Version classiqueVersion mobile

Les enjeux démographiques en France et en Allemagne : réalités et conséquences

 | 
Serge Gouazé
, 
Anne Salles
, 
Cécile Prat-Erkert

Un tournant dans les rapports de genre et entre les générations ? Les conséquences sociétales, politiques, économiques sociales et urbaines

Rapports de genre et comportements de fécondité en France et en Allemagne

Sara Brachet et Anne Salles

Résumé

Cet article se propose d’explorer le lien entre les rapports de genre et les comportements de fécondité, en France et en Allemagne, à travers une approche comparative qualitative. L’analyse est basée sur une typologie de cas prenant en compte l’investissement de chaque membre du couple dans la sphère professionnelle et familiale afin de comprendre les comportements de fécondité qui en découlent. L’analyse indique, entre autres, que l’égalité dans le couple en termes de partage des tâches ne conduit pas automatiquement à des intentions de fécondité plus élevées, notamment en Allemagne où l’arrivée d’un enfant est de plus jugée incompatible avec des rapports de genre égalitaires.

Texte intégral

Introduction

1La baisse de la fécondité qu’a connue l’Europe à partir des années 1970 a fait l’objet de nombreuses recherches. Les démographes s’accordent généralement sur quatre facteurs principaux qui ont contribué au déclin de la fécondité : l’incertitude économique, la montée de l’individualisme, les politiques familiales et l’activité féminine. La plupart des travaux attribuent effectivement un rôle majeur à l’activité professionnelle des femmes. Toutefois, une perspective de genre ne peut pas être réduite à l’emploi des femmes : tous les domaines de la vie et toutes les dimensions des inégalités entre hommes et femmes doivent être prises en compte. Par conséquent, il faut inclure les hommes aussi bien que les femmes, et analyser leurs interactions dans la sphère domestique.

  • 3 Cette recherche est intégrée dans le projet européen REPRO (financé par la Commission Européenne) e (...)
  • 4 Eurostat 2009, Demography Report 2008
  • 5 A. Salles, 2006, « La politique familiale allemande : les limites de l'action de l'État », Critique (...)
  • 6 J. Fagnani, “Travail et fécondité en France et en Allemagne de l’Ouest. Les Françaises font-elles d (...)

2Le propos de cet article3 est d’explorer le lien entre les rapports de genre et les comportements de fécondité, à travers une approche comparative qualitative. Les deux pays comparés ici – France et Allemagne – présentent à la fois des similitudes et des différences. Les taux d’emploi féminin en 2008 sont proches, 65,4 % en Allemagne et 62,9 % en France, mais l’emploi à temps partiel est nettement plus fréquent en Allemagne où il concerne 45,8 % des femmes, contre 30,2 % en France. La fécondité allemande (1,3 enfant par femme) est parmi les plus basses en Europe, tandis qu’en France, elle est parmi les plus élevées, avec 2 enfants par femme4. Les deux pays ont également en commun d’investir massivement dans le soutien aux familles, mais selon des logiques différentes : en Allemagne la politique soutient le modèle de la famille conjugale où les mères assument entièrement l’éducation des enfants5, tandis qu’en France, les normes et les valeurs autour de la parentalité semblent plus diversifiées notamment parce que le modèle de la mère qui travaille est plus largement accepté6. La comparaison entre ces deux pays est alors particulièrement intéressante pour l’étude de la relation entre rapports de genre et fécondité.

Rapports de genre et fécondité dans la recherche démographique

3Bien que de nombreux démographes reconnaissent que les transformations des rapports entre hommes et femmes au cours des dernières décennies soient au cœur des évolutions de la fécondité, l’approche genre est rarement au centre de la problématique. Ce domaine de recherche a en effet été dominé jusqu’ici par des approches économiques et institutionnelles, ne prenant en compte que l’activité professionnelle des femmes.

  • 7 G. S. Becker, "An economic analysis of fertility'', in Demographic and Economic Change in Developed (...)

4Selon la théorie économique de Becker7, l’activité économique des femmes est la principale raison derrière la baisse de la fécondité. On observe effectivement dans les années 1970 et dans tous les pays européens un lien statistique entre l’activité féminine et le nombre d’enfants : dans les pays où le taux d’activité des femmes est élevé, le taux de fécondité est plus faible.

