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Philippe Ariès (1914-1984)

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Guillaume Gros

Troisième partie : Renouer avec le temps de l'histoire à l'écart des événements politiques (1946-1955)

Chapitre IX : Un historien franc-tireur

Texte intégral

1) En dehors de l’Université : un historien non-conformiste

1-1) En marge de la communauté historienne

  • 1 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, Le Seuil, 1980, p. 139.

1En dehors de l’Université, non agrégé et sans thèse, Philippe Ariès n’appartient pas au milieu des historiens par sa profession, ce dont l’historien pionnier et rigoureux qu’il était souffrit. C’est donc en dehors des réseaux traditionnels de production et de diffusion du savoir, qu’il entreprit de rechercher une légitimité intellectuelle. Le paradoxe est qu’il utilisa des lieux d’expression plutôt liés à une histoire académique qu’il réfutait, sur le plan scientifique, pour diffuser sa conception de l’histoire. Dans les revues ou dans les salons Halévy et Marcel, Philippe Ariès s’efforça de se rapprocher des historiens. Mais la tâche ne fut pas aisée, tant l’univers dans lequel il évoluait inspirait une grande méfiance à l’Université. Il fréquenta donc assidûment les réunions de la Société du XVIIe siècle, afin d’établir des contacts : « C’était peu de choses, je me trouvais en fait à l’écart de la communauté des historiens. »1 Frustré de ne pouvoir accéder aux recherches en cours, Philippe Ariès multiplia les adhésions aux sociétés savantes comme la Société d’Histoire Moderne et la Société de l’Histoire de Paris et de l’Ile-de-France qui, dans leur principe, auraient dû satisfaire sa volonté de concilier chez l’historien, la curiosité de l’amateur et le professionnalisme. Mais cela ne pouvait suffire à pénétrer un univers qui ne se laisse pas approcher facilement. Certaines sociétés étaient d’ailleurs ignorées par les historiens du sérail comme la Société d’histoire de la IIIe République fondée, en juin 1936, par Émile Pillias (1905-1940) et Daniel Halévy. Après la sortie de l’Histoire des populations françaises (1948), Philippe Ariès y donna une conférence sur le thème « Quelques types d’évolution des populations ouvrières sous la IIIe République ». Révélateurs d’une marginalité sur le plan scientifique qui ne fut sûrement pas toujours bien vécue, la fréquentation de la Société d’histoire de la IIIe République et surtout les liens avec l’Institut traduisent la force d’une culture politique qui, elle, était totalement assumée. Le dépit qu’il manifesta à l’égard de l’Université, contre une « histoire de spécialistes », trouve sa source dans sa critique de l’histoire événementielle, d’une histoire « sans âme », selon son expression.

1-2) Contre « le monopole des spécialistes » : une vision politique de l’histoire

  • 2 Philippe Ariès, « L’histoire pour grand public », J’ai Lu, no 6, 1946, 3e trimestre, pp. 1-4.
  • 3 Ibid, p. 4.
  • 4 Philippe Ariès, « L’Histoire « scientifique » » (1949), Le Temps de l’Histoire, Seuil, 1986 (Roche (...)
  • 5 Ibid., p. 215.
  • 6 Ibid., p. 222.

2Dans J’ai lu, La Revue française de l’Élite ou La Table Ronde, Philippe Ariès distilla les grands thèmes de ce qui devait constituer Le Temps de l’Histoire (1954), essai qui est une compilation de chapitres rédigés entre 1946 et 1951. L’une de ses obsessions est la mauvaise qualité de toute une littérature historique. Philippe Ariès est frappé de la médiocrité des ouvrages qui ne sont que « chétives vulgarisations », comme si l’on estimait, écrit-il, que le grand public éclairé ne pouvait avoir accès à la « substance historique »2. Si le public reste attaché à cette pâle copie de l’histoire qui lui est proposée « c’est d’abord parce que les historiens professionnels, dans leur souci d’objectivité et d’exhaustivité, ont trop souvent publié des travaux parfaitement indigestes, indigestes pour le plaisir et gratuitement »3. Philippe Ariès n’eut de cesse de s’interroger sur ce fossé que se serait creusé entre l’histoire des professionnels et le public. Cette approche repose sur sa perception négative de la IIIe République qui, selon lui, consacre à la fin du XIXe et au début du XXe siècles le triomphe de deux genres ennemis : l’histoire académique et l’histoire universitaire. La sclérose de l’enseignement supérieur, durant cette période, est liée à sa démocratisation, qui condamne l’histoire à rester en vase clos entre professeurs : « Avec la diffusion de l’instruction secondaire et l’embourgeoisement général de la société, ce public de candidats au professorat est devenu toujours plus nombreux. Mais il a augmenté sans s’élargir, sans sortir de sa spécialisation technique. »4 En détachant l’Histoire du présent, au nom d’une prétendue objectivité, les historiens professionnels ont « dévitalisé » l’histoire : « […], à quelle curiosité répondait l’Histoire chez les historiens professionnels ? »5. C’est pour retrouver cette curiosité qu’il s’était engagé au Cercle Fustel de Coulanges et surtout dans les Écoles de Cadres sous l’Occupation où, en tant que professeur, il put aboutir lors de ses cours « […] à une perspective sur l’histoire très différente de celle des programmes officiels, simples résumés des connaissances à un certain état de la science historique »6. La charge de Philippe Ariès contre les « spécialistes » est bien liée à une vision politique de la cité.

1-3) La rigueur de l’historien professionnel

  • 7 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 139.
  • 8 Outre la bibliographie complète de ses articles en fin de volume, nous renvoyons à l’annexe de not (...)

3La charge de Philippe Ariès contre les « spécialistes », qui enferment l’histoire dans une juxtaposition de faits, ne doit pas masquer son véritable professionnalisme. Conscient de son isolement et du fait qu’il n’y avait plus rien de commun entre l’historiographie des années cinquante et celle de la Sorbonne de la fin des années trente, Philippe Ariès essaya de compenser cela « par une lecture suivie et attentive des grandes revues d’histoire »7. Les traces de cette lecture assidue des revues apparaissent dans les articles qu’il donna à J’ai Lu, à La Revue française de l’Elite et surtout dans La Table Ronde, qui constituent une source irremplaçable, nous permettant de nous faire une idée des lectures qui ont construit sa sensibilité d’historien, tant du point de vue de l’érudition que de la méthodologie8.

  • 9 Philippe Ariès, « Bourgeoisies d’hier et d’aujourd’hui », Revue française de l’Élite, no 2, 25 nov (...)

4Plus que de simples chroniques, ses articles ressortent davantage du compte rendu, tel que l’on peut le trouver dans une revue universitaire. Les thèmes des ouvrages sont commentés de façon détaillée et critiqués en fonction de l’état de la recherche. Évoquant les deux volumes de Philippe Sagnac sur La Formation de la société moderne (1947), il loue un travail de synthèse qui livre, à la portée de tous, des recherches dispersées dans des publications spécialisées9. Il n’hésite pas à écrire une chronique à partir d’articles qui lui semblent poser un problème historique de façon nouvelle.

  • 10 Philippe Ariès, « La bibliothèque de synthèse historique », J’ai Lu, décembre 1947, no 12.
  • 11 Philippe Ariès, « Jacques Pirenne, Les grands courants de l’histoire universelle. Tome 1 — Des ori (...)

5Cette exigence de rigueur, nous la retrouvons aussi dans son approche des grandes synthèses et des collections10. A propos d’un tome de l’Histoire Universelle d’Albin Michel, Des origines à l’Islam (1945) par Jacques Pirenne, Philippe Ariès s’empresse de relever que l’auteur évite les défauts de la synthèse : « Le double écueil d’un projet de ce genre était de verser ou dans le récit, résumé rapide et banal, ou dans des considérations générales et abstraites. »11 Philippe Ariès constate qu’au contraire l’historien s’est attaché à deux perspectives essentielles, la solidarité de l’Orient et de l’Occident et l’opposition des thalassocraties urbaines et bourgeoises et des empires continentaux, ruraux et seigneuriaux.

  • 12 Geneviève Hartmann, « Philippe Ariès le documentaliste », Fruits, Cirad-Irfa, Paris, 1984, volume  (...)

