Chapitre VIII : Au coeur d’une sociabilité élitiste en marge de la modernité
p. 129-139
Texte intégral
1Dans le contexte idéologique de l’après-guerre, « l’importance de la sphère intellectuelle que le Parti communiste a construite »1 obnubile les esprits à droite et en particulier, le courant traditionaliste qui ressent une double défaite. La Libération jette un lourd discrédit sur ses idées et l’ennemi de toujours triomphe, aussi bien dans la presse que dans les institutions. Le départ de Raymond Aron, au printemps 1946, de la revue des Temps Modernes qui incarne une conception engagée de la littérature, très à gauche, illustre bien le climat de « guerre froide intellectuelle » qui s’installe. Cela dit, la rupture de Raymond Aron avec Jean-Paul Sartre ne change pas les rapports de force au sein de l’intelligentsia. Les publications auxquelles collabora Philippe Ariès s’inscrivent, de façon plutôt marginale, contre cette hégémonie communiste et contre une forme de littérature engagée. Parallèlement à la vie de salons qui fonctionnent comme une contre-société, Philippe Ariès prolonge son goût des réunions, dans le cadre de revues où il retrouve son cercle d’amis, aussi bien ceux de sa jeunesse que ceux de Gabriel Marcel et de Daniel Halévy, toute une sociabilité intimement liée à celle de l’Institut. Le salon et la revue lui permirent d’obtenir une forme de légitimité intellectuelle, en élargissant ses connaissances. Daniel Halévy et Gabriel Marcel, deux figures du monde des Lettres, aidèrent l’historien amateur à se construire.
1) En compagnie des aînés
1-1) Les salons Halévy et Marcel : « C’est là que j’ai été vraiment formé »
2Après son élection comme Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, en 1978, Philippe Ariès, dans une séance introductive à son séminaire, évoque son itinéraire intellectuel. Parmi les amis et les maîtres qui l’ont accompagné, l’historien en cite deux qui ont occupé une place particulière, « tant ils ont eu d’influence sur moi »2. Il s’agit de Gabriel Marcel et de Daniel Halévy. A propos du salon de ce dernier, il écrit : « C’est là que j’ai été vraiment formé »3. Au moment de la mort de l’écrivain en 1962, Philippe Ariès lui rend un émouvant hommage qui débute ainsi : « La mort de Daniel Halévy nous touche, Pierre Boutang et moi, comme celle d’un parent. »4 Daniel Halévy et Gabriel Marcel appartiennent à cette génération d’aînés qu’affectionnait l’historien pour la qualité de leur commerce, bien sûr, et surtout pour celle de leur amitié. L’image du père, qu’incarna d’une certaine manière Daniel Halévy pour les deux amis, reflète bien le rôle de « veilleur » qu’accepta de jouer avec plaisir l’écrivain fasciné par la vitalité intellectuelle de Pierre Boutang. Daniel Halévy représenta, sans doute, pour les deux amis, une figure du père idéalisée, celui avec lequel on ne se disputait pas. Pierre Boutang reconnaît que, dans le salon du quai de l’Horloge, « […] certaines tentations, et certaines simplifications, devenaient ici impossibles, certaines injustices aussi, parce que nous savions son regard sur nous »5. L’écrivain protégea et conforta, à sa manière, l’amitié des deux hommes, au nom de la fidélité : « […] il n’abandonna jamais ceux qu’il avait un jour attirés. »6 Philippe Ariès vénérait les anciens. Lors de la mort, en 1975, de son ami Pierre du Colombier (pseudonyme de Pierre de la Blanchardière), rencontré lors de l’aventure de Paroles françaises, l’historien est bouleversé par « cette disparition parmi les derniers aînés »7. Gabriel Marcel était mort deux ans auparavant. Dans cette même lettre à la fille de Pierre du Colombier, l’historien évoque le culte de l’amitié et celui de la compagnie de ceux de sa génération car, écrit-il, : « Juste après eux, avec nous, cela a commencé à bien se détériorer […] ». Étonnante confidence, qui intervient après les déchirures de l’épisode algérien qui a laissé tant de traces au sein de la bande de l’Étudiant français, sur laquelle Philippe Ariès avait fondé beaucoup d’espoirs, à la Nation française.