  • 8 J.-C. Chesnais, “Fertility, family, and social policy in contemporary Western Europe.” Population a (...)
  • 9 G. Neyer, Family policies and low fertility in Western Europe, MPIDR working paper WP 2003-021. ; L (...)

5Aujourd’hui cette corrélation s’est inversée : les pays qui ont les taux d’activité féminine les plus élevés sont aussi ceux qui ont maintenu leur fécondité à un niveau plus élevé. Selon de nombreux chercheurs, cette situation s’explique notamment par l’impact du cadre institutionnel. Les pays où les gouvernements ont mis en place des structures publiques de garde d’enfants qui facilitent la conciliation travail-famille pour les femmes ont des niveaux de fécondité plus élevés8. Et inversement, les pays où le taux d’activité des femmes est bas ont aussi des niveaux de fécondité faible9.

  • 10 M. Mills, L. Mencarini, M. L Tanturri., and K. Begall, “Gender equity and fertility intentions in I (...)
  • 11 A.-Z. Duvander, and G. Andersson, “Gender equality and fertility in Sweden : A study of the impact (...)

6L’impact du cadre institutionnel en lien avec l’activité professionnelle des femmes ne suffit cependant pas à expliquer la baisse de la fécondité observée dans certains pays. D’autres facteurs interviennent. La critique féministe a ainsi estimé que la baisse de la fécondité n’était pas tant liée à l’activité salariée des femmes mais plutôt à l’inégal partage des charges familiales. Plus récemment, plusieurs recherches ont exploré de manière empirique le lien entre le partage des tâches au sein du couple parental et le nombre d’enfants. Ainsi, un effet positif sur la fécondité chez les femmes diplômées aux Pays-Bas et en Italie a pu être mis en évidence lorsque les tâches domestiques sont partagées10. Les mêmes résultats semblent s’appliquer à la Suède où l’usage par les pères du congé parental a un impact positif sur la probabilité d’avoir un autre enfant11.

  • 12 Miller Torr, Short, “Second births and the second shift : A research note on gender equity and fert (...)

7Le lien entre rapports de genre et fécondité paraît cependant plus complexe puisqu’on sait par ailleurs que les hommes et les femmes qui ont un niveau d’études élevé sont à la fois plus égalitaires et plus souvent sans enfants. On sait aussi que le partage des tâches est plus inégalitaire chez les couples avec enfants que chez ceux sans enfants dans le sens où l’inégalité augmente avec l’arrivée de chaque enfant. Finalement, les statistiques montrent aussi que les familles où la femme ne travaille pas ont plus d’enfants que les familles bi-actives. Ainsi pour les États-Unis, Miller Torr et Short12 montrent une relation en U entre le partage des tâches domestiques et la probabilité d’avoir un deuxième enfant dans un échantillon de couples biactifs.

8Il nous semble qu’une dimension importante échappe aux études empiriques citées ci-dessus : elles ne prennent en compte que les familles avec enfants où les deux parents travaillent. Les couples qui ne concilient pas travail et famille ne sont pas pris en considération, c’est-à-dire les familles avec enfants où la femme ne travaille pas et les couples qui n’ont pas d’enfant. Or, non seulement ces couples sont importants numériquement dans les pays où la conciliation est difficile (comme en Allemagne), mais la compréhension de leur fonctionnement est essentielle pour celle des niveaux de la fécondité.

9Dans cet article nous allons présenter une typologie qui prend en compte l’investissement de chaque membre du couple dans la sphère professionnelle et familiale pour tester l’hypothèse selon laquelle ce qui compte en matière de fécondité c’est la « somme des investissements » dans le domaine familial et non le partage des tâches parentales et domestiques.

Méthodologie

10L’analyse est basée sur des entretiens menés en Allemagne et en France, auprès d’hommes et de femmes aux âges féconds, en couple. Le qualitatif permet d’examiner finement des comportements individuels complexes et de comprendre comment ceux-ci se conjuguent entre eux et affectent les comportements de fécondité.

