominicains et des Jésuites. Et son admiration pour le combat des prêtres-ouvriers doit sans doute beaucoup au fait qu’à l’instar des militants d’Action Française, en 1926, ils ont le courage de se battre quand même pour leur cause contre le Saint-Siège. Pour autant, Philippe Ariès ne condamne pas la position de Rome et des gardiens de la tradition. Encore une fois, le collaborateur de la Nation française refuse le conflit pourtant structurel entre deux tendances du catholicisme : « Ce n’est pas le conflit d’une orthodoxie et d’une poussée révolutionnaire, mais l’opposition de deux attitudes religieuses à l’égard de l’affaiblissement du sens du divin […] »31.
14Philippe Ariès reste attiré par les individus qui sont à la limite de la marginalité car ils incarnent une forme de résistance qui à l’étatisme, qui à la pesanteur cléricale. C’est l’une des raisons pour lesquelles il s’est lié, dans les années soixante-dix, avec le père dominicain et sociologue Serge Bonnet, qui avait été attiré par les prêtres-ouvriers : « Il a été au début séduit par la révolution cléricale, ce qui montre que, comme toutes les révolutions, elle avait ses bonnes raisons, il fallait que ça claque, c’est sûr […] »32. Si Philippe Ariès ne l’a connu que bien après sa période progressiste, à un moment où le père dominicain sans être un « intégriste » s’est tout au moins rapproché de leurs positions, il est sensible à un parcours qui traduit une authentique volonté d’établir un dialogue entre tous les catholiques. Philippe Ariès loue chez Serge Bonnet son attachement à ce qu’il appelle une « foi tranquille »33 dont la spontanéité échappe à toute chapelle.
15Cette volonté d’établir un dialogue entre tous les catholiques fut celle du collaborateur de la Nation française qui, réagissant à la première réunion du Deuxième concile du Vatican, le 11 octobre 1962, intitulait son article : « Pour une meilleure intelligence entre catholiques ». La religion fut l’un des rares sujets, avec la défense de ses amis, qui vit Philippe Ariès quitter son rôle d’observateur. Comme il le remarque lui-même, non sans ironie, il choisit de s’aventurer sur « un terrain miné où chaque défilé cache un catholique qui attend un autre catholique pour l’assommer »34. Il dresse un bilan alarmant du catholicisme de droite dont le mal principal est l’intolérance : « […] nous avons plus repoussé et condamné qu’accueilli, aimé et convaincu »35. Il est donc temps de réagir à cette situation d’enfermement dogmatique qui sécrète des anticléricaux de droite. Il brosse un portrait de cette nouvelle catégorie qui est, en réalité, un autoportrait : « La plupart restent soumis aux pratiques de la dévotion et du culte et entretiennent une grande piété personnelle, mais ils ne peuvent plus voir une soutane — […] -, ils nomadisent de paroisse en chapelle, de chapelle en couvent, tantôt chassés par un office trop agressif, tantôt attirés par un prédicateur bien pensant. »36 Aussi Philippe Ariès n’hésite-t-il pas à se dire touché par l’appel de Jean XXIII à la miséricorde et veut croire dans la volonté de réconciliation du Concile. Il a rédigé cet article alors qu’il se démène en faveur des principaux responsables de l’OAS, interpellant deux semaines auparavant le régime sur la condamnation à mort de l’un de ses membres, André Canal, qui était chargé de l’action et de la propagande37. Il ne peut s’empêcher d’ailleurs de glisser dans son article sur les catholiques, une allusion à l’actualité algérienne à propos des condamnés à mort et des « gentilshommes »38 qui peuplent les prisons. Brouillé avec ses amis les plus chers, dont il défend pourtant l’honneur dans les colonnes du journal, Philippe Ariès, qui est profondément religieux, en appelle au pape : « Puisse, au contraire, cet appel à la miséricorde pénétrer jusqu’aux coeurs de pierre de nos maîtres. »39
