Chapitre IV : À l’épreuve de la Révolution nationale
p. 67-84
Texte intégral
1En septembre 1939, la guerre surprend Philippe Ariès alors en vacances à Arcachon : « À la différence de ma mère, et contre les consignes de Maurras qui s’y est opposé jusqu’au dernier moment, j’étais pour la guerre, tout simplement par lassitude. »1 Comme ses amis de l’Étudiant Français qui ont adopté à l’égard des accords de Munich un point de vue strictement maurrassien, Philippe Ariès ne s’oppose plus à la guerre dès lors qu’il n’a plus le choix. Versé dans une unité d’élèves officiers à Fontenay-le-Comte avec Raoul Girardet, Philippe Ariès, dont l’unité avait fui l’avance allemande en se repliant près de Bordeaux, puis à Clermont-Ferrand, fut démobilisé en août 1940. Comment le jeune étudiant de l’Action française dont la politique occupait déjà le quotidien se positionna-t-il par rapport à cette « invasion de l’homme par l’histoire »2 ? Du Cercle Fustel de Coulanges à l’école des Cadres de la Chapelle-en-Serval, en passant par le choix d’un métier au sein des Comités d’Organisation, Philippe Ariès baigne dans l’univers de la Révolution nationale. Il publie son premier essai (1943), qui lui permet d’affirmer sa vision traditionaliste de l’histoire, tout en intégrant les outils conceptuels forgés par les historiens proches de l’école des « Annales » qu’il découvre alors. Une découverte qui d’ailleurs coïncida de plus en plus chez lui avec un refus de l’événement et un souci de s’attacher aux différentes formes de résistances dans la société, aux « forces souterraines »3.
2Philippe Ariès n’a pas tant le sentiment de s’engager ou de prendre parti que de contribuer à approfondir la notion d’héritage. Après une expérience d’enseignement dans les Centres de Jeunesse, il approfondit l’histoire des traditions des « pays », refuges d’une histoire particulière en même temps que « refus du changement à l’intérieur du changement universel »4. Le contexte de l’Occupation qui, estime Philippe Ariès, « nous ramenait aux cadres de la société traditionnelle »5 joua un rôle essentiel dans sa vocation d’historien.
1) Au service de la réforme de l’enseignement
1-1) Avec le Cercle Fustel de Coulanges
3La question de l’éducation et de l’enseignement est essentielle dans l’itinéraire de Philippe Ariès. Elle se confond chez lui avec sa culture traditionaliste et antirépublicaine. Dans son enfance, sa scolarisation chez les Dominicains puis chez les Jésuites traduisit ce refus de l’école laïque de la République. A l’Action française, il promut une histoire militante dirigée contre celle enseignée dans les écoles et l’Université. La fin de la IIIe République avec l’instauration du régime de Vichy et la mise en place de la Révolution nationale furent une occasion inespérée pour lui de participer à une œuvre de rénovation en expérimentant ses idées. Il est révélateur que les seules expériences d’enseignement qu’il évoque dans ses souvenirs soient précisément associées au régime de Vichy. Son engagement au service de la réforme de l’enseignement suivit deux voies complémentaires. Ce fut d’abord une réflexion dans le cadre du Cercle Fustel de Coulanges d’Henri Boegner, organisme proche de l’Action française, indépendant du gouvernement de Vichy mais qui chercha à peser sur la politique de l’enseignement. Après ce travail de réflexion, Philippe Ariès devint professeur à l’École des cadres de la Chapelle-en-Serval où il s’efforça de mettre en pratique les idées développées au Cercle Fustel de Coulanges, dans le but de proposer aux jeunes générations, un enseignement destiné à leur faire aimer leur passé, celui-là même que l’école de la IIIe République ignorait ou caricaturait.
4Fondé en 1928 par Henri Boegner (1896-1960), professeur de lettres classiques, le Cercle Fustel de Coulanges comprend d’abord des enseignants de nationalité française. Comme l’indique un petit texte définissant ses objectifs, présent dans chacun des cahiers — tirés à 1500 exemplaires en 1935 — qui paraissent six fois par an, il est également ouvert à tous ceux qui « […] approuvent cette entreprise de défense de l’intelligence et du patriotisme français. » Sans dépendre directement de l’Action française, le cercle, lui, était lié au mouvement. Dans une esquisse de programme6 élaborée en juin 1933, lors d’une réunion, sous la présidence d’Abel Bonnard, futur ministre de l’Éducation de Vichy, à partir de 1942, sont condensés les grands thèmes du cercle qui condamnent l’école unique, la démocratisation de l’enseignement, tant son ouverture au plus grand nombre, que son idéologie, accusée d’asservir l’école et de l’inféoder aux partis de la République qui en font « […] un instrument de diminution et de désagrégation nationale »7. Parmi les solutions préconisées par le Cercle Fustel de Coulanges, il y a la refonte des institutions et la volonté de réformer certains programmes, notamment dans le domaine de l’histoire.
5Le Cercle Fustel de Coulanges accorda une grande importance à la propagande en direction des étudiants qui participent à l’activité des conférences qui sont un temps fort parmi les manifestations du mouvement. Des orateurs prestigieux liés au monde de l’Académie, comme Abel Bonnard, Charles Maurras, Louis Bertrand, Léon Bérard, Léon Mirman, Maxime Weygand, le Maréchal Lyautey ou encore Daniel Halévy, acceptèrent, au cours des années trente, de les cautionner. Philippe Ariès assista probablement aux dîners annuels du Cercle Fustel de Coulanges consacrés aux étudiants8 entre 1936 et 1939 quand il collabora à l’Étudiant français dans lequel il développa les grands thèmes du Cercle sur la nécessaire réforme de l’enseignement historique. Il y dénonce l’évolution du primaire contraint de fabriquer des ignorants tandis que l’Université se contente de produire des érudits ou des spécialistes aveugles9. Entre les deux, l’enseignement secondaire est décrit comme condamné. Jean Zay, ministre de l’Éducation du Front Populaire (1936-1939), la bête noire de l’Action française et du Cercle Fustel de Coulanges, est accusé de remettre en cause l’architecture des programmes10. La focalisation sur ces derniers tient au contexte de radicalisation politique de la fin des années trente, contre un régime républicain accusé de vouloir la guerre. L’instauration de l’État français fut bel et bien perçu par la plupart des maurrassiens, comme une revanche sur la IIIe République.
