La culture de politique étrangère de l’Allemagne
p. 215-233
Texte intégral
1La politique étrangère de l’Allemagne après la réunification de 1990 a laissé perplexe plus d’un observateur. Une question vient d’emblée à l’esprit : comment la nouvelle Allemagne, dont l’intégrité territoriale et la souveraineté en matière de politique étrangère ont été complètement rétablies par le traité « 2+4 » et ont été légitimées sur le plan international, peut-elle s’arc-bouter sur la continuité de ses orientations de politique étrangère, qui prônent le transfert de souveraineté et un multilatéralisme cohérent, et entretenir une « culture de la réserve » en politique étrangère ? Pourquoi la République de Berlin a-t-elle refusé de remplir le rôle de grande puissance que certains observateurs lui auraient si volontiers vu jouer ? Pourquoi l’Allemagne attache-t-elle tant de prix à éviter de faire cavalier seul – exception faite de la reconnaissance (partielle) unilatérale de la Slovénie et de la Croatie en 1991 – et à faire front avec ses alliés d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord ? En bref, pourquoi l’Allemagne s’est-elle refusée à devenir une grande puissance « normale », et pourquoi s’efforce-t-elle d’obtenir une plus grande autonomie pour obtenir plus de pouvoir et d’influence et faire valoir ses « intérêts nationaux » ?
2La politique étrangère allemande commence à évoluer visiblement au cours des années 1990 et au début du XXIe siècle1. Sa politique de sécurité change, ce que nombre d’observateurs interprètent comme une normalisation. En effet, la République fédérale participe pour la première fois en 1995 à des missions de combat de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), fournit des contingents importants aux troupes internationales pour rétablir la paix en Bosnie (I-FOR, S-FOR), lutte en 1999 dans la guerre du Kosovo aux côtés de ses alliés de l’OTAN, alors même que l’opération n’est pas légitimée par un mandat du Conseil de sécurité des Nations unies, et envoie des troupes terrestres en 2002 en Afghanistan lors de la guerre de coalition américaine pour abattre le régime des talibans (environ 100 hommes des forces spéciales de la Bundeswehr, appartenant au commando « Forces spéciales de crises »). En outre, la politique étrangère allemande s’emploie de plus en plus clairement et énergiquement, parfois même brutalement, à imposer ses desiderata et ses intérêts (par exemple, la nomination d’un Allemand au poste de directeur du Fonds monétaire international, FMI).
3Les signes avant-coureurs des difficultés croissantes et de la perte d’influence de la politique étrangère du pays sur le plan international se multiplient pourtant depuis 2000 et débouchent sur une crise. Les principales relations bilatérales de la politique étrangère allemande avec la France et avec les États-Unis se gâtent à bien des égards, tout comme les relations importantes et sensibles avec la Pologne. L’Allemagne et ses principaux alliés agissent rarement de concert face aux nouveaux défis internationaux dans les Balkans, en Europe de l’Est et au Proche et Moyen-Orient. Les différences de perception de la menace, les priorités et les réponses divergentes gênent, et parfois même bloquent la coopération entre Bonn/Berlin, Paris et Washington. Ces tensions se répercutent sur les deux grands forums multilatéraux de la politique étrangère allemande que sont l’Union européenne (UE) et l’OTAN. Ces difficultés culminent en 2002-2003 avec les conflits provoqués par l’Irak ; cette crise, la plus grave traversée par l’Alliance transatlantique depuis celle de Suez en 1956, est marquée par de graves dissensions internes dans l’Union européenne.
4La politique étrangère allemande a-t-elle fondamentalement changé en ce début du XXIe siècle ? Peut-on parler d’une renationalisation de cette politique, d’un « retour de l’Allemagne sur la scène internationale » comme grande puissance (Gregor Schöllgen2), ou ce pays est-il redevenu au contraire une puissance de second rang ? La politique étrangère allemande s’est-elle normalisée uniquement parce qu’elle présente plus de points communs avec la politique étrangère d’États comparables, comme la France et la Grande-Bretagne ? Ou bien s’est-elle orientée vers les objectifs de la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne ? Je défends ici la thèse selon laquelle la politique étrangère de la République de Berlin reste, sur des points essentiels, dans le droit fil de celle de l’ancienne République fédérale de Bonn depuis 1990, après la fin de la guerre froide et le bouleversement des relations internationales induit par le 11 septembre 2001. J’explique cette continuité par la « culture de politique étrangère » spécifique de l’Allemagne et par le concept de « puissance civile3 » ancré dans cette culture.
La culture de politique étrangère de l’Allemagne après 1990
5La réunification a-t-elle fait resurgir le sentiment national en Allemagne ? À l’époque, certains journalistes conservateurs exhortent l’Allemagne à redevenir une « grande puissance » dont la politique étrangère doit prendre en compte de façon plus énergique et plus autonome ses « intérêts nationaux4 ». Ces appels n’ont quasiment aucun impact sur la culture de politique étrangère de l’Allemagne des années 1990. Les Allemands sont toutefois de plus en plus conscients que l’Allemagne a un plus grand poids, et une plus grande responsabilité vis-à-vis de l’ordre international5.
Les fondements de la culture de politique étrangère de l’Allemagne après 1990
6La culture de politique étrangère de l’ancienne République fédérale évolue de plus en plus à partir de 1991, suite aux bouleversements intervenus dans les années 1990. Ces changements découlent principalement des demandes adressées à la Bundeswehr pour qu’elle participe à des combats en dehors du cadre de l’OTAN, ce qui soulève la question fort épineuse des conditions politiques à réunir pour de telles interventions. Les positions sur le soutien à l’intégration européenne et sur les nouveaux transferts de souveraineté dans l’UE évoluent depuis 1990, sans qu’un véritable bouleversement intervienne6. En octobre 2000, plus de 80 % des personnes interrogées sont entièrement ou plutôt favorables à un approfondissement de la conscience européenne ; 65 % pensent que l’unité européenne a besoin de l’Allemagne pour que l’Europe puisse s’affirmer face aux autres puissances mondiales. La même enquête d’opinion révèle que 64 % des personnes interrogées pensent cependant que l’unité européenne contribuera à aggraver, et non à résoudre les problèmes de l’Allemagne7.