11Le matériel comprend 27 entretiens effectués en Allemagne de l’Ouest en 2005 et 19 entretiens réalisés en France en 2007. Les répondants allemands ont tous fréquenté un établissement d’études secondaires à Lübeck en 1994 et les Français ont effectué leurs études secondaires dans la ville de Poitiers en 1995 et 1996. Lübeck et Poitiers sont des villes universitaires, de taille comparable, à proximité d’une grande métropole (Hambourg et Paris). Tous les répondants sont en couple, certains ont des enfants, d’autres non.

Le cas de la France

12En fonction de l’investissement dans la famille et dans la vie professionnelle de chacun dans le couple, quatre sous-groupes ont été identifiés dans l’échantillon français. Dans la première catégorie, « le modèle traditionnel », les rôles sont très différenciés, les hommes ayant le rôle de pourvoyeurs économiques, les femmes se consacrant aux tâches familiales et ne travaillant pas ou peu. Le deuxième groupe, « le modèle de la double charge », est celui d’une répartition des rôles moins différenciée dans le sens où les femmes ont investi le monde du travail (et investissent moins dans le travail familial que dans le premier modèle), mais sans que les hommes n’aient investi les rôles parentaux et domestiques. Puis, dans le troisième modèle, « le couple égalitaire partageant les tâches », la répartition des rôles est encore plus égalitaire : les hommes et les femmes s’investissent tous les deux et dans le travail et dans la famille. Finalement, le quatrième modèle, « le couple égalitaire privilégiant le travail », est celui d’une répartition des rôles égalitaire entre homme et femme mais avec un renoncement partiel ou total au projet familial, les hommes et les femmes s’investissant tous les deux surtout dans le monde professionnel.

Le modèle traditionnel

13Ce modèle suppose que la femme ne travaille pas (femme au foyer ou en congé parental de longue durée) ou qu’elle est faiblement investie dans la vie active. Elle assume donc quasiment seule toutes les tâches domestiques et parentales, tandis que son partenaire s’investit pleinement dans son travail et par conséquent peu dans la sphère familiale. Dans l’échantillon français peu d’individus appartiennent à cette catégorie : une femme, Anne-Sophie, actuellement en congé parental, et un homme, Eric, dont l’épouse est au foyer. Dans ce groupe l’égalité entre hommes et femmes n’est pas valorisée et le non partage des tâches, aussi bien domestiques que parentales, est largement accepté. Anne-Sophie explique qu’elle ne se décharge jamais sur son partenaire :

« lui aussi, il a fait sa journée de travail, dans le bâtiment, c’est pas évident, il est fatigué. Et donc, je me vois pas les lui laisser, même une heure, mes filles… ».

14Pour Eric, la paternité et la famille sont des valeurs importantes mais son rôle paternel reste celui du pourvoyeur. Eric, qui est pompier, est très attaché à son travail. Les enfants et la vie familiale font partie de ses loisirs, il prend beaucoup de plaisir à passer du temps avec ses enfants le soir, le week-end.

« C’est extraordinaire les enfants, c’est des câlins. Quand je suis en intervention je fais le maximum, après, c’est un réconfort extraordinaire. Les enfants pour moi c’est génial. Dans la cour, ils jouent tranquillement, j’adore ça, j’adore, moi c’est une passion ». (Eric)

15Les intentions de fécondité sont relativement élevées dans ce groupe : avec une forte spécialisation des rôles, le coût de l’enfant n’est pas très élevé. Anne-Sophie et Eric ont chacun deux enfants et souhaitent en avoir d’autres.

Le modèle de la double charge

16Les femmes dans ce groupe travaillent, tout en assumant la majorité des tâches domestiques et parentales. Les hommes ont donc en commun de s’investir peu dans le travail de la sphère familiale, d’où une charge de travail très inégalitaire. Si on peut considérer ce modèle comme un peu moins inégalitaire que le précédent, du fait de l’autonomie financière des femmes, c’est aussi la catégorie où la charge totale de travail – rémunérée et non rémunérée – est le plus injustement répartie, puisque les femmes assument une charge de travail bien supérieure à celle des hommes.