6Cette aisance à balayer, dans un style souvent brillant, un sujet ou une question traduit la sûreté de jugement dont fait preuve Philippe Ariès, qui ne recule devant aucune période et aucun type d’ouvrage. La volonté affichée de ne pas se cantonner dans un domaine est une façon de refuser d’être un « spécialiste ». L’étendue de ses curiosités et la précision de ses connaissances sont révélatrices d’une conscience professionnelle exacerbée. Son contact avec de nombreux écrivains appartenant à un monde très élitiste de la culture a contribué à développer chez lui ce sens de la curiosité qu’il a su combiner avec les exigences de sa passion pour l’histoire. Il est vrai que son métier de documentaliste n’a pu que renforcer cette tendance. Les collègues de son milieu professionnel, au sein de l’Institut de Recherche des Fruits et Agrumes, soulignent tous cette exigence de rigueur qu’il apporta à son métier de la documentation12. Philippe Ariès, dans l’exercice de ses fonctions, a beaucoup réfléchi et publié beaucoup d’articles sur l’utilisation d’index et les différentes façons de recouper des fichiers, autant de sujets au centre de son travail d’historien. Lui qui travailla, jusqu’à la fin de sa vie, uniquement sur des fiches cartonnées qu’il élaborait à chaque lecture d’ouvrage baigna très vite, dans le cadre de son métier, dans l’univers de l’informatique dont il fut, dans son domaine, un pionnier.

2) Le choix de la longue durée et des « forces souterraines »

2-1) Le refus d’une histoire événementielle

7Doté d’une authentique culture humaniste, Philippe Ariès était passionné par les grands débats historiographiques de son temps. Il se fit, dès l’après-guerre, l’apôtre d’une conception de l’histoire très proche de celle initiée par les historiens des Annales, auxquels il se réfère parfois pour appuyer son propos. Toutes ses chroniques analysent les ouvrages, à l’aune des problématiques nouvelles développées par Marc Bloch et Lucien Febvre, dans la mesure où leurs écrits rejoignent sa conception de la relation au passé, ainsi que son refus de l’histoire événementielle. Ce dernier est d’abord le refus d’une politisation croissante qui condamne l’individu à s’engager. Or, Philippe Ariès n’eut de cesse de s’efforcer de s’écarter de la politique, pour s’intéresser à ce qu’il nomme les « forces souterraines » et aux histoires particulières, seules susceptibles de résister à l’accélération du temps de l’histoire pour paraphraser le titre d’un essai de Daniel Halévy, Essai sur l’accélération de l’histoire (Self, 1948). La composition du Temps de l’histoire (1954) s’inscrit dans cette tentative de dépolitisation de son itinéraire dont il se fait l’historien, alors qu’il est à peine trentenaire. Ce tiraillement entre sa vision d’une politique qui incarne l’immédiateté, la modernité qu’il cherche à fuir et son attachement à toutes les formes de résistance du passé permet d’expliquer en partie ce refus obsessionnel de l’histoire événementielle.

  • 13 Philippe Ariès, « Une histoire des Parisiens au XIXe siècle », La Table Ronde, mars 1951, p. 154.
  • 14 Ibid., p. 155.

8Dans ses comptes rendus, Philippe Ariès se plaint de ce que l’essentiel de la littérature historique traite de sujets politiques : « événements politiques, diplomatiques, militaires, portraits des hommes d’Etat, description des institutions politiques »13. Dans l’ouvrage de son ami Louis Chevalier, La formation de la population parisienne au XIXe siècle (1950), l’historien apprécie une démarche nouvelle qui prouve qu’il existe « une histoire des phénomènes qui ne sont pas des faits, enfermés dans des petits plans d’espace et de petites tranches de temps »14. Il est nécessaire que ce qu’il appelle l’histoire classique s’ouvre à la vie quotidienne de l’homme, à tout ce qui fonde la particularité de nos existences.

  • 15 Philippe Ariès, « Histoire de la Méditerranée au XVIe siècle », La Table Ronde, février 1950, p. 1 (...)

9L’importance de l’article consacré à la somme de Fernand Braudel, peu après sa parution, est révélatrice de la méthode Ariès, soucieux de promouvoir une histoire qui lui tient à cœur : « Aucun livre d’histoire aussi important (onze cents pages), aussi érudit, ne s’est autant inspiré de l’esprit Annales »15. Il a saisi l’enjeu que représentait l’ouvrage de Fernand Braudel dont l’esprit doit beaucoup à Lucien Febvre. En outre, lui qui n’apprécie guère les « spécialistes » de l’Université, incarnant à ses yeux l’histoire historisante, ne peut qu’accueillir favorablement le développement de la nouvelle VIe Section de l’École pratique des hautes études (1947), dont Lucien Febvre assure la présidence et Fernand Braudel le secrétariat.

  • 16 Ibid., p. 148.
  • 17 Philippe Ariès, « Lucien Febvre, Combats pour l’histoire », La Table Ronde, décembre 1953, p. 157.
  • 18 Philippe Ariès, « De la connaissance de l’histoire », J’ai Lu, février-mars 1955, p. 34.

10Dans la foulée des six chapitres les plus personnels du Temps de l’histoire achevés dès 1949 et dans lesquels il évoque sa conversion à une histoire rajeunie, Philippe Ariès se transforme au fil de ses chroniques dans La Table Ronde, en un militant des Annales, tout en accordant une très large place aux historiens amis, pourtant éloignés de ses conceptions. Ne lui échappent ni l’Apologie pour l’Histoire ou Métier d’historien (1949) de Marc Bloch, « un clair exposé de cette nouvelle conception de l’Histoire »16, ni l’ouvrage d’un des fondateurs de la VIe Section de l’École Pratique des Hautes Études, Charles Morazé, Trois essais sur histoire et culture (1948). En décembre 1953, il chronique Combats pour l’histoire (1953) de Lucien Febvre dont les idées, écrit-il, « font l’objet d’un chapitre de mon livre : Le Temps de l’Histoire, à paraître en janvier prochain, aux Éditions du Rocher »17. L’année suivante, il s’attarde longuement sur De la connaissance historique (1954) d’Henri-Irénée Marrou qui participe à cette remise en cause de la méthode positiviste très répandue chez les historiens spécialistes : « Contre les principes d’objectivité et d’exhaustivité des historiens de métier, héritiers des conceptions positivistes, il reconnaît la justesse des critiques de Raymond Aron, de Lucien Febvre. »18

2-2) Renouveler en héritier l’histoire bainvillienne. Le cas Gaxotte : la fidélité à un héritage

  • 19 Cf. Pierre Gaxotte, Mon village et moi, Flammarion, 1975.
  • 20 Philippe Ariès, « L’histoire marxiste et l’histoire conservatrice » (1947), Le Temps de l’histoire (...)
  • 21 Ibid.
  • 22 Philippe Ariès, « L’Histoire des Français », Aspects de la France, no 149, 23 juillet 1951.
  • 23 Ibid.

11Sa critique de l’Histoire des Français (1951) de Pierre Gaxotte montre, à quel point, la fidélité à sa culture politique reste une donnée fondamentale. Agrégé d’histoire, Pierre Gaxotte (1895-1982), après un court passage auprès de Charles Maurras19, dirigea l’hebdomadaire Candide, fondé par son ami Arthème Fayard, en 1924. Sa fonction de directeur de la collection des « Grandes études historiques », chez Fayard, et son œuvre d’historien tendent à le rattacher au maurrassisme : « […] l’unité de cette collection est assurée par les principes qui présidèrent à un aspect de l’œuvre bainvillienne (ce n’est pas son aspect le plus solide) : la loi de la répétition historique, la loi de causalité qui détermine les événements. »20 Pour le contempteur des « spécialistes », cette collection fut une étape dans l’histoire de la vulgarisation des études historiques. Aussi ne convient-il pas de « […] l’éreinter avec la hauteur pédante dont témoigna alors la Sorbonne dans ses comptes rendus de la Revue historique »21. Alors proche des Annales, Philippe Ariès reste très attentif au courant incarné par Pierre Gaxotte. L’Histoire des Français lui donna l’occasion de préciser son projet d’historien aux lecteurs d’Aspects de la France. Constatant avec plaisir que Pierre Gaxotte s’est dégagé de l’école historique bainvillienne, il entend bien continuer, à sa manière, l’œuvre de ses prédécesseurs au nom de la philosophie de l’héritage de Maurras : « Pour conserver l’héritage, il faut d’abord le reconnaître, et le reconnaître me paraît même une manière de le conserver. »22 C’est pourquoi Philippe Ariès a évolué vers une histoire « des forces souterraines », débarrassée des scories de l’histoire événementielle. L’article sur l’Histoire des Français est, pour lui, l’occasion de revenir sur les rapports entre les historiens et l’Action française qui tendent à montrer précisément un déficit d’histoire que l’école bainvillienne a su combler, avec un certain retard, en son temps : « Ils sont venus à l’histoire, ils n’en sont pas partis. Et, chose curieuse, ce retard de l’histoire s’est encore répété, à notre génération, chez Pierre Boutang qui ne me contredira pas si je dénonce sa parfaite indifférence à l’histoire dans les premières années de sa vie d’étudiant parisien. »23 Dans la perspective des Annales, Philippe Ariès montre sa volonté de rattraper ce retard en agissant à l’intérieur de sa culture politique.

