Version classiqueVersion mobile

Écologie industrielle et territoriale

 | 
Nicolas Buclet

Conclusion générale

Texte intégral

1Le développement durable est aujourd’hui cette notion fourre-tout auquel chacun se réfère pour légitimer ses actions et son positionnement. Qui n’œuvre pas aujourd’hui pour le développement durable ? Même un groupe industriel comme Exxon, tant de fois dénoncé pour avoir incité l’administration Bush à adopter une position minimaliste, voire négationniste, en matière de changement climatique, semble avoir changé de point de vue en changeant de président en 2008 (Exxon avant les États-Unis). Il semble même que la question du réchauffement climatique semble avoir joué un rôle dans ce changement de présidence.

2Mais si chacun œuvre pour le développement durable, et que la situation semble ne s’améliorer qu’à la marge, où réside le problème ? Dans le concept de développement durable, comme le disent certains (Serge Latouche, Gilbert Rist, Paul Ariès et tant d’autres), qui ne serait que l’instrument conceptuel d’une nouvelle manipulation permettant de continuer comme si de rien n’était en se donnant bonne conscience ? À entendre la façon dont un certain nombre d’acteurs de la société s’approprie le concept, il y a du vrai dans ces reproches. Le rapport Brundtland lui-même, pierre angulaire du développement durable, parle à la fois de contraintes systémiques fortes et du besoin de croissance pour résoudre les problèmes. Il est certain, dès lors, que les acteurs se référant à ce texte peuvent agir de façon tout à fait légitime en « verdissant » leur façon d’opérer, ce qui donne d’ailleurs parfois des résultats techniques des plus intéressants.

3De façon moins tranchée, ce travail a tenté d’apporter un certain nombre d’éléments, factuels et de réflexion, à la fois concernant les causes du problème systémique et la nature des solutions les plus aptes à y répondre.

Les obstacles au développement durable

4À la fin de ce travail, quelques blocages peuvent à présent être mis en évidence :