17Six répondants français ont été classés dans ce groupe : Sandrine, Sofia, Amandine, Etienne, Thierry et Damien. Ils présentent, bien entendu, différents degrés d’inégalités dans la répartition des tâches, en fonction à la fois de l’investissement des hommes dans les tâches domestiques et de l’investissement des femmes dans la sphère professionnelle.

18Tous ont au moins un enfant. L’organisation quotidienne repose essentiellement sur la femme, qui de ce fait travaille souvent à temps partiel. Les hommes n’ont consenti aucun sacrifice professionnel depuis la naissance de leur enfant. Damien est pompier à Paris alors que sa famille vit à Poitiers et il s’absente toujours pour plusieurs jours d’affilée. Le mari d’Amandine est en déplacement à l’étranger plusieurs fois par mois. Toutefois, ces pères sont prêts à s’occuper de leur enfant lorsqu’ils sont à la maison, lorsque cela n’entrave pas leur engagement professionnel. La spécialisation des tâches est néanmoins assez marquée :

« Madame fait la cuisine. On est vraiment le couple basique : elle fait la cuisine, je fais les gros travaux, la tondeuse tout ça, l’entretien extérieur et elle s’occupe de l’intérieur. C’est vraiment le couple… En plus, moi, j’aime pas la cuisine, elle, elle aime bien la cuisine. Donc, c’est même pas une galère pour elle donc… Et puis, bon le jardin ça me dérange pas du tout. Voilà. Ca s’est fait naturellement (…) » (Etienne)

19On s’attend à ce que les intentions de fécondité soient relativement faibles dans ce groupe puisque la somme des investissements dans la famille est plus faible que dans le groupe précédent. Deux hommes – Damien et Etienne – ont déjà deux enfants et souhaitent en avoir d’autres. Le troisième, Thierry, en a un et en voudrait dans l’absolu trois ou quatre. Sofia et Amandine ont chacune un enfant, mais Sofia en attend un deuxième et a toujours rêvé d’une famille nombreuse. Amandine en voudrait au moins un deuxième. Par contre, la charge de travail importante qui pèse sur les femmes peut les amener à revoir à la baisse leurs intentions initiales. Ainsi, Sandrine se demande si elle veut vraiment un deuxième enfant, vu les difficultés engendrées par l’arrivée du premier. La femme de Thierry, dont on ne connaît pas les intentions de fécondité initiales, veut s’arrêter à deux enfants, alors que son mari irait bien jusqu’à trois ou quatre. Mais ces cas de renoncement sont rares dans l’échantillon français. Cela pourrait s’expliquer par le fait que le soutien de l’État, notamment les services d’accueil, réduit considérablement le coût d’opportunité pour les femmes. Ainsi, et malgré l’inégal partage des tâches au sein des couples, les intentions de fécondité initialement relativement élevées le restent dans la plupart des cas.

Le couple égalitaire partageant les tâches

20Les individus dans ce groupe (sept répondants) vivent dans des couples où les rapports de genre sont plutôt égalitaires en ce concerne le partage des tâches domestiques et parentales. Trois femmes dans ce groupe – Marie, Camille, Dominique – ont déjà un enfant ou plus. Seule Karine n’en a pas, mais son compagnon a déjà un fils et ils cherchent actuellement à en avoir ensemble. Trois hommes font partie de ce groupe – Sylvain, Benoît et Jérémy. Sylvain a déjà trois enfants tandis Jérémy et Benoît n’en ont pas encore, mais ils sont tous les deux impatients de devenir père.

21Ce qui est frappant chez ces femmes, c’est qu’elles n’évoquent pas l’égalité et n’ont pas de revendications, puisqu’elles la vivent dans les faits. Avoir « beaucoup » d’enfants n’est pas perçu comme une menace pour leur carrière future, elles sont « rassurées » quant au partage des tâches. Les hommes dans cette catégorie peuvent être décrits comme des « nouveaux pères », pour qui le travail paternel semble être un ingrédient important dans la vie. Sylvain participe à toutes les tâches liées à la présence d’un enfant et s’épanouit à travers ses trois enfants. Il a clairement une orientation familiale. Tout comme Jérémy et Benoît qui, alors qu’ils n’ont pas encore d’enfant, valorisent fortement la paternité, qu’ils s’imaginent très active et engagée.