16La mort de Jean XXIII, à l’origine de la convocation du deuxième Concile, est l’objet d’un émouvant article de Philippe Ariès en première page. Refusant de le qualifier de « moderne », il analyse son pontificat dans la continuité de ceux de Pie XI et Pie XII. Pourtant il manifeste davantage de sympathie et d’admiration pour ce pape dont le regard « nouait l’invisible doctrine aux existences concrètes et dures » et qui était à la fois « ouverture sur l’avenir et fenêtre du passé »40. La position de Philippe Ariès sur Jean XXIII n’est pas isolée à la Nation française. Pierre Boutang, qui lui consacre son éditorial, évoque un « extraordinaire pontificat »41. La défense de Jean XXIII par Philippe Ariès, au nom de la nécessité d’apporter une réponse au vide spirituel du monde moderne, ne signifie pas pour autant l’approbation de toutes ses initiatives, comme en témoigne le combat que mena l’historien pour maintenir « la liturgie de la grand-messe en grégorien, et une messe dialoguée en latin »42, un combat qui le plaçait aux côtés des intégristes qui, selon lui, faisaient tant de mal à la tradition…
3-2) Contre la réforme liturgique de Vatican II
17Si Philippe Ariès prend soin de se démarquer de la revue Itinéraires qui refuse en bloc toute innovation, il n’admet pas que l’on méprise les traditions : « (….) je me sens touché au fond de mon être religieux par les mots, les simples mots de la messe ou des prières traditionnelles, et leur changement me trouble comme s’il remuait en moi des choses essentielles et mystérieuses »43. L’historien est prêt à accepter une réforme à condition que le latin ne soit pas banni de certaines messes. Jusqu’à la fin de sa vie, il ne changea pas de position préférant écouter chez lui la messe de son ami dominicain Serge Bonnet sur France-Culture, plutôt que de se risquer dans une église qui applique les réformes de Vatican II : « Là, au moins je peux préparer mes textes, les lire en latin, me reporter au grec en cas de trop grande contradiction avec les versions françaises dont j’évite ainsi la platitude. »44 Cette résolution extrême pour un croyant est tout autant un refus de la nouvelle liturgie que des messes d’« hyper-intégristes »45. À la fin de l’année 1982, alors qu’il se trouve à Berlin où sa femme très malade est dans un centre de convalescence, Philippe Ariès dit souffrir d’un « isolement religieux »46 qu’il attribue notamment à ce « recul » qu’est à ses yeux « la nationalisation de la liturgie »47 et qui l’empêche de comprendre la messe.
18Au moment du Concile, lui qui souhaitait se tenir à l’écart des querelles de chapelles entre catholiques, s’implique dans une association de défense de la langue latine et des rites latins Una Voce dont il fait la promotion dans l’un de ses articles. En dépit du désintéressement affiché et indéniable de Philippe Ariès dans cette entreprise, sa volonté de ne pas faire du latin une « arme de guerre dans le combat entre progressistes et intégristes »48 relève à l’évidence du vœu pieux. Car ce n’est pas sa ligne qui triomphe à la Nation française. À partir du mois de janvier 1965, après ses deux articles contre la réforme de la liturgie, Philippe Ariès n’écrit plus beaucoup et plus du tout sur la religion. Que signifie son silence sur Paul VI, alors qu’il avait défendu ses deux prédécesseurs ? Il est probable qu’il ne souhaite pas se mêler et être identifié au courant de la Nation française qui ne ménage pas ses critiques à l’égard de Paul VI. Ce courant que l’on peut qualifier « d’intégriste » est incarné essentiellement par Louis Salleron et Jean Madiran qui sont également les principaux rédacteurs d’Itinéraires. Dans la Nation française du 22 avril 1964, Louis Salleron publie notamment un article intitulé « Le roman de l’« intégrisme » » qui est en fait un plaidoyer en faveur de l’ouvrage de Jean Madiran, L’Intégrisme, histoire d’une histoire (Nouvelles Éditions Latines, 1964).
