1Au terme de cette immersion dans la sociologie britannique, le mystère qui l’entourait en ouvrant ce livre se dissipe quelque peu. Comme le soulignent les développements qui précèdent, la sociologie anglaise a eu pendant longtemps une présence institutionnelle assez faible comparée à ses homologues étrangères : aux côtés de l’économie politique et de l’anthropologie sociale, qui accompagnent l’essor de la puissance commerciale et de l’Empire britanniques, elle a peu de visibilité et peu d’espace sur la scène académique. À l’aune de cette histoire institutionnelle incertaine, c’est assurément une discipline qui n’est pas parvenue à asseoir sa légitimité face à ses rivales, au moins jusqu’à une période récente. Mais une autre lecture – celle que privilégie ce livre – permet d’entrevoir la précocité de son développement et son étonnante fécondité. En Angleterre, on l’a vu, la sociologie se construit dans une relation plus ou moins étroite avec les institutions et les questionnements politiques ; elle se présente avant tout comme un travail d’analyse des problèmes sociaux et s’inscrit dans un va-et-vient constant entre différentes conceptions de la réforme sociale, de la société et du bien commun.

Retour sur la « tradition sociologique »

2Sous cet éclairage, l’enquête qui a été conduite dans ce livre amène finalement à s’interroger sur les contours, la consistance et l’identité même de la sociologie. Elle suggère en particulier qu’il est trompeur de réduire la sociologie à sa seule présence académique, de même qu’il est infondé de la définir exclusivement par la pratique qu’en ont désormais des universitaires consacrés par l’institution. Une telle posture laisse entendre, en effet, qu’il n’existerait qu’un seul mode de développement de la sociologie, celui qui mène de l’amateurisme à la définition d’un véritable projet scientifique, de la rupture épistémologique à la consécration académique. Par ailleurs, cette conception de la sociologie induit une présentation nécessairement tronquée ou biaisée de son passé, certains auteurs étant tout bonnement effacés de la mémoire de la discipline ou remisés dans ses recoins les plus obscurs. Le cas anglais met bien en lumière les limites et les enjeux de cette manière de concevoir le savoir social.

3Tout d’abord, à y regarder de près, la sociologie n’a jamais constitué un projet réellement unifié, encore moins une manifestation univoque de l’« esprit européen ». Selon Krishan Kumar (2001), « elle émerge de diverses tentatives pour donner un sens au nouveau type de société industrielle et pour atteler la connaissance sociale à un objectif d’amélioration ». Dans cette perspective, la sociologie anglaise n’est autre que la traduction, originale et singulière, de cette vaste ambition. En tant que telle, elle ne saurait donc être jugée seulement à son emprise dans le monde universitaire : que le « modèle anglais » ne soit pas parvenu « à faire progresser l’étude académique de la sociologie a pu devenir plus tard une source de regrets pour certains intellectuels », indique à cet égard Kumar (2001, p. 51), « mais cela ne doit pas affecter notre appréciation de sa pertinence et de sa légitimité à l’époque, ni de son considérable succès dans la réalisation d’objectifs que beaucoup d’autres sociétés ont alors semblé éluder ». À lire Kumar, autrement dit, la particularité de la science sociale britannique – son « anglicité » irréductible – ne doit pas l’exclure de la « tradition sociologique », mais plutôt nous inciter à réfléchir sur la façon dont a été construite, précisément, cette « tradition ».

4C’est un constat somme toute assez banal : une « tradition » de pensée est toujours une construction rétrospective qui comporte des enjeux intellectuels, symboliques et institutionnels ; ce n’est pas une découverte, mais plutôt une invention à partir d’éléments épars agencés selon des principes et une logique propres. Dans un article particulièrement stimulant, Connell (1997) montre par exemple que les méthodes, le statut et les problématiques de la sociologie ont été redéfinis à partir des années 1930 sous l’influence des universitaires américains, et de Talcott Parsons notamment. À une réflexion sur l’évolution des groupes humains, à une interrogation sur l’écart entre le « premier monde » et les empires coloniaux, se serait ainsi substituée une discipline préoccupée avant tout par les problèmes des sociétés du Centre. Les « canons » et l’histoire même de la sociologie seraient largement tributaires de ce travail d’inventaire, qui aurait également défini quels étaient les « classiques » de la discipline – Simmel pour les conflits, Durkheim sur l’anomie, etc. Sur le fond, l’interprétation de Connell peut sans doute être discutée, mais il reste que la « tradition sociologique » procède bel et bien d’un tri, d’une sélection qui a laissé dans l’ombre quantité de chercheurs. Parmi ceux-ci, certains feront ensuite figures d’« inventeurs oubliés », pour reprendre la formule utilisée par Kalaora et Savoye (1989) à propos des leplaysiens, alors que d’autres resteront des « inconnus » jusqu’à ce qu’on exhume leurs travaux pour en souligner parfois la surprenante richesse – comme le firent par exemple Edward Thompson et Eileen Yeo (1971) avec l’enquête de Mayhew. En d’autres termes, si la « tradition sociologique » est un réservoir d’analyses qui ont nourri la discipline, c’est aussi un cimetière d’idées, d’études et d’enquêtes que la sociologie institutionnelle a recouvert du ciment de ses fondations.

