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Qui sont les Allemands ?

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Claire Demesmay
, 
Hans Stark

Le poids du passé dans le présent allemand

Du pacifisme aux missions d’Afghanistan – l’Allemagne entre désir de paix et désir de normalité

Magdalena Revue

Texte intégral

  • 1 Voir H.-J. Legrand, « Friedensbewegungen in der Geschichte der Bundesrepublik Deutschland », in J. (...)

1L’histoire de l’Allemagne est marquée par l’histoire de ses pacifismes. Déjà Emmanuel Kant dans son traité Projet de paix perpétuelle de 1795, lucide et visionnaire, revendique la suppression des armées. Bertha von Suttner, Rosa Luxemburg, Albert Einstein, Bertolt Brecht ou Carl von Ossietzky sont quelques-uns des grands noms qui ont marqué le début du militantisme pour la paix en Allemagne. Avec la contribution des associations internationales pour la paix, la volonté de régler les conflits sans recours à la violence et aux conflits armés devient la règle du droit international. Mais c’est surtout la Seconde Guerre mondiale qui marque une césure dans l’activité des pacifistes. Une mutation profonde s’opère dans la société allemande après 1945 qui résulte non seulement des horreurs de la guerre mais aussi de l’échec du système qui l’avait préparée matériellement et mentalement depuis si longtemps. La défaite, puis la responsabilité que toute une population est amenée à assumer dans le désastre, les excès et crimes du régime ont eu un effet pédagogique. La division de l’Allemagne crée un nouveau traumatisme. Écartelée entre les deux blocs antagonistes, l’Allemagne devient l’enjeu de la guerre froide et doit craindre en permanence pour sa sécurité. Ainsi s’est forgé dans la population un esprit pacifique, qui est né de la lassitude de la guerre (Kriegsmüdigkeit) et a abouti à un engagement durable. Certains observateurs soulignent la continuité entre les mouvements anti-militaristes du XIXe et début du XXe siècle et ceux des années 1950 à 1980, d’autres mettent en évidence le caractère cyclique des périodes de protestations, successivement manifestes ou latentes1.

Plus jamais la guerre !

  • 2 K. Otto, « Der Widerstand gegen die Wiederbewaffnung der Bundesrepublik », Friedensanalysen 14, Fra (...)
  • 3 Le 29 janvier 1955, des personnalités du SPD, du DGB et des Églises se réunissent dans l’église Sai (...)

2Pour le premier chancelier de la République fédérale d’Allemagne Konrad Adenauer, la création d’une armée fédérale est un facteur de sécurité pour le territoire menacé, mais aussi un facteur de pouvoir. Reconquérir la souveraineté de la jeune République, qui se considère comme le seul État successeur légitime de l’ancien Reich allemand, est son grand souci et une constante de sa politique. Cependant, il se rend compte que la résistance de la population sera considérable. La tendance est à une attitude apolitique. Les Allemands voient leur avenir dans la reconstruction économique, voire dans la recherche de la prospérité et du bonheur privé en famille. Les sondages confirment que la population est hostile à tout réarmement2. Mais les deux grandes campagnes de mobilisation opposées à l’idée d’une armée allemande – « Ohne mich » en 1950 et le mouvement de la Paulskirche en 19553 – n’ont pas réussi à empêcher la création d’une armée fédérale, la Bundeswehr. Après l’adhésion de la République fédérale à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en 1955 et le recouvrement de sa souveraineté, le refus du réarmement devient avec une étonnante rapidité acceptation et même soutien de la Bundeswehr. Le plan Marshall et le miracle économique de l’ère Adenauer font vite oublier les arguments présentés par les pacifistes. La politique d’intégration occidentale d’Adenauer renforce ce sentiment de relative sécurité que procurent une communauté de défense et l’intégration dans une structure d’alliance. Le combat des pacifistes a peut-être occupé la rue un certain temps, mais pas vraiment le cœur des citoyens allemands.

  • 4 K. Adenauer, Erinnerungen 1955-1959, Stuttgart, Deutsche Verlagsanstalt, 1967, p. 300.
  • 5 M. Niemöller, fondateur de la Bekennende Kirche, branche résistante de l’Église protestante contre (...)
  • 6 H. P. Schwarz, Die Ära Adenauer 1957-1963, Stuttgart, Deutsche Verlagsanstalt, 1983, p. 56-57.

3Dès avril 1957, un autre mouvement antimilitariste important, l’action Kampf dem Atomtod (« Non à la mort atomique »), se dresse contre la dotation de la Bundeswehr en armes atomiques tactiques envisagée par l’OTAN et approuvée par Adenauer4. Le SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands), le DGB (Deutscher Gewerkschaftsbund), confédération syndicale la plus importante, et les chrétiens autour du pasteur Niemöller5 soutiennent toute action contre ce projet, notamment le Göttinger Manifest, appel signé par dix-huit scientifiques de renom dans le domaine de la recherche nucléaire. Cette campagne pacifiste a donné naissance à un mythe qui animera les intellectuels engagés quelques années plus tard dans les protestations contre la guerre du Vietnam. Il subsiste également de nombreux textes philosophiques et théologiques de ce débat autour du nucléaire, notamment les travaux du philosophe Karl Jaspers, qui mettent en lumière un dilemme potentiel : l’empire mondial de puissances totalitaires ou la destruction du monde6.

  • 7 Ch. Gütermann, « Friedensbewegungen nach dem zweiten Weltkrieg », in G. Heiss et H. Lutz (dir.), Fr (...)

4Dans les années 1960, les « marches de Pâques » (Ostermärsche) marquent le début d’un mouvement pour la paix qui se veut autonome et indépendant des partis7. Elles revendiquent en priorité l’abandon de l’armement atomique, en particulier la Force multilatérale envisagée par l’OTAN, mais réagissent aussi dès 1966 au projet des nouvelles lois pour l’état d’urgence (Notstandsgesetze) qui sont considérées comme une atteinte aux droits démocratiques. Ce mouvement, récupéré en 1968 par l’« opposition extraparlementaire » des étudiants, a certes contribué aux mutations de la société et à l’évolution de la situation politique des années 1960, en permettant d’exprimer les droits fondamentaux de liberté de réunion et d’expression. Mais les lois d’état d’urgence sont malgré tout votées en mai 1968.

5Dans ces années riches en activisme, où le militantisme pour la paix et celui pour une révolution fondamentale de la société se rencontrent et parfois se confondent, puis dans la « phase latente » qui suit, la recherche académique pour la paix (Friedensforschung) s’est établie en Allemagne. Des institutions scientifiques et des chercheurs de diverses disciplines y coopèrent. Tout au long des dernières années de la guerre froide et surtout après, dans les années 1990 jusqu’à aujourd’hui, ce domaine d’investigation va se développer et proposer des analyses ou des alternatives à la politique de sécurité. De nombreux acteurs politiques et même des officiers à la retraite vont y collaborer et mettre au profit de la recherche leur expérience et leur autorité, comme par exemple Egon Bahr et le général Graf von Baudissin.

