Version classiqueVersion mobile

Citoyens-combattants à Paris, 1848-1851

 | 
Louis Hincker

Conclusion

Texte intégral

Citoyenneté-combattante

  • 1 Sur les sensations inédites provoquées par les bouleversements qui accompagnent un événement révol (...)
  • 2 Antinomie fondatrice du modèle libéral de l’opinion publique né au temps des Lumières Voir Albert (...)
  • 3 À propos de cet aspect récurrent de l’historiographie que l’on peut relever dans mainte monographi (...)

1Avec la révolution de février, le citoyen n’est que secondairement un lisant et un écrivant, mais d’abord, et avant tout, un homme en armes qui peut figurer la souveraineté et revendiquer tout le mérite attaché à son expérience du combat. Pour les milieux populaires, les sentiments et les conventions fondent leur engagement civique et constituent les vecteurs par lesquels les moins initiés aux arcanes de l’espace public peuvent se forger une opinion1. Nulle antinomie à leurs yeux entre les passions et les intérêts2. En 1848, l’intérêt du citoyen ne se présente pas sous la forme de l’amour de soi maîtrisé par la raison. Les sentiments permettent au contraire, à ceux qui n’ont pas les possibilités de s’émanciper du poids des contraintes matérielles et quotidiennes de se considérer comme citoyens à part entière. La récompense et l’indemnisation en faveur des citoyens-combattants saluent celui qui témoigne d’un dévouement d’autant plus méritoire que, possédant peu, sa mort au combat peut entraîner son foyer dans la misère. Se dévouer en 1848 ne veut pas dire renoncer à soi. Au contraire, l’engagement citoyen est porteur du désir de reconnaissance des « déshérités ». La prise d’armes citoyenne exprime la volonté de prise en considération de la position de l’homme des milieux populaires, auparavant rejeté de la participation politique3.

2Nous n’avons pas décrit un « Sujet » politique, advenant dans un mouvement d’émancipation et dans un rapport de soi à soi, mais des sujets qui expriment des requêtes, parties prenantes de la production des normes et des valeurs. Sujets sous la contrainte, mais faisant valoir dans le cadre de la relation juridique leur singularité exemplaire. Le statut de sujet de droit, avec ses vertus protectrices, ne s’acquiert que lentement et dans la peine. Il est le fruit d’un long cheminement, d’une procédure à l’autre. La « bonté », la « liberté » et le « bonheur » auxquels ces sujets se réfèrent en s’adressant aux autorités traduisent plus la fonction protectrice des conventions qu’ils veulent partager qu’un absolu désir de transcrire leurs expériences des combats. Sujets d’une écriture sont-ils surtout, à laquelle ils participent, et de manière réitérée, pour une récompense, une grâce ou une indemnisation, en fonction des renversements de légitimité qui accompagnent les changements de régime politique. Les dossiers des combattants ne renferment pas tant une écriture de soi qu’une écriture de la socialisation, celle surtout des citoyens nécessiteux devenus requérants.

3C’est l’abondance, et non pas le manque d’archives sur la participation personnelle aux journées révolutionnaires parisiennes de la Seconde République qui appelle une forme d’histoire sociale de l’écriture des citoyens-combattants, même de celle des moins habiles ou des moins expérimentés à s’exprimer de la sorte. Là encore, la plus ou moins grande familiarité avec l’écrit dit les différences de positions et de ressources parmi eux. Mais tous, par ce moyen, tentent, malgré l’incertitude d’y parvenir, d’initier un rapport avec les autorités auxquelles ils s’adressent. Ils espèrent ainsi une forme sinon de reconnaissance, du moins de bienveillance, parfois de pardon, et dans l’idéal une réciprocité. Faire valoir leur nom personnel, les droits attachés au corps du combattant jusque dans leurs vieux jours, la primauté de leur socialisation familiale passée comme à venir : telles sont leurs obsessions. L’économie de justice et d’humanité qui est celle de la requête permet à chacun de transcender sa singularité. Les autorités sont priées de respecter les conventions dans lesquelles s’enracine le lien social. L’écriture des citoyens-combattants n’est en aucune façon un symptôme de marginalité, elle porte la trace du légalisme des lendemains de la révolution de février 1848, même dans l’adversité. C’est aussi ce qui explique sa conformité aux normes, et son caractère stéréotypé.

  • 4 Voir Michelle Perrot, « La famille triomphante », « Fonctions de la famille » et « Figures et rôle (...)
  • 5 Dans La démocratie à l’épreuve des femmes. Trois figures critiques du pouvoir 1830-1848, Paris, Al (...)

