Introduction
p. 15-18
Texte intégral
« On ne supporte pas ce qui dure. On a horreur de ce qui dure. La durée est une contre-valeur. Alors, dans un monde si éphémère, combien de temps faudra-t-il pour détruire cette hostilité au temps ? »
(Philippe Ariès, 1972).
1A l’occasion de la parution d’Essais de mémoire, 1943-19831, publié presque dix ans après la mort de Philippe Ariès, Pierre Lepape résumait ainsi dans Le Monde, en conclusion de son « feuilleton », le propos de l’historien : « On est loin, très loin de Maurras, à des années-lumière des chartistes d’Action française et des chantres de l’État royal. Tout près en revanche de Diderot et de ses bigarrures, tout près de mai 68 et de ses révoltes contre toutes les standardisations, tout près d’un anarchisme qu’Ariès affirme réactionnaire parce qu’il lui semble appartenir à une époque dont la nostalgie et l’histoire sont les seules formes de survie. »2 De son côté, l’essayiste de droite Pol Vandromme, insistait dans le Courrier du Littoral (Belgique), sur la fidélité de Philippe Ariès à une tradition critique : « […] fidèle à soi dans une fidélité patrimoniale, monarchiste de sentiment autant que de raison, défenseur des libertés locales par l’intermédiaire du fédéralisme interne, selon l’instinct du royaume qui confie au roi l’autonomie et la gestion des républiques »3. Les regards de Pierre Lepape et de Pol Vandromme sur Philippe Ariès résument assez bien l’appartenance de l’historien à deux sensibilités politiques opposées. Pour le feuilletoniste du Monde, l’historien serait réactionnaire malgré lui, ou mieux « réactionnaire anarchiste », une étiquette peu facile à définir. Pol Vandromme lui-même n’ose pas identifier totalement Philippe Ariès à un milieu intellectuel de droite, présentant la pensée de l’historien comme étrangère « aux idolâtries et aux sectarismes d’une certaine pensée de droite »4. Pierre Lepape et Pol Vandromme peinent à situer l’œuvre de Philippe Ariès car derrière l’historien se profile l’ancien militant maurrassien ou le traditionaliste qu’il n’a jamais renié, comme il l’écrivait, en septembre 1975, dans un article de la revue de droite Contrepoint, intitulé « Confessions d’un anarchiste de droite » : « J’appartiens à une famille tout à fait réactionnaire. J’ai été élevé dans le respect et dans l’attachement de tout ce qui venait du passé. »5 Proche intellectuellement d’historiens des Annales qui l’ont longtemps ignoré, comme l’écrit Roger Chartier6, Philippe Ariès est resté fidèle à sa culture politique traditionaliste d’origine : telle est la contradiction de son itinéraire intellectuel de l’Action française à l’École des hautes études en sciences sociales, temple de la Nouvelle Histoire.
2Né en 1914, Philippe Ariès est issu d’une famille catholique d’Action française. Élevé dans le culte des rois, il rejoint, dès le lycée, l’organisation de jeunesse du mouvement de Charles Maurras avant de collaborer, à la fin des années trente, à l’Étudiant français, journal militant où il fit ses premières armes journalistiques. L’expérience de l’amitié conforte sa foi dans un militantisme qu’il perçoit comme le prolongement de la sociabilité familiale. Antirépublicain, il participe à l’œuvre de réforme de Vichy en tant que formateur dans les écoles de cadres du régime. L’Occupation est aussi une période de création pour Philippe Ariès qui publie son premier essai et surtout rédige l’essentiel de son premier grand livre l’Histoire des populations françaises (1948). À la Libération, il s’engage avec Pierre Boutang à Paroles françaises, hebdomadaire « antirésistancialiste » qui défend les « proscrits ». A partir de 1946, il s’efforce de quitter l’univers de la politique et du militantisme, élargit ses cercles de connaissances au sein des salons de Daniel Halévy et de Gabriel Marcel et collabore à de nombreuses revues où se construit l’historien du Temps de l’Histoire (1954), fervent prosélyte d’une histoire non événementielle, proche de celle des Annales. Cette tentative de dépolitisation est interrompue avec la guerre d’Algérie où l’historien retrouve les amis de jeunesse à la Nation française, hebdomadaire royaliste dans lequel il crut possible de rénover enfin cette pensée traditionaliste qui lui tenait tant à cœur. Cette ultime rencontre de l’historien et du militant fut un échec qui l’éloigna définitivement du combat politique à partir de 1966. Le mouvement de mai 1968 donna une actualité nouvelle à certains thèmes de son grand livre, L’Enfant et la Vie familiale sous l’Ancien Régime, passé à peu près inaperçu en 1960. C’est une nouvelle période qui commence alors en 1971, avec la réédition de son Histoire des populations françaises, au Seuil, qui coïncide avec la conquête d’une réelle notoriété, consacrée en 1978 par son élection à l’École des hautes études en sciences sociales. Il meurt, en 1984, peu de temps après la publication de son bel album Images de l’homme devant la mort (1983), alors qu’il avait entrepris de diriger avec Georges Duby la monumentale histoire de la vie privée.