6L’éducation est une préoccupation majeure dans les discours du Maréchal qui dénonce notamment l’exaltation de l’individualisme par l’école et insiste sur la nécessité d’enraciner l’individu dans la famille, la société et la nation. Sa diatribe contre le système éducatif d’avant-guerre épingle l’école laïque, si dénoncée par le Cercle Fustel de Coulanges. Tant pour les Allemands que pour Vichy, la culture en général fut un enjeu majeur de la Révolution nationale. Avec le nouveau régime, des maurrassiens maintenant « avaient la possibilité d’exercer une influence sur l’enseignement »11. C’est dans ce contexte nouveau que se réorganise le Cercle d’Henri Boegner qui cherche à se poser en organe consultatif pour le régime, recherchant un appui auprès du ministre Jérôme Carcopino (1940-1941) afin de promouvoir des thèmes comme la restauration culturelle par le latin, la volonté de redonner à la France une élite fondée sur le mérite.
7L’autre domaine qui intéresse particulièrement Henri Boegner est celui des Centres de formation de jeunes qui sont créés à l’initiative du Secrétariat général à la Jeunesse (SGJ) illustrant la politique volontaire de Vichy dans ce domaine. Philippe Ariès qui, durant l’année 1941, préparait l’agrégation, s’occupait également de visiter ces centres de formation pour le Cercle Fustel de Coulanges12. Le 12 juillet, son nom est associé à la réunion de la « Commission pédagogique » du Cercle et est suivi par ce qui semble être l’ordre du jour : « Préparer les bibliothèques pour centres de Jeunesse. » Les Centres étaient dépourvus de livres au moment de leur mise en place13. Le choix des ouvrages constituait évidemment un moyen d’orienter le contenu de l’enseignement dispensé dans les Centres, un enseignement qui, d’après François Sentein, moniteur au centre de la Porte Maillot, se met en place et dans lequel l’histoire occupait une place importante. Il n’est donc pas étonnant qu’Henri Boegner, animé d’une véritable fièvre réformatrice, qui passe son temps à essayer de rappeler à Jérôme Carcopino la nécessité de réviser les manuels, ait orienté l’action de son cercle, dont le rôle n’est que consultatif, en direction de ces Centres de formation où tout était à faire. Henri Boegner adhère totalement au projet de la Révolution nationale. Dès le 21 novembre 1940, il envisage de rédiger une série d’études sur les « redressements français ».
8Le rôle de la commission pédagogique du Cercle à laquelle semble participer Philippe Ariès, devait contribuer au travail de réflexion sur la refonte des manuels. Par ailleurs, Henri Boegner projette de « faire des brochures sur les figures et les grandes dates de l’histoire de France ». Philippe Ariès a probablement participé, dans le cadre de cette commission pédagogique, à un travail sur ce projet, œuvrant d’une façon ou d’une autre à cet effort de rénovation de l’enseignement. Il s’agit d’une motivation forte du mouvement d’Henri Boegner : « Il préconisait par exemple de débarrasser les livres scolaires de tout parti pris en faveur de la République, et, au contraire, d’accorder toute l’attention souhaitable aux réalisations de la monarchie avant la Révolution. »14 Cet objectif s’accorde avec celui du collaborateur de l’Étudiant français des années trente.
9Autour de cet objectif furent organisés, sous l’égide du Cercle Fustel de Coulanges, des cyles de conférences à la Sorbonne auxquels participa Philippe Ariès, à la demande d’Henri Boegner qui souhaitait qu’il rende compte de son expérience d’enseignant à la Chapelle-en-Serval : « […], j’avais imaginé un enseignement populaire de l’histoire, par thème et, à l’intérieur du thème, régressif, c’est-à-dire partant du présent pour remonter dans le temps, vers des passés quelques fois très lointains. »15 Six conférences furent organisées sur les problèmes de l’éducation française fin 194116. Le cycle de conférences auquel participa Philippe Ariès était présidé par Daniel Halévy avec lequel il se lia. Issu d’un milieu libéral et dreyfusard, Daniel Halévy se rapproche de la droite traditionaliste dans les années trente, remettant en cause l’ensemble de l’œuvre républicaine dont celle de l’école laïque17. Il mena une campagne contre les manuels en 1939, dans les Cahiers du Cercle Fustel de Coulanges au moment où il publiait son Histoire d’une histoire (1939) dirigée contre l’historiographie républicaine de la Révolution française.
1-2) Dans les Centres de jeunesse
10Philippe Ariès ne fut pas le seul de la rue Saint-André des Arts à œuvrer pour la jeunesse au début de l’Occupation. Il ne tarda pas à retrouver Raoul Girardet et François Daudet. Ses contacts avec les Centres de jeunesse le mirent de nouveau en relation avec d’autres anciens de l’Étudiant français, comme Pierre Monnier18 et François Sentein. Celui-ci, dans ses précieuses « minutes » qu’il tint régulièrement à l’époque, note le 16 octobre 1941, non sans ironie : « Je dois dire que ce sont mes anciens camarades de l’A. F. qui m’étonnent le plus à Maillot (Poirier) ou ailleurs, (Morel, Bruel, Esperche, Hémont, Girardet). Qui aurait cru que la bagarre, la discussion dans la rue, le principe du « politique d’abord » produiraient tant d’éducateurs, et si attentifs aux enfants ! »19
11En parallèle à sa participation aux activités du Cercle Fustel de Coulanges, Philippe Ariès enseigna à l’École des cadres de la Chapelle-en-Serval, située près de Senlis et aux Centres de jeunesse du gouvernement de Vichy.
