Chapitre III : Contre la Troisième République : à l’école de l’Action française 1936-1939
p. 47-66
Texte intégral
1L’année 1936 marque une phase nouvelle dans l’itinéraire de Philippe Ariès qui rejoint le groupe des étudiants de l’Action française. Son royalisme familial, qui s’était déjà politisé en 1926 avec la condamnation du mouvement par le Vatican, devient un royalisme militant, dans le cadre de l’organisation politique de Charles Maurras. Son engagement coïncide avec le temps du Front Populaire, période de radicalisation de la vie politique avec les violentes campagnes de presse de l’extrême droite contre la personne de Léon Blum. A l’extérieur, la menace de la guerre alimente ce climat de violence. Ces trois années de militantisme actif qui se confondent avec le journal des étudiants de l’Action française, le bi-mensuel L’Étudiant français, furent pour Philippe Ariès le temps des amitiés. Ces amitiés très fortes, enracinées dans un combat politique dirigé contre la démocratie et la République, incarnèrent tout au long de sa vie, une forme d’âge d’or, qu’il n’eut de cesse de rechercher tant à Paroles françaises qu’à la Nation française.
2Ce temps est aussi pour lui une période d’effervescence intellectuelle. Si l’intéressé, qui a tendance à surévaluer l’héritage moins politisé de son enfance estime que cette période de sa vie n’a pas été celle de ses choix intellectuels décisifs1, tant son diplôme d’études supérieures que son essai non publié sur l’écrivain romantique Alfred De Musset expriment déjà quelques tendances fortes de sa pensée, qui trouvèrent un prolongement naturel dans l’expérience de la Révolution nationale.
1) Collaborateur de l’Étudiant français : un militant orthodoxe
1-1) Abattre la République
3Philippe Ariès rejoignit l’Étudiant français en juin 1936, date de son premier article intitulé « Le problème national en Autriche »2. Il y collabora régulièrement — rédigeant dix-neuf articles — jusqu’en mai 1939 quand l’Étudiant Français publie le texte de sa conférence, prononcée au Cercle d’Études Politiques de l’Action française, dans le cadre de l’Institut d’Action française, devant Charles Maurras, sur le thème « Les nations romantiques »3.
4En 1920, le mouvement maurrassien qui dispose depuis le début du siècle d’un quotidien animé par Charles Maurras, se dote d’un organe destiné à ses jeunes militants. L’Étudiant français qui n’était pas aussi bien diffusé que l’Action française, puisque sa vente se faisait surtout à la criée, par ses collaborateurs, permit à toute une génération d’intellectuels de droite de faire ses classes : « Ses colonnes devaient voir la signature de Claude et Gabriel Jeantet, Jean de Fabrègues, Jean Humbert, CLaude Roy, Philippe Ariès, Pierre Boutang, Jacques Laurent, Raoul Girardet, Philippe Brissaud, Robert Brasillach, Firmin Roz, Jean Dufour, sans compter celle des historiens Pierre Gaxotte, Jean Héritier… »4.
5Ce « petit frère » du grand quotidien suit la même ligne éditoriale que l’Action française et participe, avec le même extrémisme, aux campagnes de presse de l’époque, sans être pour autant dans sa présentation une copie conforme, le journal accordant une large place à « La vie des étudiants ». Dans une mise au point en décembre 1938, intitulée « Notre but », ses collaborateurs rappellent que l’Étudiant français doit être « Doctrinal et violent » : « La Lutte contre la démocratie est pour chacun de nous une question personnelle »5.
6Le contexte politique de la France et les tensions dans les relations internationales à la fin des années trente aggravent cette dérive extrémiste du journal et de l’Action française en général qui, depuis la condamnation de 1926, et bien davantage depuis son rôle contesté lors de la manifestation du 6 février 1934, connaît une phase de déclin, à tel point que la dissolution de la ligue fut une honorable porte de sortie pour une structure en perte de vitesse.6 Le leader de l’Action française n’incarne plus le modèle incontesté de l’opposition nationale. L’Action française doit affronter, à partir de 1936, la concurrence du parti activiste de Jacques Doriot, le Parti Populaire Français ou celui de François de La Rocque, le Parti Social français. D’anciens camelots du roi, exclus de l’Action française forment le noyau initial de la Cagoule. Au cours des années trente, l’AF connaît plusieurs dissidences parmi des figures qui avaient contribué à son rayonnement comme Georges Bernanos, Robert Brasillach ou Lucien Rebatet.
7Privée de ligue, l’Action française se replie sur son quotidien, imitée en cela par l’Étudiant Français qui donne l’impression d’être un camp retranché où l’on ne voit guère de solution que dans la violence verbale. Le paroxysme de cette situation fut la période d’emprisonnement de Charles Maurras, d’octobre 1936 à juillet 1937. Dans son numéro du 25 novembre 1936, le journal titre : « Le Youtre au ministère… Maurras à la santé ! ». Si l’antisémitisme est latent dans le discours de l’Action française depuis ses origines, la nomination de Léon Blum à la présidence du Conseil est le point de départ d’une virulente campagne de presse, qui frappait également ses ministres dont Jean Zay, responsable du portefeuille de l’Éducation nationale. Attaqué sur son extrémisme, le journal sait à l’occasion se défendre : « Notre » antisémitisme d’État n’est-il pas dans une « position intermédiaire » entre l’antisémitisme raciste d’une part, et d’autre part l’aveugle attitude de ceux qui veulent ouvrir tout grand aux Juifs internationaux les avenues du pouvoir en France ? »7. Dans une « Note sur l’injure », L’Étudiant Français de janvier 1939, défend aussi la violence verbale sous la plume de Pierre Boutang qui estime que « quand les lois sont défaillantes, l’injure assume le rôle des Erynnies […] ». Agrégé de philosophie, Pierre Boutang (1911-1998) est un des éléments les plus brillants du groupe de l’Étudiant Français. Philippe Ariès s’est alors lié pour la vie avec ce météore qui « ressemblait à un page du Quattrocento […] »8.
8Cette culture de la violence est un élément fort de la culture politique d’Action française. Philippe Ariès qui a tendance à sous-évaluer l’héritage politique de cette période, se complait dans l’évocation des « jours de bagarre »9. En bon camelot, un militant se doit de défendre ses idées dans la rue car le combat doctrinal de l’Étudiant Français ne peut à lui seul suffire : « […] Les publications venaient au second rang après les traditions de naguère : la farce, le coup de poing, l’émeute restaient les moyens favoris des étudiants »10. Les jours de bagarres sont indissociables d’une camaraderie : « […] mes premiers articles dans l’Étudiant français, […], exaltaient à propos des chouans, le sens de la bande, de la petite collectivité forgée par les solidarités de la vie quotidienne et de la coutume »11. Dans une série d’articles sur le thème « Réflexions sur la Contre-Révolution », Ariès réfléchit, en effet, à la « La Fronde vendéenne »12. Le propos n’est pas de faire l’histoire de ce qu’Ariès présente tout à la fois comme une jacquerie, une croisade religieuse et une insurrection royaliste, mais de s’occuper « de la structure des unités combattantes » qui puisent leur force et leur légitimité dans « les antiques habitudes de vie collective » au nom des intérêts de la communauté. Justification d’une révolte spontanée et instinctive, l’article préconise une dissidence. Philippe Ariès opposait à l’individualisme démocratique, le sens de la solidarité d’un petit groupe. Quelles étaient, rue Saint-André des Arts, ces « antiques habitudes de vie collective » ?