Non à la mort atomique !

  • 8 Voir G. Grass, Widerstand lernen. Politische Gegenreden 1980-1983, Darmstadt, Luchterhand, 1984.

6La « double décision » de l’OTAN, à la fin des années 1970, a déclenché la renaissance du mouvement pour la paix, « Neue Friedensbewegung ». En décembre 1979, sur initiative de Helmut Schmidt et en réaction au stationnement des missiles soviétiques de moyenne portée SS 20 qui menacent directement l’Allemagne et remettent en cause l’efficacité de la stratégie de dissuasion de l’OTAN, celle-ci décide de négocier avec l’Union soviétique d’une part, de riposter d’autre part en stationnant des missiles Pershing II en Europe. Plus que jamais, les actions pacifistes sont étayées par les travaux théoriques de la Friedensforschung. Jusqu’en 1983-1984, cette nouvelle campagne antiatomique et pacifiste contre la « stratégie offensive » de l’OTAN déploie une activité dont l’ampleur et la résonance dans la population ne sont pas sans mettre en difficulté le gouvernement de coalition SPD-FDP de Helmut Schmidt. Le sommet de l’action au Hofgarten de Bonn a lieu du 15 au 22 octobre 1983 avec 300 000 participants, essentiellement des jeunes venus du pays entier. Heinrich Böll et Günter Grass sont présents8 à cette manifestation de masse, la plus grande que l’Allemagne ait jamais connue. La profonde division du SPD sur la question des euromissiles n’est pas étrangère au changement survenu à la chancellerie en 1982. Lors de son congrès de Munich en juin 1982, le SPD refuse l’installation des Pershing en République fédérale d’Allemagne (RFA) prévue en automne 1983 et met Schmidt dans une impasse. En octobre 1982, Helmut Kohl succède à Schmidt par « motion de défiance constructive ».

  • 9 U. C. Wasmuth, « Friedensbewegung nach der Null-Lösung », Wissenschaft & Frieden, 4/87.
  • 10 G.-H. Soutou, La guerre de Cinquante Ans. Le conflit Est-Ouest 1943-1990, Paris, Fayard, 2001, p. 6 (...)

7Le mouvement pour la paix des années 1980 a été celui qui a eu l’impact le plus important sur la population et sur la politique de l’Allemagne fédérale. Lors des manifestations contre la guerre d’Irak en 2003, la presse y faisait référence. Depuis sa reconstitution à la fin des années 1970 et les réactions contre les euromissiles, le mouvement se considère comme « mouvement social » qui se distingue de minorités apparaissant sporadiquement. Il revendique aussi son ancrage dans l’histoire du pacifisme allemand9. Quant à son indépendance, les avis sont partagés. Les historiens comme Georges-Henri Soutou voient dans la campagne pacifiste autour des euromissiles une initiative largement téléguidée par l’Union soviétique, tandis que les hommes politiques du SPD et même l’Internationale socialiste auraient été manipulés10. L’objectif, empêcher le stationnement des euromissiles, une fois de plus n’est pas atteint. Les négociations avec l’Union soviétique ayant échoué et celle-ci refusant de retirer ses SS 20, le gouvernement Kohl réalise la seconde partie de la double décision et autorise l’installation de missiles atomiques sur le sol allemand. Si les réactions des pacifistes restent localement passionnées, c’en est fini des grandes manifestations.

  • 11 P. Kelly et J. Leinen (dir.), Prinzip Leben. Ökopax – die neue Kraft, Berlin, Olle und Wolter, 1982 (...)

8L’avènement des Verts à partir d’initiatives locales spontanées de citoyens (Bürgerinitiativen) dans les années 1970 et 1980 a profondément marqué la scène politique et modifié les motivations des pacifistes. Ce mouvement écologiste accorde la priorité de son action à la relation de l’homme avec son environnement sur fond d’une philosophie de démocratie de base et de non-violence. Les Verts ne se regroupent que tard, en 1983, avec leur entrée au Bundestag, en parti politique fédéral. Ils réussissent à éveiller dans la population allemande une prise de conscience des dangers pour l’environnement et à obtenir petit à petit une modification des comportements individuels et collectifs. Selon eux, les mouvements écologique et pacifiste ont une base commune, la menace qui pèse sur la vie et qui émane également de l’évolution moderne des armes et de la technologie industrielle11. Les deux mouvements constatent que les militaires contribuent directement ou indirectement au gaspillage des ressources naturelles et humaines et à la nuisance de l’environnement. Si le milieu des militants pour la paix a été fortement sous-tendu par une idéologie de gauche, voire communiste, depuis ses origines en RFA, les Verts y prennent maintenant de plus en plus de place.

  • 12 Voir G.-H. Soutou, op. cit., chap. XIX.
  • 13 G.-H. Soutou, ibid., chap. XX.

9C’est avec une certaine facilité que la nouvelle coalition avait réussi à calmer les esprits, à confirmer Helmut Kohl à la chancellerie lors des élections en 1983 et à entériner le déploiement des « euromissiles ». En effet, beaucoup d’autres questions préoccupent les citoyens ouest-allemands, notamment la question de l’instabilité économique et de la montée du chômage, les dangers qui menacent l’environnement ou encore le passé nazi mal assumé. L’équipe Kohl-Genscher continue la politique de détente avec l’Est, l’Ostpolitik, tandis que les relations franco-allemandes et la Communauté européenne progressent. Avec l’avènement de Mikhaïl Gorbatchev à la tête de l’Union soviétique, un nouveau vent se lève en Europe. Dès 1986 commence une phase de désarmement. Avec l’option « double zéro », on renonce de part et d’autre aux missiles de moyenne portée. Cependant ce fait n’est pas dû directement aux actions des pacifistes, mais à la stratégie habile de Gorbatchev qui pense ainsi renforcer l’influence de l’Union soviétique sur la République démocratique allemande (RDA)12. En Allemagne aussi on tire les conséquences de plusieurs années de révolte, on admet davantage des formes plus participatives de démocratie, on facilite des expressions alternatives comme l’objection de conscience. Les partis politiques autres que les Verts intègrent des problématiques d’écologie et de paix dans leurs propos. Le mouvement pour la paix perd donc le monopole du discours alternatif. La fin même de la guerre froide, survenue avec l’imprévisible chute du mur de Berlin et s’accomplissant avec la réunification de l’Allemagne que l’on n’espérait plus, puis la chute de l’Empire soviétique et la fin du communisme international mettent un point final à ce chapitre de l’histoire du pacifisme. Le « tournant » (Wende) dans l’histoire allemande est souvent interprété comme une victoire incontestable du mouvement pour la paix en RDA. Son rôle dans la dernière phase avant la chute du mur de Berlin et la part qu’il prend dans le déroulement pacifique de la révolution est évidente, mais ne l’a-t-on pas surévalué par rapport aux faits politiques qui sont l’œuvre conjointe de la politique américaine et allemande, et de l’action de Gorbatchev13 ?