3Le commerce de Daniel Halévy et de Gabriel Marcel fut donc l’occasion d’une forme de sociabilité qui échappait aux rivalités de la bande ou du milieu politique. Le salon est un lieu propice aux rencontres de qualité, car les invités ont été triés par le maître des lieux qui s’applique à ne pas mélanger les sensibilités : « Daniel Halévy ne recevait que sur invitation, des petits groupes dont la composition était soigneusement préparée. »8 Le salon qui, dans le contexte de l’après-guerre, est une forme de sociabilité de plus en plus rare, est donc une manière de refuge où il est possible de prendre encore le temps de cultiver une qualité d’échanges et de courtoisie. Perçu comme la survivance d’une société traditionnelle, hiérarchisée, il est alors à contre-courant de la démocratisation des différentes formes d’expression, plus ouvertes sur l’espace public. Philippe Ariès, attaché à ce genre de détails, observe que la disposition des lieux chez Daniel Halévy, dans sa demeure du XVIIe siècle, « défiait nos affectations modernes ». La première fois qu’il avait franchi « la porte verte du quai de l’Horloge », en 1943, il avait été intimidé en pénétrant « […] dans la vieille maison familiale de Breguet, ancêtres maternels de Daniel Halévy »9. Dans une période de discrédit de la droite idéologique, les salons de Gabriel Marcel et de Daniel Halévy permirent aux fidèles d’une droite traditionaliste de maintenir des liens. Pour Philippe Ariès, la fréquentation des deux maîtres fut un moyen d’éviter une forme de marginalisation, voire de « ghettoïsation », au sein de la communauté maurrassienne, tout en restant proche de cette sensibilité politique.
4Orphelins de Charles Maurras, depuis sa captivité, Philippe Ariès et Pierre Boutang trouvent sans doute, avec Daniel Halévy et Gabriel Marcel, une forme de substituts au père de leur jeunesse. Daniel Halévy, plus que Gabriel Marcel sur ce plan, prolonge et élargit la pensée de Charles Maurras, faisant partie de « cette catégorie d’intellectuels favorables aux idées de Maurras, mais non engagés et parfois réticents, qui firent cependant plus pour le prestige de l’Action française que la propagande directe de ses militants »10. Quant à Gabriel Marcel, son approche concrète de la philosophie, sa critique de la modernité et son royalisme créèrent plus d’un lien fort avec Philippe Ariès.
1-2) Gabriel Marcel et Daniel Halévy : deux écrivains en monarchie
5Écrivain, philosophe, dramaturge, directeur de collection, compositeur, collaborateur de nombreuses petites revues et de journaux à grands tirages, Gabriel Marcel (1889-1973) est, d’une certaine façon, un « inclassable ». Cela dit, la période de sa vie où il rencontre Philippe Ariès, dans l’immédiat après-guerre, alors qu’il a 56 ans, correspond à une phase plus politique dans son itinéraire et plus conformiste, du point de vue de sa carrière littéraire, avec son élection à l’Institut en 1952. S’il réfute l’engagement, tel que le pratique Jean-Paul Sartre, il a tout de même soutenu Paroles françaises. Ce n’était pas la première fois, dans son itinéraire, qu’il prenait un engagement de cette nature, puisqu’en 1935 il était aux côtés d’Henri Massis lors du « Manifeste des intellectuels pour la défense de l’Occident », période qui correspondit avec un événement essentiel dans son évolution intellectuelle, à savoir sa conversion à la monarchie au milieu des années trente. Son rapport à celle-ci et sa fidélité à la personne du Comte de Paris11 orientent sa sensibilité, renforçant ses liens avec une droite traditionaliste, au point d’apporter un soutien sans faille à la Nation française, à partir de 1955.
6Ce virage monarchiste de Gabriel Marcel au milieu des années trente permet de mieux comprendre certaines de ses prises de position après 1945. Cet homme qui refusait l’engagement, au sens sartrien du terme, condamna l’Epuration, apporta son soutien à Paroles françaises, défendit Charles Maurras, au moment de son procès, et fut l’un des principaux soutiens de la Nation française. Si ces choix n’excluèrent pas d’autres centres d’intérêt et d’autres réseaux de sociabilité, il n’en reste pas moins que son monarchisme l’ancre au sein d’une droite traditionaliste. C’est à ce moment de son itinéraire, dans le contexte de l’Epuration, que Philippe Ariès le rencontre grâce à Pierre Boutang.