9Parmi les structures de sociabilité qui permettent de réunir les militants nous trouvons le journal de l’Étudiant français et le local des étudiants de la rue Saint-André des Arts situé au numéro 33, au second étage d’une maison du XVIIIe siècle : « Au mur étaient accrochées une photographie du duc d’Orléans, une autre du duc de Guise et une grande reproduction du poème d’Anatole France qui sert de préface au Chemin de Paradis13 »14. Cette description est celle de François Léger au moment où il s’inscrit au Comité des Étudiants de l’Action française, au milieu des années trente. Celui qui devait devenir avec Raoul Girardet, Pierre Boutang et François Brissaud l’un des plus proches amis d’Ariès n’est pas issu à proprement parler d’un milieu traditionaliste. L’écrivain Jacques Laurent insiste sur la diversité des parcours de ceux qui se retrouvaient à l’AF : « En quelque mois, j’y connus P. Ariès, J. Bruel, P. Boutang, R. Girardet dont aucun n’avait emprunté le même chemin pour parvenir en cette région de l’esprit, de l’action et de l’amitié que nous partagions. »15
10La camaraderie était aussi une connivence familiale comme l’exprime François Léger évoquant la famille Ariès : « Ses parents m’avaient adopté comme les miens avaient adopté Philippe. Ses frères, sa sœur étaient les meilleurs enfants du monde et toute sa famille lui ressemblait par son agitation, sa convivialité et finalement sa candeur […] »16. La famille, prolongement de la bande, est une forme de ces petites communautés qui enflamment tant l’imagination de l’historien débutant : « Chaque maison était un petit monde dont nous apprécions la particularité. »17
11La famille est un refuge face aux désordres de la rue transformée en champ de bataille. Après avoir fait avec François Léger et Raoul Girardet le coup de poing contre les socialistes ou les communistes sur le « Boul’Mich », les bagarreurs se réfugiaient chez Mme Girardet pour s’y faire soigner. Dans ses souvenirs, François Léger évoque notamment une empoignade de Philippe Ariès avec « […] un certain Monnerot, qu’il prétendra plus tard avoir identifié comme le futur grand sociologue qu’aujourd’hui nous vénérons, mais qui devait être son frère, meneur réputé et redoutable »18.
12L’action ne fut pas toujours envisagée comme un simple chahut. L’article de Philippe Ariès sur la fronde vendéenne mettait l’accent sur la « structure des unités combattantes ». Si, avec ses amis en général, ils ne furent guère sensibles aux revues non conformistes des années trente, ils n’en étaient pas moins imprégnés d’une morale de l’action très répandue dans les organes de jeunes fascinés par le communisme et le fascisme, plus rarement par le nazisme. Raoul Girardet présente un Thierry Maulnier, vêtu d’une chemise rouge qui allait déposer des fleurs au mur des Fédérés. De son vrai nom Jacques Talagrand (1909-1988), Thierry Maulnier qui adhéra à l’Action française en 1930 dirigea avec Jean de Fabrègues Combat ainsi que Je Suis Partout avec Robert Brasillach. Raoul Girardet signale aussi le culte dont faisait l’objet le roman de l’écrivain allemand Ernst Von Salomon, Les Réprouvés (1930), que Philippe Ariès, quant à lui, évoque comme l’une des lectures favorites de sa jeunesse : « Ce livre magistral, dont l’influence a été grande sur la génération qui avait entre vingt-cinq et trente-cinq ans en 1940 […] »19. L’autre lecture, très prisée des militants avides d’action, était le livre de Cuzio Malaparte, Technique du Coup d’État (1931).
13Dans ce contexte, la guerre civile espagnole a revêtu une importance capitale. Si elle entraîne la dissidence de l’écrivain Georges Bernanos au sein du mouvement maurrassien, celle-ci ne touche guère Philippe Ariès car son monde, confesse-t-il, « était en bloc pour Franco et contre les rouges »20. Deux ans après l’échec du 6 février 1934, l’Espagne incarne l’espoir de la réussite pour une droite contrerévolutionnaire. Comme le résume Jacques Laurent, à défaut d’action, « l’Action française s’adonnait volontiers à l’apologie de celle-ci […] »21. Jean de Fabrègues (1906-1983), dissident maurrassien tenté par le non-conformisme, porte un regard intéressant sur la fascination qu’a pu exercer la guerre civile espagnole sur la droite maurrassienne : « […] dans cette révolution espagnole naissante, les hommes dont Brasillach se sentira le plus près, ce sont ceux dont la pensée doit peu au plus rationnel de Maurras : c’est la Phalange de José Antonio de Primo de Rivera. »22
14L’Action française et l’Étudiant français en particulier ont manifesté une certaine admiration pour les dictateurs Mussolini, Franco ou Salazar qui avaient en commun cette latinité, si présente dans la culture politique d’Action française, perceptible jusque dans l’approche du problème des relations internationales. L’Action française, avec une partie de la droite, défendit l’Italie au moment de la guerre d’Ethiopie et Philippe Ariès qui s’essaie, après l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, à la politique étrangère fait preuve d’une parfaite orthodoxie en la matière, en expliquant comment les démocraties ont facilité la tâche d’Hitler en Europe centrale en s’obstinant à marginaliser Mussolini23. En mars 1939, l’Étudiant français rend compte du livre d’Henri Massis intitulé Chefs (Plon, 1939), constitué de trois dialogues politiques avec Franco, Salazar et Mussolini : « […] peu de livres viennent davantage s’inscrire dans le cours de nos préoccupations les plus vives »24. Jugeant nécessaire d’établir une distinction entre les différents types de dictatures, cette notule pose la question de savoir si une solidarité ne doit pas s’imposer avec les régimes qui « se fondent sur une idée commune de la civilisation occidentale ». Charles Maurras avait fait un voyage dans l’Espagne de Franco, en mai 1938, lors duquel il fut élu membre correspondant de l’Académie royale espagnole. Franco incarnait ce Monk qu’il appelait de ses vœux pour accomplir une révolution autoritaire. Sans adhérer de façon inconditionnelle aux régimes autoritaires latins et au fascisme, les jeunes de l’Étudiant français ne furent pas pour autant imperméables à une forme de romantisme de l’action qui pouvait être aussi l’expression d’une forme de désespoir. Dans une lettre à Philippe Brissaud, Pierre Boutang qui est convaincu que la guerre est imminente et qu’une solution de type Action française n’est guère envisageable, n’hésite pas à écrire, que la seule chance de succès est « d’agir en désespérés » : « en hommes qui refusent de s’installer — nous devons être des brutes — c’est-à-dire des bêtes sauvages qui ne veulent pas s’adapter — hurler à la lune et descendre en meutes sur les cités crapuleuses endormies. »25 Au-delà de la pose, cette confession imprégnée de toute la thématique littéraire que nous venons d’évoquer est tout à la fois un aveu d’impuissance et une exaltation de l’action au nom du refus absolu de la démocratie.