« Les premières années, c'est très, c'est très important, le lien qui se crée avec l'enfant. Le voir un petit peu le soir alors qu'il va bientôt aller se coucher, et un petit peu le matin avant d'aller travailler, c'est pas génial, c'est un peu léger. Non, j'aimerais bien pouvoir m'en occuper, oui. » (Jérémy)
« Pour moi, un bon père, c'est ça. C'est être présent, pas seulement faire en sorte que toutes les conditions matérielles soient là. L'accompagner, l'écouter. Et j'ai envie de dire la même chose pour la mère. » (Benoît)

22C’est un groupe assez homogène en ce qui concerne les conséquences professionnelles de l’arrivée d’un enfant. On peut noter que les femmes n’ont pas connu de changements professionnels majeurs suite à l’arrivée de l’enfant. Camille est la seule à avoir réduit son temps de travail. Le coût de l’enfant en termes de renoncements professionnels est donc faible. Elles ont également en commun de vouloir « beaucoup » d’enfants (sauf peut-être Marie dont les intentions sont un peu floues), c’est-à-dire au moins deux. Du côté des hommes, Sylvain qui a déjà trois enfants, n’en veut pas d’autre, tandis que Benoît en voudrait deux. Jérémy déclare qu’il aurait voulu une famille nombreuse (trois ou quatre enfants) mais qu’il en aura probablement deux parce que c’est ce que souhaite son amie.

Le couple égalitaire privilégiant la sphère non familiale

23Dans ce groupe, le professionnel prime clairement sur le familial, et ce pour les deux membres du couple. Ce modèle compte trois personnes : Valentine, Sylvie et Sammy.

24Pour tous, le travail demande beaucoup d’investissement, que ce soit sur le plan intellectuel et humain ou en termes de charge de travail. Sylvie s’épanouit socialement dans son travail, tout comme Sammy et Valentine. Ils valorisent l’autonomie et la vie active. Même si le travail prime sur la vie familiale, aucun des trois n’envisage, ou n’a déjà envisagé, l’avenir sans enfant. Avoir un enfant est donc primordial, mais en avoir deux ne l’est pas forcément

25Les aspirations professionnelles sont ici en concurrence avec les charges familiales. Pour Sylvie par exemple, fonder une famille est quelque chose qui doit clairement être subordonné à la réussite professionnelle :

« On était tous les deux d’accord pour en avoir mais pas pour le moment puisque mon conjoint est quelqu’un qui a de l’ambition qui a envie de réussir. Et en plus on a 28 ans, c’est pas non plus l’âge critique. Je pense que j’ai encore au moins 10 ans devant moi pour en avoir donc c’est pas non plus… Mais c’est plus d’abord asseoir sa carrière et ensuite avoir des enfants, c’est plus dans ce sens là. C’est pas la priorité, la priorité c’est de réussir tous les deux dans notre travail respectif. Et ensuite d’être bien posé et de pouvoir fonder une famille ». (Sylvie)

26Avoir peu d’enfants est donc un moyen de pouvoir tout concilier. Les individus semblent anticiper les difficultés de conciliation qu’implique une « grande » famille, soit parce qu’elles tiennent à leur indépendance (Valentine, Sammy) ou à leur couple et à leur vie de femme (Sylvie). Par conséquent, on y observe des intentions de fécondité un peu plus faibles : entre un et deux enfants.

Le cas de l’Allemagne

27L’échantillon allemand regroupe 27 répondants en situation de couple. Il faut noter d’emblée que, par contraste avec l’échantillon français, tous les répondants de l’échantillon allemand, quelles que soient leurs orientations ultimes en terme d’engagements professionnels ou familiaux, préconisent (et vivent, s’ils ont des enfants) une première phase de congé parental pour la mère d’au minimum un an, ce qui se traduit par un partage inégalitaire des tâches parentales et domestiques entre homme et femme durant cette période. Ce n’est qu’à l’issue du congé parental, que les répondants optent pour des parcours diversifiés. On distingue alors le « modèle traditionnel » où la femme assure l’essentiel des tâches parentales et domestiques, le « modèle de la double charge », avec l’exercice d’une activité à temps partiel chez les femmes, le modèle du « partage égalitaire des tâches professionnelles et familiales » ainsi que celui du « couple égalitaire privilégiant la sphère non familiale », où les répondants qui ne désirent pas d’enfant optent pour un partage équitable des tâches domestiques entre hommes et femmes.