  • 24 Ibid. Voir aussi Philippe Ariès, « De Trois Histoires de France », La Table Ronde, octobre 1951, p (...)

12Si, comme l’écrit Ariès dans Aspects de la France, l’histoire « mérite d’être pieusement cultivée pour elle-même » afin de conserver l’héritage, nul doute que Pierre Gaxotte œuvre dans le bon sens : « Il contribue à atténuer le divorce entre l’histoire des honnêtes gens et celle des savants, comme il renouvelle l’histoire de tradition bainvillienne. »24

13Aussi bien l’analyse du courant des Annales que celle de la tradition bainvillienne est guidée chez Ariès par le refus de l’histoire politique qui oriente sa démarche d’historien, refus qui est celui d’une histoire politique condamnant l’homme à sortir de son histoire particulière. S’il rompt avec le « politique d’abord » de Charles Maurras, c’est pour essayer d’approfondir la notion d’héritage. La lecture de Lucien Febvre et de Marc Bloch, pendant l’Occupation, a accéléré cette évolution.

2-3) La place de Marc Bloch et de Lucien Febvre : questions sur une influence

14Il découvre l’œuvre des deux historiens au moment où il se lie d’amitié avec Daniel Halévy, sous l’Occupation. Son premier essai Les Traditions sociales dans les pays de France (1943) intègre quelques apports de l’école des Annales, notamment dans l’utilisation de l’analyse des paysages. Mais pour la conception d’ensemble, ce premier livre, salué par la presse maréchaliste, résume les préoccupations d’un traditionaliste. Comment expliquer dans ces conditions l’attirance du jeune Philippe Ariès pour les historiens des Annales ?

  • 25 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 78.
  • 26 Olivier Dumoulin, Marc Bloch, Presses de Science Po, coll. « Références facettes », 2000, p. 173.
  • 27 Ibid., p. 175.

15Dans ses souvenirs, il explique que son éloignement de l’histoire événementielle et universitaire va de pair avec son désir de s’éloigner de l’Action française, un univers qu’il tend à assimiler à celui de la politique en général : « J’ai éprouvé un intense émerveillement en découvrant — finalement assez tard — les livres de Marc Bloch, de Lucien Febvre, la collection des premières Annales, et dans la foulée, les sociologues […] »25. Écrite alors qu’il est entré à l’École des hautes études en sciences sociales, cette interprétation est discutable. Il a surtout retenu des Annales d’avant-guerre, l’absence totale d’histoire politique, thème qui est, dans les revues où il écrit, son principal cheval de bataille. Dans son essai biographique sur Marc Bloch, Olivier Dumoulin analyse cette position du courant historique : « Cette attitude s’inscrivait directement dans le procès intenté par Lucien Febvre et Marc Bloch à la compromission intellectuelle d’historiens asservis aux intérêts des Etats-nations. »26 Ce rejet d’une histoire politique chez Marc Bloch fut beaucoup plus systématique chez Philippe Ariès. En outre, la position de retrait affichée par l’auteur de la Société féodale, afin de mener à bien son travail de recherche n’est pas une fuite hors du corps social27.

  • 28 Philippe Ariès, « L’engagement de l’homme moderne dans l’histoire » (1948), dans Le Temps de l’His (...)
  • 29 Ibid., p. 71.
  • 30 Marc Bloch, L’étrange Défaite, Société des Éditions, « Le Franc-tireur », 1946.
  • 31 Sur ces questions et sur l’importance de l’Occupation dans l’affirmation de choix méthodologiques, (...)

16La rencontre de Philippe Ariès avec les Annales trouve peut-être son origine dans le traumatisme de 1940, lui qui dit très mal vivre l’irruption de la politique, de la grande histoire au sein de son histoire particulière, c’est-à-dire de sa sociabilité familiale : « Il fallait être pour le Maréchal ou pour de Gaulle, pour ou contre la collaboration, pour le maquis ou pour Giraud, pour Londres ou pour Vichy, ou pour Alger. »28 La vie privée n’est plus à l’abri des conflits avec cette « […] monstrueuse invasion de l’homme par l’Histoire »29. Lui qui avait été un militant intransigeant, à la fin des années trente, conçoit mal qu’on le fût sous l’Occupation. Il y a donc ici un paradoxe. D’autant qu’en 1940, l’un des fondateurs du courant des Annales, Marc Bloch, n’a aucun scrupule à laisser de côté la figure du savant pour s’engager. Dans l’Étrange Défaite, rédigé en 1940 et publié après la guerre, Marc Bloch, réfléchissant à la situation des historiens peut-être trop préoccupés par leur objet de recherche, écrit : « Adeptes des sciences de l’homme ou savants de laboratoires, peut-être fûmes-nous détournés de l’action individuelle par une sorte de fatalisme inhérent à la pratique de nos disciplines. Elles nous ont habitués à considérer, sur toutes choses, dans la société comme dans la nature, le jeu des forces massives. »30 Or, dans le Temps de l’Histoire, Philippe Ariès, qui cite les principales œuvres de Marc Bloch, n’évoque pas l’Étrange Défaite, ni d’ailleurs dans les revues auxquelles il collabore. C’est précisément dans la perspective de ces « forces massives » que Philippe Ariès construisit son Histoire des Populations françaises (1948), cette histoire souterraine qui s’efforce de montrer les résistances au changement, en évacuant l’événement31. Au nom du refus de l’histoire événementielle et de la politique qui ne font qu’un, Philippe Ariès se réfugie alors dans l’histoire.

  • 32 Cf. Philippe Ariès, « L’Histoire dans la civilisation moderne » (1949), dans Le Temps de l’histoir (...)

17Si dans le même contexte que Marc Bloch, Philippe Ariès tire des conclusions opposées, sa démarche dans le Temps de l’Histoire (1954) peut rappeler celle de l’Étrange Défaite qu’il a certainement lu, à savoir le même souci d’intégrer une expérience personnelle, dans la démarche de l’historien. Le choix de la longue durée, par un adepte de l’histoire bainvillienne, prend donc tout son sens. Car si le traumatisme de la défaite dévoile à Philippe Ariès l’irruption de la politique et de l’histoire dans le quotidien, il lui révèle dans le même temps, une autre histoire, une histoire « particulière à chaque groupe humain »32.

  • 33 Ibid., p. 243.
  • 34 Ibid.
  • 35 Ibid.

18Aussi met-il en relation les histoires particulières avec « […] la notion maurrassienne d’héritage, si liée aux mémoires anciennes, aux images pieusement recueillies de nos passés familiaux »33. Marc Bloch et Lucien Febvre lui procurent donc les outils permettant de renouveler sa façon de faire de l’histoire en approfondissant un aspect qui lui paraît essentiel dans sa culture politique : « Curieux, écrit-il, comme cette idée si concrète d’héritage a pu longtemps s’accommoder d’une histoire, considérée comme une mécanique à répétition et une leçon de choses politiques. »34. La singularité de l’histoire particulière ou personnelle introduit, d’après Philippe Ariès, « […] un élément d’inertie, de résistance au changement : l’héritage maurrassien »35.

3) Le Temps de l’histoire (1954) : l’autonomie dans la filiation

3-1) Un ouvrage déconcertant

19Le troisième livre de Philippe Ariès, publié en 1954, mais dont les principaux chapitres étaient achevés en 1949, déconcerta ses lecteurs. L’ouvrage connut pourtant un certain succès dont rendent compte les nombreuses recensions, bien au-delà des publications de la presse traditionaliste. On ne voit pas toujours très bien à qui l’auteur s’adresse. S’agit-il d’une mise au point destinée à montrer, à son milieu politique, sa volonté de renouveler un genre historique tout en assumant son héritage familial ? Ou alors manifeste-t-il, compte tenu de son statut de marginal au sein de l’université, sa volonté de se positionner au sein du courant des Annales ? La réception du Temps de l’Histoire montre à quel point son propos fut souvent mal interprété, ignoré par les représentants des Annales et incompris, le plus souvent, par ses amis politiques.

  • 36 Roger Chartier, « L’amitié de l’histoire », (préface), dans Philippe Ariès, Le Temps de l’Histoire (...)