4Si on a l’habitude d’appréhender les rapports famille/Cité – et notamment le contrôle de la seconde sur la première – à partir des discours juridiques, politiques, philosophiques, pédagogiques, littéraires, et religieux4, notre travail montre l’intérêt qu’il y a à procéder en essayant d’approcher la texture du lien familial entre des personnes participant d’une même économie domestique. Le citoyen-combattant père de famille, par exemple, n’a pas pour charge de représenter ni d’incarner ses proches les armes à la main. Il est simplement en relation avec eux, il les protège, mais la limite de son engagement au service de la cité est atteinte quand il risque de mettre en danger les siens. Le combattant s’identifie au citoyen-sauveteur, au service de ses proches et du bien public. Son patriotisme reste relié au statut du chef de famille. Et s’il faut bien souligner que les épouses ne sont pas concernées par le port de l’arme, il faut aussi noter qu’elles ne le vivent pas comme une exclusion ; nous n’avons pas rencontré de trace d’une quelconque revendication du droit au fusil de leur part5.

  • 6 Michèle Riot-Sarcey a fait de cette « unité englobante des formations langagières, produite par le (...)

5Mais puisque les expériences des journées révolutionnaires parisiennes de la Seconde République ont été réprimées et rejetées dans le passé, ont perdu peu à peu leur signification aux yeux des contemporains, ont été en grande partie oubliées, il n’est pas sûr que le vocabulaire que nous avons employé pour les caractériser sonne juste, soit approprié, permette de les comprendre. Car on peut supposer que la relégation dans le temps s’accompagne d’une perte de la potentialité descriptive et interprétative de la langue, et que nous sommes sans doute héritiers de cette déperdition6. La « citoyenneté » dont nous avons parlé, les « opinions », la « société civile », la « prise d’armes », la « famille », l’« insurrection », ne ressemblent pas aux idées que l’on s’en fait aujourd’hui, ni à celle que l’on trouve habituellement sous la plume des historiens ou des politistes qui se penchent sur les péripéties de la démocratie en France au XIXe siècle. « Société civile », pourtant avons-nous dit, oui... mais bouleversée par la prise d’armes, et non pas celle des individus économiquement libres et instruits, valorisant l’énergie combattante plutôt que l’expression ou la formation des opinions, obéissant à des règles de fonctionnement de manière relativement autonome vis-à-vis des autorités ou du militantisme politique. « Citoyenneté », avons-nous insisté, oui... mais en dehors des préoccupations électorales, méfiante vis-à-vis de la délégation politique, ne séparant pas les intérêts de chacun du bien commun. « Famille » avons-nous répété, oui... mais pas toute la parenté, comprenant seulement ceux qui contribuent au fonctionnement et à la sauvegarde de l’économie domestique, cause comme refuge du citoyen-combattant. « Insurrection » sans doute avons-nous constaté, oui... mais productrice d’une forme de maintien de l’ordre dans les quartiers barricadés.

  • 7 Nous avons choisi de souligner les discontinuités langagières, les inégalités sociales et politiqu (...)

6C’est que nous avons tenté de saisir ces réalités en dehors du discours normatif et englobant, extérieur aux justifications des participants des journées révolutionnaires. Nous n’avons pas cherché à restituer un répertoire, déjà là, dans lequel ils n’auraient fait que puiser. Si le discours idéologique de l’époque – républicain, philanthropique, et utopiste par exemple, mais aussi religieux, ou plus généralement encore « doloriste » – a quelque pertinence, ce n’est pas nécessairement qu’il est à l’origine des comportements, mais qu’il leur emprunte des significations, qu’il recompose ensuite sans présager d’un quelconque lien organique ou mécanique. C’est pourquoi notre recherche ne s’est jamais orientée vers une analyse du discours pour lui-même, mais est resté une histoire d’hommes et de femmes, une histoire sur ce qu’ils avaient en commun comme sur ce qui les séparait. Il importait toujours de savoir qui parle, de quelle manière et dans quelles circonstances, de ne pas présumer un continuum discursif propre à une époque, la révolution de 1848 par exemple, mais de comprendre des incompréhensions entre interlocuteurs, des différences et des clivages entre personnes engagées dans les mêmes événements7. Cela nous a permis de dresser des portraits singuliers tout au long de notre propos sous la forme d’une analyse des catégorisations des uns et des autres, auto-catégorisations comprises.

  • 8 Jean-Claude Passeron fait de cette « contrainte déictique », autrement dit de l’indexation des con (...)

