Chapitre VI : La fidélité à la communauté maurrassienne
p. 101-112
Texte intégral
1L’engagement dans Paroles françaises s’inscrivait dans une logique de défense d’une communauté de pensée. Après l’échec de l’hebdomadaire, Philippe Ariès ne s’implique plus de la même manière dans l’action politique. Sa collaboration à Aspects de la France, à partir de 1948, où il donna, d’après lui, quelques articles « sans enthousiasme »1, se traduit par une forme de compagnonnage qui s’apparente davantage à la fidélité à une communauté politique, laquelle est pour lui le prolongement naturel de sa famille. Cela dit, pourquoi ce compagnonnage avec un mouvement politique marginalisé, qui n’est plus qu’une pâle copie de ce qu’il fut avant guerre ? L’historien porte d’ailleurs un regard critique, trente ans plus tard, sur son engagement : « Je n’éprouvais aucun penchant pour un discours infantile et répétitif où je retrouvais tous les défauts de l’ancienne AF sans ses qualités. »2 En fait, la nature du royalisme de Philippe Ariès peut nous aider à comprendre ce choix. Sa nostalgie du roi est une forme de dissidence qui relève d’une réelle attirance pour la marge : « […] les minorités dédaignées ne sont-elles pas les laboratoires de demain ? »3. La communauté maurrassienne, c’est aussi les amis. Et parmi eux, il y a celui avec lequel il avait noué une amitié quasi fraternelle, Pierre Boutang, doté d’une extraordinaire force d’entraînement. Enfin, la fidélité à son milieu d’origine est une valeur très forte, dans la culture politique de Philippe Ariès comme le montre le choix de sa femme, issue comme lui d’une famille d’Action française. Avant de rejoindre Pierre Boutang à Aspects de la France, Philippe Ariès fait un détour par la revue Fédération, publication originale se situant entre la démocratie-chrétienne — courant honni par notre historien — et une droite non-conformiste d’inspiration corporatiste où l’on retrouve nombre de proches du Comte de Paris.
1) La Fédération : du corporatisme et des questions sociales : une stratégie de dissidence ?
2Sous-titrée « Revue de l’ordre vivant », Fédération, créée en 1944, est la publication mensuelle du Mouvement fédéraliste français. La revue réunit, sous la houlette d’André Voisin, de prestigieuses signatures comme Daniel Halévy, Gabriel Marcel, Maxime Leroy, Robert Aron, Bertrand de Jouvenel, Gustave Thibon, Thierry Maulnier, Paul Sérant, Pierre Andreu, Louis Salleron, Jean-François Gravier. Ses animateurs sont souvent issus d’une droite traditionaliste et corporatiste.
3La plupart des thèmes de prédilection de Philippe Ariès recoupent ceux de la revue qui dénonce ce « Dieu moderne qu’est l’État »4 et qui préconise le retour aux « communautés naturelles », autrement appelées « groupes sociaux de base » ou « communautés fondamentales », sur fond de décentralisation. De fait, les titres des trois articles que donne Philippe Ariès à cette revue, « L’émergence des classes moyennes » (février 1947), « Les bourgeoisies françaises » (juin 1947) ou encore « 1848 et la société française » (avril 1948) traduisent son intérêt pour une histoire sociale, telle qu’il l’a pratiquée dans son Histoire des Populations françaises (1948). Philippe Ariès voit dans la révolution de 1848 une date décisive de notre histoire sociale, à partir de laquelle les ouvriers dont les « revendications demeuraient corporatives, avec un sens aristocratique du métier »5, sont de plus en plus méprisés par une bourgeoisie qui tend à s’homogénéiser. Philippe Ariès, à la différence de ses maîtres de l’Action française des années trente, ne redoute pas une analyse de type sociologique - « néo-corporatiste » pour reprendre les termes de l’historien américain Patrick Hutton6 — qui donnerait de « la consistance au phénomène de classe », car en historien, il cherche à montrer qu’il n’existe pas de classes sociales figées mais des groupes sociaux, avec des histoires particulières. Cette recherche du particulier fonde la méthode de Philippe Ariès.