15Complexés dans une Action française accusée d’impéritie depuis le six février 1934, les amis de l’Étudiant français sont à la recherche d’exemples. Tous firent un voyage en Italie à la fin des années trente. Après une expédition en Autriche en 1937, Philippe Ariès s’y rend avec son ami François Léger, « […] le seul pays qui nous attirait vraiment ». « Non pas l’Italie des Italiens, mais une Italie de souvenirs, de lectures, celle de Dante et du Quattrocento. »26 Il y a alors une fascination pour la réussite d’un régime qui savait s’appuyer sur une monarchie héréditaire. Si la doctrine maurrassienne constitua une digue protectrice à l’égard du fascisme, il n’exista jamais une frontière étanche entre les jeunes de l’Étudiant français, les anciens de l’Action française comme Robert Brasillach et Lucien Rebatet passés à Je Suis Partout ou le milieu des non-conformistes, dont l’équipe constituée autour de Thierry Maulnier à l’Insurgé, symbole d’une presse que dévoraient aussi les maurrassiens orthodoxes. Les hommes et les idées circulaient entre les différents groupes. Si Philippe Brissaud, François Léger, Raoul Girardet et Pierre Boutang ne furent pas tentés par l’aventure de la presse non-conformiste, des collaborateurs de l’Étudiant français comme François Sentein, Pierre Monnier ou Jacques Laurent cédèrent à la tentation, sans pour autant rompre avec leurs amis maurrassiens de stricte obédience. Philippe Ariès évoque, dans ses souvenirs, Jacques Laurent mais ne l’intègre pas à la « bande » car, écrit-il, « […] nous le jugions plutôt rétif à nos pédantes orthodoxies ».27 De son côté, Jacques Laurent, qui privilégie son expérience dans la presse non-conformiste sur celle de l’Étudiant français, estime que, par ses origines familiales, Philippe Ariès « avait été formé par des propos et des textes qui l’entraînaient à s’attendrir sur le bonheur de vivre dans l’ancienne France »28. Il y avait, comme au sein de tout groupe politique, un certain nombre de cercles d’amis plus ou moins critiques à l’égard de l’orthodoxie du mouvement.
1-2) Le culte des maîtres de l’Action française : le catéchisme maurrassien
16Le culte de la pensée du fondateur de l’Action française est une étape obligée dans la vie du militant. Sur la vingtaine d’articles publiés par Philippe Ariès dans l’Etudiant français, cinq sont uniquement centrés sur la pensée maurrassienne et un sur l’ouvrage de Charles Maurras, Devant l’Allemagne éternelle (1937). Ils éclairent un aspect de la pensée du maître. Depuis ses origines, l’Action française a déployé de gros efforts dans le domaine de la formation de ses militants avec l’Institut d’Action française créé en 1906 et avec une maison d’édition, La Nouvelle Librairie nationale.
17Dans l’article intitulé « Un aspect de la pensée de Charles Maurras »29, Philippe Ariès prend, comme point de départ, une citation extraite d’un ouvrage du philosophe, la Musique intérieure (1925) qui est un recueil de poèmes dont les plus anciens remontaient aux années 1890. Il s’agit de montrer la cohérence de ce texte dans l’œuvre de Maurras. Récapitulant en trois points, sous forme de plan, l’essentiel de son argumentation, il conclut sous l’autorité du maître : « […] nous retrouvons le système bien connu de Charles Maurras tel qu’il apparaît tous les jours dans l’« A.F. » : condamnation de la démocratie et de sa foi dans le progrès et la bonté naturelle de l’homme — organisation de l’État en tenant compte des groupes sociaux indispensables : familles, corporations, provinces. Enfin, nécessité de régler cette vie politique suivant des habitudes qui s’imposent. »30 Dans une autre contribution, il entreprend de défendre et d’illustrer une autre œuvre de jeunesse, Le Chemin de Paradis (1895), selon une méthode qui consiste à « pratiquer dans l’œuvre quelques coupes destinées à révéler sa stratification. »31 Il s’agit d’isoler et de placer en exergue des citations de Maurras, destinées à montrer la justesse de ses positions. Recueil de « mythes et fabliaux », le Chemin de Paradis appartient au Maurras d’avant l’Action française, et exprime l’état d’esprit du jeune écrivain autour de ses vingt-cinq ans. Loin de tout esprit de système, et témoignant des influences avant-gardistes de la fin du siècle, Le Chemin de Paradis fut dénoncé, lors des premières campagnes catholiques contre l’Action française, comme un livre « païen ». Cela n’empêcha pas Maurras de le rééditer, à huit reprises, car ce recueil était associé à une période essentielle de sa vie qui contribua à forger sa sensibilité et surtout ses refus. Fidèle à toute une hagiographie maurrassienne, Philippe Ariès n’hésite pas à se frotter à cette œuvre en la politisant. Certes, si Maurras a pu être attiré par « l’Idée la plus éthérée », par le culte de l’esthétique pour l’esthétique, il a surmonté les tentations : « […] le culte et le service de l’Idée l’ont ramené sur la terre — et ce penseur est devenu un lutteur, un lutteur parce qu’un penseur : la méditation philosophique l’amenait naturellement aux premiers rangs de la bataille politique : […] »32. Philippe Ariès décline le plus souvent l’œuvre de son maître, qu’il n’hésite pas à comparer à Pascal, sous la forme de certitudes : « La vérité politique sert à définir notre position en face des réalités, et celles-ci, quoi qu’on en pense, sont, et agissent et réagissent sur nous. »33
18La défense d’un ouvrage comme le Chemin de Paradis traduit aussi ce retour du « politique d’abord » imposé par la conjoncture politique avec le Front populaire et l’internement de Maurras, fin 1936. La démarche de l’Étudiant français s’inscrit dans un projet plus vaste, commun aux publications de la mouvance d’Action française, visant à défendre celui dont le séjour en prison permet de se poser en martyr, tout en revalorisant la figure du combattant.