12La politique d’encadrement de la jeunesse se met en place dès 1940. Ce que le Front Populaire avait renoncé à faire, afin d’éviter les accusations de mainmise sur la jeunesse, fut mené avec des fortunes diverses par Vichy qui, du reste, favorisa les mouvements de jeunesse déjà existants. La priorité du régime, au-delà des considérations purement doctrinales, était d’occuper les jeunes gens que la Défaite avait transformés en réfugiés afin qu’ils ne soient pas embrigadés par l’Allemagne. Rapidement, depuis la zone non occupée, le gouvernement décida la création d’un service spécialisé dans la jeunesse qui dépendait du Secrétariat général de la jeunesse (6 septembre 1940), d’abord occupé par Georges Lamirand. C’est alors que sont hâtivement créés, dans les deux zones, ces « Centres de jeunesse » que nous avons évoqués et les chantiers de jeunesse. Parallèlement sont désignés, dans les régions puis les départements, les premiers délégués de la jeunesse qui, de fait, s’occupaient, notamment pour la zone nord, sous administration allemande, des centres20. L’éloignement de Vichy est à l’origine d’un certain flottement entre ce que préconisaient les théoriciens de la Révolution nationale et ce qui était effectivement appliqué dans les Centres comme le révèle l’expérience de François Sentein, moniteur dans le Centre de jeunes chômeurs de la Porte Maillot. Cet ancien collaborateur de l’Étudiant français écouta à plusieurs reprises, au cours de l’année 1942, le professeur Philippe Ariès21, chargé d’assurer la formation des moniteurs des Centres de jeunesse aussi bien à l’École des cadres de la Chapelle-en-Serval, dans l’Oise, que dans son annexe parisienne, rue Dumont d’Urville. C’est autour de Pierre Monnier, autre ancien de l’Étudiant français et pilier de la revue non-conformiste l’Insurgé, que s’était reconstituée dans cette annexe une partie du groupe d’amis des années trente parmi lesquels Philippe Ariès, le futur historien de l’art, André Chastel, Maurice Spindler, que nous retrouverons tous à la Chapelle en Serval22.
13Après la démobilisation, Pierre Monnier reçut pour mission d’assurer le recrutement, la formation et la gestion du personnel d’une direction du ministère de la Jeunesse. Il put ainsi recruter, en octobre 1941, son ami de l’Étudiant français et de Combat, François Sentein23. L’action de Pierre Monnier est intéressante car elle nous montre comment, autour d’une personne, et par sa volonté, s’est reconstitué un groupe d’amis qui avaient partagé le même combat à la fin des années trente. Ayant peu de contact avec Vichy, il disposa d’une grande marge de manœuvre dans sa politique de recrutement. François Sentein dans ses « Minutes » insiste sur ce point lorsqu’il évoque le noyau d’amis de la rue Dumont d’Urville : « Il — Pierre Monnier — la voulait libéralement ouverte, d’abord aux camarades d’avant-guerre […] »24. Cette recomposition des solidarités des années trente montre à quel point les frontières étaient perméables entre les maurrassiens orthodoxes et les non-conformistes. Philippe Ariès a donc bénéficié d’une filière « Action française » au sein de la direction à la Jeunesse pour l’Ile-de-France.
14Le 24 février 1942, François Sentein, qui dispense des cours de français ou d’histoire dans le Centre de jeunesse de la Porte Maillot, assiste à des sessions d’information organisées par des formateurs de l’école des Cadres de la Chapelle-en-Serval : « Jean Vial, Philippe Ariès font devant nous la classe modèle. Ils portent le nouvel uniforme, qui fait drôle sur ces dos studieux. Mais ce qui m’épate, c’est l’enthousiasme, et même la jubilation, où semble les mettre leur numéro, virtuoses excités d’un regard. »25 Sentein souligne ici le nouvel uniforme porté par les jeunes conférenciers, ce qui nous renseigne sur le degré d’adhésion de Philippe Ariès à l’entreprise pédagogique du régime. Devenu secrétaire de l’annexe de la rue Dumont D’Urville, François Sentein organisa, peu après, un cercle d’études sur le thème de l’enseignement général dans les Centres de jeunesse26. Il annonce comme orateurs, pour le 21 mai 1942, Jean Vial, André Chastel sur le thème « Présence de Nietzsche » ainsi que Philippe Ariès et Abel Bonnard, ministre de l’Éducation depuis avril. On le voit, l’annexe de l’École des Cadres inscrit sa démarche dans la ligne fixée par le régime. Un mois plus tard, le 15 juin, Philippe Ariès vient exposer son programme de travail pour le Centre d’études politiques : « Un programme, écrit François Sentein, qui par lui-même vous apprend déjà quelque chose. »27. Conférencier recherché, Philippe Ariès s’était formé à l’École des cadres de la Chapelle-en-Serval.
1-3) Un professeur original à la Chapelle-en-Serval
15Philippe Ariès explique être entré dans cette école pour des raisons matérielles : « […] j’ai accepté une proposition d’amis de rencontre : je suis entré comme professeur d’histoire dans une école extraordinaire, création du nouveau régime, qui voulait être le symétrique en zone occupée de l’École des Cadres d’Uriage. »28
16A la différence d’Uriage située en zone libre, la Chapelle-en-Serval sise dans un « château réquisitionné, d’une famille juive, près de Senlis »29 avait comme les autres écoles de cadres de cette zone, un statut légal beaucoup plus flou30. Cette école ne tarde pas à devenir la plus prestigieuse de la zone occupée dans laquelle doivent passer les futurs chefs des écoles régionales et spécialisées, les délégués régionaux ou départementaux. Pourtant, l’école ne fut guère efficace, en raison de la valse des directeurs.