  • 14 Voir l’histoire du mouvement de la paix en RDA dans K. Ehring et M. Dallwitz, Schwerter zu Pflugsch (...)

10En effet, depuis les années 1960, en RDA, face à la militarisation de la société par le biais d’une éducation paramilitaire dans les écoles et les groupes de « jeunes pionniers », une opposition mue par l’éthique chrétienne et la critique politique se forme. Elle préconise d’abord essentiellement l’objection de conscience et la création d’un service de remplacement civil, puis la démilitarisation du pays14. Réprimée par le régime, elle se réfugie auprès de l’Église, seul espace où l’État ne pénètre pas. Par sa situation d’intermédiaire entre l’État et la société, elle devient espace politique. Au fur et à mesure que la situation économique de la RDA se dégrade et que le régime s’affaiblit, l’Église protestante peut davantage oser affirmer ce rôle. Elle devient point de ralliement de toutes les tendances pacifiques, pacifistes et oppositionnelles avec le mouvement « Schwerter zu Pflugscharen » (transformer les épées en socs de charrue, d’après une citation du prophète Michée dans l’Ancien Testament). C’est à partir des réunions de « prières pour la paix » tout au long des années 1980 que partent spontanément les Montagsdemonstrationen (manifestations du lundi) d’abord à Leipzig puis dans beaucoup de grandes villes en Allemagne de l’Est, marches pacifiques et imposantes où se déploient des banderoles intitulées « Wir sind das Volk » (« Nous sommes le peuple »). L’objectif n’est pas la chute du régime, encore moins la réunification, mais de rendre le communisme est-allemand plus humain et plus démocratique. Malgré cela, le régime d’Erich Honecker, obtus et fermé aux réformes proposées avec insistance par Gorbatchev, a déjà perdu toute autorité et toute orientation. L’exode en masse vers l’Ouest a commencé, l’attirance de la société occidentale et libérale a fait son effet. Ceux qui restent poursuivent leurs manifestations qui prennent de plus en plus d’ampleur. Cependant, après la chute du mur, une majorité écrasante de la population rallie le programme de Kohl et opte pour la réunification plutôt que pour un État socialiste réformé.

Nouveaux défis

11Après la Wende, on est d’abord préoccupé en Allemagne par les problèmes que pose cette réunification hâtive. Les conditions générales sous lesquelles les militants de la paix déployaient leur activité changent cette fois-ci radicalement : les dépenses pour l’armement baissent, les armées se réduisent, la population attend le « dividende de la paix ». Mais fin de guerre froide ne signifie pas fin de toute guerre. Rapidement, le monde regorge de conflits régionaux ou interétatiques, les guerres dans les Balkans interpellent les gouvernements occidentaux, l’Alliance atlantique doit se retrouver une vocation. Pour l’Allemagne réunifiée, il s’agit aussi de mettre en place les lignes d’une nouvelle politique étrangère et de prendre plus de responsabilités sur le plan international. Participer à l’intervention des États-Unis dans le Golfe en 1991, ce défi est encore impossible à relever pour la nouvelle Allemagne. Alors que beaucoup de pays occidentaux redoutent un possible retour du militarisme ou de l’autoritarisme, l’Allemagne doit et veut souligner la continuité de sa politique sous le signe de la paix, politique de défense dans l’Alliance et d’intégration dans l’Union européenne, antithèse d’une politique classique de pouvoir. D’ailleurs l’interdiction de participer à une intervention militaire non défensive, qui plus est en dehors des limites de l’Alliance, est inscrite dans la Loi fondamentale (Grundgesetz). L’Allemagne en reste à une « diplomatie du chéquier » (Scheckbuchdiplomatie), à savoir le financement et la fourniture d’armes, à Israël notamment.

12La crise en Yougoslavie en revanche accélère un processus de changement de mentalité qui s’est inéluctablement mis en place avec le « tournant » : affirmer la présence allemande dans le monde tout en respectant l’engagement dans les organisations internationales. De 1991 à 1993, la Bundeswehr avance selon ce qu’on a appelé la « Salami-Taktik » : en petites tranches, d’une mission humanitaire à l’autre, elle envoie des troupes portant le casque bleu « out of area » au Cambodge, en Somalie et au Timor. Pour l’Allemagne se pose bientôt la question de la limite de la notion d’intervention humanitaire. La surveillance par AWACS (Airborne Warning and Control System) de l’embargo dans la mer Adriatique contre la Serbie en 1992, le déploiement d’un bataillon de ravitaillement en Somalie en 1993 en font-ils partie ? Le 12 juin 1994, le Tribunal constitutionnel, saisi par l’opposition SPD mais aussi par le partenaire FDP, statue que la Bundeswehr est autorisée à participer à des missions de maintien et de rétablissement de la paix, même en dehors des zones délimitées par les systèmes de sécurité collective (OTAN, ONU), cependant exclusivement après vote du Bundestag.

  • 15 Voir <www.bundeswehr.de>.
  • 16 Bundesamt für den Zivildienst (office fédéral du service civil), office responsable depuis novembre (...)
  • 17 Voir pour les détails chiffrés et l’évolution : Zentralstelle KDV, <www.zentralstellekdv.de>.