20En terme quantitatif, Le Temps de l’Histoire obtient moins de recensions dans les périodiques que l’Histoire des populations. Ce troisième ouvrage, qui est une réflexion épistémologique sur l’attitude de l’homme devant l’histoire, est plus difficile. La composition de l’essai a pu déconcerter. Cinq chapitres largement autobiographiques sont accompagnés de deux études plus érudites, centrées sur l’attitude de l’homme devant l’histoire au Moyen Age et au XVIIe siècle qui en font un pionnier dans ce genre si cher aux Annales : « […] Ariès était l’un des premiers à dessiner ce que pouvait être l’histoire de l’Histoire »36. Parallèlement, le Temps de l’Histoire est aussi la confession d’un royaliste maurrassien qui tout en s’efforçant de dépolitiser son itinéraire, n’en assume pas moins totalement sa culture politique jusque dans sa façon d’envisager de faire de l’histoire.

3-2) Un dialogue avec ses amis politiques

21Il n’est donc pas étonnant, que les principaux comptes rendus, qui dépassent le stade de la simple recension, émanent surtout d’amis de son milieu politique, comme s’ils s’étaient sentis interpellés par cet ouvrage. Pierre Debray, Daniel Halévy, Michel Montel ou encore Raoul Girardet sont les quatre proches de Philippe Ariès qui ont rédigé de substantiels articles.

  • 37 Repris dans Le Temps de l’histoire, op. cit., pp. 252-254.
  • 38 Ibid.

22Comme pour l’Histoire des Populations françaises, c’est Aspects de la France qui couvre le plus largement l’ouvrage avec deux articles, aux statuts très différents. Le premier est un entretien qui paraît, le 23 avril 1954, dès la sortie du Temps de l’histoire, avec un titre explicite : « Le véritable historien et le véritable maurrassien devra faire l’histoire du pays réel, nous dit Philippe Ariès. »37 Une accroche qui illustre la volonté de Philippe Ariès de se positionner au sein de la communauté maurrassienne. C’est Michel Vivier, représentant de la tendance « réformiste » de l’hebdomadaire, qui dialogue avec Philippe Ariès sous la forme d’un entretien, lequel présente l’avantage de n’engager que les propos de l’auteur. L’auteur du Temps de l’Histoire a souhaité ce dialogue avec sa famille politique sur la pratique de l’histoire comme le suggère Michel Vivier en concluant leur entretien : « Il (Philippe Ariès) souhaite en terminant que, parmi nos jeunes lecteurs, nombreuses soient les vocations d’historiens et que par eux soit mieux comprise et mieux aimée la tradition française. »38 Philippe Ariès veut agir à l’intérieur de sa culture politique. Cela dit, son dessein de concilier ses fidélités politiques et familiales, avec sa démarche d’historien via l’histoire des Annales, ne fut pas un succès. Et sur ce point les critiques de ses amis sont les plus nourries.

  • 39 Michel Montel, « Notre temps peut-il se contenter d’une « histoire existentielle » ? », Le Bulleti (...)
  • 40 Roger Chartier, « L’amitié de l’histoire », préface à la réédition du Temps de l’Histoire, Seuil, (...)

23Deux mois plus tard, Michel Vivier, sous le pseudonyme de Michel Montel, rédige un article au titre explicite : « Notre temps peut-il se contenter d’une « histoire existentielle » ? »39 C’est ensuite Pierre Debray qui, dans les colonnes d’Aspects de la France, revient le 25 février 1955, sur l’ouvrage dans un article critique intitulé « Retour à l’Histoire. Le combat des idées ». La gêne provoquée par Le Temps de l’Histoire montre que Philippe Ariès représentait, au sein du milieu maurrassien, une autorité intellectuelle. Si Pierre Debray défend Jacques Bainville, il critique surtout l’utilisation que fait Philippe Ariès de « l’histoire existentielle », en utilisant des citations du livre d’Henri-Irénée Marrou De la connaissance historique (1954). De façon inattendue, il appelle à la rescousse Marc Bloch contre Lucien Febvre pour montrer que l’histoire peut être source de leçons. Sa défense de Jacques Bainville, pour être orthodoxe, n’en témoigne pas moins d’une réelle curiosité pour des historiens n’appartenant pas à la culture maurrassienne. En 1986, dans sa préface à la réédition du Temps de l’Histoire, Roger Chartier, souligne cette curiosité : « Ce qui frappe, néanmoins, est cette présence respectée de Marc Bloch, lu de diverses façons, dans des milieux qui pouvaient sembler pourtant les plus éloignés des Annales, par la culture et les opinions. »40 Des traditionalistes ont pu être attirés par une démarche qui recoupe leurs centres d’intérêts.

  • 41 Lettre de Pierre du Colombier à Philippe Ariès du 25 avril 1954 (APA).
  • 42 Cf. Daniel Halévy, « Les vicissitudes de l’histoire », J’ai lu, mai 1954, p. 6.

24Pierre du Colombier, historien de l’art, avec lequel Philippe Ariès s’était lié à Paroles françaises, émet aussi, dans une belle lettre, quelques réserves : « […] je regarde ces études comme un symptôme de l’une des plus grandes maladies de notre époque : la péroraison par la philosophie […] »41. Représentant d’une histoire plutôt académique, il critique le courant historique représenté par Marc Bloch et Lucien Febvre. Quant à Daniel Halévy, s’il estime d’un intérêt capital les recherches de son ami et reconnaît aux « nouveaux historiens » le mérite d’avoir découvert la valeur de l’inconscient dans l’histoire, il redoute que la longue durée ne nuise à l’histoire politique42.

  • 43 Raoul Girardet, « Le Temps de l’Histoire », La Table Ronde, février 1955.

25Si tous les amis de Philippe Ariès, à l’exception de Pierre du Colombier, reconnaissent l’apport du courant des Annales, ils acceptent mal en revanche ce côté « militant » dont fait preuve Philippe Ariès, comme l’a bien résumé Raoul Girardet : « Philippe Ariès risque de fausser le tableau de la pensée historique contemporaine en insistant de façon un peu trop exclusive sur le rôle de la revue Annales et du groupe d’historiens que celle-ci réunit. Entraîneurs sans doute, novateurs nous en sommes moins sûrs. »43 Confirmant la place qu’occupe déjà, dans l’après-guerre, le courant des Annales — dont l’importance n’a bien sûr rien à voir avec la position acquise depuis — la remarque de Raoul Girardet montre à quel point Philippe Ariès, qui était convaincu de la possibilité de mieux connaître la « tradition française » avec de nouvelles habitudes intellectuelles, s’était débarrassé de l’histoire militante. Son pari d’approfondir ce qu’il avait appelé « la notion maurrassienne d’héritage » n’a pas été bien compris. Philippe Ariès avait un côté paradoxal. Du Temps de l’Histoire, où sur fond de confession d’un passé royaliste, il se fait le militant des Annales, à sa séance introductive à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, en 1978, où il évoque dans le temple de la nouvelle histoire, l’influence primordiale de Daniel Halévy et de Gabriel Marcel, Philippe Ariès a le goût des paradoxes, qui sont la manifestation de son esprit indépendant. Le Temps de l’Histoire est bel et bien une étape dans son itinéraire, le moment où il tend à s’affranchir d’une vulgate et d’un catéchisme trop politiques et militants à son goût, pour affirmer son autonomie, dans le cadre toutefois de sa filiation royaliste, qui reste à l’origine de sa façon de concevoir l’histoire.

3-3) Le silence de l’Alma Mater

26Si la presse traditionaliste a volontiers évoqué Le Temps de l’Histoire, l’Université a ignoré ce livre à une exception près. Dans le Bulletin de l’Université de Toulouse, l’historien Frédéric Mauro signale l’ouvrage dans une notule en février 1955. Les réactions des universitaires, à qui Philippe Ariès a dû envoyer son livre, ne sont guère plus nombreuses que pour l’Histoire des populations françaises.

  • 44 Lettre du 17 avril 1954 reproduite dans Philippe Ariès, Le Temps de l’Histoire, Seuil, op. cit., p (...)
  • 45 Lettre de Charles-Henri Pouthas à Philippe Ariès du 28 mars 1954 (APA).
  • 46 Lettre de Pierre Renouard à Philippe Ariès du 18 avril 1954 (APA).
  • 47 Carte de remerciement de Pierre Renouvin à Philippe Ariès du 2 mai 1954 (APA).