7C’est après la publication de Traditions sociales dans les pays de France en 1943 que le jeune historien est devenu un habitué du salon du quai de l’Horloge. Comme Gabriel Marcel, Daniel Halévy (1872-1962) est issu d’un milieu libéral. Dreyfusard, il se lie au tournant du siècle avec Georges Sorel et Charles Péguy, collaborant aussi aux Cahiers de la Quinzaine. Après la guerre, il devient responsable de la célèbre collection des « Cahiers verts » chez Grasset. Au cours des années trente, il abandonne ce qui fut une forme d’engagement à gauche avant 1914, pour une voie plus conservatrice, qui se traduit par une critique du régime parlementaire. Pour Philippe Ariès, le meilleur essai permettant de comprendre « la nature subtile » de l’influence de Daniel Halévy sur lui est Histoire d’une Histoire (1939). Le propos de Daniel Halévy est d’autant plus intéressant pour Philippe Ariès que l’écrivain est « étranger à la tradition proprement contre-révolutionnaire du légitimisme ».12 Ce que raconte Daniel Halévy, écrit le collaborateur de la Nation française, c’est « comment la Révolution, oubliée d’abord, a été retrouvée, puis est devenue l’objet d’un culte, le fondement d’un dogme pendant la IIIe République »13. Selon Philippe Ariès, Daniel Halévy était convaincu qu’une société devait être assurée de durer : « Il redoutait qu’une nation rompît avec son passé : elle perdait ses vertus, et d’abord celles du peuple »14. Quels sont les thérapeutes possibles pour Daniel Halévy ? Philippe Ariès relève qu’il en cite deux : Charles Maurras et Charles Péguy. Le maître de l’Action française aurait réagi, en suscitant en France un mouvement monarchiste, tout en redonnant une vitalité à l’expression « ancienne France ». Philippe Ariès souligne toutefois que Daniel Halévy, tout comme Gabriel Marcel, ne croit guère dans l’efficacité des solutions de Charles Maurras qui consistent à prôner un retour en arrière. Ce qu’apprécie Philippe Ariès dans Daniel Halévy, c’est sa capacité à réconcilier Charles Maurras et Charles Péguy, le Péguy, fils du peuple et de l’école laïque. Daniel Halévy, pour Philippe Ariès, incarne à la différence de Charles Maurras l’espoir, non pas d’une restauration impossible, mais d’une tradition syncrétique et vivante qui tienne compte des forces sociales. Tout en crédibilisant la pensée de Charles Maurras, Daniel Halévy explore une forme de traditionalisme détaché des stéréotypes du courant contre-révolutionnaire qui est une chance pour la droite traditionaliste.
1-3) Les salons ou le goût des rencontres : élargir son cercle de connaissances
1-3.a/Rue de Tournon
8Pierre Boutang, qui entretenait une relation épistolaire avec Gabriel Marcel, depuis la fin des années trente, considérait, comme Philippe Ariès, que le salon du philosophe était une sorte de thébaïde entièrement vouée aux choses de l’esprit, où l’on apprenait davantage que dans les institutions spécialisées chargées de diffuser le savoir : « Tout près du Luxembourg, exactement rue de Tournon, est un lieu beaucoup plus important pour la philosophie et son enseignement réel que la Sorbonne et l’École normale. »15 Tout en réglant quelques comptes avec l’Université, Pierre Boutang décrivait ainsi le salon de Gabriel Marcel, dans les colonnes d’Aspects de la France, en 1948, à l’occasion du Grand prix de l’Académie française, qui venait d’être décerné à Gabriel Marcel pour l’ensemble de son œuvre. Impressionné par sa « qualité de présence », Pierre Boutang raconte qu’il poursuivait les dialogues de la rue de Tournon dans de petits cahiers où il s’efforçait d’immortaliser les échanges.
9Philippe Ariès évoque un peu de la même manière ses rendez-vous du vendredi soir, rue de Tournon, après son travail d’éditeur chez Plon : « […] je me joignais aux étudiants-disciples philosophes qui se réunissaient dans le cabinet de Gabriel Marcel pour réfléchir sur les thèmes en général inspirés par l’actualité intellectuelle, politique, ou tout simplement banale et quotidienne »16. Celui qui jouait l’historien de service reconnaît avec le recul avoir été « bien maladroit » selon sa propre expression.