7Nous avons donc retravaillé le sens des mots. « Citoyenneté », « famille » et « société civile » ont été enrichis de l’ensemble des informations spatiotemporelles que nous avons réunies, comparées et exemplifiées : aucune proposition universelle et trans-historique ou donnée par avance dans notre propos, mais une description d’un monde limité et localisé, une tentative de généralisation de constats empiriques permettant une reformulation du vocabulaire interprétatif8. C’est la construction raisonnée d’un corpus de participants aux journées révolutionnaires qui nous a permis de construire des propositions dépassant les seuls 159 « combattants », « insurgés » et « victimes » présentés dans notre enquête.

8Qu’est-ce alors que le « citoyen-combattant », expression qui est avant tout la nôtre ? Nous dirons : un ensemble de savoir-faire au service d’un « devoir être », depuis les journées de février 1848, vis-à-vis duquel à l’époque chacun se situe et ordonne ses expériences des événements. Puis, le modèle laisse place ensuite à l’obligation de se déprendre de toute revendication à un quelconque droit au fusil. Le « citoyen-combattant », c’est aussi le contremodèle qu’il est devenu. C’est bien pourquoi il ne faut pas le confondre avec le « soldat-citoyen » qui s’impose en profitant de la répression des journées révolutionnaires parce que bras armé du pouvoir exécutif par opposition à celui de la « société civile » incarné par la garde nationale démocratisée. Sur ce point la Seconde République est un tournant capital. Les démocrates-socialistes, échaudés par l’année 1848, délaissent le citoyen-combattant pour capter le suffrage des militaires. Une procédure comme celle qui indemnise les « victimes du 2 décembre » durant les premières années de la Troisième République tend à unifier le temps de la citoyenneté pour parer aux effets centrifuges des temporalités singulières de chacun des trajets personnels. À plus long terme, la temporalité propre aux journées révolutionnaires disparaît, et la trace qu’en porte chacun des participants s’estompe. Quelques années de plus, et le décès symbolise la disparition d’une forme de citoyenneté révolue. L’indemnisation des « victimes du 2 décembre » ne réhabilite pas la révolution de 1848. Plus généralement, toutes les procédures que nous avons analysées montrent comment l’apprentissage de la démocratie s’accompagne de l’apprentissage corollaire de l’illégitimité de la prise d’armes citoyenne.

9Sur ce point, la notion idéale typique de citoyen-combattant appelle une comparaison en amont comme en aval de l’année 1848.

Avant

  • 9 Catherine Colliot-Thélène, « État et société civile », dans Philippe Raynaud et Stéphane Rials [di (...)
  • 10 Sur le rôle de la Révolution française dans le développement de l’idée d’« énergie » en politique, (...)

10Le citoyen-combattant de la Seconde République est avant tout le citoyen de la « société civile » transfigurée par la prise d’armes. Il a tenté un temps de s’instituer comme quasiment le seul gardien des normes et des valeurs en faisant promouvoir un idéal combattant. La prise d’armes offre en effet une configuration inédite de la répartition de la souveraineté. La « société civile » en armes n’est plus celle du bourgeois-citoyen comme l’imaginait toute la philosophie politique depuis le XVIIe siècle jusqu’à Hegel, car elle remet en question l’articulation entre condition sociale et droit du sujet politique9. La présence des corps combattants des « non libres » économiquement et des « non instruits », au regard du modèle capacitaire de la citoyenneté, fait de l’usage de l’« énergie », plus que celui uniquement de la raison ou de la seule opinion, l’enjeu principal de l’espace public de la Seconde République et relie les devenirs des existences aux droits du citoyen10. Familialisé, le citoyen-combattant protège son économie domestique. Il veille au bien public comme à la sécurité de ses proches. Le risque de perdre la vie donne toute sa valeur à cet exercice si particulier de la citoyenneté, d’où une demande de reconnaissance jamais complètement abdiquée, même après la perte de la légitimité politique de la prise d’armes.

  • 11 Jean-Paul Bertaud, La Révolution armée. Les soldats-citoyens et la Révolution française, Paris, Ro (...)
  • 12 Roger Dupuy, « Gardes nationales », dans Albert Soboul [dir.], Dictionnaire historique de la Révol (...)
  • 13 Sur la « sainte pique », voir Albert Soboul, Les sans-culottes parisiens en l’an II. Mouvement pop (...)
  • 14 Albert Soboul, Les sans-culottes…, ouv. cité, pp. 299-310. On ne peut mettre sur le même plan la f (...)
  • 15 Richard Cobb, Les armées révolutionnaires instrument de la Terreur dans les départements Avril 179 (...)