4Doit-on voir, dans la collaboration de Philippe Ariès à cette revue, une forme de dissidence, une volonté de s’éloigner de la nébuleuse maurrassienne ? Fédération en effet est assez largement dominée par des fidèles du Comte de Paris, à commencer par André Voisin7, son secrétaire, qui privilégie la défense des thèses corporatistes et surtout sociales pour se démarquer de la dérive droitière de l’Action française après la guerre8.
5Philippe Ariès a sans doute été séduit par un corpus idéologique proche de ses préoccupations d’historien. L’Histoire des populations françaises (1948) fit d’ailleurs l’objet d’un compte rendu substantiel dans Fédération, par son ami Pierre Andreu9, qui avait déjà remarqué en 1943 le premier essai de Philippe Ariès dans la revue Idées.
6Si la plupart des amis de Philippe Ariès comme l’ancien maurrassien Jean-François Gravier, auteur de Paris et le désert français (1947), ou le philosophe Gabriel Marcel, poursuivent un temps leur collaboration à Fédération, le jeune historien s’en détache vite. Entre Paroles françaises et Aspects de la France, ce détour témoigne de la volonté d’ouverture, plutôt que de dissidence, de Philippe Ariès vers une forme de journalisme davantage centré sur des préoccupations sociales via le corporatisme. Cela dit, cette ouverture sur d’autres réseaux de sociabilité au cœur de la droite traditionaliste ne fut pas synonyme de rupture avec la communauté maurrassienne.
2) Envers et contre tout, Aspects de la France : histoire d’un compagnonnage
2-1) Une tentative de restauration
2-1.a/ Aux origines d’Aspects de la France
7Entre le 24 août 1944, date à laquelle paraît le dernier numéro de l’Action française et la sortie, le 10 juin 1947, du premier numéro d’Aspects de la France et du Monde qui reprend l’héritage officiel du mouvement maurrassien, le courant monarchiste en France tente difficilement de sortir de la clandestinité. La condamnation, le 27 janvier 1945, de Charles Maurras à la réclusion à perpétuité et à la dégradation nationale joue un rôle important dans cette marginalisation.
8Pourtant, dès 1945, apparaissent des mouvements royalistes qui prétendent se démarquer de l’héritage maurrassien, comme le Mouvement Socialiste Monarchiste de Jean-Marc Bourquin10, assimilé par Bertrand Renouvin à la « gauche royaliste »11, en raison de sa filiation proclamée à la pensée corporatiste d’un La Tour du Pin, ou le Centre royaliste de Formation politique dont les objectifs sont définis dans un bulletin hebdomadaire, Nouveau Régime, animé par Paul Kempf, un fidèle du Comte de Paris.
9Peut-on dire qu’il y eut dans cette période une volonté réelle de renouveler le courant royaliste en France12 ? En fait, privé de toute référence à la pensée maurrassienne, les royalistes sont condamnés à accepter la stratégie légaliste incarnée par le Comte de Paris ou à poursuivre leur action dans une forme de semi-clandestinité. Le procès de Maurras et sa condamnation agissent comme un catalyseur, comme nous le montre le témoignage du jeune Michel Mourre qui se convertit, selon ses propres termes, au royalisme en 1945, à l’âge de 16 ans : « Ce que dit Maurras à son procès ne m’assura pas tout de suite de la vérité de sa doctrine ; mais sa foi entraîna mon enthousiasme. Je ne pus oublier cette leçon unique de courage, de fidélité à soi-même (….) »13. Michel Mourre se plaît à évoquer cette Action française clandestine qui, toutefois, parvient à organiser, sous l’égide du Centre de documentation politique et sociale, des conférences dans la salle de la Société de Géographie, boulevard Saint-Germain. Avant même que l’Action française ne renaisse officiellement de ses cendres, le mouvement est déjà doté de cercles de réflexion permettant de diffuser la doctrine dans la tradition de l’Institut d’Action française.