17Sa réputation « pro-allemande »31 tient dans une large mesure à la personne de Jacques Bousquet qui en assura la direction jusqu’à son entrée comme chef de cabinet d’Abel Bonnard, en avril 1942. Attiré par les milieux non-conformistes des années trente32, Jacques Bousquet, présenté par Pierre Giolitto comme une « âme damnée d’Abel Bonnard », fut professeur sous l’Occupation au Lycée Voltaire et mit sur pieds une organisation appelée les « Jeunes du Maréchal »33. Philippe Ariès entra à la Chapelle, lors de sa création en octobre 1941, et connut très bien son très controversé directeur : « C’était un universitaire, agrégé de grammaire, séduisant, dilettante, excellent pianiste. Il remplaçait le catholicisme et le péguinisme d’Uriage par un romantisme nietzschéen qui le rendait sensible aux sortilèges de l’Allemagne hitlérienne — comme Brasillach. »34
18A la Chapelle-en-Serval, outre l’étude concrète de la Révolution nationale, une place importante est accordée aux maîtres à penser du moment comme Maurice Barrès, Georges Sorel, Proudhon, Charles Péguy, Charles Maurras, Henri de Man. Priorité était donnée à la pédagogie. Très attaché à la transmission du savoir, Philippe Ariès en avait fait le sujet de sa conférence, sous l’égide du Cercle Fustel de Coulanges, fin 1941. Il est tout à fait révélateur qu’il intègre dans Le Temps de l’Histoire (1954) ce problème des méthodes d’enseignement liées à son itinéraire, non pas dans les chapitres autobiographiques, mais dans celui intitulé « L’histoire scientifique », qui est une réflexion méthodologique sur la façon de faire de l’histoire : « Il s’agissait d’intéresser à l’Histoire des garçons, qui, par manque de culture littéraire, par absence de tradition familiale, ne concevaient même pas le passé […] »35. Tel est le défi pédagogique auquel était confronté Philippe Ariès, qui s’attarde sur la méthode qu’il pratiqua : « Il fallait donc, pour éveiller leur curiosité, rattacher ce passé inconnu à ce qu’il y avait pour eux de connu dans le présent, et alors remonter de ce présent connu au passé inconnu, en insistant sur leur solidarité et leur continuité. »36 Le jeune enseignant, très libre, put élaborer son propre enseignement : « Nous dûmes donc développer des questions trop rapidement traitées dans les programmes de l’enseignement officiel, comme l’histoire des techniques, des civilisations non classiques, etc. »37 La fièvre réformatrice de Philippe Ariès consista aussi dans l’élimination de « toute une masse d’événements diplomatiques, militaires, politiques »38, l’objectif étant d’écarter le passé dont les survivances « trop dégradées, n’étaient pas assez visibles dans les structures contemporaines »39. Confession singulière, si l’on replace ce type de cours dans le contexte de la Révolution nationale et dans le cadre géographique imprégné d’histoire qu’est la Chapelle-en-Serval, près de Senlis. Jacques Bousquet était très sensible à l’importance du décor : « Le sessionnaire qui vient à l’École Nationale doit, au sens strict du mot, vivre dans l’histoire de France et retrouver dans cette atmosphère les raisons et les exigences de notre relèvement. »40 Frappé de la rapidité avec laquelle ses jeunes élèves oubliaient leurs mémoires familiales, Philippe Ariès élabora des questionnaires pour « sonder la profondeur des souvenirs qui subsistaient des petites communautés familières ou régionales »41. La vie communautaire, au grand air, dans un cadre qui devait évoquer l’histoire de France, avec un enseignement adapté et toutes sortes d’activités physiques, était donc censée permettre à la jeunesse de rétablir des liens de solidarité avec le passé. Philippe Ariès donne quelques aperçus de cette vie communautaire qui passait par des exercices physiques et des épreuves permettant aux jeunes de « cultiver leur virilité et leur sauvagerie » à l’image de ce que souhaitait le directeur Jacques Bousquet qui « […] cherchait dans le celtisme l’homologue français de la mythologie germanique et wagnérienne »42.
19Le jeune formateur situe son départ de l’Ecole, au moment où les relations se sont dégradées entre Vichy et les Allemands, c’est-à-dire, précise-t-il, au moment de la formation du ministère Laval, en avril 1942 : « Notre grand chef était entré au cabinet d’un des ministres, l’inénarrable Abel Bonnard. »43 Pourtant le 15 juin 1942, il présentait rue Dumont d’Urville un programme d’enseignement44. Le 9 juillet, il est encore aux côtés de François Sentein, Pierre Monnier et André Chastel pour la réception d’un directeur45, ce qui situerait, plus probablement, sa démission à l’été 1942.
20Cet intermède dans les écoles de cadres replongea Philippe Ariès « dans l’atmosphère fiévreuse de la politique »46. Il éprouva alors le besoin de reprendre contact avec l’Action française et fit donc le voyage à Lyon — où le quotidien s’était replié — rencontrant Charles Maurras, Maurice Pujo et Georges Calzant : « Le journal que j’avais laissé à Paris, plein de vie et de passion, je le retrouvai à Lyon, étriqué, vieilli, un vieux petit journal de province. »47 C’est de ce voyage que Philippe Ariès date, dans Un Historien du dimanche, son émancipation de ses anciens maîtres : « Le cordon ombilical était coupé ! »48. En réalité, il ne quitte pas véritablement les sociabilités maurrassiennes, comme en témoigne sa collaboration aux « Cahiers de la restauration française », à partir de 1943, et le choix de sa profession.
2) Au Groupement des professions coloniales
21Grâce aux relations nouées à La Chapelle-en-Serval qui avait pour vocation de former et de mettre en relation les cadres futurs du régime, Philippe Ariès lie son itinéraire à une autre création corporative du régime que sont les Comités d’organisation : « […] des camarades démissionnaires comme moi de l’École des Cadres m’ont introduit dans le milieu de la profession coloniale, organisée par Vichy sur un modèle corporatif »49. Les professions coloniales avaient été en effet regroupées dans le Comité d’organisation des productions agricoles et forestières.