19Trente-cinq ans après son article sur Le Chemin de Paradis, Philippe Ariès livre une passionnante mise au point sur la mort dans cette ouvre où l’historien de la maturité procède à une sorte de mea culpa : « La pensée de Maurras est tellement moins cohérente et arrêtée dans le temps qu’il a voulu croire et faire croire […]. »34 Lui qui a participé à ce travail de polissage de la pensée de Maurras est alors d’autant plus à l’aise pour la situer dans l’œuvre de l’écrivain : « On sera frappé par l’absence de la notion pourtant capitale d’héritage, et aussi, chose très significative dans ce livre que nous dirons tout à l’heure dominé par la mort, de la notion d’insécurité, de fragilité des cités humaines. »35 Autant de thèmes qui eurent une place essentielle dans l’œuvre ultérieure de Maurras et qui furent au centre des préoccupations de Philippe Ariès. À ce titre, cette période de militantisme constitue une matrice essentielle dans la formation intellectuelle de l’historien qui sacrifia, avec ses camarades, au culte d’une autre figure importante de l’Action française, celle de l’historien Jacques Bainville (1879-1936), établissant avec ce dernier une relation passionnelle qui devait le mener, dans un esprit de filiation, à remettre en cause sa méthode historique.
20Jacques Bainville est mort en 1936. Les anniversaires de sa disparition sont autant d’occasions de numéros spéciaux de l’Étudiant français. En février 1939, l’équipe éditoriale place en première page une photographie de l’historien suivie d’une véritable déclaration d’allégeance à sa personne et à son œuvre. Lors de ses obsèques, le 13 février 1936, boulevard Saint-Germain à Paris, Léon Blum qui croisa le cortège funèbre fut pris à partie et frappé par des militants nationalistes, ce qui conduisit le gouvernement à interdire la ligue d’Action française. Dans la mémoire maurrassienne l’incident prit place, aux côtés d’autres hauts faits d’armes, comme l’évasion de Léon Daudet.
21Ses origines républicaines et son engagement dreyfusard ne destinaient pas Jacques Bainville à devenir cette figure tutélaire de la droite maurrassienne36. Pour les jeunes de l’Étudiant français, il est d’abord l’auteur des Conséquences politiques de la paix (1920). Cet essai connut un véritable succès de librairie et devint un « livre culte » dans le contexte international des années trente et de la marche à la guerre. Toute une génération, y compris de dissidents de l’Action française, trouva dans cette charge contre le traité de Versailles, « une paix trop douce pour ce qu’elle a de dur », selon son auteur, les justifications du refus de la guerre et de leur pacifisme quand le danger de celle-ci devint imminent. L’argument de la presse maurrassienne consistait à dire que, puisque Jacques Bainville avait su prévoir aussi bien la remilitarisation que l’expansion de l’Allemagne, pourquoi nos dirigeants n’avaient-ils pas suivi les sages conseils de ce prophète, qui avait écrit que le traité des vainqueurs contenait en germe la future guerre franco-allemande ?
22Pour François Léger, Jacques Bainville « avait lu les événements comme nous apprenions à lire les textes »37. Les récits d’anciens maurrassiens, comme ceux de Jacques Laurent, Michel Déon ou Pierre Monnier, évoquent cet engouement pour Bainville presque comme un passage obligé.
23Philippe Ariès, qui s’étend longuement sur Jacques Bainville dans un chapitre du Temps de l’Histoire38, n’évoque pas Les Conséquences politiques de la paix dans ses souvenirs. Son rapport avec l’historien est très complexe. Ses choix intellectuels qui l’amènent dans les années quarante à découvrir les historiens des « Annales » se sont faits dans une large mesure contre le type d’histoire pratiqué par Jacques Bainville. Pour autant, Philippe Ariès reconnaît l’utilité de la démarche incarnée par le célèbre historien, en terme de rapport de force, contre une histoire républicaine jugée manipulatrice et mieux, prétend poursuivre son héritage mais en renouvelant ses méthodes.
24La lecture des œuvres de Jacques Bainville, durant sa jeunesse, a guidé le collaborateur de l’Étudiant français. Philippe Ariès, qui s’était peu essayé au commentaire de la politique intérieure ou internationale, rédigea juste après l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, un article intitulé « L’Anschluss et ses répercussions sur la politique anglaise et italienne »39 qui doit quasiment tout à la manière bainvillienne, tant dans sa façon de poser les problèmes que d’y répondre, avec cette sûreté de jugement de celui qui savait. Son article qui se présente comme un exposé de faits glisse parfois vers la critique du régime républicain : « […] il a fallu moins de temps à l’Allemagne pour envahir l’Autriche qu’à la France pour constituer un ministère. » Philippe Ariès tire les conclusions de l’Anschluss, et, à la suite de ce qu’avait écrit, en 1920, Jacques Bainville, s’inquiète sur le sort qu’Hitler s’apprête à réserver à la Tchécoslovaquie. Selon l’auteur de l’article, une invasion de celle-ci ne manquerait pas d’entraîner « automatiquement, dans l’état actuel des alliances, l’intervention militaire de la France »40. Le jeune collaborateur de l’Étudiant français redoute donc, comme l’ensemble du camp maurrassien, la guerre. Selon Eugen Weber, la position de l’Action française, à partir de l’Anschluss, vise à faire ressortir qu’il « n’existait pas de liens entraînant l’appui de la France au cas où les Tchèques se trouvaient attaqués par quelque puissance étrangère […]41. Aussi, afin d’essayer de contrecarrer les initiatives d’Hitler, Philippe Ariès pense qu’il serait réaliste de « briser l’axe italo-allemand, en accordant à l’Italie la reconnaissance de son empire, des avantages économiques, et en l’incitant à reprendre, une fois sa situation dans la Méditerranée stabilisée, sa politique d’influence danubienne »42. Philippe Ariès rejette donc les erreurs de notre diplomatie sur Aristide Briand, l’apôtre de la réconciliation franco-allemande, l’ennemi juré de l’Action française, ne voyant de salut que dans le pays réel et son sauveur Charles Maurras le « seul celui qui ne s’est jamais trompé dans ses prévisions ».
25Le point faible de l’argumentation de Jacques Bainville, qui est aussi celui de Philippe Ariès dans son article, tient dans leur manque de clairvoyance devant la dimension totalitaire du fascisme et du nazisme. Si Jacques Bainville fut lucide sur la gravité de la menace hitlérienne, prévoyant Munich, l’Anschluss, et la crise polonaise, il n’intègre pas dans son analyse la spécificité du régime nazi, se contentant uniquement d’une analyse des relations internationales. Ce manque de discernement s’explique aussi par la haine du totalitarisme communiste chez les maurrassiens qui sont convaincus qu’un écrasement de l’Allemagne signifierait une déferlante rouge.