7Plusieurs signes apparus vers la fin de la décennie précédente montrent que l’intégration européenne est devenue le principal horizon de la politique étrangère de l’Allemagne, en se substituant à l’orientation transatlantique vers les États-Unis et l’OTAN. Mais il est hors de question dans un premier temps d’abandonner la politique traditionnelle de « conciliation » : l’intégration européenne et le partenariat transatlantique, la qualité des relations avec les États-Unis et avec la France continuent d’être prioritaires et de faire consensus. À l’automne 2000, une claire majorité de personnes interrogées continuent d’attacher plus d’importance à la coopération avec les États-Unis qu’avec la France (52 % contre 40 %, 51 % contre 44 % pour les élites). Le soutien à l’OTAN a tendance à être plus fort à partir de 1991, et ce jusqu’au début du nouveau millénaire8.
8Le rééquilibrage en faveur de l’intégration européenne est toutefois indiscutable. Interrogées, les élites déclarent dès 2000 que leurs intérêts vitaux sont plutôt en France (88 %), en Europe de l’Est et en Europe centrale (89 %), voire en Russie (80 %), qu’aux États-Unis (76 %)9. Le débat public intense sur le partenariat transatlantique met en évidence un changement des relations transatlantiques, voire un éloignement progressif de l’Europe et de l’Amérique10. Des divergences de politique extérieure et de sécurité resurgissent régulièrement au sein de l’OTAN et obèrent les relations transatlantiques. Enfin, les problèmes se multiplient qui montrent les différences de valeurs entre l’Europe et les États-Unis, autrefois camouflées sous le voile de la communauté de valeurs si volontiers exaltées par les partenaires transatlantiques (peine capitale, tolérance religieuse – scientologie –, détention d’armes autorisée pour les particuliers).
Les positions de fond
9C’est dans le domaine de la sécurité qu’apparaît le plus nettement l’inflexion de fond de la politique étrangère de l’Allemagne entre 1991 et 2000. Dans les années 1990, la politique allemande de sécurité élargit progressivement les activités de la Bundeswehr, passant de l’abstention totale (guerre du Golfe en 1991) à la participation à des missions classiques des casques bleus (mission APRONUC au Cambodge), à d’importantes missions de paix au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies (ONUSOM en Somalie), jusqu’à la participation à des combats avec ou sans mandat du Conseil de sécurité des Nations unies (opération de l’OTAN « Force délibérée » en Bosnie en 1995 ; opération de l’OTAN « Force alliée » au Kosovo en 1999). Cette réorientation de la politique de sécurité est rendue nécessaire par le nouveau contexte international, et surtout par les guerres dans l’ancienne Yougoslavie ; elle est menée à bien par les politiques, tout en étant comprise et accompagnée par l’opinion publique.
10Cet apprentissage est déjà bien avancé à l’automne 1995 ; une claire majorité des milieux politiques et de l’opinion publique est en faveur d’une participation de la Bundeswehr à des opérations de combat. En septembre 1995, 45 % des personnes interrogées (50 % des Allemands de l’Ouest) approuvent une participation à des opérations de combat de l’OTAN, 43 % y sont opposées (38 % en Allemagne de l’Ouest)11. Ce nouveau consensus se renforce lors de la crise du Kosovo, lorsque les milieux politiques et l’opinion publique affichent nettement leur préférence pour une participation de la Bundeswehr à une opération de rétablissement de la paix menée à bien par l’OTAN sans mandat du Conseil de sécurité des Nations Unies12.
11Concernant l’attitude face à la politique de sécurité et d’alliance, et notamment face à l’OTAN, aux États-Unis, à la Bundeswehr et aux interventions de la Bundeswehr à l’étranger, l’homogénéité de la culture de politique étrangère de l’Allemagne disparaît clairement après la réunification. En 1991, 63 % des Allemands de l’Ouest interrogés, et seulement 42 % des Allemands de l’Est, jugent important que l’Allemagne reste membre de l’OTAN. La même année, trois Allemands de l’Est sur quatre (76 %) contre seulement quatre Allemands de l’Ouest sur dix (43 %) préconisent un retrait immédiat des forces armées américaines d’Allemagne. En 1994, 67 % des Allemands de l’Ouest et seulement 32 % des Allemands de l’Est voient dans les Américains plutôt des amis et des alliés que des occupants (seulement 17 % des Allemands de l’Ouest contre 42 % des Allemands de l’Est)13.
12Le style de la politique étrangère de la République fédérale évolue dans les années 1990. La réunification marque un développement de la conscience de soi des milieux politiques et de la population, qui se conçoivent désormais comme Allemands. Les déclarations politiques se multiplient, qui affichent publiquement leur soutien aux « intérêts nationaux » et à la défense d’intérêts spécifiquement allemands14. L’opinion publique est désireuse de voir l’Allemagne jouer un rôle plus important sur le plan international (46 % de toutes les personnes interrogées et 70 % des classes dirigeantes affichent déjà cette opinion en septembre 1993)15. La « culture de réserve » de la politique étrangère, qui est l’une des caractéristiques de la politique étrangère de la République fédérale « puissance civile », se retrouve ainsi affaiblie, sans avoir changé au fond.
Continuité et changement dans la culture de politique étrangère de l’Allemagne de 1990 à 2000
13Depuis 1990, le maître mot de la culture de politique étrangère de l’Allemagne est clairement la continuité. Dix ans après la réunification, tous les éléments clés de la culture de politique étrangère identifiés ci-dessus perdurent (à l’exception bien sûr de la réunification), du moins pour l’essentiel. Cela vaut surtout pour l’ancrage à l’Ouest de l’Allemagne : rien ne change à première vue, même après le changement de gouvernement en 1998. En 1998, les accords de gouvernement entre les partis écologique et social-démocrate reprennent de façon stéréotypée les fondements de la politique étrangère allemande depuis Adenauer. Les discours de politique étrangère prononcés par Joschka Fischer, nouveau ministre des Affaires étrangères, bien avant son entrée en fonctions, le révèlent comme un Européen et un Atlantiste convaincu, ce qui en fait un digne « petit-fils » d’Helmut Kohl. L’opinion publique reste très attachée à cet ancrage à l’Ouest16. Ainsi la politique étrangère allemande a consenti des efforts soutenus pour être prévisible et fiable. Cet attachement à l’Ouest joue un rôle de premier plan lors de la décision, prise par le nouveau gouvernement en 1998, de faire participer la Bundeswehr à des missions de combat de l’OTAN au Kosovo et dans la région du Kosovo.