22Philippe Ariès est embauché à l’Institut des fruits et agrumes coloniaux (IFAC) le 1er octobre 194350 après avoir occupé, un emploi de « Chef de Service de Documentation au Comité Central des groupements professionnels coloniaux » : « J’entrai donc dans l’un des instituts de recherche qui furent créés alors par une équipe d’hommes d’affaires remarquables, grands bâtisseurs de plantation en Extrême-Orient. Très impressionnés par les célèbres instituts scientifiques anglais, hollandais, consacrés au développement des produits comme le thé, le caoutchouc, le palmier à huile, ils poussèrent le gouvernement de Vichy à les imiter. C’est là l’origine des Instituts français d’assistance technique dans les pays en voie de développement. »51
23Cet institut s’inscrit dans l’esprit de la Charte du Travail (26 octobre 1941) qui consacre le triomphe d’une idéologie corporatiste. L’homme n’est pas un citoyen abstrait. Il est un être professionnel, familial, civique, culturel et religieux : c’est par toutes ces attaches à la vie sociale que le régime corporatif souhaite le relier à la communauté. Les Comités apparaissent dès août 1940, et marquent l’avènement d’une élite technicienne. Les fondateurs de l’IFAC comme Robert M. E. Michaux appartiennent à cette élite dont les intérêts étaient très liés à l’économie coloniale. Créé début 1942, l’IFAC a pour mission d’acquérir et d’utiliser les connaissances scientifiques, techniques et économiques nécessaires à la création, au développement et à l’amélioration des cultures fruitières tropicales et leurs industries52. Cette nouvelle fonction laissa de nombreux loisirs à Philippe Ariès car, en novembre 1942, le débarquement allié en Afrique du Nord coupait les relations entre la France et l’Afrique occidentale : « Mon activité se réduisait à constituer un fonds de bibliothèque, à créer et à entretenir des fichiers, préparer des publications. »53 Aussi Philippe Ariès a-t-il profité de cette sinécure pour s’atteler à son œuvre d’historien, rédigeant son premier essai et amorçant l’Histoire des Populations françaises.
3) Naissance d’un historien : Les Traditions sociales dans les Pays de France (1943)
3-1) La résistance des « pays » contre l’individu : retour aux cadres de la société traditionnelle
24Les conditions nouvelles créées par la Défaite, le contexte de l’Occupation qui, écrit Ariès, « nous ramenait aux cadres de la société traditionnelle »54, suscitent chez le jeune historien l’envie de s’essayer à une lecture traditionaliste vivante de notre passé. C’est à la demande de François Léger qui obtient, fin 1942, à son retour de captivité, le secrétariat de rédaction des « Cahiers de la Restauration française » que Philippe Ariès rédigea Les Traditions sociales dans les Pays de France55 (1943) qui constitua l’essentiel du premier cahier, accompagné de quelques chroniques par Jacques Vier, François Léger, Georges Verdeil, Raoul Girardet et A. Teslenko. L’auteur de l’essai collabora à tous les autres cahiers, sous la forme de notes de lectures ou d’articles sur l’un des thèmes du cahier.56
25La ligne éditoriale de ces cahiers s’inscrit dans l’idéologie du régime de Vichy. Outre l’essai de Philippe Ariès, ont été publiés Vers le régime corporatif (1943) de M. H. Lenormand, Charles Galland, 1905-1940. Témoignage (1944) — ouvrage collectif —, qui est une série de textes destinés à relever le moral de la jeunesse, Trois socialistes français (1945) par Paul Chanson, André Chastel et Noël Boyer, et La France de la Ligue 1589-1593 (1944), de François Léger. Tous, sans être des livres de propagande, sont rédigés dans une problématique liée à l’idée d’une réforme morale et intellectuelle de la France.
26Les collaborateurs réunis par François Léger, qui a repris par ailleurs du service comme journaliste à l’Action française, sont presque tous issus du maurrassisme comme Philippe Ariès, Maurice Clavel, François Daudet, Raoul Girardet, M-H. Lenormand, et Thierry Maulnier, les autres étant proches du Comte de Paris comme par exemple Jacques d’Ivoire ou Louis Salleron qui représente la droite corporatiste. Y collabore aussi Georges Verdeil, représentant du ministère de l’Éducation, chargé des écoles nationales de cadres.
27Doit-on pour autant en déduire que l’essai de Philippe Ariès, qui ouvre la collection des « Cahiers de la Restauration française », est un acte d’allégeance à la Révolution nationale ?
28Ariès reconnaît tout ce que l’ouvrage doit au contexte historique. Le jour de sa parution, il découvrit une francisque sur la couverture : « En juillet 1943, c’était annoncer un peu trop haut les couleurs. »57 Il aurait obtenu de l’éditeur un nouveau brochage avec une couverture plus neutre, sans la francisque58. Pour autant, même sans celle-ci, l’ouvrage du jeune essayiste reste marqué par les préoccupations de son temps qui rejoignaient les siennes : « Certes, Vichy accordait alors une place de choix au régionalisme dans son idéologie, encourageant, par conséquent, les idées traditionnelles et « réactionnaires » d’enracinement et de permanence. J’ai été certainement sensible à cette influence qui confirmait chez moi une sentimentalité ancienne. »59 Depuis la fin du XIXe siècle, le régionalisme, que ce soit à travers des revues ou des écrivains, séduisit un certain nombre d’intellectuels. Vichy ne fit que récupérer ce thème en lui donnant une ampleur nouvelle dans le cadre de sa Révolution nationale et du retour à la terre : « […] la région est, en dessous de l’appartenance collective suprême que définit la patrie, le lieu essentiel où s’expérimente dans le temps un vivre-ensemble communautaire selon les coutumes, les mœurs et les langues »60. Au-delà de la région, Philippe Ariès a été sensible à ce « vivre-ensemble communautaire », auquel les conditions mêmes de l’Occupation donneraient, selon lui, un regain de vitalité : « Tout un monde dont on n’avait guère conscience nous a alors été révélé : un monde de relations concrètes et uniques d’homme à homme. »61 Après les communautés d’officiers du Châtelet, il s’attèle aux communautés d’habitants : « Un tel sujet me permettrait à la fois de satisfaire mon goût ancien pour les formes de la vie collective — opposées à l’individualisme libéral — et mon goût nouveau pour les formes les moins élaborées d’organisations sociales. »62 Philippe Ariès oppose les traditions sociales des communautés à cette abstraction qu’est l’individu.