10Les liens d’amitié profonds entre Philippe Ariès et Gabriel Marcel sont indissociables du culte du souvenir d’amis communs comme Henri Boegner, le beau-frère de Gabriel Marcel. Rue de Tournon, Philippe Ariès s’ouvre à toute une sociabilité intellectuelle liée au monde de l’Académie des Sciences Morales et Politiques. En outre, de façon souterraine, persistent les amitiés des années trente, notamment celles de la Revue des Jeunes. Gabriel Marcel n’est pas l’homme d’un clan. Il aimait à se poser au-dessus de la mêlée. Et pour revenir aux propos de Pierre Boutang, son salon fut aussi un lieu de rencontres pour les philosophes et les apprentis philosophes comme Maurice de Gandillac (1906-2006), qui évoque ce goût des rencontres qu’eut le philosophe, jusqu’à la fin de sa vie, au moment des entretiens avec Paul Ricoeur17, en 1970 : « (..) entouré de disciples venus d’une dizaine de pays, presque aveugle, mais toujours d’une inlassable curiosité, à la moindre pause, le vieil homme noue conversations avec les étrangers et les jeunes. »18
1-3.b/Quai de l’Horloge
11Le salon de Daniel Halévy, qui connut son apogée dans les années vingt, quand l’écrivain dirigeait la collection des « cahiers verts », réunissait des personnalités de tendances politiques souvent opposées et mélangeait les générations. Avec l’arrêt de la collection, au cours des années trente, et l’engagement politique de Daniel Halévy à droite, le salon perdit un peu de son prestige et de son éclectisme. L’après-guerre est décrit par son biographe, Sébastien Laurent, comme une période de solitude intellectuelle19 marquée par la disparition de nombreux proches. Le déclin du salon Halévy est lié à la raréfaction des salons dans la deuxième moitié du XXe siècle. C’est dans ce contexte morose que naît, autour de la forte personnalité de Pierre Boutang, une forme de renouveau intellectuel, quai de l’Horloge. Parmi les fidèles reçus, plusieurs après-midis par semaine, l’on compte, outre Pierre Boutang, Philippe Ariès, Jean Guitton, Gabriel Marcel, l’amiral Auphan, Pierre Andreu, Jean de Fabrègues, Gilbert Maire, Jean Bernier, Joseph Czapski, Jean Loisy, Louis Chevalier ou Pierre Guiral, l’historien de Prévost-Paradol. D’une certaine façon, la sociabilité de ce salon tend à se confondre avec les combats d’une droite traditionaliste, rythmés par le soutien à Paroles françaises, la révision du procès Maurras et la Nation française.
12Le salon de Daniel Halévy, tout comme celui de Gabriel Marcel, joua un rôle important dans la carrière de l’historien débutant qu’était Philippe Ariès. Parmi les invités du quai de l’Horloge qui sont devenus ses amis, Philippe Ariès cite Louis Chevalier, qui a soutenu son Histoire des Populations françaises à l’Institut National d’Études Démographiques. Louis Chevalier (1911-2001) avait participé, sous l’Occupation, aux travaux de la Fondation pour l’étude des problèmes humains d’Alexis Carrel, non pas en tant que collaborateur permanent, mais comme associé, participant, à partir de 1943, aux activités de l’équipe « population » du docteur Robert Gessain20. Philippe Ariès et Louis Chevalier, auteur notamment de Classes laborieuses et classes dangereuses (Plon, 1958) pratiquent une histoire proche, dans ses méthodes, de celle des Annales, sans être pour autant assimilés à ce courant historiographique.
13Le salon du quai de l’Horloge, comme celui de Gabriel Marcel, donna l’occasion à Philippe Ariès de côtoyer de nombreux membres ou futurs membres de l’Institut, un univers qui ne pouvait que séduire cet adepte des micro-sociétés, des communautés aux histoires et usages spécifiques. Ce mode de reconnaissance le séduisit au point de tenter sa chance à l’Académie des Sciences morales et Politiques en 1966, sans doute afin d’acquérir cette légitimité intellectuelle à laquelle il aspirait tant.