  1. Un premier blocage est lié à la difficulté de penser à la résolution de plus d’un problème à la fois. Cette difficulté est le résultat et la conjonction de plusieurs facteurs :
    • un certain cloisonnement des disciplines scientifiques, ce qui aboutit notamment à ce que certaines d’entre elles tardent à s’approprier les avancées obtenues par d’autres. Je ne citerai ici, à l’instar d’Hassan Zaoual (2006), que l’exemple des sciences économiques, que je connais mieux que d’autres disciplines pour avoir débuté dans ce domaine. Les économistes raisonnent encore aujourd’hui pour la plupart selon un raisonnement déterministe et mécaniciste, alors que les sciences exactes (mécanique quantique, chimie moléculaire, biologie génétique pour n’en citer que trois) sont entrées depuis plusieurs décennies dans l’ère de l’indétermination et de l’incapacité à caractériser un objet, indépendamment de l’environnement dans lequel il se situe. L’importance des sciences économiques, leur poids démesuré dans la société et dans la prise de décision politique, rendent d’autant plus dommageable le retard conceptuel que seule une poignée d’économistes tentent de combler, notamment par le biais de l’économie évolutionniste1 ;
    • le développement durable tente de faire la jonction, y compris dans le monde de la recherche mais pas exclusivement, entre les acteurs habitués à réfléchir aux questions de protection de l’environnement et ceux qui travaillent sur les questions de développement, essentiellement dans et pour les pays du sud. Cette jonction n’est absolument pas naturelle en ce qu’elle ne partage pas forcément les mêmes objectifs. Dans le domaine du développement, en particulier, les institutions internationales invoquent la nécessaire croissance, là où les acteurs à qui importe avant tout la question environnementale considèrent fréquemment qu’il faut en finir avec la croissance. Des livres sont écrits qui se focalisent soit sur le développement des pays du sud, soit sur la question environnementale. Les auteurs ont conscience qu’il faut relier les deux problématiques au nom du développement durable, mais ne le font que de manière artificielle. Ainsi, dans le livre de Muhamad Yunus, « Vers un nouveau capitalisme » (2007), l’ensemble de l’exposition s’intéresse à la question de la lutte contre la pauvreté. S’y ajoute un chapitre sur l’environnement, dont on perçoit vite qu’il est « plaqué » sur l’ensemble, sans aucune interaction concrète avec le reste du livre, ni même sans que l’auteur se rende compte des contradictions que ce chapitre apporte à l’exposé général. Il en est souvent de même de livres écrits par des auteurs spécialistes de la question environnementale et qui, soudainement, au détour d’un chapitre, souhaitent montrer qu’ils ont également réfléchi à la question de la pauvreté, mais en fait de façon tout autant artificielle. Rares sont les ouvrages, comme celui de Christian Coméliau (2006), qui envisagent les deux aspects de façon équilibrée, mais il est vrai que ce livre, à l’instar de ce travail, a pour objet central de développer une critique « systémique » de la société actuelle ;
    • la façon de présenter le développement durable comme l’intersection entre le social, l’économique et l’environnemental, le tout saupoudré de « gouvernance démocratique », incite à penser de façon cloisonnée. Ainsi, tel acteur focalisé sur l’économique (puisque rien n’est possible sans moyens financiers et donc sans croissance économique, selon le discours dominant et hégémonique) va voir en quoi son action le porte également à mener des actions favorables à l’environnement d’un côté, favorable au social de l’autre côté. Pour le social, on montre l’impact de son action en termes de créations emplois, comme si cette composante du développement durable se limitait à une comptabilité du nombre d’emplois créés. Pour l’environnement, un peu de bilan carbone, un zeste de Haute Qualité Environnementale, une cuillérée de norme ISO 14000 et le tour est joué. Et, pour lubrifier le tout, on évoque le besoin d’accroître l’acceptabilité sociale des activités. Y a-t-il vraiment lieu de s’étonner que les progrès soient en deçà de l’indispensable ?
    • la massification de nombres d’activités économiques pousse les acteurs à la recherche permanente d’économies d’échelle et de rationalisation des procédés de production. Ce faisant, on aboutit à une hyperspécialisation des acteurs dans des secteurs bien précis et cloisonnés : la gestion des déchets, l’énergie, la gestion de l’eau, l’alimentation en eau, la qualité de l’air… Même au sein de grands groupes industriels actifs dans plusieurs de ces domaines, les secteurs d’activité ne communiquent que peu entre eux, chacun s’évertuant à améliorer sa performance dans son domaine d’excellence, mais sans tenir compte des innombrables interactions entre secteurs ;
    • pour nombre d’acteurs économiques, politiques, scientifiques, le changement climatique devient « l’urgence » en oubliant que, si les conséquences de ce phénomène sont effectivement fort inquiétantes, le phénomène en question n’est que l’une des facettes de l’inadéquation du système économique dominant avec le fonctionnement de la biosphère. Une grande partie des efforts se focalise dès lors sur le changement climatique, critère premier et parfois unique pour juger du bienfait ou non d’une action. L’avantage de ce problème est qu’on peut le comprendre dans les grandes lignes en suivant des schèmes de pensée déterministes. C’est d’ailleurs ce qui a permis de croire que nous pourrions résoudre le problème par de simples ajustements des comportements économiques, guidés par les instruments économiques disponibles (taxes, permis négociables). Aujourd’hui que la préoccupation pour la biodiversité monte également en puissance, nous allons vite nous rendre compte des limites de cette vision déterministe, voire mécaniciste des relations de cause à effet.