14La réunification ne remet pas en cause la volonté de surmonter le passé allemand vis-à-vis de l’extérieur. La plupart des enquêtes d’opinion considèrent l’Allemagne comme un pays avec une histoire particulière, cette particularité étant surtout liée au national-socialisme. En 1996, 44 % des Allemands de l’Ouest (seulement 13 % des Allemands de l’Est) expliquent le caractère unique de l’histoire allemande par Hitler et le nazisme, 20 % des Allemands de l’Ouest mentionnant expressément les crimes de l’État nazi, et en particulier l’extermination des Juifs17. En 2004, une importante partie des sondés (48 %) veut continuer à commémorer le 20 juillet 1944, jour de la tentative d’attentat et de putsch contre Adolf Hitler, tandis que 30 % y sont opposés. La majorité (57 %) sait ce qui s’est passé le 20 juillet 194418. Les principes de la politique étrangère définis par la Loi fondamentale (interdiction d’une guerre d’agression, engagement en faveur de l’intégration européenne et des systèmes de sécurité collective, primauté du droit international) perdurent.
15L’orientation postnationale de la politique étrangère allemande, qui prône le transfert et l’abandon de souveraineté, subsiste en grande partie. L’intégration européenne est clairement soutenue, malgré l’adoption d’une politique plus soucieuse de défendre l’identité et les intérêts allemands et un scepticisme assez marqué vis-à-vis de l’intégration19. L’accélération de l’intégration politique et économique, notamment avec l’Union monétaire, suscite pourtant des attitudes franchement différenciées, multiples et globalement plus ambiguës. Politiquement, cela se reflète dans le jugement du Tribunal constitutionnel sur l’Union monétaire le 12 octobre 199320. L’opinion publique est également partagée21.
16La « culture stratégique » empreinte de réserve reste plus soucieuse de continuité que de changement. L’interprétation des articles 24 alinéas 2 et 87a de la Loi fondamentale, autorisée par le Bundesverfassungsgericht, dans son jugement du 12 juillet 1994, corrige l’interprétation constitutionnelle de plusieurs gouvernements qui prévaut de 1972 à 1994, selon laquelle une intervention à l’étranger de la Bundeswehr en dehors du cadre de l’OTAN est contraire à la Constitution. Elle correspond pourtant aux intentions des pères de la Constitution et aux points de vue des gouvernements allemands avant 1972, qui approuvent à plusieurs reprises le principe d’une participation des forces armées allemandes à des missions de paix internationales. Le scepticisme face à la puissance et aux moyens militaires marque encore la politique étrangère22. Cette constatation peut surprendre, compte tenu de l’inflexion de la politique de sécurité, mais de nombreuses déclarations et enquêtes d’opinion montrent que la « culture de réserve », loin d’être abandonnée, est désormais entachée de nouvelles réticences face à l’utilisation de moyens militaires. Ces réserves sont partagées par d’autres pays industrialisés occidentaux (importance de la minimisation des pertes, tant dans son propre camp que dans le camp adverse, prévention des « dommages collatéraux »)23.
17Le gouvernement fédéral a toujours affirmé de façon crédible que la légitimation des interventions à l’étranger de la Bundeswehr par le Conseil de sécurité des Nations unies était une réaction à une situation exceptionnelle, bien que la participation allemande à l’opération de l’OTAN au Kosovo soit en rupture avec la culture de politique étrangère. La politique étrangère allemande contribue de façon décisive au règlement politique final de la guerre sous l’égide du Conseil de sécurité24. Mais ce n’est pas parce que l’Allemagne a participé à l’intervention au Kosovo et que ses orientations de sécurité ont évolué, qu’on peut parler d’une réorientation de sa politique de sécurité après 199925.
18Les procédures et le style adoptés par la politique étrangère de l’Allemagne sont caractérisés par une large continuité. Cela vaut tout spécialement pour l’engagement en faveur du multilatéralisme, de l’UE, de l’OTAN et des Nations unies, ainsi que pour la poursuite de l’institutionnalisation et de la juridicisation des relations internationales. L’opinion publique approuve ces orientations : 10 % seulement des personnes interrogées en septembre 1993 souhaitent que l’Allemagne joue le premier rôle en Europe, tandis qu’une très large majorité (86 %) considèrent qu’une direction franco-allemande est une solution réaliste26.
La crise de la politique étrangère allemande après le 11 septembre
19Le kaléidoscope des relations internationales bouge de nouveau après la fin du conflit Est-Ouest en 1989-1990 et les attentats terroristes de New York et Washington le 11 septembre 2001. Les attaques d’Al-Qaida montrent que les nouveaux scénarios de menaces, qui émanent notamment du terrorisme international, de la propagation des armes de destruction massive, de la criminalité organisée et des « États voyous », relèguent à l’arrière-plan les défis traditionnels de sécurité. La part d’ombre de la mondialisation, dont la dynamique offre de nouvelles opportunités tout en ouvrant de nouveaux risques et en nécessitant une action politique, apparaît. Ces chances et menaces nouvelles appellent de nouvelles réponses. La gestion politique de la mondialisation nécessite de toute évidence un renforcement de la coopération internationale ; or l’organisation et la structuration de cette coopération, le « multilatéralisme effectif », ne sont pas clairement définies et ne font pas l’unanimité sur le plan politique.
De la solidarité transatlantique à la crise de l’Alliance euro-atlantique
20Le changement de la politique étrangère américaine par le président George W. Bush représente un véritable tournant pour la politique mondiale, surtout après le 11 septembre 2001. Le poids politique considérable sur les relations internationales explique leur influence structurelle depuis les années 1950. L’effondrement de l’Union soviétique contribue à renforcer cette supériorité, malgré la rapide montée en puissance de la Chine dans l’Est de l’Asie. Le poids des États-Unis apparaît sous un jour nouveau, et parfois très problématique, avec la « révolution » de la politique étrangère initiée par le président George W. Bush.