Le modèle traditionnel

28Dans l’échantillon allemand, trois personnes, Arno, Martina et Susanne, peuvent être rattachées au « modèle traditionnel ». Aucun d’entre eux n’a encore d’enfant ; ils sont tous les trois en couple non cohabitant. Arno semble être un cas un peu atypique dans cette catégorie, car son envie d’avoir une épouse femme au foyer découle d’une mauvaise expérience dans sa propre enfance : ses parents travaillaient tous les deux et il a été élevé par sa grand-mère. Les deux femmes privilégient nettement la famille. En d’autres termes, elles souhaitent arrêter de travailler à l’arrivée de leur premier enfant et n’envisagent pas nécessairement de reprendre leur activité professionnelle un jour.

29Les femmes attendent donc de leur conjoint qu’il soit en mesure de faire vivre la famille. Inversement, pour elle, seules les mères peuvent s’occuper de leurs enfants :

« Je ne serai pas une mère qui refile son enfant à une jeune fille au-pair pour aller faire du shopping (…) J’aurais l’impression de me débarrasser de l’enfant » (Martina).

30Aucune participation du père aux activités parentales n’est évoquée. Leur vision du couple est donc très traditionnelle. Bien qu’elles n’habitent pas encore avec leur compagnon, elles perçoivent la répartition des tâches à venir comme inégalitaire. Dans la mesure où Martina et Susanne sont prêtes à renoncer à leur activité professionnelle pour élever leur enfant, la famille compte énormément pour elles. Martina souligne par exemple que la famille est pour elle « le sens de la vie ». Pour autant, elles ne souhaitent pas avoir de famille nombreuse. Elles aimeraient avoir deux enfants. Arno, lui, aimerait en avoir un ou deux.

Le modèle à double charge avec une activité professionnelle à temps partiel

31Le modèle de la double charge, tel qu’il est représenté en France, ne se retrouve pas dans l’échantillon ouest-allemand. En revanche, le modèle le plus répandu côté allemand consiste, pour les femmes, à reprendre une activité professionnelle à temps partiel à l’issue du congé parental. D’une certaine manière on pourrait qualifier cette configuration de mi-temps professionnel et mi-temps familial. La charge totale de travail des femmes n’excède ainsi pas celle des hommes qui travaillent à temps plein. Ce groupe est constitué de 21 personnes.

32Ce qui distingue ce groupe du précédent est que toutes les femmes désirent reprendre une activité professionnelle au plus tard au bout de trois ans ou l’ont déjà fait. Ce souhait n’est par ailleurs pas uniquement motivé par les conditions financières, mais par un intérêt réel pour son emploi, par un désir de ne pas perdre pied dans son travail (de ne pas se laisser dépasser) et de conserver les contacts avec les collègues. Cependant, le travail passe après la famille et la notion de carrière est abandonnée, même par les femmes les plus qualifiées. Inversement, les hommes dans ces familles travaillent à temps plein et il est attendu d’eux qu’ils se maintiennent à temps plein pour faire vivre la famille. Ce schéma « travail à temps plein pour l’homme – salaire de complément pour la femme » est parfaitement illustré par Martin :

« [l’homme] doit pouvoir faire vivre la famille, finalement, tandis que la femme doit [pouvoir] y contribuer de manière décisive ».

33Les intentions de fécondité sont variables dans ce groupe, même si les répondants souhaitent majoritairement deux enfants. On constate toutefois que certains couples ont révisé leurs intentions à la baisse après la naissance du premier enfant dans cette catégorie, et se demandent s’ils ne vont pas en rester là.