13Depuis, la mission de la Bundeswehr est ainsi définie : assurer la paix et la liberté en défendant l’Allemagne et ses partenaires, en servant la paix et la sécurité internationale, en portant secours lors de catastrophes et en assurant de l’aide humanitaire15. L’objection de conscience a toujours été un des moyens d’action des pacifistes. Depuis 1956, la Bundeswehr est une armée de conscription. La durée du service militaire pour tout jeune homme allemand de 18 ans est de neuf mois depuis la réforme de 2001 révisée. Le droit à l’objection de conscience est inscrit dans le Grundgesetz, mais celui-ci prévoit aussi un service de remplacement, appelé service civil depuis 1973. Dès lors, les objecteurs se divisent en deux catégories : ceux qui refusent le service armé mais acceptent un service civil, et les Totalverweigerer, ceux qui refusent tout service contraint par l’État. C’est dans les années 1970 que le nombre d’objecteurs de conscience commence à croître de façon significative. En 2004, 154 163 demandes pour être reconnu comme objecteur de conscience, soit plus d’un tiers d’une classe d’âge, sont enregistrées16. Les places pour les « Zivis » (Zivildienstleistende, jeunes hommes effectuant leur service civil) sont proposées par des institutions sociales de tout ordre, publiques ou religieuses, mais aussi par des organismes de protection de l’environnement fort prisés par les jeunes. La très grande majorité des conscrits accepte un service civil. Sont-ils tous pacifistes ? Si la procédure pour effectuer un service civil à la place du service armé a été de plus en plus simplifiée tout au long des années, le demandeur n’est cependant pas dispensé de se déclarer objecteur de conscience, seul ce motif donne droit à effectuer un service civil. De fait, le service civil devient une véritable alternative au service militaire. La loi sur l’objection de conscience, conçue au départ pour une minorité avec des convictions religieuses particulières, trouve de plus en plus d’adeptes dans une jeunesse sensibilisée à la justice sociale. À partir des années 1970, avec l’avènement du mouvement des Verts et sur fond des protestations contre la guerre au Vietnam, les jeunes remettent plus facilement en question le sens d’un service militaire en comparaison avec une activité sociale jugée plus constructive. De nos jours, le taux des objecteurs reconnus par rapport aux hommes aptes au service se situe autour de 36 %17. De même, l’acceptation des « Zivis » dans la société est de plus en plus large car, souvent motivés et représentant une main-d’œuvre bon marché pour des tâches difficiles à assumer, ils deviennent indispensables au bon fonctionnement et à la qualité des prestations des services sociaux.

Droit ou devoir d’ingérence ?

14La première véritable intervention armée de la Bundeswehr à l’étranger a eu lieu en Bosnie en 1996 dans le cadre de la SFOR, avec plus de 3 000 soldats, dans une région autrefois occupée par la Wehrmacht. Il n’y a pas de manifestations notables contre cette contribution allemande, pourtant, l’opinion publique se montre hostile aux interventions « out of area ». La guerre du Golfe avait encore réuni SPD, Verts et militants de la paix dans des actions de protestation : on soupçonne les Américains d’être plus motivés par leurs intérêts dans une région pétrolifère que par la volonté de libérer le peuple du Koweït d’un envahisseur, on craint le danger pour l’environnement par les champs pétrolifères en feu, on redoute l’effet des armes de haute technologie. Mais les programmes des partis ont changé. Le SPD notamment et bien entendu les Verts avaient repris nombre des arguments des militants des années précédentes, si bien qu’une mobilisation extraparlementaire est superflue. D’autre part, dans le conflit en Bosnie, les Américains jouent un rôle mineur. Or, l’antiaméricanisme a toujours été un motif déterminant d’un bon nombre de pacifistes. On espère par ailleurs que cette intervention mettra rapidement fin à l’escalade de la violence dans la région ; il est donc difficile de s’y opposer. Finalement, les divergences à l’intérieur des partis jouent un rôle. Pour le cas de la Bosnie, le SPD et les Verts sont divisés, le SPD vote même majoritairement au Bundestag pour l’intervention. Joschka Fischer, ministre Vert de l’Environnement en Hesse, se prononce pour l’intervention en Bosnie et également pour un devoir d’intervention de l’ONU en cas de génocide. Ses propos déclenchent une controverse dans son propre parti qui continuera encore bon nombre d’années. Car il est évident que Joschka Fischer a des ambitions gouvernementales. Il multiplie les oppositions avec son parti et y maintient pourtant son autorité acquise.

  • 18 J. Ross, « Die Geister, die der Krieg rief », Die Zeit n° 25, 1999.

15La véritable épreuve d’une décision difficile et impopulaire échouera cependant au gouvernement rouge-vert qui se met en place en 1998, avec à sa tête Gerhard Schröder et Joschka Fischer comme ministre des Affaires étrangères. Après seize ans de gouvernement Kohl, les attentes envers la nouvelle équipe sont grandes. À peine a-t-elle commencé son travail qu’elle doit prendre la grave décision d’envoyer des avions de combat à la guerre, décision étonnante pour une coalition si traditionnellement axée sur la paix. Il s’agit de l’intervention de l’OTAN au Kosovo pour contraindre les Serbes sous la dictature de Milosevic à cesser l’oppression et le génocide de la minorité albanaise. Seulement, le Conseil de sécurité de l’ONU n’a pas encore donné de mandat pour l’intervention. Les mesures à prendre au Kosovo sont discutées au conseil de l’OTAN depuis mai 1998. Le ministre des Affaires étrangères de la majorité précédente, Klaus Kinkel, avait encore insisté sur la nécessité d’un mandat de l’ONU et le nouveau gouvernement, dans sa convention de coalition, avait souligné qu’il voulait le voir continuer. Alors que le programme de base du parti « Bündnis 90/Die Grünen » revendique le désarmement, met en garde contre le danger des plans d’armement américains, puis refuse « toute politique militaire de pouvoir », alors que la convention de coalition souligne que « la politique étrangère allemande est une politique de la paix », ce gouvernement soutient une intervention qui rompt avec les règles du droit international et relègue l’ONU au second plan, tandis que le Bundestag vote la participation à cette intervention. La réaction des Verts est violente, mais la majorité finit par approuver la ligne de Fischer. La réaction dans la population allemande est mitigée ; face à la tragédie de l’exode d’un peuple et au « nettoyage ethnique », cette fois-ci plus proches d’elle, le débat autour de l’intervention s’enraye, peut-être aussi pris de court par la rapidité des événements et la volonté du gouvernement, chargé en plus de la présidence de l’UE, de marquer la politique européenne et de prouver sa fidélité à l’Alliance atlantique. Le mouvement de la paix est étrangement absent du débat autour de l’événement qui est qualifié d’« action politique la plus spectaculaire dans l’histoire de la République fédérale, après celle de la réunification18 ». Au Bundestag, c’est le PDS (Partei für demokratischen Sozialismus, successeur du SED communiste de la RDA) qui reprend le flambeau de la défense de la paix, dans la continuité de son opposition à l’OTAN. Mais il est clair que les arguments du débat contre les euromissiles ne fonctionnent plus.

  • 19 Voir « Seltsame Stille », interview de E.-O. Czempiel, Die Zeit n° 16, 1999.