11Comparons la Seconde République et ses précédents. Avec la Révolution française, la question est posée de savoir si le citoyen doit être un homme en armes, et l’on sait que de la garde nationale est sorti le soldat-citoyen du type « volontaire national » en 179111. Mais il ne faudrait pas trop abuser des analogies et ne voir en 1848 qu’une nouvelle « levée en masse ». Certes, bien des aspects du citoyen-combattant de la Seconde République peuvent être lus comme des réminiscences. Pensons par exemple au caractère intermittent et réversible de la garde nationale parisienne du fait de la nature composite des « foules révolutionnaires » allant jusqu’à déstabiliser, puis transfigurer la garde nationale comme institution, tous les types de combattants se retrouvant mêlés dans le feu de l’action12. Considérons surtout des différences non moins fondamentales. En février 1848 les armes ressurgissent dans l’espace public sans qu’il y ait de menaces extérieures. Dans le Paris de la révolution de 1848, on chercherait en vain un quelconque équivalent à l’organisation et à l’activité des districts de 1789 et 1790, des sections ensuite, ces dernières étant inséparables de la définition du sans-culotte surtout à partir de 1792. Le citoyen-combattant que nous avons rencontré se pense dans une relative indépendance autant vis-à-vis du pouvoir exécutif que du militantisme politique. Nul besoin d’insister non plus sur l’absence d’une mystique de l’arme blanche13, pas même du fusil, et que le goût du culte politico-religieux, le culte des martyrs14, n’est pas d’actualité durant la Seconde République. Il est bien certain que rien n’est plus éloigné du citoyen-combattant que le soldat des armées révolutionnaires si particulier de l’été 1793 au printemps 1794, instrument de la Terreur15. Le citoyen-combattant de la Seconde République, et de l’année 1848 principalement, n’est pas modelé par le pouvoir et ne se bat pas hors de chez lui.

  • 16 Mathilde Larrère-Lopez insiste particulièrement sur ce point, La garde nationale de Paris sous la (...)

12On connaît mal l’origine des armes qui réapparaissent en juillet 1830, là encore sans menace extérieure. Dissoute depuis avril 1827, la garde nationale qui se forme de nouveau à la faveur des combats, et qui n’avait pas été désarmée lors de son licenciement, aurait cependant pris soin de se distinguer de l’ensemble des insurgés et n’aurait pas eu le caractère syncrétique qu’elle connaît lors de la chute de Louis-Philippe dix-huit ans plus tard16.

  • 17 Sur la pédagogie républicaine à destination de l’armée : Jean-Paul Bertaud, ouv. cité, pour la pér (...)
  • 18 Jacques Bouillon, « Les démocrates et l’armée aux élections de 1849 », dans L’armée et la Seconde (...)

13Enfin, le citoyen-combattant se distingue aussi du soldat-citoyen, celui de la Révolution française comme celui du modèle de la conscription qui triomphe dans les années 1880, par ceci qu’il n’est que très peu l’objet d’une propagande pédagogique de la part des autorités républicaines en 184817. Peut-être est-ce là d’ailleurs un des principaux signes de l’intérêt très modéré qu’elles réservent à la garde nationale démocratisée, voir de leur incompréhension d’une institution qu’elles ont pourtant appelée de leurs vœux et qu’elles ont finalement pour tâche de désarmer. C’est précisément quand commence l’apprentissage de l’illégitimité du citoyen-combattant durant la Seconde République que les démocrates-socialistes cherchent à conquérir les suffrages des soldats18.

Après

14Tournons-nous donc maintenant vers les conséquences à plus ou moins long terme de la perte de légitimité de la prise d’armes citoyenne. La répression des journées révolutionnaires de la Seconde République n’abolit pas la citoyenneté, elle la refonde. Les prévenus d’insurrection ainsi que leurs proches sont même conviés à cette œuvre de régénération. Répression de classe, assurément, mais selon quelles visées ? À trop se focaliser sur les ateliers nationaux en juin 1848, l’historiographie est passée à côté de l’essentiel. Ce n’est pas tant les ouvriers qui sont alors réprimés mais une forme de citoyenneté qui a les faveurs des milieux populaires parisiens. Leur manière d’être dans l’espace civique est qualifiée de « délit politique ». Ne demeurent que des « victimes politiques », identité parfois revendicative et revancharde, mais qui à terme rompt avec le passé révolutionnaire quand vient l’heure de l’indemnisation dans les années 1880. Jamais il n’avait été question de se révolter contre son intérêt personnel. C’est pourquoi sur le long terme, l’acquisition du statut de sujet de droit ne pouvait être qu’au prix de la perte de l’expérience des combats.

  • 19 Louis Girard, La garde nationale, 1814-1871, Paris, Plon, 1964, 388 p, et Jacques Rougerie, Paris (...)
  • 20 Kåre Tønnesson, La défaite des sans-culottes. Mouvement populaire et réaction bourgeoise en l’an I (...)