26L’analyse bainvillienne repose sur une vision de l’histoire, exposée notamment dans Histoire de deux peuples (1915) que Philippe Ariès dit avoir dévoré dans sa prime jeunesse. Pour Jacques Bainville, les traités de Westphalie (1648) permettaient, grâce à une politique habile de la monarchie française, de combattre l’influence allemande en favorisant son émiettement. Ce subtil équilibre fut remis en cause par les régimes issus de la Révolution française. Philippe Ariès reprit ce schéma explicatif lors d’une conférence sur « Les nations romantiques », prononcée à l’Institut d’Action française, le 30 avril 1939, sous la présidence de Charles Maurras. Il y insiste sur les conditions de la naissance des mouvements de nationalités et sur leur volonté manifeste de saper l’autorité des monarchies en favorisant la démocratie. Dans un article intitulé « Devant l’Allemagne éternelle », Philippe Ariès reprend l’idée maurrassienne qui consiste à voir dans le nazisme allemand, certes un régime autoritaire, mais reflétant l’expression de la volonté générale, c’est-à-dire la démocratie, perçue comme une forme de totalitarisme43. L’Etudiant français suivit, avec ténacité, cette ligne éditoriale, résumant ainsi sa vision du régime politique allemand : « On le voit, entre l’hitlérisme et notre démocratie, il n’y a pas une différence de nature, mais une différence de degré et pour ainsi dire d’étapes. »44
27Doit-on voir, dans le détachement ultérieur d’Ariès à l’égard de l’histoire événementielle, une forme de réaction à cette adhésion totale à un système d’explication, peu attentif aux lames de fond de l’histoire, utilisant celle-ci comme un arsenal d’arguments ?
28Les jeunes de l’Action française éprouvaient tous une vive admiration pour les figures tutélaires du mouvement comme Charles Maurras, Jacques Bainville, Léon Daudet ou Henri Massis qui incarnaient l’âge d’or du mouvement. Les occasions de rencontre ne manquaient pas entre les jeunes et leurs aînés, que ce soit dans le cadre de l’Institut d’Action française, dans le salon de Madame Bainville ou encore dans divers cercles liés à l’Action française, comme le Cercle Fustel de Coulanges.
29Philippe Ariès donna trois conférences « Le roi arbitre des libertés », « La théorie du profit chez La Tour du Pin », ou « Les nations romantiques »45 à l’Institut d’Action française dans le cadre d’un cercle d’études politiques dirigé par son ami François Léger qui avait succédé dans cette fonction à Édouard Delebecque. Les réunions se déroulaient cinq ou six fois par an rue Saint-André des Arts. Charles Maurras arrivait autour de 21 heures avec, dans les mains, le texte dactylographié de l’étudiant qui devait parler46. Durant la conférence, il « […] relisait le texte et, par moments, en annotait la marge de grands hiéroglyphes bleus qui n’étaient pas sans beauté. »47 Ensuite, Charles Maurras prenait la parole, moment attendu par l’auditoire qui tombait sous le charme de son éloquence.
30Philippe Ariès comme la plupart de ses amis qui défilèrent au Cercle d’Études Politiques, que ce soit Philippe Brissaud, Raoul Girardet ou Pierre Boutang, était donc connu du Maître. Il avait d’ailleurs sa confiance. Ainsi, à la demande de la responsable de l’Association des Dames royalistes de Seine-Inférieure48, qui souhaitait mettre sur pied un Cercle d’Études, en liaison avec le président des Étudiants d’Action française de Rouen, Charles Maurras conseilla de s’adresser à Philippe Ariès chargé de lui communiquer le programme de la dernière session, probablement celui de la dernière session du Cercle d’études politiques de la rue Saint-André des Arts.
31Pour sa première conférence, le jeune collaborateur de l’Étudiant français discourut sous l’autorité d’Henri Massis (1886-1970). Au moment où Maurras prenait ses distances avec ses anciens disciples, notamment avec le Thierry Maulnier de la revue non-conformiste l’Insurgé, Henri Massis sut établir un dialogue avec la nouvelle génération dont on trouve un exemple dans la co-signature avec Robert Brasillach des Cadets de l’Alcazar (1937). Il contribua donc à favoriser un échange entre les étudiants de la rue Saint-André des Arts et une frange des non-conformistes des années trente : « Il avait eu, en 1914, sa veillée d’armes et voulait nous équiper intellectuellement pour celle où nous étions nous-mêmes entrés. »49
32Philippe Ariès côtoya aussi ses maîtres dans le salon de Jacques Bainville et surtout dans celui que continua de tenir sa veuve, après la mort de son mari en 1936. Situé rue de Bellechasse, il était ouvert le jeudi afin, précise François Léger, que « les messieurs de l’Académie » qui avaient pesé de tout leur poids dans l’élection de Charles Maurras sous la Coupole, puissent y faire une escale. Abel Bonnard était un habitué ainsi que Léon Daudet, l’écrivain Henri Bordeaux, Arthème Fayard, Pierre Gaxotte, le comte Charles de Chambrun et Daniel Halévy qui visait alors l’Académie française. Aussi bien Raoul Girardet que François Léger soulignent la liberté de ton qui régnait dans ce salon.
2) À la recherche des libertés concrètes : au service d’une histoire militante
33Mouvement de combat, l’Action française est aussi un mouvement d’idées qui élabore une culture contre-républicaine visant à réhabiliter l’idée de « contre-révolution », mise à mal dans les années 1870 par les échecs successifs des différentes tentatives royalistes. Philippe Ariès participe à ce combat doctrinal dirigé contre l’idéologie de la IIIe République avec ses articles consacrés à l’histoire de la contrerévolution. Ce travail de sape a été initié au tournant du siècle par Charles Maurras dans un contexte où les institutions républicaines s’enracinent dans la société. La pierre angulaire de cette œuvre doctrinale est donc fondée sur une opposition commune à la Révolution. Cette posture idéologique permet de revendiquer l’héritage envers Maistre, Bonald, ou Taine et Renan qui font l’objet de nombreux commentaires parmi les thuriféraires de l’Action française. Dans sa série de « Réflexions sur la Contre-Révolution », le premier article de Philippe Ariès est centré sur Joseph de Maistre dont il utilise le Discours à Mme la marquise de Costa, les Considérations sur la France (1796) et Les Soirées de Saint-Pétersbourg (1821). Il s’agit surtout d’une réflexion sur l’apport du lyrisme ou du romantisme dans la pensée maistrienne afin de voir comment cet apport, à la différence d’autres auteurs de ce courant comme Chateaubriand, ne débouche pas forcément sur une forme d’anarchie50.
34Avant d’être apologétique, l’histoire que pratiqua alors Philippe Ariès et qu’il poursuivit plus tard, par d’autres moyens, est une histoire visant à revaloriser la période de l’Ancien Régime : « La patrie est l’œuvre des pères. Il s’agit de la poursuivre, c’est-à-dire de continuer la tradition, et non pas selon la thèse jacobine, détruire l’héritage, pour créer ex-nihilo. »51 Toute l’œuvre de P. Ariès, bien après qu’il se soit débarrassé des scories d’une histoire militante engluée dans un combat contre l’histoire républicaine, cherche à travers la notion d’héritage à se frayer un chemin vers les temps anciens, afin de rétablir la solidarité avec le passé.