27Trois historiens professionnels lui répondent de façon chaleureuse. Victor Louis Tapié (1900-1974), professeur à la Sorbonne, a apprécié le caractère personnel du livre et notamment le chapitre où Philippe Ariès évoque son enfance royaliste : « Cette nostalgie de la vieille France n’est pas l’apanage des seuls milieux d’Action française […] »44. Il semble que l’universitaire, qui exprime sans doute le point de vue du « spécialiste » tant critiqué dans l’ouvrage de Philippe Ariès, ne partage pas toutes ses analyses sur l’érudition qui certes, estime-t-il, a pu faire des ravages, mais qui n’en reste pas moins utile, ne serait-ce que dans la formation des étudiants. In fine, sa conclusion traduit un clivage qui reste fort entre l’essayiste qu’est finalement Philippe Ariès et l’universitaire, reflet d’une fracture plus classique entre l’histoire des Annales et l’Université. La réaction d’un autre représentant de la Sorbonne, Charles-Henri Pouthas (1886-1974)45, historien de Guizot, bien que moins chaleureuse que la précédente, est également enthousiaste. Quant au médiéviste Yves Renouard (1908-1965), Doyen de la faculté des lettres de Bordeaux, il s’interroge sur la pertinence du propos du Temps de l’histoire : « Il y a danger à trop s’interroger sur ce que l’on fait, car l’on risque de perdre spontanéité et confiance »46. Au-delà du caractère stimulant de l’essai, l’Université se méfie d’un discours qui remet en cause les pratiques des historiens. Seul Pierre Renouvin (1893-1974), spécialiste de l’histoire des relations internationales, qui avait déjà accueilli favorablement l’Histoire des Populations françaises, et qui est attiré par l’histoire des Annales, se plaît à louer l’auteur du Temps de l’Histoire « dont l’œuvre est originale et vigoureuse »47.

  • 48 Dans Le Temps de l’Histoire (op. cit., p. 216). Antoine-Augustin Cournot (1801-1877), mathématicie (...)
  • 49 Lettre de Jean Guitton à Philippe Ariès du 17 avril 1954 (APA).
  • 50 Lettre de Léon Bérard à Philippe Ariès du 27 avril 1954 (APA).

28Plus qu’avec ses amis politiques, Philippe Ariès, avec cet ouvrage, se place en porte à faux avec l’Université et, aussi paradoxal soit-il, avec les représentants des Annales qui l’ignorent. Les réactions les plus chaleureuses émanent du milieu intellectuel qu’il fréquente chez Daniel Halévy, à commencer par Jean Guitton (1901-1999). De la même génération que Philippe Ariès, le philosophe chrétien estime que l’auteur du Temps de l’Histoire propose une voie originale : « C’est pourquoi j’espère en vous pour nous permettre d’éviter ces périls. Le livre d’Aron est bien abstrait et il nous faudrait un nouveau Cournot48. »49 Même ton chez l’académicien Léon Bérard, un autre ami de Daniel Halévy qui pense que Le Temps de l’Histoire est « […] un livre d’une très grande richesse, neuf, extrêmement attachant par la diversité et la finesse de <ses> aperçus, par une constante et belle loyauté de pensée »50. La réaction de l’académicien André Siegfried (1875-1959), auteur du célèbre Tableau politique de la France de l’Ouest (1913), est de la même veine.

  • 51 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 140.

29Bien plus qu’avec Le Temps de l’Histoire, c’est grâce à la collection qu’il dirigea chez Plon que Philippe Ariès put enfin entamer un dialogue avec des historiens professionnels : « […] je souhaitais me rapprocher du zoo d’où j’avais été banni, et par une voie qui ne passât pas par Canossa, l’édition par exemple »51.

4) Directeur de la collection « Civilisations d’hier et d’aujourd’hui » chez Plon

30Dans sa formation d’historien, sa collection d’histoire chez Plon, de 1953 jusqu’au début des années soixante-dix, tient une place essentielle. Elle fut un moyen, pour l’inconnu qu’il était, d’accéder à une forme de légitimité intellectuelle. Elle coïncide d’ailleurs avec ses débuts de critique régulier à la revue La Table Ronde, rachetée par la maison Plon, au début des années cinquante. C’est aussi le moment où il publie Le Temps de l’Histoire (1954) qui peut tenir lieu, avec ses articles publiés dans La Table Ronde, de manifeste sur ses projets d’éditeur. Quel fut l’apport du travail éditorial de Philippe Ariès à l’histoire qu’il défendait ? Le directeur de collection fut, semble-t-il, moins orthodoxe que le militant des Annales qui ressortait parfois du Temps de l’Histoire.

4-1) Lecteur, à contre-courant, chez Plon

  • 52 Cf. Pascal Fouché, L’Édition française sous l’Occupation, vol. 1, Bibliothèque de littérature fran (...)

31Il arrive chez Plon dans un contexte de remise en cause des choix éditoriaux, après une phase maréchaliste pendant la guerre. Parmi les ouvrages les plus lus en 1941, on trouve le Maréchal Pétain de Georges Suarez, le Printemps tragique de René Benjamin, Après la défaite de Bertrand de Jouvenel ou encore ce best-seller que fut L’Homme cet inconnu d’Alexis Carrel52. À la Libération, la Maison de la rue Garancière se trouve même citée en Cour de justice pour atteinte à la sûreté de l’État. En fait, Plon resta, jusqu’au début des années cinquante, étrangère à la nouvelle géographie de l’intelligentsia française qui se mettait en place.

  • 53 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 140.

32Responsable d’un centre de documentation, c’est en 1944, alors qu’il rédige son Histoire des Populations, que Philippe Ariès entre chez Plon, à la place de l’historien Adrien Dansette qui l’avait recommandé53. Adrien Dansette (1901-1976), est l’auteur de plusieurs ouvrages d’histoire, une discipline qu’il pratique en amateur. Parmi ses premiers ouvrages, citons Les Affaires de Panama (1934), l’Affaire Wilson et la chute du Président Grévy (1936) ou encore son essai sur le boulangisme (1938). Les deux premiers, même s’il s’agit de livres rigoureux et honnêtes, traduisent les préoccupations d’un homme de tempérament plutôt antirépublicain qui ne goûte guère les désordres de la IIIe République. Pendant la guerre, il publie, entre autres, une étude sur Les origines de la Commune de 1871 (Plon, 1944) qui participe de ce vaste mouvement d’interrogation sur les causes du désastre de 1940, qui parcourt toute une littérature de la défaite. Monarchiste, Adrien Dansette a sans doute rencontré Philippe Ariès à la fin des années trente chez Mme Bainville. Après la guerre, il se démarque du monarchisme maurrassien dans son Histoire de la France religieuse (1952). Elu à l’Académie des Sciences morales et politiques en 1963, il y fut l’artisan de la candidature de Philippe Ariès en 1966.

33Plon conserve à la Libération une certaine stabilité, jusque dans ses choix éditoriaux. Paraissent ainsi, sous la forme d’études historiques, de nombreux titres sur le régime du Maréchal Pétain ou sur la Collaboration. Philippe Ariès chronique d’ailleurs quelques ouvrages de la maison, comme le livre de l’ancien ministre des finances et du commerce, Yves Bouthillier (1940-1942) sur le Drame de Vichy (1951), qui illustre cette continuité éditoriale après 1945, incarnée par son directeur littéraire Pierre Belperron, déjà à ce poste pendant la guerre et avec qui Philippe Ariès s’entendit très bien.

  • 54 Entretien avec Raoul Girardet le 4 juillet 2000.
  • 55 Michel Déon, Bagages pour Vancouver. Mes arches de Noé, Folio, 1987 (La Table Ronde 1985 pour la 1(...)
  • 56 Cf. Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 143.
  • 57 François Brigneau, Mon après-guerre, Editions du Clan, 1966, p. 81.

34Pourquoi Philippe Ariès a-t-il choisi Plon qui était loin d’incarner le renouveau éditorial auquel il aspirait tant ? Selon Raoul Girardet, qui y a été aussi lecteur, au même moment, la motivation principale était de retrouver l’esprit de camaraderie, l’esprit de bande des années trente : « Nous étions flattés, car nous étions jeunes »54. Chez Plon, tout un personnel de lecteurs restait en place, à commencer par cette figure tutélaire du maurrassisme que fut Henri Massis (1886-1970), auteur entre autres du célèbre Défense de l’Occident (Plon), en 1927. Le jeune écrivain Michel Déon, secrétaire de Charles Maurras à Lyon sous l’Occupation, fréquenta la maison Plon au même moment que Philippe Ariès et évoque le statut d’Henri Massis dans l’après-guerre : « Pendant l’Occupation allemande, il avait vécu à Vichy, dans l’ombre du pouvoir, collaborant avec Emmanuel Berl et Gaston Bergery aux proclamations et aux discours du maréchal Pétain. Autant dire que, si peu de temps après la Libération, il n’était pas en odeur de sainteté. »55 Aux côtés d’Henri Massis, avec lequel Philippe Ariès se plaisait à discuter lors de ses visites rue Garancière56 et qu’il retrouva plus tard à la Nation française, se trouvait Jean Variot, qui incarna au début du siècle la tentative de rapprochement entre socialistes et nationalistes, dans le cadre du maurrassisme. Ce climat de connivence a certainement séduit Philippe Ariès. Cela dit, d’après le témoignage de François Brigneau, ancien de Paroles françaises, dès cette période, l’historien recherchait une collection à diriger et il aurait songé, un moment, aux éditions Jean Froissart57. Représentatives d’une nouvelle édition de droite dans l’après-guerre, les éditions Froissart, dirigées par Charles Frémanger, publièrent notamment le célèbre Caroline Chérie (1947) de Jacques Laurent, plusieurs ouvrages de Julien Guernec (François Brigneau), d’Antoine Blondin ou encore La Politique (1948) de Pierre Boutang. Son directeur réédita Le Voyage au bout de la Nuit alors que Céline était en exil, au Danemark.