Le couple égalitaire partageant les tâches

34Le modèle égalitaire avec enfant est incarné dans l’échantillon par deux personnes, Franziska et Claudia. Dans le cas de Franziska, le congé parental a été partagé entre le père et la mère. Après 18 mois de congé parental, elle a repris le travail à temps plein, tandis que son mari a enchaîné sur les 18 mois de congé parental suivants. Néanmoins, cette parfaite égalité n’est pas valorisée, Franziska semble même regretter que son mari ait partagé le congé parental, et souligne qu’elle ne le laissera pas faire pour leur deuxième enfant. Il y a essentiellement deux raisons à cela. D’une part, elle souhaite en profiter elle-même ; d’autre part elle constate que son mari est toujours énervé le soir, après une journée passée avec leur fils :

« C’est bien joli que les hommes veuillent prendre le congé parental. Mais je crois qu’ils n’ont pas les nerfs aussi solides que les femmes » (Franziska).

35Cette attitude témoigne de la difficulté à assumer des positions de genre très progressistes, encore rarement expérimentées. Ce couple est caractérisé par des intentions de fécondité dans la moyenne dans le contexte allemand (deux enfants).

36Claudia est mariée et n’a pas d’enfant. Le partage des tâches domestiques est égalitaire et, si le couple devait se décider pour des enfants, leur prise en charge serait également assurée égalitairement par les deux parents, après un congé parental de « tout au plus un an ou deux ». Ils seront en effet tous les deux professeurs. Claudia n’est cependant pas certaine de vouloir un enfant ; son mari en revanche le souhaite. Elle craint en effet que l’enfant n’entrave sa liberté. Elle juge en particulier la prise en charge de l’enfant dans le cadre du congé parental comme « très stressante et très ennuyeuse » et ne peut pas s’imaginer s’arrêter de travailler. Le choix du congé parental, qui lui apparaît comme un passage obligé, se ferait à contrecœur. Le couple de Claudia est en fait à cheval entre le type « couple égalitaire partageant les tâches » et « couple égalitaire privilégiant la sphère non familiale » décrit ci-dessous.

Le couple égalitaire privilégiant la sphère non familiale

37Ce modèle égalitaire est représenté par deux personnes, Maike et Nadia (et dans une certaine mesure par Claudia). Ces deux femmes, qui n’ont pas d’enfant et ne souhaitent pas en avoir, ont des rapports de couple égalitaires. Dans les deux cas, il est intéressant de souligner que cette équité résulte moins d’un partage que d’une gestion individualiste de ce qui peut l’être et d’une externalisation des tâches communes. Maike souligne ainsi que chaque membre de son couple gère sa situation financière, le travail domestique étant largement pris en charge par une femme de ménage. Ces deux femmes ne cherchent pas à faire carrière, mais souhaitent avoir du temps pour les loisirs et pour elles-mêmes. Elles soulignent toutes les deux l’importance d’être “libre” et “indépendante”. Le couple est leur domaine d’investissement affectif le plus important. Elles partagent avec le reste de l’échantillon allemand une vision traditionnelle du travail parental : elles estiment que, si enfant il y a, c’est à la mère de s’en charger pendant au moins les trois premières années de vie de l’enfant. Le coût de l’enfant est donc très élevé pour ces femmes, et même trop élevé en ce qui les concerne personnellement.

Conclusion

38L’analyse comparée de l’investissement des hommes et des femmes dans le travail et dans la famille en France et en Allemagne permet d’entrevoir quelques nouvelles pistes pour cerner le lien entre rapports de genre et fécondité.

39Tout d’abord, les différentes configurations identifiées semblent indiquer que les intentions de fécondité découlent non pas simplement du partage des tâches au sein des couples, mais aussi de l’investissement global des deux dans la sphère familiale, qui à son tour dépend de la combinaison au sein du couple de l’investissement dans l’une et l’autre sphère. Le partage égalitaire des tâches familiales peut alors être associé à des intentions de fécondité relativement élevées, puisque les deux conjoints s’investissent suffisamment dans la famille. Mais l’égalité dans le couple peut aussi être liée à un investissement quasi exclusif dans la sphère professionnelle, et de ce fait, avoir pour résultat des intentions de fécondité plus faibles, voire inexistantes.