16Le philosophe Jürgen Habermas se fait le défenseur de l’intervention qui, d’après lui, prélude à une nouvelle « politique intérieure globale », instituant à terme une future société globale de citoyens où les droits de l’homme seront une référence incontournable pour chacun. C’est cette réflexion qui influencera beaucoup les politiques modernes justifiant une forme de « devoir d’ingérence ». D’autres philosophes se demandent si faire la guerre pour des valeurs plutôt que pour des hommes a un sens, ou encore si la guerre des « frappes chirurgicales » du haut de sa morale et de sa technologie parfaite ne déshonore pas l’adversaire. Les sociologues constatent que le motif humanitaire est moins bien compris à l’Est de l’Allemagne qu’à l’Ouest. Persiste-t-il à l’Est un antagonisme ancien avec l’OTAN, ou s’agit-il d’une perception différente de l’histoire, liée à l’impression de se trouver toujours en période d’après-guerre ? Les historiens, justement, pensent qu’en Europe la perception de l’histoire a changé avec le débat autour du Kosovo. L’idée que les Balkans font partie de l’Europe fait son chemin, cette guerre donne à l’Europe la chance de s’élargir et en même temps de s’autodéterminer. Dans l’ensemble, le débat reste confiné au monde des intellectuels. Même le très respecté Ernst-Otto Czempiel, politologue et doyen de la Friedensforschung allemande, pense que le pacifisme s’est épuisé dans la discussion précédente autour des interventions de casques bleus allemands, et que le débat est inutile. Il craint que cette intervention crée un précédent et contraigne les pays concernés à se réarmer afin d’être à la hauteur d’une OTAN dominante. Il déplore le mutisme de la classe politique allemande et du Parlement19. Seulement, l’insuccès de l’intervention et l’évidence de l’insuffisance européenne sur le plan militaire font monter le ton, les arguments s’affrontent. Aujourd’hui, certains chercheurs allèguent que, pour légitimer la guerre, des faits ont été passés sous silence ou des exactions inventées. Mais la fracture dans la politique d’après-guerre de la République fédérale est évidente ; elle se propage dans les organisations du mouvement pacifique, les paralyse et renforce les querelles au sein même des institutions qui classiquement le composent, comme par exemple les syndicats et les Églises. L’acceptation plus ou moins tacite de ce conflit, l’« aventure de guerre d’anciens défenseurs de la paix » ont rendu difficile la reconstitution du mouvement de la paix. À la différence des mouvements des années 1950 où la majorité de la foule mobilisée est composée de la génération des anciens combattants et de leurs familles ayant directement souffert de la guerre, contre un réarmement qui leur paraît risqué, les mouvements très suivis des années 1960 à 1980 se composent d’une jeune génération qui a son avenir à construire. Mais dans un cas comme dans l’autre, la menace d’une guerre atomique est présente dans l’esprit des gens, une menace de destruction extrême sur le territoire allemand même qui touche chacun. La peur de la mort atomique crée une motivation non négligeable pour s’engager dans le mouvement de la paix ou du moins pour participer à l’une ou l’autre de ses actions. Avec la fin de la guerre froide, la menace étant supprimée, la motivation des militants pour la paix passe toujours par une réflexion, une éthique. Les théâtres d’opérations sont ailleurs, loin, dans les Balkans qui sont encore à peine ressentis comme territoire européen, au Moyen-Orient, en Afrique ou en Amérique du Sud. Même si la télévision ne cesse de diffuser des images d’horreurs comme elle l’a déjà fait pour la guerre du Vietnam, la réaction de la population manque de spontanéité. On n’est plus directement concerné, alors le mouvement pour la paix enregistre une mobilisation nettement plus faible après le « tournant ».

Après le 11 septembre 2001

17Les attentats du 11 septembre 2001 ont donné au mouvement de la paix l’occasion de réapparaître et de reprendre forme et vigueur. L’actualité du Proche-Orient montre quotidiennement le spectacle de la spirale de la violence. La volonté de l’administration Bush de traquer le terrorisme dans le monde entier et la volonté de l’OTAN de participer à l’action d’éradication replacent le monde dans un contexte de guerre qui appelle les pacifistes de tous horizons à s’engager de nouveau et les oblige à s’unir et à enterrer leurs divergences. La notion de politique de sécurité ayant changé suite à la montée du terrorisme au premier plan des menaces, une nouvelle prise de position de l’action pacifiste s’avère nécessaire. Son objectif vise à porter la conviction de la résolution non violente des conflits au cœur de la population mais elle semble de plus en plus difficile à réaliser dans ce contexte d’angoisse diffuse qu’entretient le mode d’action terroriste.

  • 20 L. Vollmer, « Was bleibt vom Pazifismus », Frankfurter Rundschau du 7 janvier 2002, cité in Frieden (...)

18Depuis la décision de l’OTAN de considérer que les attaques du 11 septembre engagent l’article V du traité qui oblige tous les membres à défendre la nation agressée, l’Allemagne s’efforce de répondre à l’appel et de participer aux actions militaires contre les terroristes ; le gouvernement et l’opposition sont unis en un consensus rare. Le déploiement d’unités allemandes en Afghanistan s’inscrit ainsi dans ce grand mouvement de transformation de la Bundeswehr en armée professionnelle d’intervention, processus qui a commencé dès les années 1990 lorsque les grandes armées de la guerre froide devenaient inutiles. Cependant, pour le gouvernement rouge-vert, cette évidence est à justifier constamment devant un électorat de plus en plus difficile à convaincre. Ainsi le secrétaire d’État aux Affaires étrangères Vert Ludger Volmer, autrefois actif dans le mouvement de la paix, s’exprime en janvier 2002 dans un article qui a déclenché ce que l’on a appelé le Pazifismus-Debatte ou encore le « belli-pacifisme ». Il définit le « pacifisme politique » comme une idée consciente de sa relativité historique, soucieuse de donner des réponses plausibles et adéquates à chaque menace. Il constate que le pacifisme d’après-guerre ne répond plus aux questions actuelles, et il justifie les interventions au Kosovo et en Afghanistan avec leur objectif de libération et d’émancipation de ces deux peuples. Un pacifisme qui veut diminuer la violence armée doit d’abord réduire le rôle du militaire. Pacifisme politique signifie donc pour Volmer l’engagement pour le primat du politique et la subordination d’actions militaires aux stratégies politiques. Mais le pacifisme de nos jours ne peut nier la puissance militaire comme ultima ratio, dernier moyen à utiliser après avoir épuisé les moyens civils de la prévention des crises. Volmer invite les pacifistes à se joindre au travail du gouvernement qui met tous ses moyens à la disposition de la lutte antiterroriste dans cette perspective20. La réponse des pacifistes à Ludger Volmer se fait sous forme de répliques et de lettres ouvertes dans la Frankfurter Rundschau dans lesquelles ils se défendent contre les accusations d’avoir manqué la cible ou contre-attaquent en interprétant que la politique du gouvernement Schröder est conçue comme une reconquête de la « normalité » ; cette politique intègre à nouveau la guerre comme un élément « normal » et « ordinaire ».

