La vocation de maire
p. 127-129
Texte intégral
1Le mot vocation ne saurait ici être pris dans son sens premier d’appel intérieur. C’est évidemment au terme de processus sociaux et exclusivement sociaux qu’un individu finit par considérer concevable, possible, souhaitable, de postuler au rôle de maire. La « vocation » ne tombe pas du ciel sur des cibles prises au hasard, elle touche sélectivement des personnes au profil singulier et à la trajectoire spécifique. Ceci ne signifie pas pour autant qu’il existe une façon et une seule de devenir maire : les parcours d’élus sont multiples, ils diffèrent en milieu rural et en milieu urbain, à droite et à gauche… Il existe, pour reprendre le concept forgé par Marc Abélès (1989), de multiples formes d’éligibilité. Le terme ne désignera pas, comme en droit, le simple fait de remplir les conditions juridiques qui autorisent potentiellement à être candidat. Il vise, de façon plus sélective, mais aussi plus impressionniste, la qualité de ceux qui disposent des ressources pertinentes pour tout à la fois se percevoir comme candidats possibles et être perçus par les autres comme candidats crédibles. La notoriété locale, l’implantation, la réputation de compétence, le goût des affaires locales sont quelques-unes de ces ressources : elles sont sélectivement distribuées dans notre société. Tandis donc que le droit établit une coupure stricte entre éligibles et non éligibles qui place (fort heureusement !) tous les citoyens dans la même situation, la sociologie, soucieuse de décrire et non de prescrire, repère de fortes inégalités entre citoyens. Ce faisant, elle contribue à désenchanter le discours démocratique, discours particulièrement vivace s’agissant d’un échelon communal trop souvent et trop hâtivement associé à la démocratie de proximité.
2L’accès au rôle est avant tout affaire de ressources et de trajectoires. Il n’est pas très difficile, quand on étudie les maires, de reconstruire ex post milieu d’origine, éducation, passé militant, profession(s) exercée(s)... Il n’empêche que le rôle ne s’impose jamais complètement à un acteur de l’extérieur, du seul fait de la position objective de ce dernier : il faut aussi qu’il le veuille, qu’il ait foi dans le rôle, qu’il puisse anticiper sur les possibles profits qu’il pourra en retirer (notoriété, prestige, sentiment d’agir et de se rendre utile aux autres, éventuellement arrière-pensées professionnelles…). Ce qui suppose encore qu’il soit attaché à ces profits : tout le monde n’est pas forcément prédisposé à ressentir la notoriété d’élu comme source de valorisation. En ce sens, le terme de vocation n’est pas totalement inutile : il permet de centrer aussi l’analyse sur le désir et le plaisir qui accompagnent la prise de rôle. Celui-ci n’est jamais totalement imposé de l’extérieur, prescrit : il suppose le consentement, et même souvent la mobilisation active, de ceux qui y postulent. La structure des gratifications apportées par le rôle d’élu oriente donc la sélection de ceux qui y postulent. Économiquement, la faiblesse des indemnités n’est pas de nature à attirer ceux qui en resteraient à un étroit calcul d’intérêt1. La responsabilité, le temps passé sont trop lourds par rapport aux retombées. Symboliquement en revanche, il est indéniable que la fonction valorise : elle procure reconnaissance sociale, sentiment de faire quelque chose d’utile, prestige. La sensibilité à ces profits symboliques est difficile à mesurer par enquête quantitative, elle affleure en revanche dans les entretiens, pour peu que l’élu accepte de dépasser le discours convenu selon lequel la fonction de maire serait sacrifice de soi sans contrepartie. Le rôle est toujours décrit comme enrichissant. Parce que ceux qui l’endossent sont a priori sensibles à ce qu’il représente ? Cette dimension psychologique doit être sociologisée, rapportée par exemple à des formes antérieures de socialisation. Ainsi peut-on expliquer l’importance des mouvements de jeunesse catholiques dans la fabrication des éligibles : ce qui se diffuse dans ces espaces, c’est moins l’art d’exécuter un rôle que la sensibilité à certains profits comme le plaisir de se sentir utile, de servir le bien public, etc. Tel maire rural indique que ce rôle lui a permis de « mieux se connaître », de se convaincre qu’il n’était « pas plus bête qu’un autre » ; tel autre avoue : « Quand j’ai fait construire l’hôpital, m’est revenu le souvenir de mon grand-père agonisant derrière un paravent »2. L’investissement dans le rôle est toujours fort, s’y jouent des mécanismes profonds de construction de soi et de stratégies identitaires. Le rôle de maire se prête mal aux postures détachées : il faut s’y investir complètement, donner de soi, payer de sa personne. Les enjeux pour soi sont élevés, les coûts et les gratifications également. Tout le monde n’est pas en position de se lancer dans l’aventure…
3L’analyse de l’entrée dans le rôle de maire suppose qu’on se centre en priorité sur ce temps fort que constitue l’élection municipale. Beaucoup de choses se jouent à cette occasion, et le déroulement des campagnes obéit à des logiques sociales spécifiques, les règles du jeu électoral. Il serait toutefois très illusoire de croire que la sélection des maires s’effectue dans ce seul contexte il est vrai très médiatisé. Ce serait oublier tout ce qui, en amont, prédispose certains à endosser le rôle d’éligible. L’événement que constitue l’élection ne doit pas masquer le jeu structurel des inégalités face à l’éligibilité. Ce jeu est socialement invisible, l’absence de goût pour la politique ou le désintérêt pour les affaires locales ne font pas événement. Ils constituent pourtant des filtres aussi décisifs que l’élection. Pour en mesurer la portée, il suffit d’observer après coup les profils et les trajectoires des élus ou même des candidats : on acquiert ainsi la conviction que l’élection se joue entre éligibles durement présélectionnés. N’importe qui n’est pas à même de rentrer dans le jeu électoral : une présélection sociale s’effectue en amont de l’élection.
Notes de bas de page
1 En 1994, l’indemnité était en moyenne de 2530 francs pour une commune de moins de 500 habitants, de 11595 francs de 10 à 20 000 habitants, de 18 973 francs de 100 à 200 000 habitants. En 2002, les seuils sont fixés à 605 euros pour les communes de moins de 500 habitants, 2315 euros entre 10 et 20 000 habitants, 5165 euros au-delà de 100 000 habitants. Auparavant, avant 1992, les indemnités étaient encore plus modestes : entre 1300 francs mensuels (moins de 500 habitants) et 13 500 francs pour les grandes villes. Mais elles étaient cumulables sans limite.
2 Ces extraits d’entretien sont empruntés à Anne Guillou (1998).
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