10Les différentes formes d’expression du courant royaliste à partir de 1945 ne furent jamais qu’amalgamées au sein d’Aspects de la France qui les intégra avec plus ou moins de bonheur. Il est probable que Philippe Ariès ne se sentit pas toujours à son aise dans cette communauté maurrassienne en quête d’identité, qui toutefois sut réserver un accueil favorable à son œuvre.
11Parmi les Anciens dont Philippe Ariès resta très proche, figure Henri Boegner, avec lequel il s’était lié sous l’occupation. Principal artisan de la renaissance de l’Action française après 1945, le responsable du Cercle Fustel de Coulanges finit par assurer la codirection d’Aspects de la France avec son ami Xavier Vallat, peu de temps avant sa mort en 1960. L’historien évoque en 1961, dans la Nation française, en des termes émouvants celui qui fut un maître à penser, indissociable dans son esprit de Daniel Halévy14. Le 27 février 1948, l’Institut de politique nationale15, chargé de diffuser la doctrine maurrassienne, organise un débat sur le thème « L’expérience de 1848 », autour des interventions de Daniel Halévy, Pierre Boutang, Henri Boegner et Philippe Ariès, tous fidèles du salon du quai de l’Horloge de Daniel Halévy et également de celui de Gabriel Marcel. C’est Pierre Boutang qui assure alors le secrétariat de l’Institut de politique nationale, en collaboration avec Henri Boegner. Celui-ci fut d’ailleurs impressionné par l’Histoire des Populations françaises au point de convier son ancien disciple à venir parler de son ouvrage lors d’une réunion du Cercle Fustel de Coulanges « […] nous vous interrogerions, écrit Henri Boegner, et nous en tirerions des conséquences pour ce qui est l’objet de notre cercle, le rôle historique de l’histoire et de l’historien »16.
12L’autre figure légendaire de ce milieu maurrassien de l’après-guerre est l’éditeur René Withmann que Philippe Ariès avait connu à la fin des années trente, très certainement dans le salon que tenait Mme Bainville. Alors responsable de la toute jeune maison d’édition Self, c’est lui qui accepta de donner une chance au manuscrit de Philippe Ariès l’Histoire des Populations françaises. Spécialisé dans la réédition des livres de Charles Maurras et de Jacques Bainville, il était très lié à Aspects de la France. Philippe Ariès rencontrait régulièrement ce « réactionnaire de bonne cuvée »17, dans le salon de Gabriel Marcel ainsi qu’à la Librairie des Amitiés françaises, sise au 48 rue Mazarine, où il se rendait en compagnie de son ami François Léger18. Ce « cercle amical » était placé sous le patronnage spirituel de Maurice Barrès, en hommage au titre de l’un de ses livres, Les Amitiés françaises (1903). Son activité consistait en des rencontres avec des écrivains et des journalistes dont certains avaient été inscrits sur les listes du Comité national des écrivains. Parmi les conférenciers répertoriés par son fondateur, le Dr Louis Rousseau19, figurent Thierry Maulnier, Gabriel Marcel, André Fraigneau, Gustave Thibon, Henri Massis, Pierre Boutang, Julien Guernec, Yves Tournier, Jean Madiran, Charles Laville, Daniel Halévy, André Thérive. La librairie des Amitiés françaises, fondée en 1948, n’était pas uniquement un lieu de causeries littéraires. Elle était aussi une sorte d’annexe de l’Institut de politique nationale et accueillait régulièrement ses conférenciers, dont les réunions étaient annoncées dans Aspects de la France.
2-1. b/Le combat pour l’amnistie et la fidélité à Maurras
13De la parution d’Aspects de la France et du Monde, à partir du 10 juin 1947, au 21 mars 1952, date de la libération de Maurras sur grâce médicale par Vincent Auriol, président de la République, le contenu rédactionnel du journal se confond avec le combat pour la révision du procès du maître de l’Action française et de celui de Philippe Pétain. La cause des deux hommes est liée dans l’esprit de l’équipe dirigeante. L’un des temps forts de cette réhabilitation fut donc la campagne pour la révision du procès de Maurras, alors interné à Clairvaux20. Le point d’orgue est la grande réunion, organisée par Pierre Boutang et présidée par Daniel Halévy, le 20 décembre 194921, en faveur de la révision du procès de Maurras, dans la salle des Sociétés savantes, où se tiennent d’habitude certaines réunions de l’Institut de politique nationale. Parmi les orateurs de ce grand rassemblement, on retrouve Albert Rivaud, Henri Massis, Henri Boegner, le colonel Rémy, Gabriel Marcel, Paul Faillot et Pierre Boutang22.