21La donne change aussi pour la politique étrangère allemande. Privilégiant la coopération multilatérale, Berlin est très tributaire des attentes de ses partenaires et alliés. La diplomatie allemande réagit aux événements du 11 septembre 2001 comme elle le fait d’habitude, et se range aux côtés des États-Unis dans la « lutte » américaine « contre le terrorisme international » et dans la guerre de coalition visant à renverser le régime des talibans en Afghanistan. La participation militaire de l’Allemagne à des actions militaires communes (intervention de troupes terrestres dans une opération où les objectifs humanitaires ne jouent pas un rôle de premier plan) se renforce, comme en 1999 pour la guerre du Kosovo.
22En 2002, les divergences entre Berlin et Washington (et Londres) sur les objectifs, les stratégies et les moyens de lutte contre les nouvelles menaces, sont de plus en plus flagrantes27. Le gouvernement Bush cherche à instrumentaliser la lutte contre le terrorisme international pour renverser le régime de Saddam Hussein28 ; Berlin s’y refuse, tout en échouant à modérer la politique américaine. La Grande-Bretagne se rallie aux États-Unis, et un grand nombre de pays de l’Union européenne – anciens, nouveaux, et surtout pays candidats – affichent leur solidarité avec ces derniers. Les dissensions transatlantiques se transforment alors en conflit intra-européen, puis en crise ouverte de l’Alliance et de la politique extérieure et de sécurité commune de l’Union européenne. L’Allemagne est impuissante à empêcher l’escalade des tensions et l’éclatement des oppositions dans cette dernière. Le chancelier allemand, au plus fort de la campagne électorale de l’été 2002, dérive aussi vers l’unilatéralisme, en refusant toute participation allemande à des opérations répressives contre le régime de Bagdad, même avec un mandat du Conseil de sécurité des Nations unies. Il s’agit là cependant d’un faux pas plutôt que d’un précédent29.
23La crise culmine entre l’automne 2002 et le printemps 2003. Les efforts des États-Unis pour obtenir du Conseil de sécurité des Nations unies un mandat pour renverser par la force le régime de Saddam Hussein échouent. Ils attaquent alors avec leurs alliés l’Irak le 19 mars 2003. L’Allemagne, qui occupe parfois la présidence tournante du Conseil dans cette phase critique, s’oppose systématiquement à la demande américaine d’un mandat autorisant clairement des représailles militaires après un très bref ultimatum. L’OTAN se retrouve entraînée dans la crise lorsque les États-Unis demandent au Conseil de l’Atlantique Nord des mesures militaires pour protéger la Turquie, dans le cas où des troupes turques participeraient à l’invasion de l’Irak30. L’Allemagne et la France commencent par s’opposer aux désirs américains, avant qu’un compromis ne soit conclu après plusieurs semaines de blocage.
24Les symptômes de la crise commencent à s’estomper après la chute rapide du régime de Bagdad. Berlin s’efforce de limiter les dégâts et de rétablir ses relations détériorées avec Washington, ainsi que les relations au sein des institutions de l’OTAN et de la PESC/PESD (Politique étrangère et de sécurité commune/Politique européenne de sécurité et de défense), qui ont aussi souffert. Dans l’intervalle, l’échec de la Conférence intergouvernementale de l’UE sur le Traité constitutionnel européen en décembre 2003 montre que les remous entraînés par la crise subsistent dans l’UE. La politique étrangère allemande redouble d’efforts pour améliorer les relations bilatérales avec la Pologne, tout à la fois importantes et délicates.
Les dimensions de la crise de la politique étrangère allemande
25Il va de soi que les carences de la politique étrangère de l’Allemagne n’expliquent que peu ou pas la crise de l’Alliance euro-atlantique et de ses principales institutions en 2002-2003. Peut-être était-il tout simplement impossible aux alliés de l’Amérique de convaincre le gouvernement Bush de revenir sur sa décision de renverser le régime irakien par des moyens militaires, d’autant plus que, dans un premier temps, la politique du gouvernement ne rencontre que peu d’opposition chez les Irakiens. Berlin constate toutefois son incapacité à empêcher l’escalade des tensions dans les relations transatlantiques et dans l’Union européenne ; la politique étrangère allemande contribue au contraire à aggraver ces tensions, notamment pendant la campagne électorale à l’été et à l’automne 2002.
26En outre, la politique étrangère allemande est touchée de plein fouet par les conséquences des crises, en raison de ses orientations multilatérales et intégrationnistes. L’Allemagne, qui est une puissance civile, doit avoir de bonnes relations avec ses principaux alliés, et est tout particulièrement dépendante du bon fonctionnement des institutions internationales. Contrairement à la France, à la Grande-Bretagne et bien sûr aux États-Unis, l’unilatéralisme lui est interdit en raison des orientations de sa politique étrangère. Sa situation extérieure et intérieure influe de plus en plus sur sa capacité à défendre son rôle de puissance civile. L’Allemagne a besoin de partenaires qui soutiennent activement sa politique étrangère, et qui en confortent les résultats en affichant leur désir de coopération et d’intégration et en pratiquant un multilatéralisme cohérent. Par ailleurs, la mise en œuvre des objectifs de l’Allemagne nécessite des institutions et des structures multilatérales performantes, permettant de réglementer et de judiciariser les relations internationales. Troisièmement, cette politique suppose un environnement international où le règlement des conflits par la force a été endigué avec succès, sans recours à la force militaire. Mais cette évolution nécessite des progrès considérables du droit international public, qui existent peut-être dans l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), mais nulle part ailleurs. Enfin, la volonté politique, le soutien intérieur et les ressources matérielles, personnelles et intellectuelles doivent être réunis pour mettre en œuvre ce rôle efficacement. Bien que trois de ces quatre conditions ne soient pas entièrement hors de portée de la politique étrangère allemande (qui peut parfaitement essayer d’influer sur le comportement de ses alliés, sur les travaux des institutions internationales et sur le règlement des conflits dans d’autres régions, ce qu’elle a d’ailleurs fait avec succès de par le passé), son influence ne peut être que limitée. L’Allemagne doit œuvrer pour satisfaire suffisamment à la dernière condition.
27C’est dans les rapports avec les États-Unis, et donc avec l’OTAN, que les symptômes de crise apparaissent le plus visiblement. J’ai déjà indiqué que les relations transatlantiques ont tendance à se détériorer dès le milieu des années 1990 ; l’inflexion de la politique étrangère étatsunienne sous George W. Bush fait surgir au grand jour les conflits latents. On ne peut pas parler de « rupture », dans la mesure où l’intégration économique et sociale de part et d’autre de l’Atlantique est bien trop poussée, mais on peut s’interroger sur la capacité des deux gouvernements à coopérer efficacement sur le plan politique. Cette capacité est durablement éprouvée en 2003.