15Le citoyen-combattant de la Seconde République se différencie du garde national de la Défense nationale lors du siège de Paris en 1870-1871, qui ne doit son réarmement qu’à la situation de guerre et qui a dû effectivement combattre un « envahisseur ». Au contraire du garde national de l’époque, et du fédéré de la Commune en particulier, le citoyen-combattant de 1848 n’entretient aucun rapport vis-à-vis d’une quelconque organisation pouvant ressembler au Comité central de la garde nationale et ne voit pas son service rémunéré19, ce qui sans doute est à l’origine de sa propension à demander des secours, des récompenses ou des indemnités. La spécificité du citoyen-combattant de la Seconde République tient à ce que, une fois la récompense puis la répression passées, il est l’objet d’une forme de réhabilitation par de nouvelles autorités républicaines, par la loi du 30 juillet 1881, qui a pour but de lui signifier que la cité combattante dont il était le représentant ne peut plus faire figure de cité politique. En ce sens il a été le sujet principal de l’apprentissage de la citoyenneté visant à délaisser le fusil au profit du bulletin de vote. Il est celui qui le premier a dû apprendre à se déprendre du modèle de la citoyenneté en armes. Les désarmements précédents, comme celui des lendemains de germinal et prairial an III par exemple, restaient avant tout celui des milieux populaires parisiens alors « suspects », et non des « bons citoyens » autorisés à continuer leur service20. Mais il est vrai que chaque désarmement de 1794 à 1871 a incontestablement eu ce caractère de relégation sociale, de « classe » dirait-on, orientant à chaque fois irrémédiablement le mode de socialisation politique des milieux populaires durant la Révolution comme durant tout le XIXe siècle et les privant d’un de leurs accès privilégiés à la participation politique. Notre propos s’inscrit donc dans un temps long du désarmement, il en souligne une des étapes capitales.

  • 21 La Résistance et les Français : lutte armée et Maquis. Actes du colloque de Besançon des 15-17 jui (...)

16La répression du citoyen-combattant de la Seconde République nous apparaît comme étant à l’origine de la condamnation de toute forme de lutte armée dans l’espace public républicain. Les historiens de la Résistance ont eux-mêmes souligné ce modèle de citoyenneté intériorisé, un siècle plus tard, par tous les groupes sociaux et les courants politiques, même les plus « révolutionnaires », beaucoup plus enclins à développer des formes de « résistance légale », réticents à sortir de la légalité au moment de l’Occupation21. Tels sont, là encore, par comparaison, les traits distinctifs du citoyen-combattant parisien de la Seconde République.

  • 22 Cité par Sergio Luzzattto, L’impôt du sang. La gauche française à l’épreuve de la guerre mondiale (...)
  • 23 Antoine Prost, Les Anciens Combattants et la société française, Paris, Presses de la Fondation nat (...)

17Demeurent les confusions toutes idéologiques et politiques, appartenant à l’histoire des rapports que la gauche française au XXe siècle entretient avec l’expérience des guerres mondiales, et donc de la mobilisation générale – ce qui est tout autre chose – telle celle dans la bouche de Léon Blum, dans un discours prononcé en Sorbonne à l’occasion du centenaire de la révolution de 1848, avançant que : « les ouvriers qui sont tombés les armes à la main sur les barricades de Juin auraient préféré mourir pour l’indépendance du monde »22. C’est à l’éthique de la « Défense nationale », à la fois héroïque et humaniste, qu’appartient cette réflexion, mais elle ne peut servir à décrire l’expérience de la prise d’armes en 1848. À la rigueur pourrait-on noter que la sociabilité des anciens combattants des années 1920-1930 a pu redonner un peu d’actualité à l’esprit combattant de 1848. Pensons à la morale civique, à l’aspiration à se placer au-dessus des partis, au patriotisme pacifique né de l’expérience traumatisante de la proximité de la mort, au désir de dépasser les clivages sociaux. Mais il n’y eut pas de sociabilité comparable d’anciens citoyens-combattants de la Seconde République23.

  • 24 Sur les fonctionnements parallèles et conjoints de la « mémoire historique » et de la « mémoire vi (...)