14Il n’était pas rare que soient réunis ensemble l’auteur de l’Histoire des populations françaises, Raoul Girardet, Adrien Dansette, Agnès de la Gorce ou Jérôme Carcopino. Philippe Ariès eut toujours une grande admiration pour celui qui était l’un des maîtres de sa génération pour l’histoire romaine, à savoir Jérôme Carcopino (1881-1970), qui fut secrétaire d’Etat à l’Education nationale de février 1941 à avril 194221. De la même génération que Daniel Halévy, il appartient aussi à cette catégorie d’intellectuels nombreux dans le salon du quai de l’Horloge, qui souffrirent, dans l’après-guerre, d’une forme de marginalisation, liée à leurs choix politiques. Depuis la période de l’Étudiant français, où l’historien était l’objet d’un véritable culte, Philippe Ariès s’intéressa de près à l’œuvre du spécialiste de Rome, n’écrivant pas moins de trois substantiels articles sur ses ouvrages, dans des revues, après 194522. Il est très probable que c’est dans le salon de Daniel Halévy que les deux hommes sont devenus amis, comme en témoigne une lettre de 1960, de Jérôme Carcopino à Philippe Ariès23, pour le féliciter de son livre L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime (1960), lettre dans laquelle il compare cet ouvrage à celui de Henri-Irénée Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité (1948).
15Familier du salon, Philippe Ariès y rencontrait également Léon Bérard24. Elu au fauteuil de Camille Jullian, à l’Académie française, Léon Bérard (1876-1960) fit partie des principaux soutiens à la candidature de Charles Maurras à l’Institut. Proche du Cercle Fustel de Coulanges, il défendit l’œuvre de Philippe Pétain au sein de l’Association pour la Défense de la Mémoire du Maréchal Pétain (A.D.M.P.), en tant que membre d’un « Comité d’honneur »25, présidé par le général Weygand, et créé, en 1956, à l’occasion du centenaire de la naissance de l’ancien chef de l’État français, où l’on retrouve d’ailleurs Daniel Halévy. Tout comme Jérôme Carcopino, Léon Bérard fit partie de ce cercle d’académiciens qui participa à la Nation française.
16Philippe Ariès a également bien connu le philosophe Jean Guitton (1901-1999), autre fidèle du salon Halévy. L’auteur du Temps de l’Histoire (1954) lui avait envoyé son ouvrage et l’intéressé s’était empressé de le féliciter26. Issu d’une famille catholique, Jean Guitton a soutenu, en 1933, une thèse de philosophie en Sorbonne, Le Temps et l’éternité chez Plotin et Saint Augustin, affirmant une pensée originale. La publication du Journal de captivité, en 1943, le conduisit devant un tribunal et il fut condamné pour « intelligence avec l’ennemi et aide à la propagande allemande ». Soutenu par Gabriel Marcel, il parvient à retrouver, en 1955, une chaire universitaire à la Sorbonne, suscitant des réactions hostiles à gauche27. Celles-ci scandalisèrent Philippe Ariès, qui réagit dans les colonnes de la Nation française — à laquelle collabora d’ailleurs Jean Guitton. Philippe Ariès citait Gilbert Cesbron qui, dans une tribune du Monde, s’indignait contre les « […] petits vieux qui ont saboté de manière si ridicule la leçon inaugurale de Jean Guitton à la Sorbonne »28.
17L’autre figure du Quai de l’Horloge, qui marqua Philippe Ariès, est André Siegfried (1875-1959), lequel incarnait pour lui « […] à la fois un grand notable, et un grand intellectuel »29 dans la lignée, précise-t-il, des Tocqueville et Custine. L’historien a été influencé par l’œuvre d’André Siegfried, notamment par son Tableau politique de la France de l’Ouest sous la IIIe République (1913), qui est l’un des rares ouvrages cité dans la bibliographie de son premier essai, Traditions sociales dans les pays de France (1943).