29Son livre qui se présente comme un essai historique est d’abord l’œuvre d’un historien moderniste. Il s’agit d’une exploration des différentes formes de sociabilités villageoises dans la France d’Ancien Régime. L’historien s’intéresse tour à tour aux « sociétés villageoises du Nord-Est, caractérisées par la prégnance des pratiques communautaires », « les sociétés paysannes et individualistes de l’Ouest » où il décèle des formes de solidarités, et « les sociétés à paysans-bourgeois en Provence ». Comme dans son diplôme d’études supérieures, il s’attache à exhumer une forme d’organisation sociale qui échappe au contrôle de l’État : « Je cherchais un meilleur niveau d’où pénétrer dans l’ancienne société — un niveau en dessous du politique, beaucoup plus proche du biologique, de la vie la moins organisée possible, où les mouvements de la spontanéité ne seraient pas arrêtés par les structures de l’État. »63
30Ce « meilleur niveau », Philippe Ariès l’appelle « société élémentaire » dans son essai. Située juste au-dessus de la famille, elle recoupe dans son esprit à la fois le pays ou la région : « C’est le plus petit lieu géométrique des hommes qui se reconnaissent entre eux une relation autre que consanguine. »64 À ce stade de représentation, il n’existe aucune autorité susceptible de coiffer cette communauté uniquement fondée sur les « habitudes quotidiennes (qui) agissent pour créer le climat de solidarité, même si les circonstances extérieures agissent comme des ferments de dissociation de ce groupe trop restreint. »65
31Dans sa façon de scruter la géographie et les paysages de l’Ancien régime qui reflètent les différents types de sociabilités et les pratiques communautaires, Philippe Ariès s’efforce non pas tant de restaurer que de retrouver les traces, dans le présent, de cette « sociabilité identitaire » (Guy Rossi-Landi) malmenée par la Révolution française. D’où cette quête des « traditions sociales dans les pays de France » dont chaque mot, écrit-il, traduit l’une de ses préoccupations : « […] traditions, le traditionalisme ; sociales, les représentations collectives ; pays, l’en deçà de la région […] »66.
32Les sociologues aidèrent Philippe Ariès « à préciser cette notion de groupe immédiat, avant le passage à un niveau supérieur d’organisation »67.
33La question de l’utilisation de l’apport de la sociologie, discipline boudée par Philippe Ariès à la fin des années trente, pose celle de l’influence des historiens des « Annales » dans son essai. Sous l’Occupation, il estime s’être affranchi du diktat dirigé contre la sociologie par la droite maurrassienne68. La réalité est plus complexe. Charles Maurras avait intégré, dans son système de pensée, les idées d’un Frédéric Le Play et celles d’Auguste Comte69. Comme l’écrit l’historien Bruno Goyet, « […] il y a une complicité objective entre les concepts développés par la sociologie fin de siècle et la pensée contrerévolutionnaire »70. Philippe Ariès, lorsqu’il assimile son ignorance des sociologues à celle de son milieu politique, confesse tout de même que ce n’était pas le cas de leurs aînés comme Augustin Cochin. L’univers de la sociologie ne devait pas lui être aussi étranger qu’il le dit. Et l’originalité de sa démarche consiste dans l’utilisation d’un sociologue comme Maurice Halbwachs (1877-1945), dans Les Traditions sociales dans les pays de France, alors que son nom figurait dans la troisième édition de la fameuse liste Otto. Ce disciple d’Emile Durkheim, qui collabora à l’Année Sociologique et qui fut membre du comité de rédaction des Annales, symbolisant cette volonté de dialogue qui émerge entre les sciences sociales, incarna une figure de l’antifascisme dans les années trente. Arrêté en juillet 1944 par la Gestapo, il meurt le 16 mars 1945 à Buchenwald. Le concept de « mémoire collective », forgé par le sociologue, était précieux pour l’approche communautaire de Philippe Ariès. Ce que dit Halbwachs à la suite de Durkheim, c’est que l’individu a besoin de normes et de règles. Le jeune historien s’inspire surtout de La Morphologie sociale (1938) qu’il cite longuement dans son essai : « Reconnaissons, dit-il, qu’il existe dans les groupes sociaux des arrangements, des dispositions, qui tendent à subsister, à demeurer tels quels, et qui opposent une résistance à tout changement. Toutes les fois que les institutions se modifient, elles se heurtent à cette résistance. »71 Le sociologue permet donc à Philippe Ariès d’insister sur les facteurs de résistance, à partir des pays, dans la société.
34L’utilisation de l’apport de la sociologie par Philippe Ariès est donc intégrée à son approche communautaire de la société qui rejoint les idées principales de la philosophie corporatiste. Le fait de citer La Société féodale (1939-1940) de Marc Bloch, dans sa courte bibliographie, illustre certes sa curiosité intellectuelle mais ne change rien à l’esprit de son travail. La nouveauté réside dans l’appropriation des outils conceptuels de l’école des « Annales ». Après la guerre, dans le Temps de l’Histoire, Philippe Ariès associa la découverte de ces historiens, à ce qu’il présente comme la dépolitisation de son itinéraire, sous l’Occupation, confondue avec le refus de l’événement.
3-2) Un essai bien accueilli : la région contre le folklore
35Ce premier essai de Philippe Ariès trouva facilement un public : « Bien que je fusse tout à fait inconnu, le livre eut un certain succès et son petit tirage fut épuisé en quelques mois […]. »72 Il permit d’abord à Philippe Ariès de pénétrer dans le salon de Daniel Halévy73 qui avait présidé, fin 1941, sa conférence au Cercle Fustel de Coulanges. Enfin, la promotion de l’ouvrage fut bien organisée comme en témoignent les encarts publicitaires publiés le 20 novembre 1943, dans les journaux Révolution nationale, Les Nouveaux Temps, et Demain avec une phrase d’accroche s’inspirant du prière d’insérer : « Il faut que la France se retrouve elle-même et demeure ».