14Philippe Ariès ne fit pas partie des organisateurs de cette réunion et ne figure pas parmi la liste des orateurs. Il ne représente pas, en effet, une autorité particulière, susceptible de faire progresser la campagne pour la révision. Cependant, tous ses amis les plus proches sont à l’avant-garde de la campagne. Il est même probable que cette lutte est à l’origine de sa fidélité au groupe d’Aspects de la France, fut-elle moins enthousiaste que jadis. En effet, ce combat recoupe celui pour l’amnistie qu’il mena avec Pierre Boutang, à Paroles françaises, dans le cadre de polémiques bien plus violentes.
15En 1950, ce thème est toujours au cœur de ses préoccupations, comme en témoigne un débat auquel il participe, avec Pierre Boutang, dans le cadre de l’Institut de politique nationale, le 28 mars, sur le thème : « La crise belge et l’amnistie »23. Ce débat était précédé d’une conférence de Philippe Buren sur « l’actualité politique ». Ce que l’on appelle la « question royale », le problème du retour de Léopold III dans ses fonctions, divisa profondément la Belgique, entre 1945 et 1950. Après la Libération, sa capitulation de 1940 face à l’Allemagne et son attitude jugée complaisante à l’égard de l’Occupant entre 1940 et 1944 lui valurent de très vives critiques de la part d’une partie de l’opinion belge. Lors du referendum du 12 mars 1950, c’est une courte majorité qui est favorable au rétablissement dans ses pouvoirs du roi, alors réfugié en Suisse. Son retour, après les résultats du referendum, suscite une vague de protestations, entretenant un climat de crise politique larvée. Le thème du débat choisi par Pierre Boutang et Philippe Ariès s’inscrit bien dans la mission de propagande de l’organisme de formation de l’Action française, sur le sujet de l’amnistie, relayant ainsi la thématique alors développée dans Aspects de la France. En outre, en prônant l’amnistie, Philippe Ariès ou Pierre Boutang préconisaient cette idée de réconciliation nationale qui, dans certaines circonstances, leur tenait tant à cœur. Cela dit, la situation de guerre civile qu’ils dénoncent, ils ont tendance à ne jamais en chercher tous les responsables. La guerre civile, c’est toujours ceux d’en face et en général les Républicains ou les démocrates. Au plus fort des attentats de l’Organisation de l’armée secrète (OAS), pendant le conflit algérien, Philippe Ariès, dont certains des amis sont en prison pour avoir choisi le combat de l’Algérie française, réclame dans un article de la Nation française, le 15 mai 1963, de « Recoudre, par l’amnistie, la tunique déchirée », après avoir déjà demandé, un an plus tôt, « Pour la trêve de Dieu »24.
16Enfin, en 1952, lorsque Charles Maurras est libéré et rejoint une clinique de Tours, où il est assigné à résidence, Philippe Ariès lui rend visite : « Nous sommes allés le voir, Léger et moi, avec nos épouses, à la clinique de Tours […] : c’était là un pèlerinage. »25. Le pèlerinage, avec l’ami des années trente, est un temps fort dans la vie des militants de coeur. Il constitue même une sorte de rite d’intégration pour les jeunes maurrassiens.
17Mais la mort de Charles Maurras, en 1952, moment d’union et de fraternité pour les militants, ouvre aussi la querelle de la succession du maître, latente depuis 1944. Pierre Boutang était convaincu qu’il pouvait assumer cette difficile tâche, y compris à Aspects de la France. Philippe Ariès, quant à lui, estimait qu’il aurait pu voler de ses propres ailes et sans aller, bien-sûr, jusqu’à tuer le père, il acceptait mal l’idée de supporter à Aspects, la tutelle de la vieille garde de Charles Maurras, qui n’avait pas le même prestige intellectuel que ce dernier. Cela dit, Philippe Ariès se laissa encore séduire par Pierre Boutang, justifiant ainsi sa collaboration à Aspects de la France : « On pouvait tout de même espérer que l’arrivée de Boutang ferait circuler un air frais dans ce bunker »26.