5Ce constat est toutefois moins banal qu’il n’y paraît a priori. Il signifie qu’on ne saurait étudier – et enseigner – l’histoire du savoir sociologique à partir de la seule connaissance des « classiques », ni surtout réduire cette histoire à celle des morceaux de bravoure qui ont résisté à l’épreuve du temps et des tests empiriques (R. Jones, 1983 ; Mucchielli, 2004). Le cas de la sociologie britannique, qui occupe une place mineure dans l’histoire de la discipline, illustre bien la nécessité d’une approche alternative. Celle-ci réclame en fait d’étudier le passé pour lui-même, avec ses enjeux, ses contraintes, sans dissocier les résultats, les méthodes et les théories de leurs conditions historiques d’apparition. Elle signale alors que la sociologie peut prendre des formes variables et faire l’objet d’un usage intensif sans parvenir, pour autant, à s’enraciner dans le monde académique. Elle montre aussi que l’importance que l’on accorde désormais à certains penseurs ne saurait être confondue avec celle qu’ils ont pu avoir jadis et, inversement, que certains savants à peu près tombés dans l’oubli, comme Leonard Hobhouse, ont exercé hier une influence non négligeable – quand ils n’ont pas dominé le paysage intellectuel, à l’instar d’Herbert Spencer. Leur succès passé nous renseigne sur ce que fut, ici ou là, le projet intellectuel de la sociologie tandis que leur éventuelle disparition du paysage disciplinaire nous indique comment la science du social s’est construite par la suite, avec quel langage et quelle ambition. En ce sens, une sociohistoire de la sociologie, qui permet de suivre le cheminement de la science, n’est pas un « travail d’antiquaire », comme le rappelle Robert Jones (1983) : c’est au contraire un exercice salutaire, une exploration du passé de la discipline qui éclaire la pratique qu’on en a – les fonctions qu’on lui assigne, les auteurs que l’on convoque ou les concepts, supposés inaltérables, que l’on mobilise.

La politique de la sociologie

6En Angleterre, le savoir social est explicitement convoqué, discuté, voire mobilisé dans les projets politiques les plus ambitieux, qu’il s’agisse du vaste système d’assistance publique du dix-neuvième siècle ou de la reconfiguration récente de l’État providence. Pour autant, ces rencontres entre savoir et pouvoir ne vont pas de soi, loin s’en faut. Ainsi, la circulation des hommes entre le monde de la recherche et l’univers politique n’implique pas nécessairement le transfert des idées qu’ils portent, encore moins leur instrumentalisation dans des dispositifs d’action publique. Tout dépend, par exemple, de l’intensité des problèmes de l’heure, de l’existence – ou non – d’un consensus minimal sur leur nature et leur définition, ou encore du caractère opératoire des solutions préconisées par les experts sociaux. Les interactions entre réflexions et politiques sociales, qui font la spécificité de la sociologie britannique, renvoient donc à différentes configurations historiques, que ce livre a tenté de présenter. À cet égard, un aspect important de la problématique qui sous-tend les différents chapitres du livre mérite d’être un peu développé : quelle est véritablement, au terme de ces échanges successifs, l’influence du sociologue ? C’est-là une question délicate, à laquelle on peut apporter des éléments de réponse en distinguant la logique et le contenu de ces échanges.

7Pour restituer la logique des interactions entre réflexion et politique sociales, on oppose traditionnellement le modèle de « l’ingénierie » au modèle de « l’éclaircissement » : ici, le chercheur se présente comme un expert capable de produire un diagnostic solidement étayé et de proposer des solutions opérationnelles ; là, le savoir social nourrit le débat public, contribuant ainsi à modifier l’environnement intellectuel de la décision politique (Bulmer, 1982, p. 151 sq.). À la lumière de ce qui précède, tout indique que l’influence directe du sociologue dans la décision gouvernementale en Angleterre est relativement faible : de Chadwick à Townsend, en passant par Booth et Bowley, les chercheurs, pourtant très impliqués dans l’étude des problèmes sociaux, n’ont eu le plus souvent qu’un rôle assez modeste dans l’élaboration des politiques censées les combattre. De fait, si le sociologue se présente volontiers comme un « ingénieur du social », ses objectifs et ses résultats ne recoupent pas nécessairement les attentes des responsables politiques. Comme l’explique en effet Philip Abrams (in Bulmer, 1985), le modèle de « l’ingénierie » ne s’accomplit pleinement que dans un contexte de « suspension de la politique », c’est-à-dire quand il y a un consensus général sur les objectifs de l’intervention publique ou lorsqu’une méconnaissance de la situation sociale entrave la prise de décision. Or, ce sont là des configurations assez exceptionnelles – la sociologie des blue books victoriens illustre sans doute le premier cas de figure, tandis que la participation de Titmuss et des spécialistes de social policy aux débats occasionnés par l’instauration du welfare state correspond au second. Encore faut-il préciser que ces « ingénieurs » ne jouent alors qu’un rôle plutôt limité car une argumentation scientifique suffit rarement à convaincre des acteurs institutionnels engagés dans un processus décisionnel long et complexe. Ajoutons, enfin, que les choix politiques interviennent souvent dans l’urgence, les circonstances imposant d’agir en l’absence d’une information complète et en marge des activités de recherche.