28Les symptômes de crise sont moins visibles dans les relations franco-allemandes, mais tout aussi significatifs. Les problèmes surgissent dès les années 1990 ; pendant une grande partie du mandat du président Jacques Chirac, Paris et Bonn, puis Berlin, ont les plus grandes difficultés à mener ensemble des politiques réellement communes, ce qui obère l’intégration européenne : l’adoption du traité d’Amsterdam et la réalisation de l’Union monétaire sont suivies par une phase de stagnation de la construction européenne, pendant laquelle seules des négociations d’élargissement sont menées. Les relations franco-allemandes et la qualité de la coopération ne s’améliorent durablement que lors de la crise iranienne en 2002-2003 et lors de la célébration du 40e anniversaire du traité de l’Élysée. Les succès de cette nouvelle coopération soulèvent parfois des problèmes (l’action franco-allemande lors de la crise d’Irak, du débat sur la Constitution, de l’assouplissement du pacte de croissance et de stabilité, exigé initialement par l’Allemagne pour garantir la stabilité monétaire de l’euro, irrite fortement les autres États membres), et leur pérennité politique n’est pas garantie.
29Il est significatif que les conflits avec les alliés et dans les institutions occidentales soient essentiellement liés à la question du recours aux moyens militaires : conflits régionaux avec usage de la force – Balkans, ex-Yougoslavie, Proche et Moyen-Orient –, défis rencontrés par l’Alliance en matière de sécurité suite aux risques de la propagation des armes de destruction massive. Dans ces circonstances, particulièrement sensibles pour l’Allemagne en tant que puissance civile, des divergences parfois irréconciliables d’approche de la politique étrangère et d’attitude face aux institutions internationales éclatent au grand jour, compliquant d’autant plus la coopération.
30Le cadre économique et intérieur de la politique étrangère allemande est de plus en plus précaire au cours de la dernière décennie. Les charges financières supportées par l’Allemagne en raison de la réunification et la faiblesse durable de la croissance économique font baisser considérablement les moyens disponibles pour la politique étrangère. Le budget réservé aux missions de politique étrangère (Auswärtiges Amt, ministère de la Défense, ministère de la Coopération et du Développement) diminue en termes réels de presque 30 % entre 1989 et 2001. Les conséquences matérielles et psychologiques sont grandes, pour la Bundeswehr notamment, qui peine à mener de front l’augmentation du nombre d’opérations à l’étranger et sa restructuration en une armée d’intervention. En outre, l’absence de dynamique économique affaiblit le rayonnement du « modèle allemand » ; la politique étrangère allemande a désormais moins de possibilités d’influence en exportant son modèle et en donnant le bon exemple aux autres États, et peut moins intervenir sur le contexte institutionnel.
L’Allemagne est-elle encore une puissance civile ?
31Quel regard porter sur les symptômes de crise et le comportement de la politique étrangère allemande face aux crises, lorsqu’on analyse la culture de la politique étrangère ? Les enquêtes d’opinion et la rhétorique politique des principaux décideurs en Allemagne (chancelier, ministres des Affaires étrangères et de la Défense) montrent que les principaux éléments de la culture de politique étrangère de l’Allemagne subsistent. Les modifications et innovations partielles portent essentiellement sur le style de la politique étrangère et les argumentaires déployés. Vis-à-vis de l’extérieur, la politique étrangère allemande perd parfois de vue des éléments clés de son rôle de puissance civile (les bonnes relations avec la France et avec Washington, ou le principe du multilatéralisme), surtout dans le contexte de la campagne électorale de 2002, et néglige des relations bilatérales importantes, notamment avec la France, les États-Unis et la Pologne31.
32L’ancrage à l’Ouest est un élément essentiel de la politique étrangère allemande ; l’orientation de celle-ci en direction de la France et de l’Union européenne donne l’impression à l’opinion publique que le destin de l’Allemagne et celui de l’Europe sont liés ; d’une certaine façon, les relations avec la France en sont la pièce maîtresse. Le pourcentage de personnes interrogées qui pensent que la France est le principal partenaire de politique étrangère de l’Allemagne passe de 17 % en 1995 à 30 % en 200332 ; la même année, 81 % des sondés (contre 55 % en 2002) sont d’avis que l’Union européenne est plus importante pour les intérêts vitaux de l’Allemagne que les États-Unis (90 % contre 20 % en 2002)33. Plus de la moitié des Allemands interrogés affichent dès 2002 leur préférence pour une politique extérieure et de défense européenne indépendante ; ce chiffre atteint même 63 % en 200434. L’émergence d’une identité européenne est de plus en plus visible. À l’automne 1993, 43 % des sondés indiquent se sentir uniquement Allemands, contre seulement 34 % en 2003 ; en revanche, seulement 45 % des sondés affirment être à la fois « allemands et européens » (43 % en 1993), et 12 % (8 % en 1993) se considèrent comme « européens et allemands »35.
33Les relations avec les États-Unis, en revanche, se distendent avant 2002-2003, ce qui reflète entre autres la différence d’évolution démographique et sociale de part et d’autre de l’Atlantique ; les valeurs fondamentales communes des relations transatlantiques sont de plus en plus masquées par les différences d’évaluation des menaces36. Les critiques massives adressées au gouvernement américain (et globalement aux États-Unis) par l’Allemagne, comme par presque toute l’Europe, lors de la crise irakienne37, semblent être plutôt circonstancielles. Aucun signe ne permet (encore) de penser que l’opinion publique prend ses distances par rapport à la politique de conciliation du gouvernement allemand, qui cherche à préserver de bonnes relations tant avec Paris qu’avec Washington : on en veut pour preuve la constance du soutien allemand à l’OTAN, même depuis 2002. La politique allemande accorde cependant nettement la priorité à l’Europe en matière de défense collective. L’« ancrage à l’Ouest » signifie d’abord un maintien et un approfondissement de l’intégration européenne, surtout dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité.