2-2) Dans le sillage de Boutang : la succession de Maurras
2-2. a/Promouvoir une culture royaliste
18Pour Philippe Ariès, Pierre Boutang avait « l’envergure d’un Sartre de droite »27. Voilà pourquoi il fondait ses espoirs d’un renouveau intellectuel, à Aspects de la France, sur la personnalité de son ami, lequel « croyait à sa vocation de commentateur politique et de continuateur de Maurras »28. Cette vocation d’héritier revendiqué n’allait toutefois pas de soi dans le milieu maurrassien d’après-guerre. Agrégé de philosophie, Pierre Boutang n’est pas toujours resté dans la ligne de Charles Maurras, ce qui le desservit à Aspects de la France. Doté d’une intelligence puissante et d’un incontestable charisme, Pierre Boutang a joué un rôle fondamental dans la formation et l’émergence d’une génération néo-maurrassienne, moins dogmatique que la précédente, et qui put s’épanouir ensuite à la Nation française. Quand il entre à Aspects, dès son premier numéro, il a un passé militant que conforte son statut de banni de l’université, pour cause de giraudisme. Dès 1945, il prolonge à sa façon l’œuvre de Charles Maurras, en publiant l’Apologie de Socrate (1946), chez l’éditeur maurrassien René Withmann, ouvrage abondamment commenté dans les réunions des Cercles royalistes. En 1948, il publie La Politique, aux éphémères Editions Jean Froissart de Charles Frémanger, dont le catalogue affichait Jacques Laurent et son double Cécil Saint-Laurent, Claude Jamet, Antoine Blondin, André Fraigneau, Michel Déon ou encore Julien Guernec. Refusant que la politique ne soit qu’une affaire d’opinion ou de préférences, comme cela était véhiculé par l’école de la démocratie, Pierre Boutang exprime une conception de la politique, née de la volonté de s’enraciner dans une filiation. Il oppose ainsi les « fils de la terre » aux « amis des formes », ceux-ci étant les adeptes des « valeurs universelles », qu’ils estiment applicables, dans toutes les situations historiques. D’après Pierre Boutang ces « amis des formes » ont « renoncé à ces valeurs subtiles, à cette tendresse des coutumes et des rites, à ces amitiés par lesquelles un vieux peuple civilisé sait accueillir et dompter la brutalité de l’avenir […] »29. Son analyse recoupe celle de Philippe Ariès, sur l’opposition entre le particulier et l’universel et sur la nécessité de rétablir des institutions intermédiaires « où l’homme puisse accomplir et résoudre le contenu concret de son souci politique ». Une analyse qui emprunte largement à la pensée traditionaliste, rajeunie par Charles Maurras, et que Gabriel Marcel poursuivit, notamment dans Les hommes contre l’humain (1951), en stigmatisant « l’esprit d’abstraction, facteur de guerre »30. Au moment où Philippe Ariès rédigeait un chapitre essentiel du Temps de l’histoire, intitulé « Un enfant découvre l’histoire »31, dans lequel il s’efforçait d’enraciner sa vocation d’historien dans son histoire particulière, celle de sa famille, son ami Pierre Boutang s’intéressait à la politique dans la mesure où elle était une recherche du père32.
19Pierre Boutang est aussi un redoutable polémiste avec La République de Joanovici (1949) dans la plus pure tradition de l’Action française, jusque dans l’antisémitisme. C’est au nom de ce même antisémitisme d’État qu’il fustige, dans les colonnes d’Aspects de la France33, au moment de l’Indochine le personnel politique de la IVe République et, en particulier, Pierre Mendès France, alors la cible d’une véritable campagne de presse, orchestrée par l’extrême droite34 : « Mendès a sacrifié notre armée, livré nos protégés, trahi nos intérêts. Français, gare à la dictacture juive ! Défendez votre Empire et vos foyers. » Six mois avant son départ d’Aspects de la France, Pierre Boutang, savait incarner une ligne dure et orthodoxe.