19Tout le rapport de Philippe Ariès avec la religion réside, dès lors, dans cette contradiction : il partage une conception de la religion proche de celle du courant intégriste, sans partager son combat idéologique. Aussi bien la revue Itinéraires que Una Voce ont conservé, bien après les années soixante, une amitié pour Philippe Ariès perceptible dans les comptes rendus de ses ouvrages49. À l’occasion de la sortie d’Un Historien du dimanche, Robert Ricard dans une note critique d’Una Voce constate que, si le contenu du livre est a priori étranger à la mission que s’est assignée la revue, sa postface50 où l’auteur aborde les problèmes de l’actualité religieuse mérite attention : « M. Ariès y déplore la brutalité du changement qu’a revêtu en France l’aggiornamento. »51 L’historien du dimanche se dit en effet convaincu que le vœu de Jean XXIII était de faire évoluer l’Église en douceur dans le sens d’un aggiornamento52. Si Robert Ricard est convaincu qu’il serait « déplacé « d’annexer » M. Ariès », il se réjouit de ce que quelqu’un comme lui, qui dispose d’une autorité, persiste à refuser les principales innovations de Vatican II53.
20La question religieuse passionna Philippe Ariès jusqu’à la fin de sa vie. En 1980, il signa un texte de soutien à Jean-Paul II qui se terminait ainsi : « Nous tenons tous à manifester notre gratitude à Jean-Paul II pour l’espérance qu’il sème partout dans le monde. Qu’il sache qu’il peut compter sur les catholiques de France unis autour de leurs évêques et de leurs prêtres. »54 Le texte de l’appel qui exprime un soutien au pape, qui serait victime de campagnes de déstabilisation, s’inscrit dans « la fidélité au véritable esprit du Concile de Vatican II ».
Notes de bas de page
1 Philippe Ariès, « Une civilisation à construire », dans le Groupe de la Nation française, Écrits pour une renaissance, Plon, 1958, coll. « Tribune Libre » repris dans Le Présent quotidien 1955-1966, Seuil, 1997, pp. 435-450.
2 Philippe Ariès, « Le mendiant napolitain », Nation française, 12 octobre 1955, p. 39.
3 Ibid., p. 40.
4 Philippe Ariès, « Une civilisation à construire », op. cit., p. 436.
5 Philippe Ariès, « Questions à Jean Brune en Afrique du Nord », Nation française, 22 février 1956, p. 83.
6 Cf. Jean Brune, « Réalités et force de l’Islam en Algérie », Nation française, no 24, 21 mars 1956, p. V.
7 Philippe Ariès, « La vraie décolonisation », Nation française, 19 avril 1961, pp. 218-219.
8 Ibid., p. 218.
9 Philippe Ariès, « À Jean Brune en exil », Nation française, 17 avril 1963, pp. 363-364.
10 Cf. Anne-Marie Duranton-Crabol, Le Temps de l’OAS, Éditions Complexe, 1995.
11 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 156.
12 Raoul Girardet, Pour le tombeau d’un capitaine, L’Esprit Nouveau, 1962.
13 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 156.
14 Cf. Patrick H. Hutton, « The Postwar Politics of Philippe Ariès », Journal of contemporary history, 34-3, juillet 1999, pp. 372-375.
15 Philippe Ariès, « Une civilisation à construire », op. cit., p. 440.
16 Philippe Ariès, « La répartition de la culture est aujourd’hui inversement proportionnelle à celle de la richesse », Nation française, no 8, 30 novembre 1955, p. 54 ; voir aussi « L’intellectuel ès qualités », Nation française, 5 octobre 1960, pp. 197-198.
17 Philippe Ariès, « La répartition de la culture… », op. cit., p. 54.
18 Cf. Philippe Ariès, « Démobilisation de la démocratie », Nation française, 25 juin 1958, p. 138.
19 Ibid..
20 Philippe Ariès, « L’échec des organisateurs devant les troubles de notre temps », Nation française, no 227, 10 février 1960, pp. 183-186.
21 Cf. Philippe Ariès, « Démobilisation de la démocratie », op. cit., p. 138.
22 Cf. Philippe Ariès, « Le monde moderne sans le Christ », Nation française, 14 octobre 1959, p. 172.
23 Philippe Ariès, « Pour une meilleure intelligence entre catholiques. Les réactions de nos lecteurs », Nation française, 7 novembre 1962, p. 340.