34La renonciation à la souveraineté, deuxième élément clé de la culture de politique étrangère, et la volonté de transfert de souveraineté connaissent une nette érosion, sans que l’on puisse parler de réorientation de la politique étrangère. Le pourcentage de sondés qui considèrent que l’appartenance de l’Allemagne à l’UE est une « bonne chose » continue de diminuer, mais la moitié environ sont de cet avis, contre seulement 10 % qui sont d’un avis différent. Le soutien à l’intégration européenne est bien moins fort pour l’élargissement que pour l’approfondissement. La perspective d’adhésion de la Turquie suscite des sentiments très ambigus38.
35Les valeurs de la culture de politique étrangère, troisième élément clé, perdurent en substance, bien que nettement affaiblies. Ainsi, la population allemande accepte clairement les raisons invoquées pour l’usage de moyens militaires. En 2002, 63 % des personnes interrogées approuvent les opérations à l’étranger en cas de catastrophe (solidarité internationale) (65 % à l’Ouest, et 55 % à l’Est), 60 % les opérations d’aide aux réfugiés (64 % à l’Ouest, et 47 % à l’Est), 52 % les missions de paix comme la KFOR (Kosovo) et l’ISAF (Afghanistan) (55 % à l’Ouest, et 40 % à l’Est)39.
36Une claire majorité des Allemands se prononce pour la participation à des missions de combat sous réserve que les conditions suivantes soient réunies : elles doivent être organisées et menées à bien de façon multilatérale (« le cavalier seul est exclu ! »), et être légitimées par un mandat du Conseil de sécurité des Nations unies et la défense d’intérêts supérieurs, ou par la menace immédiate d’une catastrophe humanitaire ou d’un génocide (« plus jamais Auschwitz ! »). Le pourcentage de personnes qui approuvent la participation à des missions sous l’égide de l’ONU passe d’environ 40 % en 1991 à 70 % en 200140. La crise irakienne met toutefois clairement en évidence les limites du changement de cet élément essentiel de la culture de politique étrangère : en août 2003, une (relativement) courte majorité des sondés (48 %) rejette dans tous les cas l’envoi de troupes allemandes en Irak ; seuls 43 % sont prêts à soutenir l’opération si l’ONU donne un mandat, et 7 % l’approuvent sans conditions41. Les différences d’opinions entre Allemands de l’Ouest et de l’Est sont frappantes ; en Allemagne de l’Est, le scepticisme, voire le rejet des opérations militaires, sont généralement plus prononcés qu’à l’Ouest. En novembre 2002, 40 % des Allemands de l’Ouest interrogés peuvent envisager une participation de la Bundeswehr aux opérations l’OTAN dans des zones de crise, contre 23 % des Allemands de l’Est42. Les avis à ce sujet varient considérablement en Allemagne, en France et en Grande-Bretagne.
37L’Allemagne affiche de nouveau sa volonté de prendre des responsabilités internationales (le pourcentage de sondés qui souhaitent que l’Allemagne assume plus de responsabilités sur le plan international passe de 31 % en 1991 à 41 % en 2002, tandis que les partisans de la réserve passent de 56 % à 29 %)43. Une nette majorité souhaite que l’Allemagne soit plus présente sur la scène internationale ; la politique étrangère adoptée par le chancelier Schröder et son ministre des Affaires étrangères Fischer, qui consiste à définir plus clairement et à défendre les intérêts allemands (ce qui est une critique implicite du gouvernement précédent), va dans ce sens, ce qui explique sa popularité. La culture de politique étrangère, ou tout au moins ses principaux éléments, semblent globalement marqués par les conséquences du 11 septembre 2001 ; parce que sa population le souhaite, et de par le rôle qu’elle joue, l’Allemagne reste une puissance civile.
38La culture de politique étrangère s’érode pourtant face à la question de l’avenir de l’intégration européenne et à l’élargissement de l’Europe vers l’est et le sud-est. L’aggravation des problèmes intérieurs et l’« embouteillage des réformes » nuisent à la volonté de soutenir une politique étrangère d’envergure éclairée, menée sur le long terme. Plus les problèmes et les craintes s’expriment, plus les orientations de politique étrangère cèdent du terrain. On peut ainsi parler de « rematérialisation » de la politique étrangère.
39La culture de politique étrangère et la perception du rôle que cette dernière doit jouer n’expliquent que très partiellement la crise que traverse la politique étrangère. Celle-ci s’appuie presque toujours sur ces principes et reste (presque) toujours compatible avec eux, sans la gouverner pour autant. Si les problèmes s’aggravent, c’est en raison de l’absence de compatibilité et de fiabilité des grands partenaires de politique étrangère de l’Allemagne, des carences et des problèmes perceptibles dans ces institutions multilatérales que sont l’UE et l’OTAN, de l’érosion des ressources et de l’instrumentalisation croissante de la politique étrangère par des considérations d’ordre intérieur et économique, dont l’objectif n’est plus de résoudre les difficultés rencontrées au plan international, alors que la réussite de la politique étrangère d’une puissance civile dépend de ces facteurs.
Synthèse
40La culture de politique étrangère de l’Allemagne et son rôle de puissance civile s’inscrivent nettement dans la durée. Les principaux éléments en sont l’ancrage constant à l’Ouest, l’intégration de l’Allemagne dans la communauté des démocraties occidentales, la prise de distances vis-à-vis du passé totalitaire du pays, l’adoption de valeurs démocratiques, la volonté d’un transfert et d’une renonciation de souveraineté, les efforts pour réguler, juridiciser et civiliser les relations internationales, le profond scepticisme (qui n’est pas un rejet de fond) face à l’emploi de la force pour mettre en œuvre des objectifs politiques. Tous ces éléments perdurent après la réunification de l’Allemagne, malgré les changements et les innovations, et bien que le contexte de la politique étrangère ait été bouleversé à deux reprises. Ces innovations concernent essentiellement les interventions de la Bundeswehr en dehors du cadre classique de l’Alliance ; les relations avec la France et avec les États-Unis se rééquilibrent relativement au profit de Paris, et la politique européenne évolue. Le soutien allemand à l’élargissement et à l’approfondissement est plus réservé et plus différencié. Le style de la politique étrangère et la volonté politique changent, tout comme la capacité de prendre des initiatives dans la politique étrangère et d’agir efficacement (ce que l’on peut imputer aux restrictions de ressources).