40Intégrer « la somme » des contributions de chacun dans la sphère familiale permet également de comprendre la courbe en U, identifiée par exemple aux États Unis par Miller Torr et Short, et qui indiquait que les couples les plus égalitaires et les moins égalitaires ont une fécondité supérieure aux couples moyennement égalitaires. Effectivement, si les deux parents souhaitent investir le marché du travail, le partage des tâches est une condition nécessaire pour avoir « beaucoup » d’enfants. À l’autre extrême, les couples sans partage de tâches domestiques sont ceux où la femme consacre l’essentiel de son temps à la sphère familiale, en étant très peu investie sur le marché du travail.

41Toutefois, si l’impact des rapports de genre semble relativement limité – les intentions de fécondité ne varient que faiblement entre les différentes configurations identifiées – c’est parce qu’elles dépendent aussi du contexte institutionnel et normatif, notamment de l’existence des services d’accueil des jeunes enfants. Cela expliquerait pourquoi les individus appartenant au « modèle de la double charge » expriment, en France, des intentions de fécondité relativement élevées, malgré la faible implication de l’homme dans les tâches familiales. Cela expliquerait aussi pourquoi les Allemands ont des intentions de fécondité en moyenne plus faibles qu’en France : les couples égalitaires optent plutôt pour un nombre d’enfants plus faible, voire pas d’enfant du tout, car l’arrivée d’un enfant en Allemagne semble incompatible avec le maintien de rapports de genre égalitaires.

Notes

3 Cette recherche est intégrée dans le projet européen REPRO (financé par la Commission Européenne) et plus précisément dans la partie qualitative de celui-ci (work package 5) coordonnée par Laura Bernardi (Max Planck Institut à Rostock) et Clémentine Rossier (Institut National d’Études Démographiques à Paris).

4 Eurostat 2009, Demography Report 2008

5 A. Salles, 2006, « La politique familiale allemande : les limites de l'action de l'État », Critique Internationale (CERI), 61(1-2) : 95-117 ; J. M. Le Goff, “Cohabiting unions in France and West Germany : Transitions to first birth and first marriage.” Demographic Research, 7(18), 2002, p. 593-624.

6 J. Fagnani, “Travail et fécondité en France et en Allemagne de l’Ouest. Les Françaises font-elles des prouesses ?”, Revue française des affaires sociales, 1992, 2 p. 129-148.

7 G. S. Becker, "An economic analysis of fertility'', in Demographic and Economic Change in Developed Countries : A Conference at the Universities – National Bureau Committee for Economic Research, Princeton : Princeton University Press, 1960, p. 209-231.

8 J.-C. Chesnais, “Fertility, family, and social policy in contemporary Western Europe.” Population and Development Review, 1996, 22(4) p. 729-740 ; P. McDonald, ”Gender equity, social institutions and the future of fertility.” Journal of Population Research, 2000, 17(1) p. 1-16.

9 G. Neyer, Family policies and low fertility in Western Europe, MPIDR working paper WP 2003-021. ; L. Hantrais, Family policy matters ; responding to family change in Europe. Bristol, 2004, The Policy Press ; M.-T Letablier., A. Lucy Math, O. Thévenon O., The costs of children and the effectiveness of policies supporting parenthood in the European Union, report for the European Commission (DG V), 2009, Paris : document de travail INED n° 158 ; P. McDonald P.,“Low fertility and the state : The efficacy of policy“, Population and Development Review, 2006, 32(3), p. 485-510.

10 M. Mills, L. Mencarini, M. L Tanturri., and K. Begall, “Gender equity and fertility intentions in Italy and the Netherlands.” Demographic Research 2008, 18(1) p. 1-26.

11 A.-Z. Duvander, and G. Andersson, “Gender equality and fertility in Sweden : A study of the impact of the father’s uptake of parental leave on continued childbearing.” Marriage and Family Review, 2006, 39(1/2) p. 121-142 ; L. Oláh, “Gendering fertility : Second births in Sweden and Hungary.” Population Research and Policy Review, 2003, 22, p. 171-200.

12 Miller Torr, Short, “Second births and the second shift : A research note on gender equity and fertility.” Population and Development Review 2004, 30(1) p. 109-130.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search