20Avant d’être un « éveilleur », Pierre Boutang fut aussi, à Aspects de la France, un gardien de l’orthodoxie, y compris après la mort de Maurras. Professeur sans chaire, il donna libre cours à son charisme lors des réunions de l’organisme de formation. Un vétéran de la cause royaliste en France, l’historien Jean-François Chiappe, se souvient de cette institution : « À l’Institut de politique nationale, installé dans la petite salle des Amitiés françaises, Pierre Boutang, Guy Coutant de Saisseval, l’abbé de Nantes, Philippe Ariès dispensent leur cours. La formation demeure l’un des soucis primordiaux. »35 Philippe Ariès prononça en effet plusieurs conférence dans le cadre de cet Institut : le 27 février 1948, il s’exprime sur « L’expérience de 1948 » (Aspects de la France, 25 février 1948), le 21 janvier 1948 sur « La mort du roi », (Aspects de la France, 9 décembre 1948), le 25 mars 1949 sur « Le sentiment royaliste au cours du XIXe siècle » (Aspects de la France, 24 mars 1949), le 31 janvier 1950 sur « La tradition monarchique en France », (Aspects de la France, 26 janvier 1950), le 28 mars 1950 sur « La Crise belge et l’amnistie » (Aspects de la France, 23 mars 1950). Il vient disserter également dans des cercles proches de l’Action française comme le Cercle Frédéric Le Play et le Cercle Marie De Roux36. La plupart des thèmes de ses conférences, tournent autour du sentiment royaliste et de la nostalgie qu’il peut véhiculer. Pour la très symbolique date du 21 janvier, Aspects de la France annonce dès son numéro du 9 décembre 1948, que « Philippe Ariès fera à l’occasion de l’assassinat de Louis XVI un exposé sur « La mort du roi » ». L’historien fut, toute sa vie, très attaché à ce type de commémorations qui prolongeaient son univers familial et surtout cette enfance où « toutes les discussions politiques sur l’actualité se terminaient par une référence à l’heureux temps des Rois de France »37. Le 24 mars 1949, Aspects, annonçait une autre intervention du conférencier, « Le sentiment royaliste au cours du XIXe siècle », c’est-à-dire après la chute officielle de la monarchie. Ce genre de sujet, plus en tant qu’objet d’étude qu’en tant que militant, passionnait Philippe Ariès, qui était encore convaincu, à la fin de sa vie que « […] le sentiment royaliste se maintient comme un trait de notre culture »38. L’historien voit dans un royalisme diffus qui ne se manifeste qu’aux marges de la société, l’expression d’un mode de vie, « le lien charnel qui reliait le présent au passé »39. Le 18 janvier 1952, toujours au moment de l’anniversaire de la mort de Louis XVI, Philippe Ariès publie de nouveau un long article, dans Aspects, au titre évocateur : « De Reims à Saint-Denis » : « Le dialogue millénaire du roi et du peuple compose la vivante histoire de France. » Antidémocrate, il participe à sa manière, tant à l’Institut de politique nationale qu’à l’hebdomadaire monarchiste, à la promotion d’une culture royaliste, en s’intéressant davantage à cette notion de « sentiment royaliste » qu’à l’histoire des règnes. Il y a chez lui un projet qui cherche à réinventer un nouveau lien avec le passé, comme en témoigne son Histoire des populations françaises et l’accueil chaleureux que lui réserva, à ce titre, Pierre Boutang dans Aspects de la France. Il situe d’ailleurs son projet dans la continuité de l’œuvre entreprise par les historiens d’Action française comme Jacques Bainville et Pierre Gaxotte. Dans un article consacré à l’Histoire des Français (1951) de ce dernier, Philippe Ariès justifie l’utilité de ce que l’on a appelé « l’école bainvillienne » qui est à l’origine d’un « véritable genre littéraire » sous la IIIe République : « Cette histoire était d’abord une réaction contre les dénigrements habituels de notre passé monarchique, et un instrument de propagande royaliste. »40 Au nom de la philosophie de Charles Maurras, autrement dit de la philosophie de l’héritage, poursuit Philippe Ariès, « les héritiers (dont il estime faire partie) sont enclins à remonter plus haut et à pénétrer plus loin »41 que leurs prédécesseurs qui avaient la lourde tâche de lutter contre l’obscurantisme dont faisait preuve la IIIe République à l’égard du passé royal de la France. C’est donc en héritier des Bainville et Gaxotte, en continuateur de Charles Maurras, que Philippe Ariès présente l’histoire qu’il appelle de ses vœux, à condition qu’elle cesse de rechercher des leçons dans le passé.