8Dès lors, pour apprécier le type d’influence exercé par ces sociologues, il faut dépasser cette représentation et admettre que le modèle de « l’éclaircissement » repose sur une conception plus juste des relations entre savoir et pouvoir (Bulmer, 1982). Selon cette conception, le savoir n’est pas en tant que tel un instrument de pouvoir et, de même, une réforme ne dépend pas de la pression pouvant être exercée au sommet – comme le pensaient les intellectuels fabiens – mais de l’impulsion donnée par la base, par les mouvements politiques et l’opinion (Hall, 1977). Dans cette perspective, l’influence du sociologue est d’autant plus grande qu’il ne se préoccupe pas de piloter telle ou telle réforme mais s’attache à révéler et analyser les vrais problèmes, qu’il ne se contente pas d’apporter des solutions clé en main aux responsables politiques mais contribue à renouveler les conditions du débat public (Donnison, in Bulmer, 1978). Ainsi, c’est en s’affranchissant des préoccupations des responsables politiques que Booth et Rowntree ont contribué, à partir des années 1890, à réorienter les débats, de l’indigence vers la pauvreté, mais aussi à les recentrer sur les déterminants structurels du phénomène. Beveridge ne fait rien d’autre en consacrant ses recherches à la question du chômage, de même que les successeurs de Marshall lorsqu’ils discutent du contenu de la citoyenneté au regard de la persistance des inégalités. Ici, le savoir social s’inscrit dans un processus d’influence plus indirect et plus diffus : il interagit en effet avec la politique de façon médiate, par l’intermédiaire de l’opinion publique et des réseaux informels qui relient les chercheurs aux acteurs du processus décisionnel. La recherche favorise ainsi un élargissement du débat social et fournit les conditions intellectuelles de la décision publique.

9Mais de quelles conditions intellectuelles s’agit-il ? Autrement dit, quel a été le contenu de ces échanges successifs entre savoir et pouvoir ? On peut à cet égard ébaucher une double interprétation de l’histoire qui a été racontée dans ce livre. La première souligne la place irréductible de l’individu dans l’analyse du social – les sociologues anglais demeurant, sur ce point, en retrait par rapport à leurs homologues continentaux. En Angleterre, la société est en effet un terrain d’études arpenté de toutes parts, plus rarement un principe explicatif. L’individualisme méthodologique de Mill ou Spencer a certes été amendé, mais la théorie sociale, de Hobhouse à Giddens, reste bel et bien adossée à une psychologie individuelle (Collini, 1978 ; Studholme, 1997). On peut alors faire l’hypothèse que cette conception réductrice du social se retrouve à certains égards dans la récurrence du thème de l’indépendance individuelle et dans l’élaboration de techniques d’intervention sociale ciblées sur l’individu. La seconde interprétation, peut-être plus pertinente, privilégie l’idée d’une rupture et reconnaît le rôle charnière des recherches menées au début du vingtième siècle. Là, sous le signe de la solidarité, le social trouve sa première expression dans les enquêtes empiriques et les traités théoriques. Dans le sillage du Mouvement d’Oxford et du New Liberalism, la société n’apparaît plus comme un fait de nature : c’est un projet collectif et une conquête de la raison ; de même, son but n’est plus seulement la satisfaction des intérêts individuels mais la recherche du bien commun (Harris, 1993). D’une certaine façon, la science sociale renoue alors avec certaines intuitions des philosophes écossais du dix-huitième siècle qui avaient été éclipsées ensuite par l’économie politique et l’utilitarisme (Swingewood, 1970). Dans cette optique, Leonard Hobhouse est un penseur pivot : il disqualifie définitivement les analyses spencériennes et jette les bases d’un libéralisme social qui inspirera, non seulement le welfare state, mais encore les réformes de la « Troisième Voie ».

10Que l’on privilégie l’une ou l’autre de ces interprétations, la sociologie constitue bien en Grande-Bretagne le soubassement de certains projets politiques. Plus qu’ailleurs, en effet, il s’y est développé une politique de la sociologie et une orientation délibérée de la recherche qui expliquent la trajectoire institutionnelle de la discipline, mais aussi l’importance de sa contribution, souvent avant-gardiste, à tous les débats sur les interventions sociales. C’est pourquoi, si ce livre ne devait démontrer qu’une chose, ce serait, on l’espère, que la sociologie est incontestablement une science utile qui peut infléchir l’évolution des sociétés.