18Philippe Ariès croisa d’autres habitués du Quai de l’Horloge, comme l’académicien, Jacques Chastenet, qui fut un des rares historiens à citer l’Histoire des populations françaises dans ses ouvrages. L’historien de droite Emmanuel Beau de Loménie, auteur de l’imposante série sur Les responsabilités des dynasties bourgeoises (1942-1963), et collaborateur aux revues La Parisienne, Carrefour, Écrits de Paris et la Nation française, était également convié aux réunions des historiens, avec Adrien Dansette et Jacques Chastenet notamment30. Si les rencontres organisées par Daniel Halévy étaient certainement fondées sur toute une hiérarchie savante et subtile, acceptée tacitement par les participants, dont le sommet était le personnel de l’Institut, ses rapports avec les plus jeunes, comme Pierre Boutang ou Philippe Ariès, devaient être empreints d’une forme de vraie camaraderie. Les jeunes, repérés pour leurs aptitudes intellectuelles, étaient écoutés. Le peintre Joseph Czapski, que Philippe Ariès connut chez Daniel Halévy, introduisit, Quai de l’Horloge, ce « don de tendre drôlerie »31 qui séduisait tant l’historien et qui alimentait cette camaraderie. Ce caractère ludique des échanges trouva son prolongement naturel lors des banquets de la Nation française.
19Le non-universitaire en quête de reconnaissance qu’était Philippe Ariès eut donc l’occasion d’obtenir dans les salons de ses amis une forme de légitimité intellectuelle que l’Alma mater tardait à lui donner. Il prolongea cette forme de sociabilité dans le cadre de revues plutôt confidentielles, mais fortement ancrées dans une posture classique où il essaya de s’imposer comme un chroniqueur d’histoire professionnel.
2) Les revues : la posture classique
20L’univers de la revue a été une composante essentielle de la vie de Philippe Ariès. Aussi, l’après-guerre fut-il pour lui véritablement le temps des revues, collaborant à une revue de bibliographie, J’ai Lu, à une publication de type académique, La Revue française de l’Élite, et enfin au mensuel La Table Ronde. Les liens s’étant quelque peu distendus avec la communauté maurrassienne orthodoxe, Philippe Ariès, après la fin de la rédaction de son Histoire des populations françaises, éprouve un fort besoin d’échanges : « […] j’avais hâte de connaître autrement que par la lecture — par la communication et l’échange depuis les amitiés électives jusqu’aux sociabilités de rencontre »32. Celles-ci se concrétisèrent dans ce type de structure légère et souvent éphémère qu’est la revue, rassemblant des amis ou les amis des amis.
21A l’écart d’une modernité, qui coïncide avec la démocratisation des moyens de communication et des gros tirages dans la presse, les revues auxquelles il collabora restent plutôt confidentielles. Ce sont des « laboratoires d’essai »33, pour reprendre l’expression qu’utilisa Philippe Ariès à propos de la Nation française, où il pouvait, dans des articles de circonstance, mettre au point ses idées. La revue est le prolongement naturel du salon. Après le plaisir de la discussion, il s’agit de diffuser quelques idées et d’exprimer sa sensibilité sur tel ou tel sujet. Dans le prolongement de sa réflexion sur la sensibilité romantique d’Alfred de Musset, Philippe Ariès donne sa plume à des revues qui refusent certes l’intelligentsia de gauche, mais aussi et surtout une forme de littérature engagée au service d’une chapelle. Tout en reprenant les idées développées par Charles Maurras, au début du siècle, sur la critique du romantisme et le nécessaire retour au classicisme34, ces revues ne préconisaient pas, pour autant, une littérature de fuite détachée du réel. Contre l’idéologie de gauche, elles souhaitaient restaurer « l’esprit français » et une forme de frivolité censée marquer le refus de la figure de l’intellectuel, forcément laborieux et de gauche35. Cette posture classique était en même temps une condamnation sévère de la mise sous surveillance de la littérature par le Comité National des Écrivains (CNE), accusé de mettre à l’index les plus grands noms de la littérature française au nom de motifs politiques. Ainsi, pour Philippe Ariès, le choix des revues était aussi un moyen de poursuivre, par d’autres voies, le combat de Paroles françaises mais sur le terrain de l’esthétique. Surtout, au fil des mois, il put mettre en forme ses idées, tout en s’affirmant comme un historien rigoureux, attentif à l’évolution de la recherche historique.
Notes de bas de page
1 Pascal Ory, Jean-François Sirinelli, Les Intellectuels en France de l’affaire Dreyfus à nos jours, Armand Colin, 1992, p. 154.