35Il n’est donc pas innocent que ce soit par le truchement de Fustel de Coulanges, historien et universitaire de culture républicaine, qui a précisément refusé l’histoire militante de la République, que l’Action française en général et Philippe Ariès en particulier aient organisé leur combat idéologique, pour réhabiliter le passé d’avant la coupure révolutionnaire : « Comment Fustel, s’interroge Philippe Ariès, universitaire, directeur de l’école normale à une époque où l’intelligence était à gauche, est-il parvenu à ces conclusions appelées à devenir la charte du nationalisme moderne ? »52 Figure majeure alors de la communauté historienne, l’auteur de La Cité Antique (1864) fut d’abord perçu favorablement par Marc Bloch, avant d’être rejeté par l’école historique des Annales, car considéré comme étant trop lié à l’historiographie du XIXe siècle. L’autre paradoxe de Fustel de Coulanges est d’avoir été un historien de l’antiquité, et perçu comme tel, alors qu’il a consacré davantage d’années à travailler sur la France. Ce sont d’ailleurs ses travaux sur celle-ci qui ont intéressé l’Action française qui, au grand dam de l’Université, l’adopta en 1905 lors de la célébration de son soixante-quinzième anniversaire53. Le « coup de 1905 », comme l’appelle François Hartog, est devenu dans la geste de l’histoire du mouvement maurrassien, une date symbolique qui contribua au rééquilibrage du rapport de force entre l’histoire préconisée par l’Action française et celle de la République. Philippe Ariès, dans son article sur Fustel de Coulanges, rappelle les « temps mémorables de la Bagarre » où l’Action française luttait seule contre l’Université. Un an plus tôt, dans son article sur l’ouvrage de Maurras, « Devant l’Allemagne éternelle », il évoquait cette étape de la lutte : « […] la bagarre de Fustel où, pour restaurer la vertu française énervée, la jeune Action française s’est mise à l’école du grand historien et érudit dont elle glorifia la mémoire en dépit des résistances officielles de l’Université »54.
36Philippe Ariès, qui a lu L’Histoire politique des institutions de l’ancienne France (1875), estime que ses analyses ont conduit Fustel de Coulanges jusqu’aux « sources de la vie sociale »55, c’est-à-dire à l’étude du comportement de l’homme envers la terre, envers ses compagnons, envers ses ancêtres. Dans son essai publié pendant la guerre, le jeune historien s’est précisément attaché à ces « sources de la vie sociale » qui devinrent Les Traditions sociales dans les pays de France (1943). Ce qui l’intéresse dans les conclusions de Fustel de Coulanges, c’est que « […] jamais, il n’a rencontré l’homme seul, ou uni à son semblable par un contrat bilatéral »56, autrement dit, dans cette société aristocratique et rurale du haut moyen-âge « les hommes sont unis à la terre et à leurs semblables par des liens inaltérables, arbitraires et héréditaires »57. Toutes les analyses d’Ariès sur la Révolution française s’attachent à montrer, qu’au-delà des changements de régime politique, la principale conséquence de 1789 fut l’ébranlement des communautés naturelles et le triomphe de l’individu. Chez Joseph de Maistre, il louait une œuvre qui cherchait à « arrêter la course désordonnée du monde » et qui souhaitait « la fixer dans l’état voulu par la providence, qui postule la reconnaissance d’autorités »58. Des autorités « naturelles » qui ne doivent rien au suffrage universel et qui savent préserver les intérêts particuliers.
37Cette réhabilitation de la société d’avant la coupure révolutionnaire, par le biais des « communautés naturelles » forgées par le droit coutumier, était déjà entreprise par l’étudiant Philippe Ariès dans son diplôme d’études supérieures sur Les Commissaires-Examinateurs au Châtelet de Paris au XVIe siècle présenté à la Sorbonne en 1936 : « Une communauté, parce que j’étais spécialement attiré par les phénomènes non individualistes, par les petites collectivités. »59 Les conclusions de ce mémoire dactylographié60 ont été livrées à peu près telles quelles, un an après, à l’Institut d’Action française, lors d’une conférence du militant Ariès intitulée « Le Roi arbitre et les libertés »61.
38Les Commissaires-Examinateurs étaient une communauté d’officiers qui avait une mission de police. Elle disposait aux yeux de Philippe Ariès d’un atout essentiel, la possibilité de désigner ses membres, qui échappaient ainsi au contrôle du pouvoir royal. Dans cette société du XVIe siècle, « le Roi laissait toute initiative aux Corps judiciaires et autres corps autonomes capables parfois d’entrer en lutte avec lui, souvent en lutte entre eux ». Le jeune historien loue ensuite le caractère harmonieux de cette communauté, insistant pêlemêle sur la fierté, l’honorabilité et le sens de la solidarité professionnelle. Bref la société du XVIe siècle parvenait à réaliser « un équilibre, somme toute heureux, capable de satisfaire les aspirations principales de l’homme : l’individu, l’être social, sans que l’un étouffât l’autre ; équilibre dont la réalisation fut bien rare au cours de l’Histoire »62. Le royalisme professé ici est très proche du royalisme provincial, de type fédéral, revendiqué par Philippe Ariès tout au long de sa vie, un modèle qui serait teinté d’anarchisme, dans une tradition méridionale : « […] je vois mieux que ma mythologie familiale dérive d’une conception méridionale ancienne, dont provient aussi la doctrine de Maurras sur les libertés concrètes, opposées à la liberté abstraite des révolutionnaires »63. La famille, la communauté ou le pays sont autant de formes d’organisations sociales élémentaires, susceptibles de résister à la modernité incarnée par l’État.
3) Une tentative d’essayiste original
39De la même manière que l’étudiant en histoire s’est mis au service de la doctrine du mouvement, la rédaction par Philippe Ariès d’un court essai non publié sur Alfred de Musset64, achevé lors de l’été 1938, illustre ce va-et-vient, entre le jeune homme épris de littérature et la pensée maurrassienne. L’auteur de La Confession d’un enfant du siècle (1836) occupe une place à part dans l’œuvre de Charles Maurras, incarnant ce « mal romantique » qui, à force d’exalter le moi, conduit à l’anarchie. Ce dernier est l’auteur d’un essai de critique littéraire, Les Amants de Venise (1920), qui se rattache à ses ouvrages d’avant l’Action française. L’essai raconte la liaison fatale de George Sand et d’Alfred de Musset sous la forme d’une enquête rigoureuse. Maurras arrive à la conclusion que George Sand a condamné son amant Musset à aimer l’amour pour l’amour, par désespoir. L’idée forte de Maurras est que l’amour ne peut s’affranchir de l’ordre de la nature.
40À l’instar du Chemin de Paradis (1895), Les Amants de Venise devint un livre culte pour les militants. Appartenant à la période littéraire du maître de l’AF, l’essai, comme l’écrit Philippe Ariès, révèle un Maurras « […] contempteur du romantisme <qui> a su enrichir son génie des éléments assimilables du romantisme »65. Avant d’éduquer son goût et de discipliner cette anarchie intérieure, Charles Maurras a donc été ce jeune homme passionné de littérature.