3De la marginalité jusqu’à la fin des années soixante, au triomphe de l’historien de la mort, devenu un habitué de l’émission « Apostrophes » à la télévision, l’itinéraire de Philippe Ariès souligne peut-être davantage les contradictions d’une époque que celle d’un homme qui n’eut de cesse d’inscrire sa démarche d’historien au sein de sa culture politique. Au moment de sa mort, son ami Raoul Girardet insistait sur cette fidélité : « Les valeurs essentielles qui n’ont jamais cessé d’être les siennes — valeurs de filiation, d’enracinement dans le passé, de continuité à travers le temps, de fidélité aux tombes — c’est à travers son œuvre d’historien qu’il faut en trouver l’expression. »7 Dans ces conditions pourquoi l’originalité de sa démarche historique fut-elle reconnue si tardivement ? Une interrogation formulée par Michel Foucault presque comme un acte d’accusation contre l’institution universitaire : « Mais qu’à notre époque un historien de cette importance soit resté si longtemps hors des échanges et des discussions, cela fait ou devrait faire problème. »8 Sa reconnaissance qui est d’abord celle du succès que rencontrent ses rééditions, à partir du début des années soixante-dix, intervient alors qu’il a déjà rédigé ses deux grands livres que sont l’Histoire des populations françaises et l’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime. Ses recherches sur la mort, déjà très avancées bien qu’éparses, sont d’abord publiées aux États-Unis en 19749. Les éditions du Seuil, grâce au soutien de Michel Winock, lui donnèrent ensuite les moyens matériels de rédiger son chef-d’œuvre : L’Homme devant la mort (1977).
4Philippe Ariès a ainsi passé plus des deux tiers de sa carrière d’historien à l’écart du milieu des historiens professionnels et de l’institution universitaire. L’explication de cette marginalité constitue donc l’une des clés de l’itinéraire de Philippe Ariès qui la cultiva jusque dans son livre d’entretiens avec Michel Winock, comme l’indique son titre, Un Historien du dimanche. Marginal, Philippe Ariès le fut à deux niveaux. De par son métier, responsable d’un service de documentation, il n’appartenait pas à la communauté historienne, ce que ne manque pas de rappeler Raoul Girardet, qui y voit l’origine du caractère novateur de l’œuvre de son ami, « travailleur indépendant de l’histoire »10. De par son appartenance à une culture politique traditionaliste assumée qui recoupa les combats de l’extrême droite, l’historien Philippe Ariès dérangea et finalement fit peur. L’idée qu’un historien réactionnaire pût accoucher d’une œuvre originale, qui se situait de surcroît dans la lignée des Annales, n’était pas concevable. Si Philippe Ariès souffrit de cette double marginalité, il en joua aussi souvent à ses dépens, aussi bien dans son propre milieu politique, que chez les universitaires. Car derrière les qualificatifs qui cherchent à le cerner, comme « réactionnaire anarchiste », « anarchiste de droite », « historien non-conformiste », émerge, au-delà de son attachement à une culture politique, un esprit authentiquement paradoxal, frondeur et profondément ironique qui pouvait désarçonner ses interlocuteurs. C’est sans doute ce côté anarchiste de sa pensée ou « l’esprit de la liberté », pour reprendre l’expression de Raoul Girardet, qui lui permit de s’ouvrir à d’autres idées que celles de son milieu d’origine et de gagner l’estime intellectuelle d’historiens intellectuellement éloignés de lui. C’est donc à l’aune du parcours du militant, du représentant d’une culture traditionaliste qu’il nous faut analyser la naissance et la maturité du grand historien original qu’il est devenu aujourd’hui traduit dans une vingtaine de langues.
Notes de bas de page
1 Philippe Ariès, Essais de mémoire, 1943-1983, préface de Roger Chartier, Seuil, 1993, coll. « L’Univers historique ».
2 Pierre Lepape, « Le feuilleton. Les tropismes d’un historien », Le Monde, 9 juillet 1993, p. 28.
3 Pol Vandromme, « Ariès, la tradition fidèle et critique », Courrier du Littoral, 16 juillet 1993.
4 Ibid.
5 Philippe Ariès, « Confessions d’un anarchiste de droite », Contrepoint, no 15, septembre 1975.
6 Cf. Roger Chartier, « Philippe Ariès », dans Jacques Julliard et Michel Winock, sous la dir., Dictionnaire des intellectuels français. Les personnes, les lieux, les moments, Paris, Seuil, 1996, p. 82.
7 Raoul Girardet, « Sur l’historien disparu. Philippe Ariès ou l’esprit de la liberté », Le Quotidien de Paris, no 315, 15 février 1984.
8 Michel Foucault, Arlette Farge, « Le style de l’histoire », entretiens avec François Dumont et Jean-Paul Amunatégui, Le Matin, 21 février 1984, p. 21.
9 Cf. Philippe Ariès, Western Attitudes Toward Death : From the middle Ages to the present, Baltimore, John Hopkins University Press, 1974. Rééd. en 1978.
10 Raoul Girardet, « Sur l’historien disparu… », op. cit.
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