2 Philippe Ariès, « Le secret », dans Essais de Mémoires 1943-1983, Seuil, 1993, p. 29.
3 Ibid.
4 Philippe Ariès, « Daniel Halévy », Nation française, 7 février 1962, p. 277.
5 Pierre Boutang, « La Politique », Nation française, 7 février 1962.
6 Philippe Ariès, « Daniel Halévy », op. cit., p. 278.
7 Lettre de Philippe Ariès à Noëlle de la Blanchardière du 20 septembre 1975.
8 Philippe Ariès, « Le secret », op. cit., p. 29.
9 Philippe Ariès, « Daniel Halévy », op. cit., p. 277-278.
10 Philippe Ariès, « Charles Picard », Nation française, 30 décembre 1965, p. 432.
11 Cf. Pierre Boutang, « Gabriel Marcel Politique », dans Gabriel Marcel, colloque organisé par la Bibliothèque nationale et l’association « Présence de G. Marcel », 28-30 IX 1998, Bibliothèque Nationale Editions, 1989.
12 Philippe Ariès, « Histoire d’une histoire : laissez l’ordre rentrer en vous », Nation française, 21 février 1962, pp. 282-285.
13 Ibid, p. 283.
14 Ibid.
15 Pierre Boutang, Les Abeilles de Delphes, La Table Ronde, 1952, p. 248.
16 Philippe Ariès, « Le secret », dans Essais de Mémoires 1943-1983, op. cit., p. 29. Voir aussi Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, Seuil, 1980, p. 142.
17 Gabriel Marcel, Entretiens Paul Ricoeur-Gabriel Marcel, Aubier, 1968.
18 Maurice de Gandillac, Le siècle traversé. Souvenirs de neuf décennies, Albin Michel, 1998, p. 430.
19 Cf. Sébastien Laurent, Daniel Halévy, Grasset, 2001.
20 Cf. Alain Drouard, Une inconnue des Sciences sociales. La Fondation Alexis Carrel 1941-1945, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1992, pp. 188-190.
21 Cf. Stéphanie Corcy-Debray, Jérôme Carcopino, un historien à Vichy, Editions l’Harmattan, 2001.
22 Cf. Philippe Ariès, « Un grand historien : Jérôme Carcopino », La Revue française de l’Élite, no 9, 25 juin 1948 ; « Religions d’hier et d’aujourd’hui », La Table Ronde, novembre 1950, pp. 155-163 ; « Rome, Carthage, Byzance », La Table Ronde, février 1952, pp. 152-156.
23 Lettre de Jérôme Carcopino à Philippe Ariès du 16 octobre 1960 (APA).
24 Cf. lettre de Léon Bérard à Philippe Ariès du 27 avril 1954 (APA).
25 Cf. Henry Coston, Partis, journaux et hommes politiques d’hier et d’aujourd’hui, Publications Henry Coston, 1985 (1960 pour la 1re édition), pp. 194-195.
26 Lettre de Jean Guitton à Philippe Ariès le 17 avril 1954 (APA).
27 Cf. Pascal Ory, Jean-François Sirinelli, Les Intellectuels en France de l’affaire Dreyfus à nos jours, op. cit., p. 190.
28 Philippe Ariès, « Les valeurs de la vie quotidienne », Nation française, 23 novembre 1955, p. 50.
29 Philippe Ariès, « André Siegfried », La Nation française, 15 avril 1959, p. 160.
30 Cf. Emmanuel Beau de Loménie, « Quelques souvenirs sur Daniel Halévy », Écrits de Paris, avril, 1962. Article repris dans Emmanuel Beau de Loménie, Les Glorieux de la décadence, Au fil d’Ariane, 1964, p. 91.
31 Philippe Ariès, « Sagesse de J. Czapski », La Nation française, 1er mars 1961, p. 211.
32 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 131.
33 Ibid., p. 149.
34 Cf. Charles Maurras, L’Avenir de l’Intelligence, Éditions du Trident, (Flammarion, 1905 pour la 1re édition), 1988.
35 Sur les trois revues auxquelles Philippe Ariès collabore, voir Guillaume Gros, « La posture classique en 1945 : la persistance de la droite intellectuelle après-guerre », dans Rémi Baudouï, Jean Garrigues, Michel Leymarie, Didier Musiedlak, Guillaume Piketty, Un professeur en République. Mélanges en l’honneur de Serge Berstein, Fayard, 2006, p. 174-181.
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