41Si, avec le recul, la plupart des anciens maurrassiens rejettent l’héritage politique de leur ancien maître à penser, ils gardent souvent une tendresse pour le critique du romantisme. L’écrivain Jacques Laurent confie un intérêt intact pour l’essai de Charles Maurras sur Alfred de Musset66. Raoul Girardet estime qu’« il faudra bien redécouvrir un Maurras essayiste et critique littéraire […] »67. C’est via l’esthétisme qu’une génération d’écrivains appelée « hussards », dont Michel Déon, Jacques Laurent, et Kléber Haedens, tous d’anciens maurrassiens, ou encore Antoine Blondin, Roger Nimier, ou Michel Mohrt revendiqua sentimentalement une fidélité à la personne de Charles Maurras dans l’après-guerre. Plus âgé que les autres, Kléber Haedens (1913-1976) qui collabora à la page littéraire de l’Action française, à la fin des années trente, publia ainsi un court essai intitulé Gérard de Nerval ou la sagesse romantique (Grasset, 1939) s’inscrivant dans la problématique maurrassienne du romantisme.
42Pourquoi Philippe Ariès a-t-il choisi de rédiger un essai alors qu’il avait la possibilité de s’exprimer à loisir sur le sujet dans les colonnes de l’Étudiant français ? Le choix de l’essai peut-il être interprété comme la volonté de tenter une carrière littéraire ? Le texte de son étude comporte 120 pages manuscrites d’un petit format qui témoignent d’un important travail de réécriture. Trois pages constituant une sorte d’avertissement ont été dactylographiées dans lesquelles Philippe Ariès présente son travail comme s’il en envisageait la publication. François Léger se souvient parfaitement que son ami rédigeait alors un essai sur l’écrivain romantique68. Le fait d’avoir conservé ce texte est peut-être une forme de fidélité à sa jeunesse. Ce travail doit beaucoup aux conclusions des Amants de Venise (1905) cité dès le début de l’étude. Comme Maurras, Philippe Ariès mène une enquête sur les détails des relations entre les trois acteurs principaux que sont Musset, George Sand et le docteur Pagello. Il s’agit sans doute, de la partie la plus répétitive et la moins originale de sa démarche, qui constituait peut-être, dans son esprit, un exercice de style. Si sa problématique reste celle de Charles Maurras en s’inscrivant dans le débat classicisme/romantisme, le jeune historien préfère mettre l’accent sur « l’intérêt psychologique » de la Confession d’un enfant du siècle : « […] c’est un document à la fois sincère et romancé, historique et spontané ». Il s’agit donc, pour l’auteur de l’essai, d’étudier à partir de la confession « un état de sensibilité encore inconscient ». Il souhaite apporter le point de vue de l’historien sur l’expression d’une forme de sensibilité.
43Le propos reste ancré dans une vision traditionaliste des rapports sociaux comme le montre son analyse de l’héroïsme de l’épopée impériale : « L’individu détaché de son sol nourricier, cédait à la tentation de l’héroïsme et de la gloire. L’enthousiasme le soulevait en un élan gratuit, mais sans origine et sans buts réels. »69 L’individu, poursuit-il, échappait aux lois de la gravitation. Il quittait ce tissu d’habitudes qui aurait dû constituer la trame de sa vie quotidienne. Or, cette exaltation perpétuelle « […] tuait le souvenir du passé ». Et Philippe Ariès de revenir aux sources de cette dérive qu’il situe en 1789 : « […] : les événements de la Révolution et de l’Empire avaient rompu la continuité de la tradition ; le passé était « à jamais détruit » […] »70. L’un des thèmes sous-jacents de cette étude sur le divorce entre le passé et le présent est l’impossible amitié entre les individus exaltés qu’il étudie, thème qui rejoint la critique maurrassienne du romantisme comme l’a relevé justement Michel Mourre : « C’est le sens même de l’être, de l’amitié nécessaire de l’homme avec les êtres que le romantisme a perdu. »71
44Nous ne savons pas grand chose des ambitions de Philippe Ariès à ce moment-là, si ce n’est qu’il présenta l’agrégation d’histoire en 1939. Entre son diplôme d’études supérieures achevé en 1936 et le concours, il semblerait que Philippe Ariès ait exercé, pendant une période que nous ne pouvons préciser, le métier d’enseignant dans un cours libre à des enfants de quatrième et de troisième72. Il s’agit de la seule référence à cette expérience de professorat. Toutefois, dans un curriculum vitae figurant dans son dossier administratif sur sa carrière au Cirad, Philippe Ariès indique qu’il a été professeur d’histoire et géographie de 1936 à 194173.
45A-t-il été tenté par une carrière littéraire ? Il est difficile de conclure dans l’état de nos sources. Le jeune homme a pu être influencé par le milieu très littéraire qu’il côtoyait, que ce soit à l’Action française, ou dans le salon de Mme Bainville, rue de Bellechasse. L’un de ses meilleurs amis de la période, était François Daudet74, fils du bretteur de l’Action française, écrivain prolixe. François Léger a bien restitué l’atmosphère très littéraire dans laquelle baignait leur petit groupe d’amis autour de François Daudet : « Grandi dans un tel milieu, héritier des dons de sa race, François écrivait naturellement bien. Il avait un style à lui, un peu syncopé mais qui ne manquait pas de chic, et je me souviens aussi que, sur un tout autre registre, il nous fit un jour, chez Ariès, lecture en petit comité d’une pièce qu’il avait tirée du Grand Maulnes et qui nous parut à tous si parfaite que nous avons souvent regretté qu’elle n’ait jamais été jouée. »75
46Au-delà du modèle que pouvait constituer l’écrivain dans cette société qui cultivait les humanités classiques, l’étude de Philippe Ariès s’inscrivait probablement dans un projet plus vaste, autour de l’élection du maître à l’Académie française. Il publie alors un article qui insiste sur l’héritage romantique dans la formation intellectuelle de Maurras tout en le situant dans la continuité des grands écrivains romantiques du XIXe siècle : « En les combattant sans pitié, il les a exaltés, et sa critique acérée a contribué à les faire comprendre et aimer. »76 Une fois de plus, Philippe Ariès contribue à l’édification de la légende de Maurras écrivain.
Notes de bas de page
1 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, Seuil, 1980, p. 24.
2 Philippe Ariès, « Le problème national en Autriche », L’Étudiant français, no 8, juin 1936.
3 Philippe Ariès, « Les nations romantiques », L’Étudiant français, mai 1939.
4 Eugen Weber, L’Action française, Hachette/Pluriel, 1985, p. 51. Pour une présentation plus exhaustive du milieu de l’Étudiant français, cf. Guillaume Gros, « Les Jeunes et l’Action française (1919-1939) », dans Michel Leymarie, Jacques Prévotat, sous la dir., L’Action française, culture, société, politique, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2008.
5 « Notre but », L’Étudiant français, décembre 1938, première page.