35Force est de constater que s’il envisage, dans l’après-guerre, de participer à une forme de renouvellement de l’histoire, Philippe Ariès entend bien mener cette tâche au sein de maisons d’édition fortement marquées à droite, appartenant à sa culture politique.

4-2) La conquête du pouvoir éditorial : un début de légitimité pour l’historien amateur

4-2 a/La recherche d’une collection

  • 58 Philippe Ariès, « La bibliothèque de synthèse historique », J’ai Lu, décembre 1947.
  • 59 Philippe Ariès, « La Fin des Celtes », J’ai Lu, juin 1947, p. 32.
  • 60 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 141.

36Durant sa période de lecteur chez Plon, Philippe Ariès mena, dans ses articles à J’ai lu et à la Revue française de l’Élite une réflexion sur les grandes collections historiques, réflexion reprise dans le Temps de l’Histoire. On y trouve le programme du futur directeur de collection. Son expérience de lecteur ne fait que renforcer chez lui l’idée de la nécessité de concilier œuvres de vulgarisation et de qualité dont le public serait demandeur. En décembre 1947, il consacre un article entier à la collection « La Bibliothèque de synthèse historique »58, chez Albin Michel. Philippe Ariès s’y réjouit de constater que les historiens universitaires qui, d’ordinaire « se souciaient peu de réfléchir sur l’Histoire », sortent enfin de leur tour d’ivoire. L’historien loue l’initiative d’Henri Berr (1863-1954), à la tête du Centre International de synthèse. Il apprécie dans sa collection un plan original et une méthode qui échappe, dans son principe, à l’histoire politique et à toute forme d’exhaustivité. Lecteur assidu de la collection des « Grandes Études Historiques », chez Fayard, à l’origine de l’histoire conservatrice, Philippe Ariès constate une évolution favorable de la collection qui publie René Grousset, Daniel-Rops ou encore Ferdinand Lot : « Qui a changé, l’éditeur ou le public ? Le public, bien sûr, et ce goût nouveau, qui parvient à s’imposer au conservatisme des milieux d’édition […] »59. C’est en observateur du milieu de l’édition que s’exprime Philippe Ariès, qui a pu constater l’inertie de Plon quand, par hasard, il lui arrivait de proposer un manuscrit en vue d’une publication : « C’est que la pire des opérations pour Plon, résume un Philippe Ariès ironique, était la publication d’un livre : il fallait l’éviter autant que possible et on ne s’y résolvait qu’in extremis, dans le déchirement et l’inquiétude ».60

  • 61 Philippe Ariès, « Une Histoire des civilisations », Revue française de l’Élite, août 1948, no 11.
  • 62 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 144.

37Ainsi vante-t-il les mérites des collections qui représentent une forme de transition entre la collection traditionnelle universitaire et celle de vulgarisation comme celle des Éditions de la Table Ronde, fondée par René Grousset « Les Grandes Forces historiques », ce même René Grousset dont il prit, quelques années plus tard, la suite à la tête de la collection qu’il avait fondée chez Plon, « Civilisations d’hier et d’aujourd’hui ». Mais au bout du compte, Philippe Ariès dresse un constat d’échec : « La faute en incombe en partie à la pénurie d’auteurs. »61 Le futur directeur de collection attend donc des historiens capables de concilier la science et le talent, à la manière de ses modèles, Jérôme Carcopino ou Lucien Febvre : « Mon but était de sortir des ouvrages qui s’adresseraient, au-delà du cercle étroit des historiens de métier, à un public plus large d’intellectuels, et qui seraient des ouvrages originaux et non pas de seconde main ou de vulgarisation. »62 Le lecteur était prêt pour la collection « Civilisations d’hier et d’aujourd’hui ».

4-2 b/Par la grâce de Charles Orengo : le changement dans la continuité

  • 63 Ibid., p. 142.

38Pressenti directeur de la collection « Civilisations d’hier et d’aujourd’hui », Philippe Ariès en quête d’auteurs sollicita son ami Raoul Girardet, lui commandant ce qui devait devenir, en 1953, le premier ouvrage de son catalogue, La Société militaire dans la France contemporaine 1815-1939. Comment le lecteur condamné à voir la plupart de ses propositions se heurter au conservatisme de Plon, est-il parvenu à se hisser à la tête d’une collection ? Sa notoriété d’auteur n’était pas suffisante comme en témoigne le refus essuyé pour son manuscrit du Temps de l’Histoire. Le jeune historien doit sa promotion à Charles Orengo, nouveau directeur littéraire, à partir de 1949, qui remplace Pierre Belperron, décédé. Ce personnage aurait insufflé un air neuf : « Par certains côtés, il me rappelait Boutang, une force de la nature, débordant de vie, fourmillant d’idées. »63 Michel Déon souligne aussi cette volonté réformatrice qui se heurta au bout du compte à l’inertie des pratiques de la rue Garancière. Aussi bien Philippe Ariès que Michel Déon mettent à son actif la publication des Mémoires de guerre (1954-1959) du général de Gaulle, qui apporta une véritable manne et qui permit à Plon de poursuivre une stratégie de diversification des collections.

39C’est dans le domaine des sciences humaines, le parent pauvre de l’édition d’après-guerre, que Charles Orengo innove avec une collection de sociologie confiée à Erik de Dampierre, une autre d’ethnologie, celle de Jean Malaurie et enfin celle de Philippe Ariès, « Civilisations d’hier et d’aujourd’hui ». Cela dit, à la différence des deux autres, que l’on a coutume de mettre sur le même plan que celle de Philippe Ariès, la sienne existait déjà avant la guerre. Il la relance, tandis que son fondateur René Grousset assure la direction d’une nouvelle collection, chez la Table Ronde, depuis 1947. Tous les ouvrages publiés par Philippe Ariès portent d’ailleurs sur la couverture la mention « Collection fondée par M. René Grousset de l’Académie française ». Professeur à l’École du Louvre en 1928, puis à l’École nationale des langues orientales vivantes en 1941, conservateur en chef du musée Guimet en 1944, René Grousset (1885-1952) est connu pour ses travaux sur l’Orient, s’attachant dans ses ouvrages à la psychologie des êtres. Philippe Ariès inscrit donc sa collection sur les traces d’un historien dont les ouvrages sont de facture classique et qui représente la sociabilité de l’Institut.

  • 64 Cf. lettre de Charles Orengo à Gabriel Marcel du 26 avril 1954 (Fonds Gabriel Marcel, BNM).

40Charles Orengo a donc fait deux fois confiance à Philippe Ariès : en lui confiant la collection et aussi en éditant Le Temps de l’Histoire (1954) qui avait été refusé chez Plon. Pendant la guerre, Charles Orengo a fondé avec Jean Mistler, les éditions du Rocher basées à Monaco et dont les nouveautés sont diffusées à partir de 1952, conjointement par la Librairie Plon et la Maison du livre français. Les Éditions du Rocher se cantonnaient dans la publication de toute une littérature de témoignages, souvent de droite, qui ne cadrait plus avec la politique de renouveau que recherchaient les éditions Plon. Charles Orengo a été séduit par l’originalité de la démarche du Temps de l’histoire, comme il le confie dans une lettre à Gabriel Marcel, où il propose l’ouvrage pour le Prix des critiques64.

41Convaincu que Philippe Ariès pouvait insuffler à la collection fondée par René Grousset une forme de renouveau, Charles Orengo lui laissa une grande liberté. Le départ de celui-ci des éditions Plon, en 1960, inaugura une période plus tumultueuse pour la collection.

4-2 c/Une politique éditoriale sous le signe de l’amitié

42Inaugurée donc, en 1953, avec l’ouvrage de Raoul Girardet, la collection a cinq titres à son catalogue, en 1956, quand Philippe Ariès est forcé de cesser toute activité professionnelle, pendant plusieurs mois, suite à une maladie pulmonaire. Cette interruption ne nuit pas à la collection, grâce à l’aide amicale de Raoul Girardet.