2-2.b/Questions sur un compagnonnage
21Si son attachement au milieu d’Aspects de la France ne relève pas du militantisme, mais d’une fidélité sentimentale à une famille spirituelle, cette connivence nous amène à poser la question des rapports de Philippe Ariès avec l’antisémitisme, bien présent dans l’hebdomadaire, s’exprimant, entre autres, par la plume de son meilleur ami, Pierre Boutang. Si Philippe Ariès s’est intéressé au phénomène concentrationnaire, nous avons vu au chapitre précédent qu’il n’opère pas de distinction entre l’univers concentrationnaire allemand et celui des Russes. Il reste prisonnier d’une formation maurrassienne qui, à la fin des années trente, percevait le nazisme allemand, avatar de « l’Allemagne éternelle », comme un régime totalitaire qui serait l’émanation de la démocratie.
22Au plus fort de la campagne antisémite contre Pierre Mendès France, dans le numéro du 23 juillet 1954, dont la « Une » était barrée par des manchettes contre le « Juif Mendès », Philippe Ariès signait un article d’histoire intitulé « Un véritable musée d’histoire ». Trois mois auparavant, il avait donné un entretien sur Le Temps de l’Histoire. Si ses articles sont certes apolitiques, Aspects de la France n’en est pas moins engagé dans un combat politique sur fond d’antisémitisme. Entre l’expérience de Paroles françaises où il était beaucoup question de politique et celle de la Nation française où, comme au bon vieux temps, il donna de la voix contre la République, Philippe Ariès reste attaché à une presse d’extrême droite pamphlétaire dont il ne partage pas tous les réflexes. Nous n’avons jamais trouvé de trace d’antisémitisme dans ses écrits. Sans doute, faut-il voir dans sa cécité sur ce sujet, au temps d’Aspects de la France, une forme d’indifférence, révélatrice d’une culture politique dans laquelle l’antisémitisme de plume tend à se confondre avec la tradition pamphlétaire, comme ce fut le cas à l’Action française et à l’Étudiant français de la fin des années trente. La question de l’antisémitisme fut une préoccupation majeure dans la correspondance entre Joseph Czapski et Philippe Ariès au moment de la Nation française, le peintre supportant mal l’antisémitisme des voisins de colonnes de son ami, Pierre Boutang ou André Figuéras42. C’est certainement au contact du peintre polonais, qui eut une influence considérable sur Philippe Ariès, que ce dernier évolua sur la question de l’antisémitisme comme l’analyse son ami américain Orest Ranum : « Je crois qu’il a aussi nuancé vos pensées au fil des années (et vous les siennes). »43 Une évolution qui l’amena, en 1979, à signer la « déclaration des historiens » de Léon Poliakov et Pierre Vidal-Naquet, contre le révisionnisme.
Notes de bas de page
1 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, Seuil, 1980, p. 150.
2 Ibid., p. 150.
3 Philippe Ariès, « La nostalgie du roi », dans H. Histoire, 1980, no 5, pp. 37-48, repris dans Essais de mémoire 1943-1983, Seuil, 1993.
4 « Éditorial », Fédération, janvier 1948, no 36.