6 Eugen Weber, L’Action française, op. cit., p. 19.
7 M. de Mello, « De l’extrémisme », L’Étudiant français, 10 mars 1937, p. 2.
8 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 64.
9 Ibid.
10 Eugen Weber, L’Action Française, op. cit., p. 208.
11 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 28.
12 Philippe Ariès, « Réflexions sur la Contre-Révolution, III, La Fronde vendéenne », L’Étudiant français, 25 février 1938, p. 1-2
13 Charles Maurras, Le Chemin de Paradis. Mythes et fabliaux, Calman-Lévy, 1895. Il s’agit d’une œuvre de jeunesse du Maurras d’avant l’Action française qui occupa une place essentielle dans son œuvre.
14 François Léger, Une Jeunesse réactionnaire, Publications F. B., 1993, p. 96.
15 Histoire egoïste, Folio, (La Table Ronde 1976 pour la 1re édition), 1978, p. 196.
16 François Léger, Une Jeunesse réactionnaire, op. cit., p. 117.
17 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 65.
18 François Léger, Une jeunesse réactionnaire, op. cit., p. 103.
19 Philippe Ariès, « L’engagement de l’homme moderne dans l’histoire » (1948), Le Temps de l’histoire, op. cit., p. 74.
20 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 62.
21 Jacques Laurent, Histoire égoïste, op. cit., p. 205.
22 Jean de Fabrègues, Maurras et son Action française, Perrin, 1966, p. 353.
23 Philippe Ariès, « L’Anschluss et ses répercussions sur la politique anglaise et italienne », L’Étudiant français, 25 mars 1938.
24 « Chefs par Henri Massis », l’Étudiant français, mars 1939, p. 8.
25 Lettre de Pierre Boutang à Philippe Brissaud du 9 août 1938 (Archives Privées « François Brissaud »).
26 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 69.
27 Ibid., p. 70.
28 Jacques Laurent, Histoire égoïste, op. cit., p. 195.
29 Philippe Ariès, « Un aspect de la pensée de Charles Maurras », Etudiant français, 25 novembre 1936, p. 1.
30 Ibid.
31 Philippe Ariès, « À travers la pensée de Maurras », Etudiant français, 10-25 décembre 1936.
32 Ibid., p. 2.
33 Philippe Ariès, « Avec Maurras : sceptique ou dogmatique ? », L’Étudiant français, 10 mars 1937, p. 2.
34 Philippe Ariès, « La mort dans Le Chemin de Paradis », Études Maurrassiennes, I, Centre Charles Maurras, Aix-en-Provence, 1972, repris dans Philippe Ariès Essais sur l’histoire de la mort en occident, Seuil, coll. « Points Histoire », 1977, (Seuil, 1975 pour la 1re édition), p. 125.
35 Ibid., p. 124.
36 Cf. H. Rollet, « Jacques Bainville dreyfusard (1898-1899) », Revue d’histoire contemporaine diplomatique, 1, janvier-mars 1981, pp. 67-81.
37 François Léger, Une Jeunesse réactionnaire, op. cit., p. 146-147.
38 Cf. Philippe Ariès, « L’histoire marxiste et l’histoire conservatrice », Le Temps de l’Histoire, op. cit., pp. 44-68.
39 Philippe Ariès, « L’Anschluss et ses répercussions sur la politique anglaise et italienne », L’Étudiant français, 25 mars 1938.
40 Ibid.
41 Eugen Weber, L’Action française, op. cit., p. 465.
42 Philippe Ariès, « L’Anschluss et ses répercussions sur la politique anglaise et italienne », op. cit.
43 Philippe Ariès, « Devant l’Allemagne éternelle », l’Étudiant français, 10 avril 1937.
44 « De Rousseau à Hitler », l’Etudiant français, 25 février 1938. Article signé E. F.
45 Le texte des conférences était publié dans l’Étudiant français : 10 mai 1937 ; 25 mars 1938 ; mai 1939.
46 François Léger, Une Jeunesse réactionnaire, op. cit., p. 106.
47 Ibid.
48 Lettre de Mme La Tour Tifadinier à Philippe Ariès, s. d. (APA).
49 François Léger, Une Jeunesse réactionnaire, op. cit., p. 143.
50 Cf. Philippe Ariès, « Réflexions sur la contre-révolution, I », 25 janvier 1938.
51 Philippe Ariès, « 1889-1939 Fustel de Coulanges », L’Étudiant français, avril 1938.
52 Ibid.
53 Sur cet historien, voir François Hartog, Le XIXe siècle et l’histoire. Le Cas Fustel de Coulanges, PUF, 1988, pp. 157-215.
54 Philippe Ariès, « Devant l’Allemagne éternelle », L’Étudiant français, 10 avril 1937.
55 Philippe Ariès, « Fustel de Coulanges », op. cit.
56 Ibid.
57 Ibid.
58 Philippe Ariès, « Réflexions sur la Contre-Révolution, I », op. cit., p. 1.
59 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 60.
60 Philippe Ariès, Les Commissaires-Examinateurs au Châtelet de Paris au XVIe siècle, Diplôme d’études supérieures, Sorbonne, (Archives EHESS), pp. 186-203.
61 Cf. Philippe Ariès, « Le roi arbitre et les libertés », l’Étudiant français, 10 mai 1937.
62 Ibid.
63 Philippe Ariès, Un Historien du dimanche, op. cit., p. 61.
64 Philippe Ariès, L’Amour et l’amour propre dans la Confession d’un enfant du siècle, texte inédit, été 1938, reproduit dans Guillaume Gros, Philippe Ariès (1914-1984). Un traditionaliste non-conformiste : de l’Action française à l’École des hautes études en sciences sociales, thèse de doctorat, sous la dir. de Serge Berstein, IEP de Paris, 2002, t. 3, pp. 641-670.
65 Philippe Ariès, « Charles Maurras et la tradition littéraire », L’Étudiant français, 10 et 25 juin 1938.
66 Jacques Laurent, Christophe Mercier, Conversations avec Jacques Laurent, Julliard, 1995, p. 46.
67 Raoul Girardet, Singulièrement libre, op. cit., p. 48.
68 Entretien avec François Léger le 25 mars 1995.
69 Philippe Ariès, L’Amour et l’amour propre dans la Confession d’un enfant du siècle, op. cit., p. 13.
70 Ibid., p. 15.
71 Michel Mourre, Charles Maurras, Editions universitaires, 1953, p. 32.
72 Cf. Philippe Ariès, « Un enfant découvre l’histoire » (1946), dans Le Temps de l’histoire, op. cit., p. 41.
73 Cf. le dossier Ariès, Institut de Recherches sur les fruits et agrumes, Département « Fruitiers » du CIRAD, IRFA-CIRAD.
74 Cf. François Léger, Une Jeunesse réactionnaire, Publications F.B., 1993, p. 129.
75 Ibid., p. 131.
76 Philippe Ariès, « Charles Maurras et la tradition littéraire », L’Étudiant français, 10 et 25 juin 1938.
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