24 Jean Madiran, « Pie XII, hier et demain », Nation française, no 158, 15 octobre 1958, p. I.
25 Antoine Travers, « Pie XII, père et docteur », Nation française, no 158, 15 octobre 1958, p. V.
26 Cf. Philippe Ariès, « Le Monde juge Pie XII », Nation française, 15 octobre 1958. Cet article ne figure pas dans le Présent Quotidien.
27 Cf. Philippe Ariès, « Encore la réforme liturgique », Nation française, 17 février 1965, p. 418.
28 Philippe Ariès, « Litanies bêtes », Nation française, 29 mai 1957, p. 109.
29 Philippe Ariès, « Le monde moderne sans le Christ », op. cit., p. 171.
30 Ibid., p. 172.
31 Ibid.
32 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 200.
33 Lettre de Philippe Ariès au père dominicain Serge Bonnet du 20 janvier 1977 (APSB). Dans cette lettre, il réagit au livre de son ami Prières secrètes des Français d’aujourd’hui, anthologie de prières anonymes qui révèlent ce qu’il y a de plus populaire dans la piété d’aujourd’hui.
34 Philippe Ariès, « Pour une meilleure intelligence entre catholiques », Nation française, 17 octobre 1962, p. 325.
35 Ibid., p. 326.
36 Ibid., p. 328.
37 Cf. Philippe Ariès, « Sur une condamnation à mort », Nation française, 26 septembre 1962, pp. 323-324. André Canal fut finalement gracié.
38 Philippe Ariès, « Pour une meilleure intelligence entre catholiques », op. cit., p. 329.
39 Ibid.
40 Philippe Ariès, « Jean XXIII : un regard sur tous les hommes », Nation française, 5 juin 1963, p. 368.
41 Pierre Boutang, « La Politique », Nation française, 5 juin 1963.
42 Philippe Ariès, « Le latin de la messe », Nation française, 13 janvier 1965, p. 415.
43 Philippe Ariès, « Encore la réforme liturgique », Nation française, 27 janvier 1965, p. 418.
44 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 196.
45 Ibid., p. 197.
46 Cf. Lettre de Philippe Ariès à Serge Bonnet du 9 novembre 1982 (APSB).
47 Cf. Lettre de Philippe Ariès à Serge Bonnet du 22 décembre 1982 (APSB).
48 Philippe Ariès, « Le latin de la messe », op. cit., p. 415.
49 Cf. notamment la critique d’un ancien collaborateur de la Nation française, Georges Laffly, « Philippe Ariès. Essais sur l’histoire de la mort en occident », Itinéraires, février 1976 ; Bruno Le Roux, « Philippe Ariès. Essais sur l’histoire de la mort en occident, du Moyen-Age à nos jours », Una Voce, no 68-69, mai-août 1976, pp. 125-126.
50 Philippe Ariès, « Postface où il est question de la foi, de la politique et de l’avenir », dans Un Historien du dimanche, op. cit., pp. 187-201.
51 Robert Ricard, « Philippe Ariès. Un historien du dimanche », Una Voce, no 97, mars-avril 1981.
52 Cf. Philippe Ariès, Un historien…, op. cit., p. 190.
53 Cf. Robert Ricard, « Philippe Ariès. Un historien du dimanche », op. cit.
54 Texte de l’appel, voir « Des intellectuels signent un texte de soutien à Jean-Paul II », Le Monde, 3-4 février 1980.
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Mohamed Kasdi
2014
Les Houillères entre l’État, le marché et la société
Les territoires de la résilience (xviiie - xxie siècles)
Sylvie Aprile, Matthieu de Oliveira, Béatrice Touchelay et al. (dir.)
2015
Les Écoles dans la guerre
Acteurs et institutions éducatives dans les tourmentes guerrières (xviie-xxe siècles)
Jean-François Condette (dir.)
2014
Europe de papier
Projets européens au xixe siècle
Sylvie Aprile, Cristina Cassina, Philippe Darriulat et al. (dir.)
2015