1 Dans les statuts des collectifs étudiés, au début des années 2000, quelques paragraphes sont consacrés aux dispositifs disciplinaires et indiquent les instances qui devront statuer en cas de non-respect des règles ou de dégradation de l’image publique de l’organisation. Les sanctions officiellement prévues sont les suivantes : admonestation et censure, suspension à durée déterminée, suspension à durée indéterminée, expulsion et destitution de toute charge.
2 Cette démarche se justifie dans la mesure où tout d’abord, la population observée se situe à un « âge sociologique » fortement soumis à des épreuves identitaires (début des études supérieures ou entrée sur le marché du travail, début de la vie de couple, pour certains expérience de la m/paternité) et enclin à la contestation des ordres éducatifs dispensés par la famille ou l’école ; ensuite, les conditions sociopolitiques de l’engagement des jeunes interviewés ont été profondément bouleversées entre la période de fortes perturbations du système politique italien dans les années 1990 et leur arrivée en coalition au pouvoir au début des années 2000.
3 Ce dernier point sera toutefois redevable d’une moindre analyse. Si cela peut affecter l’étude de la question des manquements aux règles prescrites collectivement, ainsi que celle des procédures de sanction et/ou de réparation, ce « choix » résulte d’une double contrainte : d’une part, le protocole d’enquête privilégiant la comparaison interpartisane et interterritoriale, il était difficile d’envisager des enquêtes approfondies de chaque cas ou de chaque section ; d’autre part, la distance temporelle à l’égard d’un objet et d’un terrain non réinvesti depuis plusieurs années et qui obère le recueil ex post de matériaux complémentaires. Si la question du respect de règles disciplinaires sera au cœur du présent article, il nous est impossible de traiter de cas d’indiscipline volontaire aux règles du collectif, au-delà des exemples évoqués ici. Cela ne signifie pas qu’ils n’existent pas mais que l’appareillage nécessaire pour les saisir ne correspondait pas à celui utilisé lors de la collecte des matériaux sous-tendant ici l’analyse. Pour ce faire, un protocole fondé sur l’examen approfondi d’une section à base d’observations participantes de longue durée constituerait sans doute la parade aux points aveugles soulignés précédemment.
4 Le matériau mobilisé est issu d’un travail de thèse consacré à la sociologie des cultures partisanes et de l’engagement des jeunes (les « 15-30 ans », définis ainsi par les statuts) au sein de trois partis de « droite » et d’« extrême droite » en Italie au début des années 2000 (Forza Italia, Lega Nord et Alleanza Nazionale) : Comment peut-on être militant ? Sociologie des cultures partisanes et des (dés)engagements. Les jeunes militants d’Alleanza nazionale, Lega Nord et Forza Italia face au pouvoir, IEP de Bordeaux, 2006. Le corpus a fait l’objet d’une l’analyse qualitative et regroupe principalement des documents produits par les organisations de jeunesse de ces trois partis (livrets et brochures, tracts, affiches, fanzines, sites Internet, recueils de chansons…), ainsi que des entretiens semi-directifs à caractère biographique auprès de 89 jeunes militants aux statuts et positions internes variés (des « simples » militants aux cadres, permanents et élus locaux), dans deux régions septentrionales limitrophes, la Vénétie et l’Émilie-Romagne.
5 Sur les difficultés lexicales et obstacles typologiques concernant ce type de groupements partisans, voir notamment Cas Mudde, « The war of words. Defining the extreme right party family », West European Politics, 19 (2), 1996, p. 225-248.
6 Magali Boumaza, Le Front national et les jeunes de 1972 à nos jours. Hétérodoxie d’un engagement partisan juvénile : pratiques, socialisations, carrières militantes et politiques à partir d’observations directes et d’entretiens semi-directifs, thèse pour le doctorat de science politique, Université Robert Schuman, Strasbourg, 2002 ; Bert Klandermans, Nonna Mayer (dir.), Extreme right activists in Europe: through the magnifying glass, Londres, Routledge, 2006 ; Sylvain Crépon, La nouvelle extrême droite : enquête sur les jeunes militants du FN, Paris, L’Harmattan, 2006 (en particulier chapitre 6).
7 Nina Eliasoph, Paul Lichterman, « Culture in Interaction », American Journal of Sociology, 108 (4), 2003, p. 735-794.
8 Michel Hastings, « Partis politiques et administration du sens », in Dominique Andolfatto, Fabienne Greffet, Laurent Olivier (dir.), Les partis politiques. Quelles perspectives ?, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 21-36.
9 Expression de Daniel Cefaï dans l’ouvrage qu’il a dirigé : Cultures politiques, Paris, Presses universitaires de France, 2001.
10 Les notions de cité et de grammaires sont empruntées à Luc Boltanski et Laurent Thévenot (De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991). La cité est définie comme un ensemble cohérent de classement, d’expression, d’interprétation et d’action utilisés par les individus dans leurs discours d’argumentation, de jugement et de justification.
11 Cette grandeur s’établit aussi sur la connaissance et la maîtrise de références intellectuelles et bibliographiques liées à l’histoire de l’idéologie et du régime fascistes.