41Ces constatations soulignent le pouvoir explicatif d’une démarche qui confère à la culture politique une influence prépondérante sur la politique étrangère allemande. La culture de politique étrangère de l’ancienne République fédérale détermine aujourd’hui encore les paramètres qui façonnent la politique étrangère et lui confèrent sa légitimité intérieure. Cela n’exclut en aucun cas une adaptation, une révision et une réorientation périodiques de la politique étrangère et de sécurité, et les rend même nécessaires. Lorsque les impératifs de la politique étrangère changent, les paramètres de celle-ci et les rapports qu’ils entretiennent doivent être actualisés, réinterprétés et concrétisés, pour prendre et légitimer les décisions politiques.
42Jusqu’à présent (automne 2005), la politique étrangère de l’Allemagne n’a jamais remis fondamentalement en cause son rôle de puissance civile ; les quelques contre-exemples (comme l’unilatéralisme déclaratoire face au Conseil de sécurité des Nations unies à l’automne 2002) restent des épisodes mineurs. L’Allemagne demeure clairement une puissance civile. La « normalisation » de la politique étrangère allemande se rapproche des convictions et des comportements d’autres États européens ; ces évolutions sont liées aux changements que ceux-ci connaissent et à l’évolution de la culture de politique étrangère en Allemagne. Malgré la convergence et l’intégration des cultures de politique étrangère dans l’UE, malgré la formation d’une identité européenne, la culture de politique étrangère de l’Allemagne reste spécifique et unique. En effet, elle reste profondément sceptique à l’égard de l’emploi de la force militaire ; sa volonté d’un transfert de souveraineté subsiste, ainsi que son hétérogénéité due au contraste entre l’Est et l’Ouest de l’Allemagne.
43La politique étrangère allemande peut-elle satisfaire aux exigences découlant de l’idéal de puissance civile ? C’est une autre question. Deux évolutions, qui ne touchent pas seulement l’Allemagne, sont préoccupantes. La première est l’évolution de la culture de politique étrangère vers la rematérialisation, l’économisation et la renationalisation ou domesticisation. On parle de « rematérialisation » lorsque la préservation des biens matériels et la recherche de la stabilité l’emportent de plus en plus au détriment de politiques favorables au risque, qui visent à atteindre des objectifs intellectuels et/ou à défendre des intérêts bien compris à long terme. Le terme « économisation » renvoie une importance croissante de la concurrence dans la politique étrangère, autour de l’implantation des entreprises dans le contexte de la mondialisation. La politique étrangère est confrontée à des exigences et à des attentes de la société. Les tendances à la renationalisation ou « domesticisation » de la politique étrangère allemande témoignent des résistances intérieures croissantes, qui rendent plus difficiles de nouveaux transferts de compétences décisionnelles et de ressources sur le plan européen et international ; elles mettent en évidence les contraintes et les manœuvres internes qui tentent d’instrumentaliser la politique étrangère. Cela n’est pas nouveau, et est même immanent à toute politique étrangère ; s’il y a changement, c’est conformément néanmoins aux tendances de la politique étrangère allemande depuis le milieu des années 1990.
44Ces évolutions ont évidemment un lien avec l’érosion des fondements matériels et intellectuels de la culture de politique étrangère de l’ancienne République fédérale. Elles reflètent les modifications de la politique étrangère induites par l’européanisation de la politique dans le contexte de l’UE et plus généralement le changement du caractère étatique, notamment en Allemagne. L’européanisation et la domesticisation sont des processus liés : l’européanisation débouche sur la renationalisation/domesticisation, qui a besoin du niveau européen de la politique, s’en sert et le fait ainsi progresser. En fin de compte, ces tendances ne représentent pas une mutation, mais un affaiblissement du concept de puissance civile, ainsi qu’une perte relative de capacité d’action et d’influence de la politique étrangère sur le plan national.
45Cet affaiblissement va de pair avec des tentatives (qui n’émanent pas uniquement de la politique étrangère allemande) de construction d’une politique extérieure, de sécurité et de défense dotée d’une capacité d’action et d’influence, qui intègre et englobe efficacement les concepts et cultures de politique étrangère des nations. Cela n’est envisageable qu’à condition de s’appuyer sur une culture de politique étrangère européenne et des concepts qui n’entrent pas en contradiction avec les valeurs de l’Allemagne (et des autres États concernés). L’expérience est en cours, mais ses résultats restent incertains.
Notes de bas de page
1 Cf. H. W. Maull, « Außenpolitische Kultur », in K.-R. Korte et W. Weidenfeld (dir.), Deutschland Trendbuch, Fakten und Orientierungen, Bonn, Bundeszentrale für politische Bildung, 2001, p. 645-672.
2 Cf. G. Schöllgen, Der Auftritt, Deutschlands Rückkehr auf die Weltbühne, Berlin, Propyläen, 2003.
3 Cf. à ce sujet H. W. Maull, « Zivilmacht Bundesrepublik Deutschland, Vierzehn Thesen für eine neue deutsche Außenpolitik », Europa-Archiv, vol. 47, n° 10, 25 mai 1992, p. 269-278 ; K. Kirste et H. W. Maull, « Zivilmacht und Rollentheorie », Zeitschrift für Internationale Beziehungen, 3/2, 1996, p. 283-312.
4 Cf. G. Schöllgen, Angst vor der Macht. Die Deutschen und ihre Außenpolitik, Berlin, Ullstein, 1993 ; G. Hellmann, « Jenseits von ‘Normalisierung’ und ‘Militarisierung’ : Zur Standortdebatte über die neue deutsche Außenpolitik », Aus Politik und Zeitgeschichte, B 1-2, 1997, p. 24-33.
5 R. D. Asmus, Germany´s Geopolitical Maturation, Public Opinion and Security Policy in 1994, Santa Monica, Rand Corporation, 1995.
6 E. Noelle-Neumann et R. Köcher (dir.), Allensbacher Jahrbuch der Demoskopie 1993-1997, vol. 10, Munich, K. G. Saur, 1997, p. 1154.