19Le débat ne manque pas d’avoir des répercussions sur la campagne électorale en 2002. En effet, un élément non négligeable de cette campagne est l’accord ou le désaccord avec les Américains sur la question de la nécessité d’une guerre contre l’Irak. Une bonne partie de la population est sensible aux arguments des pacifistes ou tout simplement effrayée par la perspective d’attentats sur la place publique. L’importance de l’immigration musulmane n’est pas étrangère à ces craintes. En effet, si la plupart des musulmans en Allemagne sont loin d’être intégristes ou extrémistes, la présence de la culture islamique – mosquées, femmes voilées – devient plus visible dans la vie quotidienne. Des faits divers comme l’expulsion du leader islamiste Kaplan et le démantèlement de son organisation à Cologne ou le simple fait que les organisateurs des attaques du 11 septembre étaient cachés sous une identité d’étudiants inoffensifs à Hambourg ne font qu’attiser la crainte de représailles et d’attentats. Impressionnée aussi par l’importance des campagnes pacifistes aux États-Unis et en Angleterre, l’opinion publique se laisse capter par des éléments émotionnels, une discussion rationnelle devient difficile. Gerhard Schröder sait que la puissance économique des États-Unis est sur le point de s’effriter, du moins qu’elle n’est plus aussi dominante et indispensable à la survie de l’Allemagne que du temps du plan Marshall. L’Allemagne a fait ses preuves en tant que pays démocratique, on peut compter sur elle s’il le faut vraiment, comme dans la lutte antiterroriste. Gerhard Schröder sait qu’il a un important partenaire à ses côtés, la France de Jacques Chirac avec qui il s’agit de construire la nouvelle puissance Europe. Il s’engage donc à refuser son approbation de la controversée guerre d’Irak et à participer militairement à l’alliance qui se forme autour des États-Unis et du Royaume-Uni, alors que son adversaire Edmund Stoiber a une position plus nuancée sur cette question. Mais Schröder gagne les élections – de justesse – en automne 2002.

Non à la croisade de Bush

20Le non allemand à la guerre en Irak représente une nouvelle césure dans l’histoire allemande. Après les élections et aux derniers instants avant l’intervention, Schröder maintient son refus de s’allier aux États-Unis. Si le terme « Friedensmacht » (puissance de la paix) figurait déjà sur les affiches électorales du SPD, le chancelier affirme dans sa déclaration gouvernementale du 13 février 2003 qu’il faut « oser la paix » (Mut zum Frieden). Cette fois-ci, l’Allemagne exprime clairement une attitude pacifique mais en même temps ose se dresser contre le « grand frère », l’Amérique. La « déclaration franco-allemande sur l’Irak » au cours de la conférence de presse entre Jacques Chirac et Gerhard Schröder lors du 40e anniversaire du traité de l’Élysée, traité avec lequel Adenauer et le général de Gaulle avaient justement scellé la paix entre les deux nations, suscite en Europe des émotions que le gouvernement allemand utilisera de manière constructive dans le débat autour de l’intégration européenne.

  • 21 Frankfurter Allgemeine Zeitung, 28 février 2003 ; Die Zeit n° 10, 2003.
  • 22 Interview de Klaus Kinkel dans la Berliner Morgenpost du 5 mars 2003.

21La réaction de l’opposition est vive. Tout comme Edmund Stoiber avant les élections, la présidente de la CDU Angela Merkel tient à se démarquer devant les Américains de la position du gouvernement et à souligner l’attachement des partis CDU/CSU au lien transatlantique. Fin février 2003, elle se rend aux États-Unis où elle critique l’attitude trop rigide du gouvernement allemand sans cependant plaider franchement pour une intervention militaire. Avec cette démarche, elle cherche à maintenir le dialogue entre les deux États, un dialogue qui a été interrompu selon elle21. Plus directement, l’ancien ministre des Affaires étrangères Klaus Kinkel se prononce en faveur d’une aide in fine en cas d’intervention des États-Unis22.

22La crise aiguë autour du conflit irakien montre la difficulté qu’il y a à traduire les paroles en actes, en l’occurrence les engagements pris devant les électeurs. Dans la nouvelle convention de coalition basée sur les programmes du SPD et de Bündnis 90/Die Grünen, les sociaux-démocrates et les Verts maintiennent leur attachement à la prévention civile des crises et au renforcement des Nations unies où ils proposent un siège européen au Conseil de sécurité. La coalition reconnaît en même temps ses obligations multilatérales dans le cadre des différentes organisations internationales dont l’Allemagne fait partie. Surtout la relation étroite avec les USA comme partenaire le plus important en dehors de l’Europe est soulignée comme une constante indispensable de la politique étrangère. La recherche académique pour la paix et les organismes comme le Service civil de la paix seront renforcés pour contribuer à la prévention civile des conflits et à la consolidation de la paix. En même temps, on maintient la solidarité avec les partenaires européens et américains dans la lutte antiterroriste et le rôle de la Bundeswehr dans l’intervention de maintien de la paix en Afghanistan. Le gouvernement s’engage également à poursuivre l’objectif de l’abolition de toutes les armes de destruction massive et de contrôle de l’armement.

  • 23 Programme de base du SPD, p. 15.
  • 24 Programme de base de Bündnis 90/Die Grünen, p. 165.
  • 25 Programme de base du PDS, p. 16. Pour tous les programmes de base cités, consulter le sites des par (...)

23Concernant la paix et la sécurité, le programme de la CDU de 2002 n’est pas foncièrement différent de ces déclarations. Mais contrairement aux Verts qui, dans leur programme de base, se prononcent clairement pour une réduction de toutes mesures militaires et la suppression du service militaire, la CDU souhaite le maintien du service (« wir treten für die Aufrechterhaltung der Wehrpflicht ein »). Le SPD l’approuve (« wir bejahen die Bundeswehr und die Wehrpflicht »), mais précise en même temps qu’il respecte l’engagement des pacifistes « qui prennent parti pour l’utopie d’une communauté des peuples sans violence23 ». Les Verts placent la Bundeswehr dans le contexte de leur politique militaire, précisant explicitement : pas de fixation sur le pouvoir militaire ; dans le meilleur des cas, maintien de la paix par les militaires si l’obtention de la paix par la contrainte est impossible ; pas d’interventions classiques donc pour la Bundeswehr ; refus d’interventions au nom de l’OTAN sans mandat des Nations unies ; en règle générale, prévention plutôt qu’utilisation de la violence. Le cas du Kosovo, précise le programme de base, d’ailleurs implicitement inspiré par de nombreuses positions pacifistes, est exceptionnel : « Nous avons dans le cas de la guerre du Kosovo après une discussion intensive supporté une décision grave, la guerre du Kosovo étant en raison d’une situation d’urgence et de conditions très particulières une exception recevable mais non un précédent24. » Le FDP demande la suspension du service militaire à l’instar de nombreux autres membres de l’OTAN. Tous les grands partis reconnaissent que la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et la Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) et leurs instruments sont une nécessité pour que l’Europe puisse assurer la paix et la sécurité de ses membres. Le PDS en revanche revendique être de façon conséquente un « parti anti-guerre » et veut « rompre avec la logique de dissuasion et de menace militaire ». Il s’engage à poursuivre une politique parlementaire et extraparlementaire « pour une paix juste » et pour un remplacement des alliances militaires par un système international de sécurité, en collaboration avec le mouvement de la paix et autres militants opposés à la guerre25.