43Directeur de collection, Philippe Ariès est-il parvenu à faire émerger les auteurs qui, estimait-il, faisaient tant défaut aux autres collections ? La quatrième de couverture du livre de Raoul Girardet annonce la couleur. L’histoire doit cesser de s’intéresser à l’appareil politique des États ou aux biographies des grands hommes : « Elle doit permettre de retrouver la couleur du monde. Les phénomènes religieux, politiques, sociaux, économiques, culturels, constituent un tout inséparable : une civilisation. » S’adressant naturellement au grand public, cette collection se doit d’être, selon le vœu si cher à Philippe Ariès, une authentique entreprise de vulgarisation, mais « sans compiler ni émonder les travaux les plus savants ». Enfin, la collection devra respecter « la saveur du concret » et éviter « l’esprit encyclopédique des histoires générales ».

  • 65 Philippe Ariès, « Charles Picard », La Nation française, 30 décembre 1965, p. 431.
  • 66 Philippe Ariès, « Les aspects biologiques de l’histoire de Paris », La Nation française, 5 novembr (...)

44Philippe Ariès publia beaucoup d’ouvrages de ses amis. Outre Raoul Girardet, il publia François Léger, l’autre ami de la rue Saint-André des Arts, avec Les Influences occidentales dans la Révolution de l’Orient (1955). Maurice Lanoire, agrégé d’anglais, auteur d’une étude sur Les Lorgnettes du roman anglais (1959) est un cousin de Philippe Ariès dont il était très proche. L’autre grand ami de Philippe Ariès est l’antiquisant Gilbert Charles-Picard, lui aussi ancien de l’Étudiant français. Le directeur de collection publie deux ouvrages de cet universitaire, qui fut membre de l’École de Rome, directeur des Antiquités de Tunisie et professeur d’archéologie romaine à la Sorbonne : Les Religions de l’Afrique antique, (préface de Jérôme Carcopino, 1954) ; La civilisation de l’Afrique romaine, (1959). Philippe Ariès vouait une grande admiration à la famille Picard, « dynastie sociologiquement exemplaire », écrit-il dans un article, en hommage au père de Gilbert-Charles Picard, archéologue de talent, qui vient de disparaître65. L’autre universitaire de la collection, très lié avec Philippe Ariès, est Louis Chevalier dont il publia Classes laborieuses et Classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle (1958) : « On se trouve ici à la jointure du biologique et du sociologique, dans un domaine encore très mal connu, mais qu’il faut étudier avec passion et ténacité, si nous voulons comprendre un peu du monde où nous sommes emportés »66.

  • 67 Cf. Fernand Braudel, « La Longue durée », Annales E. S. C., 1958, no 4, octobre-novembre, pp. 725- (...)

45L’ouverture de l’histoire aux autres disciplines des sciences humaines, Philippe Ariès la pratiqua en pionnier à un moment où Fernand Braudel cherchait, à la fin des années cinquante, à établir un dialogue qui n’allait pas de soi avec les sociologues, les économistes ou les anthropologues67. Il sut d’ailleurs attirer des représentants de l’Ecole Pratique des Hautes Études, dont Raymond Bloch pour L’Art et la Civilisation Étrusque (1955) et André Varagnac pour De la Préhistoire au Monde moderne (1954). En 1966, André Varagnac (1894-1983), donne un cours à l’École Pratique des Hautes études sur les « civilisations traditionnelles » et coordonne dans la collection « Destins du monde », L’Homme avant l’écriture (1959), qui fut préfacé par Fernand Braudel, préface dans laquelle il met l’accent sur l’importance de l’apport de l’histoire des civilisations. Autant dire que la collection de Philippe Ariès qui sait briser les frontières entre les spécialistes anticipe, dans ses choix éditoriaux, les problématiques autour des notions de « civilisation » et de longue durée qui restent pour lui un moyen de nourrir sa critique de la civilisation moderne. Philippe Ariès a donc fait un détour par les anthropologues ou les ethnologues dont les méthodes permettaient d’éviter les cloisonnements de l’histoire politique.

  • 68 Michel Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Plon, 1961.
  • 69 Didier Eribon, Michel Foucault 1926-1984, Le Livre de Poche (Flammarion, 1989 pour la 1re édition) (...)

46C’est dans cette perspective qu’il faut analyser ce coup de génie éditorial que fut la publication de L’Histoire de la folie68 (1961) de Michel Foucault, véritable titre de gloire pour le directeur de la collection qui, « ébloui par la lecture » du manuscrit, tout au long de sa vie ne cessa de rappeler cet événement et sa dette envers la pensée du philosophe. Si Michel Foucault (1926-1984) ne peut être directement rattaché au structuralisme, il participa durant les années soixante au rayonnement de ce courant de pensée qui influença l’histoire, en contribuant à reléguer l’événement au rang d’accessoire. Selon le biographe du philosophe, Didier Eribon, Michel Foucault garda, à tout jamais, une immense reconnaissance pour un homme que « tout semblait disposer à lui être hostile » : « Ariès est catholique, intégriste, il a longtemps été monarchiste, et affiche toujours des idées de droite, pour ne pas dire d’extrême droite. Il est difficile d’imaginer quelqu’un de plus traditionaliste »69. Et pourtant, concède le biographe, la rencontre a eu lieu. Didier Éribon avance d’ailleurs l’idée que la marginalité de Philippe Ariès, du point de vue de l’Institution universitaire, a pu jouer en faveur de cet autre marginal qu’était Michel Foucault. Cela dit, Didier Eribon ne cherche pas à expliquer les raisons profondes de cette rencontre. Outre cette histoire des structures qui rejoint celle de l’historien, Philippe Ariès a trouvé dans l’œuvre de Michel Foucault des éléments lui permettant de nourrir sa critique du progrès et d’instruire le procès de la pensée du siècle des Lumières. Ce n’est pas un hasard si la rencontre a lieu en plein conflit algérien, en 1961, dans une phase de radicalisation aussi bien du camp « Algérie française », auquel appartient Philippe Ariès à la Nation française, que de l’État dont Philippe Ariès commence à dénoncer systématiquement l’autoritarisme dans ses articles. Cette critique est aussi le prélude à une évolution de sa pensée par rapport à l’État qui le conduisit à ce rapprochement inattendu avec des représentants de la pensée du mouvement de soixante-huit.

47Editeur pionnier dans sa direction de collection, voire éditeur « extrême » dans la nouveauté, avec le livre de Michel Foucault, Philippe Ariès ne parvient pas à briser les défenses de l’Université, des « spécialistes ». Indiscutablement, elle permet à son auteur d’élargir ses connaissances et de diffuser sa conception de l’histoire. Elle ne compta finalement que très peu dans son adoption par les nouveaux historiens. De fait, cette collection au sein d’une maison d’édition encore marquée politiquement, dans l’après-guerre, manqua sans doute de visibilité dans le paysage éditorial et de relais avec l’université.

4-3) La fusion avec Robert Mandrou : « civilisations et mentalités » (1968-1974)

  • 70 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., pp. 145-146.
  • 71 Ibid., p. 146.

48C’est sans doute, en partie, pour combler ce manque de visibilité que la collection de Philippe Ariès fut fondue, en 1968, avec celle de l’universitaire Robert Mandrou qui officiait aussi chez Plon, depuis 1962, à la tête d’une autre collection, « Histoire des Mentalités ». Jusqu’en 1974, la nouvelle collection commune, désormais appelée « Civilisations et mentalités », publia quinze livres et réédita deux titres de la collection de Philippe Ariès. L’esprit de la nouvelle collection s’inscrit dans celui des deux précédentes qui étaient assez proches. Sous l’impulsion des sciences humaines, elle souhaitait privilégier une approche psychologique et culturelle plutôt qu’économique. Parmi les titres publiés, Philippe Ariès retient dans ses souvenirs ceux de Michel Vovelle, Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle (1973), d’Yves Castan, Honnêteté et relations sociales en Languedoc (1715-1780) (1974) et le témoignage de Maria Czapska, soeur de Joseph Czapski, Une famille d’Europe centrale au XVIIIe siècle (1972) : « Les thèses prenaient sans doute plus de place que les essais dans cette nouvelle formule, mais les thèses elles-mêmes avaient adopté la problématique de l’essai, quitte à répondre à la question avec un plus grand luxe d’informations et de références. »70 Si dans ses souvenirs, Philippe Ariès minimise l’originalité de la nouvelle collection au début des années soixante-dix, dans un contexte éditorial où constate-t-il, dans toutes les bonnes maisons les collections « se réclament de la même histoire des mentalités »71, elle lui permit d’entrer en contact véritablement avec le milieu universitaire via Robert Mandrou (1921-1984). Celui-ci s’était lié avec Lucien Febvre qui l’introduisit, en 1954, comme secrétaire des Annales. Mais en 1961, à l’occasion de la publication de son Introduction à la France moderne (1500-1640), il se brouilla avec Fernand Braudel et quitta, l’année suivante, les Annales. Il se retrouva dans une position de marginalité, au sein de l’Institution universitaire, qu’il put compenser dans sa collection « Histoire des mentalités », qui réaffirmait quelques grandes lignes de son ouvrage publié en 1961. Il poursuivit dans cette voie et fit paraître sa thèse Magistrats et Sorciers en France au XVIIe siècle (1968) dans la collection « Civilisations et Mentalités ». Avec Robert Mandrou, Philippe Ariès trouvait un compagnon de route qui oeuvrait dans les mêmes directions que lui. Il se rapprocha également des historiens Michel Vovelle, avec qui il put partager ses découvertes sur le plan de la recherche, Maurice Agulhon, dont il édita La République au village (1970), Arlette Farge pour Délinquance et criminalité (1974) et surtout celui qui devint l’un de ses très proches amis, le Moderniste toulousain Yves Castan, auteur de Honnêteté et relations sociales en Languedoc (1974), un des livres que Philippe Ariès a le plus aimé. Cette période d’ouverture dans l’itinéraire intellectuel de Philippe Ariès, fut couronnée, après le succès éditorial de l’Enfant et la Vie familiale sous l’Ancien Régime (Plon, 1960), par la réédition, en 1971, de son Histoire des populations françaises au Seuil, dans la nouvelle collection « Points Histoire », prémisse d’une nouvelle carrière, moins marginale.

