Conclusion
p. 303-307
Texte intégral
« Au vu des débats sur la Grèce, l’euro et la crise financière, j’ai l’impression que certains parmi nous ignorent ce que l’Europe unie signifie pour nous tous. La CDU doit rester le “parti-Europe”. »
Helmut Kohl, Berlin, 1er octobre 2010.
1Durant la guerre froide, la République fédérale a été qualifiée de « géant économique » et de « nain politique ». Au vu du rôle incontournable qui est le sien dans la gestion actuelle de la crise de l’euro et de son absence flagrante dans le conflit libyen, il semble que la formule n’ait rien perdu de sa pertinence. Pourtant, la politique internationale de l’Allemagne a connu des changements considérables ces vingt dernières années, même si le cadre général dans lequel elle s’exerce est resté le même. Intégrationniste et atlantiste sous H. Kohl, elle s’est montrée plus soucieuse de la défense des intérêts nationaux allemands sous G. Schröder, sans jamais pour autant remettre en question ses engagements multilatéraux. Dans le discours politique allemand, les notions de « solidarité interalliée » et de « fédéralisme européen » se font beaucoup plus rares, alors qu’apparaissent les termes « responsabilité », « intérêts nationaux », « normalité » et « liberté d’action ». G. Schröder souligne que la politique étrangère de l’Allemagne se décide à Berlin. Sous A. Merkel, enfin, s’achève le processus de « normalisation » de la politique étrangère allemande. L’heure est au pragmatisme et au « choix », ce qui implique la possibilité de dire « non », de « s’abstenir » et d’agir seul s’il le faut. La politique étrangère allemande devient plus imprévisible, comme le dénonce H. Kohl, au fur et à mesure que Berlin fait l’objet de plus en plus de sollicitations, qui alourdissent le fardeau pesant sur l’Allemagne. Ce fardeau est ressenti très vivement dans un pays dont la démographie décline dangereusement, dont les contribuables ont payé un lourd tribut à la remise à niveau de l’ex-RDA et où, enfin, la moindre baisse du niveau de vie est ressentie comme le signe avant-coureur d’une catastrophe financière comparable à celle des années 1920. Par conséquent, le réflexe « grand-suisse » est moins la traduction d’un excès de puissance que l’aveu d’une fatigue et d’une fragilité, amplifiées par une décennie de stagnation économique entre 1995 et 2005, suivie des fameuses lois sociales Hartz IV. Les Allemands estiment qu’ils ne peuvent à la fois faire face au défi de la globalisation et maintenir leur niveau de vie, sauver l’euro ainsi que la Grèce, consolider leur budget et augmenter les dépenses militaires, puis assurer la stabilisation du monde arabo-musulman après avoir très largement contribué à celle de l’espace post-communiste d’Europe de l’Est.
2Certes, la puissance allemande existe, mais elle est inégalement répartie et manque de cohérence. Première puissance exportatrice après la Chine, première puissance économique de l’Europe, la République fédérale, qui est loin d’être devenue un acteur global, n’a qu’un statut politique limité en matière de sécurité et de défense. Et elle s’en contente. Trop grande pour ne pas risquer en permanence de perturber l’équilibre européen, trop modeste pour nourrir des ambitions globales, l’Allemagne est une puissance « malgré elle », comme l’avait déjà constaté le politologue Christian Hacke à la veille de la chute du Mur1. Elle occupe de fait, dans l’UE, une place comparable au rôle que les États-Unis jouent au sein de l’OTAN, et suscite des attentes qu’elle est vouée à décevoir. Pourtant, si l’UE ne peut agir ni contre l’Allemagne, ni sans elle, elle ne conserve qu’une marge de manœuvre étroite : l’intervention en Libye en témoigne. L’Allemagne se retrouve ainsi sollicitée de tous côtés par les autres pays membres de l’UE (notamment en tant que trésorier), les pays candidats et les partenaires potentiels ou réels. Ces sollicitations sont certes logiques et compréhensibles, mais tout aussi chimériques que le fameux « l’Allemagne paiera » de jadis.