18Les dossiers des combattants parlent surtout des lendemains des combats. Mais il est selon nous possible de retrouver la signification perdue de la participation aux barricades. Il faut par exemple commencer par distinguer la « mémoire historique » de la révolution de 1848 ou de la résistance au coup d’État, telle qu’elle est définie, prescrite et instrumentalisées par le débat parlementaire des années 1880, qui rejette dans l’illégitimité la figure de l’« insurgé », qui ne parle que de « blessés » ou de « victimes », qui ne voit que des martyrs défendant le droit. Il y a ensuite la « mémoire vive » des anciens citoyens-combattants, obligés le plus souvent de taire les aspects les plus subversifs de leurs expériences des combats24. Il y a enfin la mémoire recomposée par les veuves et les descendants qui vivent encore le lourd tribut de la participation aux barricades et pour qui le déclassement est le mode vécu de l’apprentissage de l’illégitimité politique de la prise d’armes citoyenne. Eux ne répètent ni ne reproduisent les expériences ; c’est à peine si les significations se transmettent d’une génération à l’autre. Il y a écarts et différences donc, mais pas de stricte séparation entre tous ceux qui portent ou prennent en charge le devenir des expériences révolutionnaires de la Seconde République. Il faut donc considérer la spécificité de la première génération des descendants des quarante-huitards pour qui l’héritage est encore en souffrance, dans les deux sens de cette expression : douloureux et dans l’attente d’une réparation.

Porte-parole

  • 25 Sur cette « remise de soi », voir le no 36/37 des Actes de la recherche en sciences sociales, févr (...)

19La « remise de soi » que commandait la démocratie représentative en 1848 n’entrait-elle pas en contradiction avec l’idéal d’une participation personnelle à l’espace politique en révolution les armes à la main25 ?

20L’« esprit » de la révolution de février fut – est encore – souvent salué pour le syncrétisme civique qui aurait été le sien. Cependant la parole politique fut mise à l’épreuve lors de chaque nouvelle journée révolutionnaire. L’inégale pertinence des porte-parole traduisait aussi les écarts sociaux que la révolution n’avait pas fait disparaître.

  • 26 Sylvie Aprile, « ‘Qu’il est dur à monter et à descendre l’escalier d’autrui’. L’exil des proscrits (...)

21C’est que la prise d’armes citoyenne n’entretint pas d’affinité avec le militantisme politique. Les clubistes, les candidats à la représentation nationale étaient avant tout des hommes d’une sociabilité particulière, reproduite en partie dans la proscription après le 2 décembre26. Au cœur de notre propos, il y a l’écart croissant entre hommes politiques et prise d’armes citoyenne. Ceux parmi eux qui ont offert leurs services à la République n’ont pas vécu les journées révolutionnaires comme les autres citoyens-combattants, c’est vrai en 1848 comme en 1851. Ils sont restés préoccupés de la division du travail politique, de la qualité de leurs relations personnelles, de l’effort d’autocontrôle voire d’autocensure dans les rangs des démocrates-socialistes à partir de 1849. Ils sont demeurés les porte-parole du modèle capacitaire de la citoyenneté et se sont retrouvés en porte à faux vis-à-vis de la prise d’armes dès la révolution de février.

22La délégation ouvrière qui avait connu de beaux jours en 1848 était restée quant à elle préoccupée d’une forme de représentation d’une condition sociale singulière, y compris sous sa forme directement politique via la candidature à l’Assemblée – projet toujours d’actualité durant le Second Empire lors des élections législatives de 1863.

23C’est l’officier de la garde nationale démocratisée, élu par les hommes de sa compagnie, qui disparaît avec l’apprentissage de l’illégitimité politique de la prise d’armes citoyenne. Son influence, il la devait à sa participation physique au maintien de l’ordre sorti de la révolution de février, à sa co-présence dans l’événement auprès de ses hommes, aux risques encourus à égalité avec ceux qu’il commandait de perdre la vie au combat. Représentant de la « société civile » en armes au service de la République, il témoignait d’une forme de délégation plus civique que strictement politique, devant tout aux circonstances et donc obligé de s’effacer une fois celles-ci en contradiction avec sa légitimité.

24Ce que nous avons choisi de nommer par souci de synthèse la « culture des armes » ne ressort que peu à peu du foisonnement de l’archive. Il nous fallait expliquer ce que prendre les armes voulait dire, toujours à partir des justifications plus ou moins convaincantes des citoyens-combattants.

25L’idéal civique et la signification politique du port de l’arme n’advinrent en 1848 que dans le temps court d’une journée révolutionnaire. La culture des armes eut ses logiques qui profitèrent des bouleversements durant les combats. Son autonomie relative vis-à-vis du cours ordinaire des choses n’était pas contradictoire avec son profond enracinement social. L’avènement du port de l’arme fut en étroite relation avec l’élargissement de l’espace public au plus grand nombre. Le statut du citoyen-combattant eut en 1848 les faveurs des milieux populaires parisiens. À leurs yeux, le fusil caractérisait le citoyen.

26Les citoyens-combattants, ces autres quarante-huitards, à Paris les plus nombreux, ne furent pas à l’origine d’un modèle politique fondateur ; ils furent les vaincus d’une République qui les désarma.