  2. Le monde actuel, malgré quelques événements marquants comme la première photographie de notre planète prise de l’espace, ou la fin des grandes découvertes de continents et îles sur le globe, ne raisonne toujours pas comme si nous nous trouvions dans un espace confiné. Le mythe du « plus égal mieux » se nourrit de cette difficulté à raisonner en considérant la planète comme un espace relativement fermé sur lui-même, avec toutes les limites que cela implique. Au lieu de nous projeter dans une économie de la rareté, dont l’économie se voulait pourtant, dès l’origine, la science par excellence, nous raisonnons toujours selon le schéma d’une abondance illimitée, de l’accroissement spectaculaire de notre capacité à exploiter les ressources disponibles et de l’illusion que le capital technique est apte à se substituer au capital naturel.
  3. En même temps, l’essor de la mobilité, puis de la capacité de communiquer à distance, ont modifié substantiellement notre perception de l’espace, de ce qui est prêt ou loin. Ces progrès sont indéniables. Aller de Paris à Rome était, il y a deux cent ans, un voyage long et périlleux. Mis à part la peur des attentats, qu’y a-t-il encore de périlleux dans ce voyage d’à peu près deux heures en avion ? La Terre est donc à la fois un espace aux ressources illimitées mais un espace de plus en plus petit. Les mythes de la « maîtrise de la nature » et de la « maîtrise de l’espace-temps » sont nourris par cette vision apparemment paradoxale d’un espace restreint mais aux ressources illimitées. Mais le paradoxe, comme souvent, n’en est pas un. Comme je l’ai souligné au chapitre II, le fait de bouger d’un point A à un point B en empruntant un TGV ou un avion, implique le sentiment de proximité entre ces deux points2, mais également l’ignorance de tout ce qui peut se trouver entre les deux points. En ce sens, le monde est encore vaste, riche en espaces aux ressources multiples, de grande utilité pour les principales métropoles mondiales où vivent et travaillent les personnes qui comptent, multiples quartiers d’une unique et grande ville mondiale, comme le pense Paul Virilio (1995).
  4. La modernité est présentée comme indissociable de l’accélération du mouvement des sociétés, comme l’exprime Pierre-André Taguieff (2001). La valeur suprême de la compétitivité incite tout un chacun à être en avance sur les autres, en rupture permanente avec le passé, qui ne peut être qu’archaïsme. Chaque organisation humaine doit changer, sous peine de faire du sur place, de ne pas avancer aussi vite que ses concurrents, dans quelque domaine que ce soit. On ne veut plus savoir si un hôpital soigne bien, mais s’il est mieux noté qu’un autre en fonction d’un certain nombre d’indicateurs de performance. Et si les individus ne suivent pas, la société reconnaissant que rares sont les êtres humains suffisamment solides pour affronter la nécessité de s’adapter encore et toujours, les psychotropes sont là pour nous y aider, artifices qu’il devient naturel d’employer, comme nous l’avons vu avec Jean-Pierre Dupuy (2002). Ce n’est plus la société qui doit convenir à l’homme, mais l’homme qui doit convenir à la société, et qui le peut grâce aux progrès technologiques de la pharmaceutique. Les trois mythes du « plus égal mieux » de la maîtrise de la nature et de la maîtrise de l’espace temps servent de vecteurs directeurs à ce mouvement brownien. Ils sont censés donner du sens à l’action humaine, mais rendent au contraire toujours plus difficile la coexistence entre les exigences toujours plus fortes des individus et des groupes d’individus inscrits dans ce mouvement. La panne du modèle de démocratie représentative, les difficultés extrêmes à animer des procédures satisfaisantes de démocratie participative dans les pays « modernes », sont le signe que les humains ne pourront plus vivre ensemble démocratiquement, si l’on poursuit dans cette voie d’extrême confusion entre les fins et les moyens du progrès humain. Il est d’ailleurs frappant de constater, comme nous avons pu le faire au chapitre V, que dans les régions du monde encore insuffisamment « modernes », la démocratie participative est encore vivante et crée un lien précieux entre êtres humains, source d’autonomie des individus et de leur capacité à répondre à leurs propres besoins. C’est aussi de cette perte d’autonomie dans le monde « moderne », comme le souligne Jared Diamond (1997) – lorsqu’il compare l’ouverture d’esprit des enfants néoguinéens à celle des enfants européens et américains- qu’il faudrait se soucier.
  5. La poursuite des trois mythes décrits dans ce travail, le fait qu’ils ne s’inscrivent pas dans une économie de la rareté, ont mené à considérer que le meilleur moyen de répondre aux besoins des populations, quels qu’ils soient, était de recourir à une industrie de masse. La massification des activités économiques ne pouvant reposer exclusivement sur une mobilisation des ressources de proximité, les ressources ont été intégrées à un ensemble a-spatialisé que constitue le marché mondialisé. Cet aspect est d’autant plus fondamental que les stratégies de développement durable, telles qu’élaborées en Europe par exemple, au niveau de l’UE comme des États-membres, appellent à ce que la mise en œuvre des objectifs définis soit une affaire locale. L’affaire est compliquée pour les décideurs au niveau local, en ce que les marchés échappent à une logique territoriale, tout en multipliant des signaux de prix qui viennent perturber les contextes territoriaux. La capacité d’action des territoires, sauf à imaginer des politiques d’affrontement avec des institutions telles l’OMC ou la Commission Européenne, est dès lors réduite à la marge. Les seules politiques locales de développement compatibles avec ce cadre contraignant sont, dès lors, des politiques favorisant la compétitivité et l’attractivité du territoire, dans un contexte concurrentiel fort.