36L’une des réactions les plus chaleureuses est venue de l’Action française, en la personne de son ami et éditeur François Léger qui le rattache à la philosophie traditionaliste : « Opposer aux ambitions extravagantes de l’idéalisme démocratique, les résistances de la nature des choses est bien. »74 En définissant cette « nature », Ariès donne plus de poids et de légitimité aux contempteurs du régime démocratique. En bon maurrassien, François Léger trouve une leçon à tirer de cette réflexion : « Le patriotisme français aura demain des défenseurs. »75 Marqué par le syndicalisme révolutionnaire et collaborateur régulier des revues non-conformistes des années trente, Pierre Andreu (1909-1987) est sensible, dans la revue maréchaliste Idées, au caractère concret d’un essai qui « ouvre des perspectives de réforme et d’organisation pratique intelligemment adaptées »76. Il fait allusion aux pages consacrées par Philippe Ariès au thème « centralisation et arrondissement », et qui d’ailleurs ont été reprises dans une autre revue, Voici la France de ce mois77, dirigée par René Julliard et éditée à Vichy par les éditions Sequana. Ce mensuel rassemblait des extraits d’ouvrages parus ou des articles d’écrivains. Philippe Ariès propose dans cette partie une réflexion autour de la centralisation administrative, phénomène récent selon lui, conforté entre 1815 et 1940 où triomphent les régimes d’opinion, à cause de ce qu’il nomme « les nécessités chroniques des manipulations électorales »78. A cause de la faiblesse d’organisation des partis politiques français, les partisans du régime républicain ont dû substituer aux notables, jadis choisis dans le cru, une classe de fonctionnaires dans la direction des affaires, chargée de manipuler l’électeur. La force de la IIIe République est d’avoir su développer de nouvelles élites locales qui se sont rendues maîtresses de la commune et de l’arrondissement profitant « des avantages que leur procurait l’état parlementaire, hostile à l’ancienne aristocratie, après le 16 Mai »79. L’une des armes de la République fut l’adoption du scrutin d’arrondissement qui fit du député « à la fois le fondé de pouvoir et l’agent commissionnaire de l’arrondissement ». Ce qui fait écrire à Philippe Ariès que, chassée de la vie politique par la centralisation administrative née des nécessités électorales, la région y rentrait par la petite porte avec l’arrondissement : « On s’aperçoit mieux, aujourd’hui, après l’écroulement de la IIIe République, en 1940, de l’importance de cette politique de l’arrondissement. […] Tout est tombé. »80 Un vide s’est installé entre l’administré et l’administrateur. La Défaite a provoqué une cassure trop brutale entre les deux régimes, pour entraîner immédiatement une évolution inverse de celle qui fut menée par la IIIe République. C’est un Philippe Ariès très pragmatique qui réclame des notables et qui s’emporte presque contre le folklore entourant le thème de la région, alors qu’elle reste, écrit-il, « une réalité vivante » : « Sans doute est-ce encore dans le cadre de l’arrondissement, nom nouveau d’une chose très ancienne, que se résoudra aujourd’hui le problème du régime. »81 Autrement dit, sa capacité à recruter ses soutiens naturels. Il s’agit du seul passage de l’essai où Philippe Ariès manifeste sa volonté d’orienter la politique du régime.
37L’essai de Philippe Ariès n’est pas pour autant un livre de propagande. Il est beaucoup plus original, dans sa construction, que tous les livres ou brochures qui fleurissent entre 1940 et 1942 et qui sont consacrés « aux moyens propres à pallier les conséquences de la Défaite et de l’Occupation sur la vie quotidienne. »82 Philippe Ariès ne cède pas au genre à la mode qu’est « la littérature de la Défaite » dont l’essai de Daniel Halévy, Trois épreuves : 1814, 1870, 1940 (1941) est un exemple type, consistant à s’interroger sur la récurrence des crises politiques françaises. Sa réflexion sur le passé a pris une autre direction, loin déjà de toute référence à l’histoire événementielle.
38Absorbé par sa quête des traditions, Philippe Ariès, à la différence de ses amis Raoul Girardet, Philippe Brissaud ou J. Bruel, ne fut pas tenté par la Résistance : « J’ai connu autrefois, au temps de Vichy, l’illusion des chemins de crête : j’étais de ceux qui mettaient leur coquetterie à tenir à distances égales ou mesurées la Résistance et la Collaboration. »83 Le choc de la Défaite le conduit à une exploration du passé, à scruter les différentes formes de sociabilité et à s’interroger sur les moyens de transformer la région en « une réalité vivante ». Au moment de la Libération de Paris, il rédige sans relâche ce qui allait devenir l’Histoire des Populations françaises (1948), dont l’inspiration et la maturation sont ancrées dans l’Occupation. Lui, qui ne faisait pas la distinction, dans les années trente, entre sa famille et son militantisme d’Action française, reste au cœur de cette sociabilité maurrassienne qui est aussi son histoire particulière, celle-là même qui constitue à ses yeux une digue contre l’histoire universelle broyeuse d’hommes. C’est donc aux noms des intérêts de la communauté de tout un réseau d’habitudes et de coutumes qu’il défend à Paroles françaises, avec Pierre Boutang, « les compagnons d’autrefois », compromis dans les procès de l’Epuration. Une défense qui, sans être une réhabilitation de Vichy, n’en est pas moins, d’une certaine façon, la défense de cette notion d’héritage qu’il s’est efforcé d’approfondir, tant à la Chapelle-en-Serval que dans Les Traditions sociales dans les pays de France, fut-ce par des voies nouvelles.
Notes de bas de page
1 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, Seuil, 1980, p. 74.
2 Philippe Ariès, « L’engagement de l’homme moderne dans l’histoire », (1948), dans Le Temps de l’Histoire, Seuil, 1986, (Rocher, 1954), p. 71.
3 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 73.
4 Philippe Ariès, « L’histoire dans la civilisation moderne », (1949) dans Le Temps de l’histoire, op. cit., p. 243.
5 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 85.
6 « Esquisse d’un programme », Cahiers du Cercle Fustel de Coulanges, sixième année, no 1, octobre 1933, pp. 23-34.
7 Cette expression vague recoupe plusieurs idées : l’école serait soumise aux « partis internationaux » ainsi d’ailleurs que les associations de maîtres.
8 Entretien avec François Léger le 3 mai 1999.
9 Philippe Ariès, « La Réforme de l’enseignement historique », Etudiant français, décembre 1938.
10 Ibid.
11 Wilfred D. Halls, Les Jeunes et la Politique de Vichy, Syros, 1988 (édition française), p. 22. De son côté R. Paxton insiste pour que l’on ne réduise pas Vichy aux seules influences maurrassiennes.
12 Cf. « Cahier Boegner », chemise D. 97.26 intitulée « Cercle Fustel de Coulanges 1937-1940 », (Fonds Boegner, BNM). H. Boegner y consignait les activités du cercle.
13 Cf. François Sentein, Minutes d’un Libertin, La Table Ronde, 1977, p. 214.
14 Wilfred D. Halls, Les Jeunes et la politique de Vichy, op. cit., pp. 24-25.
15 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 87.