Notes

1 Sur les sensations inédites provoquées par les bouleversements qui accompagnent un événement révolutionnaire, voir les réflexions de Haim Burstin, « Le ‘protagonisme’ comme facteur de l’amplification de l’événement : le cas de la Révolution française », dans L’événement. Actes du colloque des 16, 17 et 18 septembre 1983 d’Aix-en-Provence, Publication de l’Université de Provence, 1986, pp. 65-75.

2 Antinomie fondatrice du modèle libéral de l’opinion publique né au temps des Lumières Voir Albert O. Hirschman, Les passions et les intérêts, Paris Presses universitaires de France, 1980, 135 p.

3 À propos de cet aspect récurrent de l’historiographie que l’on peut relever dans mainte monographie régionale ou départementale sur la France du XIXe siècle, nous renvoyons à notre étude : « La politisation des milieux populaires en France au XIXe siècle : constructions d’historiens. Esquisse d’une bilan (1948-1997) », dans Francis Démier et Jean-Luc Mayaud [dir.], Cinquante ans de recherches sur 1848, Revue d’histoire du XIXe siècle, no 14, 1997/1, pp. 89-105.

4 Voir Michelle Perrot, « La famille triomphante », « Fonctions de la famille » et « Figures et rôles », dans Philippe Ariès et Georges Duby [dir.], Histoire de la vie privée, Tome 4, De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Seuil, 1987, pp. 93-103, pp. 104-119, pp. 120-185. ; Irène Théry et Christian Biet [dir.], La famille, la loi, l’État : de la Révolution au Code civil, Paris, Imprimerie nationale, Centre Georges Pompidou, 1989, 534 p. ; Jean Delumeau et Daniel Roche [dir.], Histoire des pères et de la paternité, Paris Larousse, 2000 (1re édition 1990), 535 p. ; Lynn Hunt, Le roman familial de la Révolution française, Paris, Albin Michel, 1995, 263 p., qui souligne la matrice familiale dans l’imaginaire politique et social de la Révolution, ; Geneviève Fraisse, Les deux gouvernements : la famille et la Cité, Paris, Gallimard, 2000, 233 p., qui interroge la séparation du gouvernement domestique et du gouvernement politique à l’origine de l’exclusion des femmes du droit de cité depuis la Révolution ; Anne Verjus, Le cens de la famille. Les femmes et le vote, 1789-1848, Paris, Belin, 2002, 288 p., qui explique la conception familialiste du fonctionnement du suffrage censitaire.

5 Dans La démocratie à l’épreuve des femmes. Trois figures critiques du pouvoir 1830-1848, Paris, Albin Michel, 1994, 366 p., Michèle Riot-Sarcey ne signale pas de revendication venant de femmes d’intégrer les rangs de la garde nationale. Au contraire, elle explique qu’une saint-simonienne comme Jeanne Deroin est radicalement opposée à toute forme de violence. Si la Commune connaît des femmes fédérées, c’est sans doute du fait de la mobilisation générale en temps de « défense nationale », comme en mars 1792, date à laquelle une pétition de 319 femmes parisiennes réclamant de s’organiser en garde nationale est lue à a Législative ; le mois suivant Théroigne de Méricourt appelle à ce que les citoyennes s’organisent en corps armé, voir Dominique Godineau, Citoyennes tricoteuses. Les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française, Aix-en-Provence, Éditions Alinéa, 1988, pp. 118-120.

6 Michèle Riot-Sarcey a fait de cette « unité englobante des formations langagières, produite par le politique » qui « dénie toute signification propre » aux « interventions singulières », un des principaux objets de sa réflexion dans Le réel de l’utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998, p. 268.

7 Nous avons choisi de souligner les discontinuités langagières, les inégalités sociales et politiques à travers l’étude de l’énonciation de chaque requête. Une analyse du discours aurait commandé de ne s’en tenir qu’aux seuls énoncés, en relevant par exemple leur rareté ou leur régularité. Elle aurait aussi présupposé une intercommunication entre ces énoncés au-delà des différences de condition de leur production. Une chose est d’interroger les positions discursives, c’en est une tout autre que de considérer l’existence d’un horizon intersubjectif langagier commun à un ensemble de locuteurs contemporains les uns des autres et identifiable par l’historien sous la forme d’un dispositif textuel unifié ; voir : Jacques Guilhaumou, « À propos de l’analyse de discours : les historiens et le ‘tournant linguistique’ », Langage et société, septembre 1993, pp. 5-38.