  • 26 Sondage Transatlantic Trends 2003, <www.gmfus.org>.
  • 27 Interview de J. Fischer, Le Monde, 3 avril 2003 ; de même dans Die Zeit n° 9, 2003.

24Même sans la participation de l’Allemagne, la guerre en Irak a soulevé des manifestations de masse dans des villes grandes et petites. « Les Allemands soutiennent leur gouvernement », titrent les journaux. Elles n’atteignent certes pas l’ampleur du mouvement « Not in our name » en Angleterre et de son équivalent en Italie, où la population fait comprendre son désaccord à son gouvernement. Mais la population européenne est dans une large moyenne unie dans son refus de cette guerre aux justifications peu convaincantes. L’entente franco-allemande est cette fois-ci aussi remarquable au niveau de la population qu’entre dirigeants. En juin 2003, 82 % des Français et 81 % des Allemands désapprouvent l’action de George Bush en matière de politique étrangère, la moyenne européenne étant de 64 %. De même, d’un commun accord, Français et Allemands ne sont que 12 % à répondre « tout à fait d’accord » et 27 % « plutôt d’accord » à la question du caractère nécessaire de la guerre dans certaines conditions pour obtenir la justice, contre 55 % et 29 % aux USA26. En Allemagne, le mouvement de la paix renaît de ses cendres lors des manifestations contre la guerre d’Irak. Comme autrefois, Églises et syndicats se sont joints aux pacifistes pour appeler à participer aux veillées, marches et manifestations de rue. Fait nouveau, les écoliers et lycéens se mobilisent sous l’égide de leurs professeurs, particulièrement en Rhénanie-Westphalie. C’est l’enseignement de la Vergangenheitsbewältigung, dont le but est de faire mieux connaître le passé nazi pour mieux l’assumer, commencée dans les années 1970-1980, qui porte ses fruits. Discutant en cours de l’actualité politique, les enseignants n’hésitent pas à encourager leurs élèves à sortir dans la rue pour manifester, sous l’œil bienveillant du ministère de l’Éducation. Mais il ne s’agit pas cette fois-ci de fustiger un gouvernement pour ses décisions à risques pour la population ni d’empêcher une guerre mondiale, il s’agit de dire non à un conflit lointain et surtout de dire non aux Américains. Si on croit un sondage du Spiegel de février 2003, 62 % des Allemands ne se voient plus les obligés des Américains, et 53 % estiment que les États-Unis représentent la plus grande menace pour la paix dans le monde. Mais ce n’est pas là vraiment une attitude que le gouvernement soutient. Dans Le Monde, Joschka Fischer insiste pour dire que l’Allemagne n’est pas pacifiste. Il estime cependant que, dans la crise irakienne, les voies pacifiques pour retrouver les armes de destruction massive n’ont pas été épuisées. Il ne s’agit pas de remettre en question les relations transatlantiques ; selon Fischer, une Europe forte ne signifie pas une Europe qui s’affirme contre les États-Unis mais une Europe qui se prend elle-même pour référence27.

25Effectivement, une fois l’épreuve de la guerre d’Irak passée, le gouvernement multiplie les efforts pour prouver à la communauté internationale sa volonté de s’engager dans le programme d’aide à la reconstruction de l’Irak. Les révélations sur les mensonges et les déformations concernant les armes de destruction massive irakiennes ainsi que les erreurs des Américains dans la gestion de l’après-guerre ont conforté le gouvernement allemand dans sa position initiale. Est-ce là un pas en avant dans l’émancipation et vers le détachement par rapport au grand frère ? Cette césure n’est pas une fracture. L’Allemagne, dans l’histoire de son pacifisme ou plutôt de ses pacifismes, fait preuve de continuité.

  • 28 <http://kampagne.spd.de>
  • 29 <www.regierungsprogramm.cdu.de>
  • 30 <http://files.liberale.de/fdp.wahlprogramm.pdf>
  • 31 <www.gruene-portal.de>
  • 32 <www.sozialisten.de/wahlen2005>

26Dans la campagne électorale 2005, la politique de défense et la politique étrangère n’ont joué qu’un rôle secondaire par rapport aux problèmes de politique intérieure qui ont amené Gerhard Schröder à demander la dissolution du Bundestag. Néanmoins, chaque parti a sa propre position concernant les missions de la Bundeswehr, le service militaire et la politique de défense. Dans l’ensemble, tous restent fidèles à leurs choix antérieurs, tels qu’ils apparaissent dans les programmes de 2002, et élèvent la paix en valeur essentielle de l’État allemand. Le SPD souligne le nouveau Selbstbewusstsein de l’Allemagne : capable d’assumer sa responsabilité par des interventions militaires au sein de l’UE ou OTAN, toujours pour le maintien de la paix, elle sait dire non si elle n’est pas convaincue du bien-fondé d’une intervention. Le terme « Friedensmacht » réapparaît. Le parti se prononce pour un renforcement du Service civil de la paix et de la Friedensforschung28. La CDU insiste sur l’importance des liens transatlantiques ; elle veut une Bundeswehr recentrée sur la défense territoriale et maintient une armée de conscription29. Le FDP en revanche souhaite suspendre le service militaire en faveur d’une armée professionnelle moderne qui intervient dans le cadre de la Politique européenne de défense ou de l’OTAN30. Les Verts consacrent plus de quatre pages de leur programme à la question de sécurité. Ils ne nient pas avoir évolué mais soulignent la priorité donnée à la résolution civile des conflits. L’approbation de certaines interventions reste discutable dans leurs rangs. Les Verts soutiennent également la politique étrangère commune et le lien transatlantique. Ils consacrent un important chapitre de leur programme au désarment31. C’est le nouveau parti de gauche composé du PDS et du mouvement de gauche alternatif proposé par Oskar Lafontaine qui revendique une fois encore les impératifs des pacifistes : suppression du service militaire, de toutes les missions à l’étranger et rappel des soldats en opérations extérieures actuellement (appelées « service de guerre », Kriegsdienst), réduction de la Bundeswehr, conversion de l’industrie de l’armement en industrie civile32. Mais on ne parle plus de dissoudre les alliances militaires, on veut les convertir. Ces paroles ont-elles une chance de mobiliser les Allemands qui se préoccupent plus en ce moment d’avoir un emploi que de la paix dans le monde ?