12 Très jeune, de retour de la Première Guerre mondiale, l’Italien Julius Evola (1898-1974) traverse une forme de crise intérieure qui le conduit à s’intéresser à l’ésotérisme et à la philosophie orientale : Le yoga tantrique (1926), Le mystère du Graal (1937). Il se rattache aux courants traditionaliste, anti-moderniste et paganiste. Il exalte notamment la beauté de la défaite et mythifie à ce titre la guerre de Vendée. Même si officiellement, il n’a jamais adhéré ni au fascisme mussolinien ni au national-socialisme hitlérien, il demeure l’un des principaux idéologues de la « droite extrême » et de la Nouvelle droite. Depuis les années 1950, ses principaux essais, dont Révolte contre le monde moderne (1934), Chevaucher le tigre (1961) ou Le Fascisme vu de droite (1964), sont extrêmement lus au sein des mouvements juvéniles européens, radicaux et traditionalistes. Ses écrits circulent également depuis quelques années dans certaines sections du Movimento Giovanile Padano, le principal mouvement de jeunesse de la Ligue du Nord.
13 Francesco Germinario, La destra degli dei. Alain de Benoist e la cultura politica della Nouvelle Droite, Turin, Bollati Boringhieri, 2002.
14 Quelques mois seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, des sympathisants et proches du régime fasciste remettent sur pied un parti politique, le Movimento Sociale Italiano, en dépit des dispositions constitutionnelles interdisant la recréation du parti national fasciste dissout (article XII de la Constitution de 1948). Il participe activement à la vie politique nationale et locale (principalement au sud de l’Italie), y compris sous forme d’alliances avec certaines franges démocrates-chrétiennes, de 1946 à 1995. Cette année-là, au Congrès de Fiuggi, le parti prend le nom d’Alleanza Nazionale, et Gianfranco Fini son président impulse un changement de cap (abandon de la référence absolue au régime mussolinien, rapprochement des partis de gouvernement…). Ce changement provoque l’exit d’une partie radicale du groupe qui fonde, sous la houlette de Pino Rauti, Fiamma Tricolore. En 2009, après avoir participé à plusieurs coalitions électorales (dont trois victorieuses) avec Forza Italia de Silvio Berlusconi, le parti est « dissout » pour se fondre dans le Partito delle Libertà avec Forza Italia. Sur l’histoire du Movimento Sociale Italiano depuis sa fondation après-guerre, ainsi que sur le processus de sa « mue » politique au début des années 1990, voir notamment Piero Ignazi, Il Polo escluso. Profilo del Movimento Sociale italiano, Bologna, Il Mulino, 1989 et Postfascisiti ? Dal Movimento sociale italiano ad Alleanza nazionale, Bologna, Il Mulino, 1994. À partir de 2012, certains leaders (Giorgia Meloni, Ignazio La Russa...) sortent de la coalition pour fonder Fratelli d’Italia-Alleanza Nazionale.
15 La démarche est la même au sein du Front national Jeunes en France : Sylvain Crépon, op. cit., p. 79.
16 Selon Piero Ignazi, Postfascisti ?, op. cit., p. 89.
17 Luciano Cheles, « “Nostalgia dell’avvenire”. The propaganda of the Italian Far Right between Tradition and Innovation », in Luciano Cheles, Ronnie Ferguson, Michalina Vaughan (dir.), The Far Right in Western and Eastern Europe, London/New York, Longman, 1995, p. 41-90.
18 Brigitte Gaïti, « Les inconstances politiques », Politix, 56, 2001, p. 24.
19 Bert Klandermans, Nonna Mayer (dir.), op. cit.
20 Lucie Bargel, « S'attacher à la politique. Carrières de jeunes socialistes professionnels », Sociétés contemporaines, 84, 2011, p. 79-102.
21 Bernard Pudal, Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de la FNSP, 1989.
22 « Chaque organisation ou action collective se caractérise aussi par un ou plusieurs styles de fonctionnement et d’engagement particulier(s), du fait des principes qu’elle défend, des caractéristiques de ses membres (âge, niveau culturel, position sociale) et de ses modes d’organisation et d’action. Elle dégage du même coup une structure (c’est-à-dire un répertoire, une répartition relative et une configuration) d’“offre” de rétributions, ou mieux, une structure de modes de faire et d’être dont certains sont susceptibles d’être appropriés, investis et constitués en rétributions ». Daniel Gaxie, « Rétributions du militantisme et paradoxes de l’action collective », Revue suisse de science politique, 11 (1), 2005, p. 179.
23 À propos de la figure modèle de l’héritier, cf. notre chapitre « Héritiers fascistes et orphelins padans en Italie », in Christophe Traïni (dir.), Émotions… Mobilisation !, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 215-235.
24 À propos des contraintes des configurations coalitionnaires pour les jeunes militants, voir notre article : « Les “malgré nous” de la Casa delle Libertà. Conditions de perception et d’usages de la coalition par des jeunes militants en Italie », Politix, 88, 2009, p. 163-185.
25 Pour des développements plus importants sur les stratégies et trajectoires bifurcatives de certains jeunes militants néofascistes en contexte d’arrivée du parti au pouvoir et de transformation des modes d’action collective, voir Stéphanie Dechézelles, « “Boia chi molla !” Les nouvelles générations néofascistes italiennes face à l’(in)action violente », Cultures & Conflits, 81-82, 2011, p. 101-123.
26 Michel Grossetti, « L’imprévisibilité dans les parcours sociaux », Cahiers internationaux de sociologie, CXX, 2006, p. 14.
27 Jacques Lagroye, La vérité dans l’Église catholique : contestations et restauration d’un régime d’autorité, Paris, Belin, 2006. À propos des cadres communistes et de l’engagement total imposé, Bernard Pudal (op. cit.) montre que le parti sert de tremplin à la réussite de certains, qui se retrouvent alors dans l’obligation de taire ou d’amoindrir leurs oppositions, sous peine de perdre leur « capital militant ».