5 Philippe Ariès, « 1848 et la société française », Fédération, avril 1948, no 39.
6 Cf. Patrick Hutton, « The Postwar Politics of Philippe Ariès », Journal of contemporary history, 34-3, juin 1999, p. 372.
7 Sur l’itinéraire d’André Voisin voir Éric Duhamel, François Mitterrand, L’Unité d’un homme, Flammarion, 1998, pp. 105-108.
8 Bruno Goyet, Henri d’Orléans, comte de Paris. (1908-1999). Le prince impossible, Odile Jacob, 2001.
9 Pierre Andreu, « Philippe Ariès : Histoire des populations et de leurs attitudes devant la vie depuis le XVIIIe siècle », Fédération, s. d., 1948.
10 Cf. Philippe Vilgier, Le Lys Rouge et les royalistes à la Libération, Éditions du Camelot et de la Joyeuse Garde, 1994.
11 Bertrand Renouvin, Le Royalisme, histoire et actualité, Économica, 1997, pp. 177-178.
12 Samuel Osgood, French royalisme since 1870, Deuxième édition complétée de French royalism under the Third and Fourth Républics, The Hague, Martinus Nijhoff, 1970, p. 186.
13 Michel Mourre, Malgré le blasphème, Julliard, 1951, p. 66. Un témoignage précieux sur la recomposition des milieux monarchistes, après 1945.
14 Philippe Ariès, « Histoire d’une histoire : laissez l’ordre rentrer en vous », La Nation Française, 21 février 1962.
15 Réunion annoncée dans Aspects de la France, Deuxième année, 25 février 1948, no 4.
16 Lettre d’Henri Boegner à Philippe Ariès le 18 janvier 1949, (APA).
17 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 118.
18 Entretien avec François Léger le 21 juin 1999.
19 Louis Rousseau, À l’origine des Amitiés françaises, avant-propos et notes de Suzanne Rousseau, 1989, édition à compte d’auteur. Ce document nous a été communiqué par François Léger.
20 Cf. le numéro spécial Aspects de la France, 25 avril 1948.
21 Cf. Aspects de la France, no 70, 15 décembre 1949.
22 Voir les comptes rendus de cette réunion dans Aspects de la France, no 72, 29 décembre 1949.
23 Conférence annoncée dans Aspects de la France, no 84, 23 mars 1950.
24 Philippe Ariès, « Pour la trêve de Dieu », La Nation française, no 345, 25 avril 1962.
25 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 87 en note.
26 Ibid., p. 150.
27 Ibib., p. 151.
28 Ibid.
29 Pierre Boutang, La Politique, Editions Jean Froissart, 1948, pp. 114-115.
30 Gabriel Marcel, Les Hommes contre l’humain, Éditions du Vieux Colombier, 1951, p. 30.
31 Cf. Philippe Ariès, « Un enfant découvre l’histoire » (1946), dans Le Temps de l’Histoire, op. cit., pp. 33-43
32 Cf. Pierre Boutang, La Politique, op. cit., p. 28.
33 Pierre Boutang, « Syndic de faillite de la République », Aspects de la France, no 306, 23 juillet 1954.
34 Cf. Pierre Birnbaum, Un Mythe politique : la « République juive » de Léon Blum à Pierre Mendès France, Fayard, 1988, p. 334.
35 Jean-François Chiappe, La France et le roi : de la Restauration à nos jours : 1814-1994, Perrin, 1994, p. 658.
36 Pour les deux cercles, le thème était : « Le fait « nation » » (Cf. Aspects de la France, 12 et 26 mars 1954)
37 Philippe Ariès, « Un enfant découvre l’histoire » (1946), dans Le Temps de l’histoire, Seuil, (Rocher, 1954), 1986, p. 36.
38 Philippe Ariès, « La nostalgie du roi », op. cit., p. 189.
39 Ibid., p. 195.
40 Philippe Ariès, « L’Histoire des Français », Aspects de la France, no 149, 23 juillet 1951.
41 Ibid.
42 Voir lettre de J. Czapski intitulé « Lettre d’un métèque » de la fin 1961 (APA).
43 Lettre d’Orest Ranum à Philippe Ariès le 4 août 1981 (APA).
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