27De par sa situation géostratégique, l’Allemagne a été longtemps vulnérable et dépendante des États-Unis. Entre la neutralité, avec le risque d’être absorbée par le bloc de l’Est, et l’ancrage à l’Occident, elle a fait son choix, tout en assumant à tout moment le « grand écart » entre l’atlantisme et la construction d’une Europe forte. Si elle a décidé une bonne fois pour toutes de renoncer à la puissance militaire, c’est d’abord à cause de deux guerres mondiales dont elle assume la responsabilité et à cause des crimes nazis. À l’étranger, l’Allemagne sera toujours jugée plus sévèrement que les autres États. En raison de la particularité historique de l’Allemagne, son pacifisme est différent de celui des autres pays. Il est parfois excessif car il a toujours besoin de chasser l’image du passé militariste. Il est aussi un corollaire de la rééducation voulue et réussie par les anciens adversaires de cette Allemagne aux velléités guerrières, qui a abouti à l’expérience positive d’un pays qui est à la fois un « géant économique » et un « nain politique ». En retrouvant son unité nationale et peu à peu sa « normalité », l’Allemagne dépasse ce stade et profite particulièrement de la fin du conflit Est-Ouest. L’espoir de sa population d’un avenir paisible est donc particulièrement grand. Il est en accord avec le désir des acteurs politiques de préserver à l’Allemagne son influence et son rôle de moteur de la construction de l’Europe. C’est pourquoi, même si les mouvements de la paix et la recherche pour la paix le déplorent, il n’y a pas de résistance véritable à une politique étrangère s’appuyant sur la présence de militaires. Il n’y a dans la population qu’une profonde aversion pour la guerre nourrie par la peur et la culpabilité.

Notes

1 Voir H.-J. Legrand, « Friedensbewegungen in der Geschichte der Bundesrepublik Deutschland », in J. Janning (dir.), Friedensbewegungen, Cologne, Verlag Wissenschaft und Politik, 1987.

2 K. Otto, « Der Widerstand gegen die Wiederbewaffnung der Bundesrepublik », Friedensanalysen 14, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1981, p. 66 : la population pensait une réunification possible uniquement par la pression militaire des forces occidentales mais 73,4 % des Allemands n’acceptaient pas de devenir eux-mêmes soldats en 1950.

3 Le 29 janvier 1955, des personnalités du SPD, du DGB et des Églises se réunissent dans l’église Saint-Paul (Paulskirche) de Francfort – lieu historique car c’est là que la première Constitution d’une Allemagne unifiée fut proclamée en 1848 – et rédigent un « manifeste allemand » contre la ratification des accords de Paris.

4 K. Adenauer, Erinnerungen 1955-1959, Stuttgart, Deutsche Verlagsanstalt, 1967, p. 300.

5 M. Niemöller, fondateur de la Bekennende Kirche, branche résistante de l’Église protestante contre le régime nazi, et personnage clé des mouvements pour la paix d’après-guerre.

6 H. P. Schwarz, Die Ära Adenauer 1957-1963, Stuttgart, Deutsche Verlagsanstalt, 1983, p. 56-57.

7 Ch. Gütermann, « Friedensbewegungen nach dem zweiten Weltkrieg », in G. Heiss et H. Lutz (dir.), Friedensbewegungen : Bedingungen und Wirkungen, Vienne, Verlag für Geschichte und Politik, 1984.

8 Voir G. Grass, Widerstand lernen. Politische Gegenreden 1980-1983, Darmstadt, Luchterhand, 1984.

9 U. C. Wasmuth, « Friedensbewegung nach der Null-Lösung », Wissenschaft & Frieden, 4/87.

10 G.-H. Soutou, La guerre de Cinquante Ans. Le conflit Est-Ouest 1943-1990, Paris, Fayard, 2001, p. 647-650.

11 P. Kelly et J. Leinen (dir.), Prinzip Leben. Ökopax – die neue Kraft, Berlin, Olle und Wolter, 1982, p. 9 et 11.

12 Voir G.-H. Soutou, op. cit., chap. XIX.

13 G.-H. Soutou, ibid., chap. XX.

14 Voir l’histoire du mouvement de la paix en RDA dans K. Ehring et M. Dallwitz, Schwerter zu Pflugscharen. Friedensbewegung in der DDR, Reinbek, Rowohlt, 1982.

15 Voir <www.bundeswehr.de>.

16 Bundesamt für den Zivildienst (office fédéral du service civil), office responsable depuis novembre 2003 du recensement des demandes et du placement des « Zivis » dans les emplois prévus, voir www.zivildienst.de et <www.wehrpflichtrecht.de>.

17 Voir pour les détails chiffrés et l’évolution : Zentralstelle KDV, <www.zentralstellekdv.de>.

18 J. Ross, « Die Geister, die der Krieg rief », Die Zeit n° 25, 1999.

19 Voir « Seltsame Stille », interview de E.-O. Czempiel, Die Zeit n° 16, 1999.

20 L. Vollmer, « Was bleibt vom Pazifismus », Frankfurter Rundschau du 7 janvier 2002, cité in Friedenspolitischer Ratschlag, <www.uni-kassel.de>.

21 Frankfurter Allgemeine Zeitung, 28 février 2003 ; Die Zeit n° 10, 2003.

22 Interview de Klaus Kinkel dans la Berliner Morgenpost du 5 mars 2003.

23 Programme de base du SPD, p. 15.

24 Programme de base de Bündnis 90/Die Grünen, p. 165.

25 Programme de base du PDS, p. 16. Pour tous les programmes de base cités, consulter le sites des partis : <www.spd.de> ; <www.gruene-fraktion.de> ; <www.pds.de> ; <www.cdu.de> ; et pour le programme de coalition : <www.bundesregierung.de>.

26 Sondage Transatlantic Trends 2003, <www.gmfus.org>.

27 Interview de J. Fischer, Le Monde, 3 avril 2003 ; de même dans Die Zeit n° 9, 2003.

28 <http://kampagne.spd.de>

29 <www.regierungsprogramm.cdu.de>

30 <http://files.liberale.de/fdp.wahlprogramm.pdf>

31 <www.gruene-portal.de>

32 <www.sozialisten.de/wahlen2005>

Auteur

Enseignante-chercheur au Centre de Recherche des écoles de Saint Cyr-Coëtquidan (CREC).

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