8 Jean-Claude Passeron fait de cette « contrainte déictique », autrement dit de l’indexation des concepts sur les configurations singulières étudiées, la raison non seulement de l’instabilité du lexique utilisé par les historiens, les sociologues, et les anthropologues, mais aussi de son constant enrichissement, voir : Le raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 408 p.

9 Catherine Colliot-Thélène, « État et société civile », dans Philippe Raynaud et Stéphane Rials [dir.], Dictionnaire de Philosophie Politique, Paris, Presses universitaires de France, 1996, pp. 225-230.

10 Sur le rôle de la Révolution française dans le développement de l’idée d’« énergie » en politique, comme étant à la fois « assemblage de la sensibilité et de la raison », « activité du cœur et efficacité, « désir et principe de réalité » : Michel Delon, L’idée d’énergie au tournant des Lumières (1770-1820), Paris, Presses universitaires de France, 1988, 521 p.

11 Jean-Paul Bertaud, La Révolution armée. Les soldats-citoyens et la Révolution française, Paris, Robert Laffont, 1979, 384 p.

12 Roger Dupuy, « Gardes nationales », dans Albert Soboul [dir.], Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, Presses universitaires de France, 1989, pp. 489-492. Serge Bianchi et Roger Dupuy [dir.], La Garde Nationale, entre Nation et Peuple en armes, actes du colloque des 24-25 mars 2005, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006, 561 p.

13 Sur la « sainte pique », voir Albert Soboul, Les sans-culottes parisiens en l’an II. Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire, 2 juin 1793-9 thermidor an II, Paris Clavreuil, 1958, p. 513. Juillet 1830 connaît encore les piques, voir Mathilde Larrère-Lopez, La garde nationale de Paris sous la monarchie de Juillet, ‘Le pouvoir au bout du fusil ?’, thèse de doctorat d’histoire sous la direction d’Alain Corbin, Université de Paris 1, 2000, 722 f.

14 Albert Soboul, Les sans-culottes…, ouv. cité, pp. 299-310. On ne peut mettre sur le même plan la fameuse « promenade des cadavres » au soir du 23 février 1848, ou les cérémonies des victimes de février et juin 1848, avec la sophistication du culte des martyrs et de la liberté durant la vague déchristianisatrice de 1793-1794.

15 Richard Cobb, Les armées révolutionnaires instrument de la Terreur dans les départements Avril 1793-Floréal An II, Paris-La Haye, Mouton, 1961, 1018 p.

16 Mathilde Larrère-Lopez insiste particulièrement sur ce point, La garde nationale de Paris sous la monarchie de Juillet, ouv. cité.

17 Sur la pédagogie républicaine à destination de l’armée : Jean-Paul Bertaud, ouv. cité, pour la période révolutionnaire, et Raoul Girardet, La société militaire de 1815 à nos jours, Paris, Perrin, 1998 (1re édition 1953), 343 p., pour la Troisième République.

18 Jacques Bouillon, « Les démocrates et l’armée aux élections de 1849 », dans L’armée et la Seconde République. Études, Bibliothèque de la révolution de 1848, no XVIII, 1955, pp. 111-120.

19 Louis Girard, La garde nationale, 1814-1871, Paris, Plon, 1964, 388 p, et Jacques Rougerie, Paris libre 1871, Paris, Seuil, 288 p.

20 Kåre Tønnesson, La défaite des sans-culottes. Mouvement populaire et réaction bourgeoise en l’an III, Paris-Oslo, Clavreuil, 1959, 456 p.

21 La Résistance et les Français : lutte armée et Maquis. Actes du colloque de Besançon des 15-17 juin 1995, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, Belles Lettres, 1996, 549 p.

22 Cité par Sergio Luzzattto, L’impôt du sang. La gauche française à l’épreuve de la guerre mondiale (1900-1945), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1996, p. 175.

23 Antoine Prost, Les Anciens Combattants et la société française, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 3 vols., 1977. Surtout les volumes II : « Sociologie » et III : « Mentalités et idéologies ».

24 Sur les fonctionnements parallèles et conjoints de la « mémoire historique » et de la « mémoire vive » en politique, mais dans un tout autre contexte, la France de la seconde moitié du XXe siècle, voir Marie-Claire Lavabre, Le fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de la Fondation nationale de sciences politiques, 1994, 320 p.

25 Sur cette « remise de soi », voir le no 36/37 des Actes de la recherche en sciences sociales, février-mars 1981, qui analyse les formes de division du travail politique sur lesquelles se fonde la démocratie.

26 Sylvie Aprile, « ‘Qu’il est dur à monter et à descendre l’escalier d’autrui’. L’exil des proscrits français sous le Second Empire », Romantisme, no 110, 2000/4, pp. 89-100.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search