16 Cahier Boegner, (Fonds Boegner, BNM).
17 Cf. Sébastien Laurent, Daniel Halévy, Grasset, 2001, pp. 438-440.
18 Sur une feuille volante et non datée du « Cahier Boegner » son nom est aux côtés de ceux de Philippe Ariès et de Raoul Girardet : ils sont associés à la mention « Centres de jeunes chômeurs » (F.B., B.N.M.).
19 François Sentein, Minutes d’un libertin, op. cit., p. 220-221.
20 Cf. Henri Rousso, « Politique, idéologie et culture », dans Jean-Pierre Rioux, La Vie culturelle sous Vichy, Bruxelles, Complexes, 1990, p. 27.
21 Cf. François Sentein, Nouvelles minutes d’un libertin, 1942-1943, Le Promeneur, 2000, pp. 38, 71, 87, 91, 143.
22 Ibid., p. 87.
23 Cf. François Sentein, Minutes d’un libertin, op. cit., p. 213.
24 François Sentein, Nouvelles Minutes d’un libertin, op. cit., p. 87.
25 Ibid., 38.
26 Ibid., p. 71.
27 François Sentein, Nouvelles minutes d’un libertin, op. cit., p. 91. François Sentein n’en dit toutefois pas plus sur le contenu de ce programme.
28 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 79.
29 Ibid., p. 80.
30 Limore Yagil, « Les écoles de cadres en zone occupée (1940-1944) », Guerres mondiales et conflits contemporains, no 172, 1993, pp. 101-110.
31 Cf. Pierre Giolitto, Histoire de la jeunesse sous Vichy, Perrin, 1991, pp. 637-640.
32 Pierre Monnier, À l’Ombre des grandes têtes molles, op. cit., p. 154.
33 Cf. Pierre Giolitto, Histoire de la Jeunesse sous Vichy, op. cit., p. 528-529. Lʹhistorien voit dans cette structure pour laquelle Jérôme Carcopino hésita à donner son agrément, une « tentation fasciste ».
34 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 79.
35 Philippe Ariès, « L’Histoire scientifique » (1949), dans Le Temps de l’Histoire, op. cit., p. 222.
36 Ibid.
37 Ibid.
38 Ibid.
39 Ibid.
40 Cf. lettre de Jacques Bousquet à M. le directeur du Cabinet du Maréchal du 3 janvier 1942 (AD de l’Oise, 39W 8760 « Politique de la Jeunesse, création de camp »)
41 Philippe Ariès, « L’histoire marxiste et l’histoire conservatrice » (1947), dans Le Temps de l’Histoire, op. cit., p. 57.
42 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 80.
43 Ibid.
44 François Sentein, Nouvelles Minutes d’un libertin, op. cit., p. 91.
45 Ibid., p. 143.
46 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 81.
47 Ibid.
48 Ibid.
49 Ibid., p. 47.
50 Cf. Dossier « Philippe Ariès », (Institut de Recherches sur les fruits et agrumes. Département « Fruitiers » du CIRAD).
51 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 82.
52 Jean-Marie Charpentier, L’Institut de recherches sur les fruits et agrumes 1942-1984. De l’IFAC à l’IRFA, Cirad, 1985, p. 8.
53 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 83.
54 Ibid., p. 85.
55 Repris dans Philippe Ariès, Essais de mémoire, 1943-1983, Le Seuil, 1993, coll. « L’Univers Historique », pp. 91-187.
56 Voir la bibliographie des articles de Philippe Ariès pour les années 1944 et 1945 en fin de volume.
57 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 86.
58 Cela dit, un certain nombre d’exemplaires avec la francisque ont dû quand même être diffusés, comme celui que nous avons trouvé à la bibliothèque de l’Institut d’Études Politiques de Paris.
59 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p 84.
60 Guy Rossi-Landi, « La Région », dans Jean-François Sirinelli (sous la dir.), Histoire des droites, t. III, Sensibilités, Gallimard, 1992, p. 71.
61 Philippe Ariès, « L’histoire dans la civilisation moderne » (1949) dans Le Temps de l’Histoire, op. cit., p. 242.
62 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 84.
63 Philippe Ariès, « Confessions d’un anarchiste de droite », Contrepoint, no 15, septembre 1974, p. 92.
64 Philippe Ariès, Les Traditions sociales dans les pays de France, op. cit., p. 94.
65 Ibid.
66 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 86.
67 Ibid., p. 84.
68 Ibid, p. 78.
69 Dans une lettre à Philippe Ariès, André Béjin qui vient de lire Un Historien du dimanche est surpris de l’insistance avec laquelle l’auteur du livre affirme que les doctrines de l’A.F. ne le prédisposaient pas à prêter attention à l’espace social : « […] je crois me rappeler que l’un des pères fondateurs de la sociologie, Auguste Comte, n’a pas été sans influencer Maurras. Ce dernier n’aurait-il donc retenu de Comte que ce qui ne relevait pas de sa « sociologie » ? » (Lettre du 20 mai 1980, APA).
70 Bruno Goyet, Charles Maurras, Presses de Sciences Po, coll. « Référence, facettes », 2000, p. 148.
71 Maurice Halbwachs, cité dans Philippe Ariès, Traditions sociales…, op. cit., p. 93.
72 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 86
73 Ibid.., p. 87.
74 François Regel (pseudonyme de Léger), « De la nature des choses », L’Action française, 4 août 1943.
75 Ibid.
76 Pierre Andreu, « ARIES : Les Traditions sociales dans les pays de France (Éditions de la Nouvelle France) », Idées, no 27, janvier 1944.
77 Philippe Ariès, « Centralisation et arrondissement (Les Traditions sociales dans les pays de France), éditions de la Nouvelle France », Voici La France de ce mois, Vichy, no 49, mars 1944, pp. 154-164. Repris dans Essais de Mémoire 1943-1983, op. cit. pp. 154-164.
78 Ibid, p. 160.
79 Ibid, p. 162.
80 Ibid, p. 163.
81 Ibid, p. 164.
82 Gérard Loiseaux, La Littérature de la défaite et de la collaboration, Fayard, 1995, p. 273.
83 Philippe Ariès, « À l’heure où les camps se retranchent », Nation française, no 324, 20 décembre 1961.
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