7 Cf. sondage Ipos « Wirtschaftspolitik in Daten und Zusammenhängen », Inter/esse, 11/2000, p. 6.
8 E. Noelle-Neumann et R. Köcher (dir.), op. cit., p. 1134.
9 Infratest Burke pour le compte de la fondation Friedrich-Naumann et de la RAND Corporation, Das Meinungsbild der Elite in Deutschland zur Außen-und Sicherheitspolitik, Berlin, Bierhoff, 1996 ; citation d’après G. Hellmann, « Rekonstruktion der ‘Hegemonie des Machtstaates Deutschland unter modernen Bedingungen’ ? Zwischenbilanzen nach zehn Jahren neuer deutscher Außenpolitik », intervention lors du 21e Congrès scientifique de l’unification allemande pour les sciences politiques, Halle, 1er-5 octobre 2000, p. 92 ; texte téléchageable sur <www.soz.uni-frankfurt.de/hellmann/mat/hellmann-halle.pdf> [2 mai 2004].
10 W. Weidenfeld, Kulturbruch mit Amerika ? Das Ende transatlantischer Selbstverständlichkeit, Gütersloh, Verlag Bertelsmann-Stiftung, 1997.
11 Cf. N. Philippi, Bundeswehr-Auslandseinsätze als außen-und sicherheitspolitisches Problem des geeinten Deutschland, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang Verlag, 1996, p. 99 sqq.
12 H. W. Maull, « Germany and the Use of Force: Still a Civilian Power? », Survival, 2/2000, p. 56-80.
13 E. Noelle-Neumann et R. Köcher (dir.), op. cit., p. 1142.
14 K.-R. Korte, « Über die Unbefangenheit der Berliner Republik », Internationale Politik, 12/1998, p. 3-12.
15 E. Noelle-Neumann et R. Köcher (dir.), op. cit., p. 1099.
16 Ibid., p. 1096 et 1101. Une partie des Allemands à l’Est (35 %) continuent toutefois de souhaiter une politique neutre.
17 Ibid., p. 503 sqq.
18 Cf. Institut für Demoskopie Allensbach, Allensbacher Berichte, n° 13/2004.
19 Sondage Ipos « Wirtschaftspolitik in Daten und Zusammenhängen », op. cit., p. 7 ; E. Noelle-Neumann et R. Köcher (dir.), op. cit., p. 1156.
20 Cf. arrêts du BVG, vol. 89, n° 17, Tubingen, 1994. Pour les conséquences possibles sur la politique européenne de l’Allemagne, cf. S. Bulmer et alii, Germany´s European Diplomacy, Shaping the Regional Milieu, Manchester, Manchester University Press, 2000, p. 44 sqq.
21 Voir l’article de Hans Stark dans cet ouvrage.
22 Voir l’article de Magdalena Revue dans cet ouvrage.
23 E. Luttwak, « Toward Post-Heroic Warfare », Foreign Affairs, 3/1995, p. 109-122.
24 Cf. H. W. Maull, « Germany and the Use of Force: Still a Civilian Power? », op. cit.; I. H. Daalder et M. E. O´Hanlon, Winning Ugly. NATO´s War to Save Kosovo, Washington, Brookings Institution Press, 2000, p. 165 sqq.
25 H. W. Maull, ibid.
26 E. Noelle-Neumann et R. Köcher (dir.), op. cit., p. 1155.
27 Cf. Ph. Gordon et J. Shapiro, Allies at War, America, Europe, and the Crisis over Iraq, Washington, Brookings Institution Press, 2004.
28 Cf. B. Woodward, Plan of Attack, New York, Simon & Schuster, 2004.
29 Cf. S. Harnisch, « Deutsche Sicherheitspolitik auf dem Prüfstand : Die Nonproliferationspolitik gegenüber dem Irak », in S. Harnisch, Ch. Katsioulis, M. Overhaus (dir.), Deutsche Sicherheitspolitik. Eine Bilanz der Regierung Schröder, Baden-Baden, Nomos Verlagsgesellschaft, 2004, p. 173-200.
30 Cf. Ph. Gordon et J. Shapiro, op. cit., p. 136-141; S. Harnisch, op. cit., p. 188.
31 Il est intéressant de noter que cela ne s’appliquait pas aux relations bilatérales avec la Russie et la Chine. Dans les deux cas, il est probable que des critères économiques et commerciaux (qui sont certes compatibles avec le concept de rôles d’une puissance civile, mais qui n’en sont pas les fondements) ont joué un rôle déterminant. Les rapports avec la Russie sont gouvernés par le souhait d’avoir de bonnes relations avec ce pays et de contribuer ainsi à la stabilité dans toute l’Europe.
32 Th. Petersen, « Gefährdete Freundschaft », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 19 mars 2003, p. 5 ; citation d’après G. Hellmann et S. Enskat, résultats de sondages réalisés sur la politique étrangère allemande et sur le rôle de l’Allemagne dans le monde depuis 1990, <www.soz.unifrankfurt.de/hellmann/mat/APUZ_2004_umfragen.pdf>, p. 12.
33 The German Marshall Fund of the United States (éd.), Transatlantic Trends 2003, <www.transatlantictrends.org>.
34 Cf. The Pew Research Center, The Pew Global Attitudes Project, A Year after Iraq War, 16 mars 2004, <people-press.org> [1er septembre 2004].
35 Source : Eurobaromètre.
36 Cf. Cr. Kennedy et M. Bouton, « Die wahre Kluft im transatlantischen Verhältnis », Internationale Politik, n° 57/11, p. 45-52.
37 Cf. à ce sujet les résultats des sondages réalisés par le Pew Research Center, op. cit.
38 En novembre 2003, 41 % des personnes interrogées se prononçaient en faveur d’une adhésion et 52 % contre.
Cf. <www.zdf.de/ZDFde/inhalt/25/0,1872,2085145,00.html> [3 septembre 2004].
D’autres sondages relèvent en revanche qu’une majorité se prononce en faveur d’une perspective d’adhésion de la Turquie.
39 « Aufgaben und Zukunft der Bundeswehr », enquête réalisée par l’Institut für Demoskopie Allensbach, novembre 2002.
40 Cf. ibid., p. 19 ; S. Collmer, « “All politics is local” : Deutsche Sicherheits-und Verteidigungspolitik im Spiegel der öffentlichen Meinung », in S. Harnisch, Ch. Katsioulis, M. Overhaus (dir.), op. cit., p. 201-225 (p. 208 sqq.).
41 Ibid., p. 212.
42 Ibid., p. 210.
43 E. Noelle-Neumann et R. Köcher (dir.), op. cit., vol. 11, p. 966.
Auteurs
Professeur de sciences politiques à l’université de Trèves.
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