3Autre reproche, maintes fois lu et entendu : le gouvernement fédéral, à force d’hésiter avant d’agir, de peser le pour et le contre, de multiplier les consultations pour finalement, parfois, se rétracter, donne l’impression de se désintéresser de l’UE, de la subir plutôt que de l’animer, tout comme il n’occupe plus la place qui fut la sienne au sein de l’OTAN. L’« histoire d’amour » entre l’Allemagne et l’idée communautaire serait terminée. De même, la « communauté de valeurs transatlantique » serait une notion appartenant désormais au passé. Ces critiques ne sont guère réfutables et se nourrissent d’ailleurs du discours d’A. Merkel à Bruges (comme jadis celui de Margaret Thatcher) dans lequel la chancelière a critiqué la méthode communautaire et chanté les louanges de l’approche intergouvernementale. Les mises en garde de Robert Gates, qui insiste sur les risques que courrait l’Alliance en acceptant une OTAN à deux vitesses, incapable de faire face aux enjeux de sécurité du fait du manque d’engagement financier et militaire de certains de ses États membres, vont dans le même sens. Ce « rappel à l’ordre » s’adresse directement à l’Allemagne, même si le président Obama a honoré la chancelière de la médaille de la Liberté en 2011, ou peut-être à cause de cette distinction. Aussi justifiées qu’elles puissent être sur le plan politique, ces critiques manquent toutefois de « profondeur historique ». Sinon, comment expliquer qu’elles ne tiennent pas compte du fait que l’Allemagne a proposé en vain la création d’un noyau dur avec la France en 1994 (initiative Schäuble-Lamers) et, en 2000, la transformation de l’UE en une Europe fédérale dotée d’un gouvernement et d’une constitution (discours de J. Fischer et de G. Schröder) ? Les partenaires de l’Allemagne, dont la France en particulier, s’y sont opposés, laissant passer à deux reprises la chance unique d’ancrer l’Allemagne définitivement à l’Ouest. Comment ne pas tenir compte du fait qu’un tiers des États membres n’ont pas ratifié le traité constitutionnel (qui est resté en deçà des ambitions allemandes), et que l’Irlande et le Danemark se sont faits à trois reprises les porte-parole des eurosceptiques (sans doute très nombreux, y compris en Allemagne) ? Or la République fédérale ne peut pas à elle seule prôner le fédéralisme européen, au risque de se voir accusée de l’imposer à ses partenaires. Pragmatique, rationnelle, et confrontée à la réalité d’institutions européennes que tout le monde juge faibles (à l’image de leurs divers présidents et « hauts représentants » nommés par les 27), A. Merkel opte aujourd’hui pour une Europe intergouvernementale dirigée par ses États membres. Quant à l’OTAN, comment ne pas tenir compte de l’impact de la présidence de G. W. Bush, qui l’a transformée en une « boîte à outils » et a souhaité l’ouvrir tant et si bien qu’elle en a perdu son caractère « atlantique » ?
4Enfin, les pays partenaires stigmatisent à juste titre le rôle des « veto players » allemands. L’impact de la « culture de la retenue » en Allemagne est pourtant méconnu, car perçu comme un simple alibi. Il est vrai que le pacifisme allemand, le préalable parlementaire avant chaque mission de la Bundeswehr et le rôle de la Cour constitutionnelle dans le domaine de l’intégration européenne constituent de puissants freins, empêchant Berlin d’assumer les responsabilités internationales qui sont les siennes. Mais la mémoire de l’Holocauste et les célébrations régulières et récurrentes du début et de la fin des deux guerres mondiales et de ses grandes batailles, partout en Europe, peuvent-elles engendrer autre chose qu’une « culture de la retenue » chez ceux qui doivent au premier chef en assumer l’héritage ? Le pacifisme allemand dérange, certes. Mais que diraient ceux qui le déplorent si l’Allemagne investissait massivement dans ses forces armées (sans tenir compte, comme les États-Unis, de sa situation budgétaire), si elle intervenait partout dans le monde et s’engageait dans des combats armés, sans débat interne préalable et sur la base de la seule volonté de sa chancelière ? Le monde se sentirait-il plus sûr ?
5Enfin, les critiques mettent en évidence, avec raison, les obstacles intérieurs qui se dressent sur la route d’une politique internationale enfin « mature ». Les députés du Bundestag, les juges de la Cour constitutionnelle, les ministres-présidents des Länder et les journalistes s’imposent dans le processus de décision de la politique étrangère et de sécurité et le ralentissent, quand ils ne le bloquent pas, alors que dans le monde complexe du XXIe siècle les décisions devraient parfois pouvoir être prises rapidement et par un exécutif fort. Mais faut-il rappeler que ce sont les puissances alliées qui, entre 1947 et 1949, ont doté le système politique naissant de la RFA de garde-fous contrebalançant son exécutif par le biais du fédéralisme, d’un régime parlementaire, d’un contrôle constitutionnel strict et d’une presse libre et audacieuse ? Créé pour garantir la pérennité de la démocratie allemande, apprécié par les citoyens de la République fédérale, ce système perdure de nos jours. Il permet une représentation élevée de tous les courants et de toutes les tendances politiques allemandes, mais ne facilite guère la prise de décision, le système politique allemand étant nettement plus horizontal que pyramidal.
6Il n’en demeure pas moins que la politique étrangère de l’Allemagne, pays au cœur du Vieux Continent, ne peut être décidée uniquement à Berlin et en fonction des seuls paramètres internes. De même, ce n’est pas parce qu’elle est une grande puissance exportatrice que l’Allemagne doit dorénavant opter pour une position d’équidistance entre Bruxelles, Paris et Washington d’un côté, et Moscou, New-Delhi et Pékin de l’autre, comme le laisse entendre G. Westerwelle, qui argue de l’importance stratégique des « nouveaux centres de puissance » pour expliquer son choix dans l’affaire libyenne2. Car si tel était le cas (comme le craint l’ancien chancelier Kohl), non seulement la République fédérale renoncerait de facto à son appartenance à l’Ouest et à la relation privilégiée avec la France, mais elle remettrait en question l’un de ses fondements, qui l’imprègne au même titre que sa culture de la retenue : « plus jamais seule ».
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