Notes

1 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, Le Seuil, 1980, p. 139.

2 Philippe Ariès, « L’histoire pour grand public », J’ai Lu, no 6, 1946, 3e trimestre, pp. 1-4.

3 Ibid, p. 4.

4 Philippe Ariès, « L’Histoire « scientifique » » (1949), Le Temps de l’Histoire, Seuil, 1986 (Rocher, 1954), p. 214.

5 Ibid., p. 215.

6 Ibid., p. 222.

7 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 139.

8 Outre la bibliographie complète de ses articles en fin de volume, nous renvoyons à l’annexe de notre thèse intitulée « La bibliothèque de Philippe Ariès » (volume 3, p. 684-690) qui dresse l’inventaire de tous les ouvrages évoqués par Philippe Ariès dans ses chroniques dans J’ai lu, La Revue française de l’Elite, et La Table Ronde.

9 Philippe Ariès, « Bourgeoisies d’hier et d’aujourd’hui », Revue française de l’Élite, no 2, 25 novembre 1947.

10 Philippe Ariès, « La bibliothèque de synthèse historique », J’ai Lu, décembre 1947, no 12.

11 Philippe Ariès, « Jacques Pirenne, Les grands courants de l’histoire universelle. Tome 1 — Des origines à l’Islam », J’ai Lu, 1946, 3e trimestre, no 7, p. 15.

12 Geneviève Hartmann, « Philippe Ariès le documentaliste », Fruits, Cirad-Irfa, Paris, 1984, volume 39, no 3, p. 211.

13 Philippe Ariès, « Une histoire des Parisiens au XIXe siècle », La Table Ronde, mars 1951, p. 154.

14 Ibid., p. 155.

15 Philippe Ariès, « Histoire de la Méditerranée au XVIe siècle », La Table Ronde, février 1950, p. 148.

16 Ibid., p. 148.

17 Philippe Ariès, « Lucien Febvre, Combats pour l’histoire », La Table Ronde, décembre 1953, p. 157.

18 Philippe Ariès, « De la connaissance de l’histoire », J’ai Lu, février-mars 1955, p. 34.

19 Cf. Pierre Gaxotte, Mon village et moi, Flammarion, 1975.

20 Philippe Ariès, « L’histoire marxiste et l’histoire conservatrice » (1947), Le Temps de l’histoire, op. cit., p. 48.

21 Ibid.

22 Philippe Ariès, « L’Histoire des Français », Aspects de la France, no 149, 23 juillet 1951.

23 Ibid.

24 Ibid. Voir aussi Philippe Ariès, « De Trois Histoires de France », La Table Ronde, octobre 1951, pp. 141-145.

25 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 78.

26 Olivier Dumoulin, Marc Bloch, Presses de Science Po, coll. « Références facettes », 2000, p. 173.

27 Ibid., p. 175.

28 Philippe Ariès, « L’engagement de l’homme moderne dans l’histoire » (1948), dans Le Temps de l’Histoire, op. cit., p. 70.

29 Ibid., p. 71.

30 Marc Bloch, L’étrange Défaite, Société des Éditions, « Le Franc-tireur », 1946.

31 Sur ces questions et sur l’importance de l’Occupation dans l’affirmation de choix méthodologiques, cf. Guillaume Gros, « Philippe Ariès, entre traditionalisme et mentalités. Itinéraire d’un précurseur », Vingtième Siècle. Revue d’Histoire, 90, avril-juin 2006, p. 121-140.

32 Cf. Philippe Ariès, « L’Histoire dans la civilisation moderne » (1949), dans Le Temps de l’histoire, op. cit., p. 242.

33 Ibid., p. 243.

34 Ibid.

35 Ibid.

36 Roger Chartier, « L’amitié de l’histoire », (préface), dans Philippe Ariès, Le Temps de l’Histoire, op. cit., p. 24.

37 Repris dans Le Temps de l’histoire, op. cit., pp. 252-254.

38 Ibid.

39 Michel Montel, « Notre temps peut-il se contenter d’une « histoire existentielle » ? », Le Bulletin de Paris, 18 juin 1954.

40 Roger Chartier, « L’amitié de l’histoire », préface à la réédition du Temps de l’Histoire, Seuil, 1986, p. 22.

41 Lettre de Pierre du Colombier à Philippe Ariès du 25 avril 1954 (APA).

42 Cf. Daniel Halévy, « Les vicissitudes de l’histoire », J’ai lu, mai 1954, p. 6.

43 Raoul Girardet, « Le Temps de l’Histoire », La Table Ronde, février 1955.

44 Lettre du 17 avril 1954 reproduite dans Philippe Ariès, Le Temps de l’Histoire, Seuil, op. cit., p. 255.

45 Lettre de Charles-Henri Pouthas à Philippe Ariès du 28 mars 1954 (APA).

46 Lettre de Pierre Renouard à Philippe Ariès du 18 avril 1954 (APA).

47 Carte de remerciement de Pierre Renouvin à Philippe Ariès du 2 mai 1954 (APA).

48 Dans Le Temps de l’Histoire (op. cit., p. 216). Antoine-Augustin Cournot (1801-1877), mathématicien, économiste et philosophe est notamment l’auteur d’un ouvrage intitulé Traité de l’enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et l’histoire (1861).

49 Lettre de Jean Guitton à Philippe Ariès du 17 avril 1954 (APA).

50 Lettre de Léon Bérard à Philippe Ariès du 27 avril 1954 (APA).

51 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 140.

52 Cf. Pascal Fouché, L’Édition française sous l’Occupation, vol. 1, Bibliothèque de littérature française contemporaine, 1987, p. 239.

53 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 140.

54 Entretien avec Raoul Girardet le 4 juillet 2000.

55 Michel Déon, Bagages pour Vancouver. Mes arches de Noé, Folio, 1987 (La Table Ronde 1985 pour la 1re édition), pp. 103-104.

56 Cf. Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 143.

57 François Brigneau, Mon après-guerre, Editions du Clan, 1966, p. 81.

58 Philippe Ariès, « La bibliothèque de synthèse historique », J’ai Lu, décembre 1947.

59 Philippe Ariès, « La Fin des Celtes », J’ai Lu, juin 1947, p. 32.

60 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 141.

61 Philippe Ariès, « Une Histoire des civilisations », Revue française de l’Élite, août 1948, no 11.

62 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 144.

63 Ibid., p. 142.

64 Cf. lettre de Charles Orengo à Gabriel Marcel du 26 avril 1954 (Fonds Gabriel Marcel, BNM).

65 Philippe Ariès, « Charles Picard », La Nation française, 30 décembre 1965, p. 431.

66 Philippe Ariès, « Les aspects biologiques de l’histoire de Paris », La Nation française, 5 novembre 1958, p. 151.

67 Cf. Fernand Braudel, « La Longue durée », Annales E. S. C., 1958, no 4, octobre-novembre, pp. 725-753.

68 Michel Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Plon, 1961.

69 Didier Eribon, Michel Foucault 1926-1984, Le Livre de Poche (Flammarion, 1989 pour la 1re édition), 1991, p. 132.

70 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., pp. 145-146.

71 Ibid., p. 146.

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