Les solutions pour un développement durable

5J’espère avoir convaincu le lecteur du fait qu’il n’existe pas la solution aux problèmes systémiques engendrés par le système économique dominant, mais bel et bien une pluralité de solutions. Par pluralité de solutions, il ne s’agit pas ici d’évoquer la nécessaire pluralité de solutions techniques complémentaires. Ainsi, dans le domaine de l’énergie, chacun ou presque est à présent convaincu que la production d’énergie ne peut reposer sur une technologie dominante, mais sur un « bouquet énergétique », la controverse et les débats entre acteurs se structurant autour de la composition de ce bouquet. Cette pluralité ne constitue cependant en rien une réponse au développement durable, en ce qu’elle ne questionne qu’à la marge les besoins des populations et partant, l’accroissement exponentiel de la demande.

6La pluralité dont il est question dans ce travail est une pluralité dans la définition collective, au niveau des communautés humaines, des solutions à mettre en œuvre pour concilier satisfaction des besoins et contraintes écologiques. Cette pluralité suppose donc une pluralité de communautés humaines et, partant, territoriales. Elle peut être comprise de deux façons distinctes :

  • soit en tant qu’expression de la nécessité que chaque territoire se montre plus attractif et compétitif que ses voisins. En ce sens, les territoires développent leur « spécificité » (B. Pecqueur, 2006 ; M-C. Monnoyer et P. Ternaux, 2007) comme un atout à la fois « marketing » pour attirer les investissements productifs, ou encore pour devenir lieu de dépense des revenus engendrés par d’autres territoires (cf. L. Davezies, 2008), et à la fois au niveau de la création de valeur inscrite dans les produits issus du territoire. Les échanges entre territoires sont exclusivement concurrentiels. Cela paraît évident pour des territoires offrant au marché des produits répondant à un même besoin. Mais cela l’est aussi entre territoires clients et fournisseurs de ressources, l’enjeu pour chaque territoire étant de maîtriser l’essentiel de la transformation des ressources en produits à valeur ajoutée3 ;
  • soit en tant que lieu de vie capable d’engendrer les moyens de répondre aux besoins des populations. Dans ce cas, les échanges avec d’autres territoires peuvent ne pas se fonder, comme dans l’autre cas de figure, sur une logique de compétition, mais également sur une logique de coopération et de complémentarité, voire d’échanges de bonnes pratiques et non plus de ventes de technologies.

7Les logiques d’acteurs dans les deux cas ne sont, bien entendu, absolument pas les mêmes. Dans le premier cas, rien ou si peu ne s’oppose à la poursuite de l’ubris de sociétés humaines persuadées de pouvoir maîtriser, et dominer, les contraintes que nous impose le monde physique. Dans le second cas, un questionnement sur les fins poursuivies par les sociétés humaines est envisageable. Ce questionnement peut et doit être fait en gardant de façon permanente à l’esprit les limites physiques que nous impose la biosphère.

8Si l’ensemble de ces limites physiques s’articulait à une échelle globale, la solution la plus pertinente se situerait également à une échelle globale. La question du réchauffement climatique, celle de la raréfaction des ressources fossiles, sont des questions globales qui pourraient trouver des réponses mondiales. Mais à côté de ces questions, nombre d’autres problèmes, et non des moindres comme celui de la biodiversité, de la qualité des sols, de la pollution de l’air ou de l’accès à l’eau, se jouent également et surtout à un niveau local. Autant il est pratiquement impossible de résoudre ces problèmes vus de loin - ou vus de haut c’est selon - autant il est envisageable de contribuer également à la résolution des problèmes globaux en agissant à une échelle locale. Cela suppose cependant de se départir d’un certain égoïsme communautariste, de ne plus se considérer en concurrence au niveau des ressources avec d’autres territoires, mais d’adopter une position éthique forte : considérer les impacts infligés à d’autres parties du monde comme aussi importants que les impacts subis par son propre environnement de proximité. La déforestation subie par d’autres régions du monde ou la raréfaction des ressources halieutiques des mers du sud semblent pour beaucoup des phénomènes sur lesquels nous n’avons que peu de prise, alors même que nos comportements de producteurs et de consommateurs ont une influence forte, voire déterminante. Il est dès lors important de trouver les moyens de tenir compte de ces impacts y compris lors de prises de décisions locales.

9Le premier moyen est incontestablement d’éclairer les populations d’un territoire sur ces impacts et de les faire participer au processus de décision afin de déterminer des alternatives. Cependant, comme le montrent les difficultés récurrentes, tant en matière d’aménagement du territoire que pour d’autres choix politiques locaux, les élus se heurtent à divers obstacles qui leur paraissent insurmontables. Au chapitre II nous avons vu que l’une des causes principales de l’incapacité des acteurs d’un territoire à s’accorder politiquement, est liée au fait que le revenu de nombre d’occupants permanents ou occasionnels d’un territoire ne dépend pas du territoire lui-même. L’enjeu qui consisterait à recréer de la proximité entre les lieux source de revenus et les lieux de consommation des revenus ne doit pas être négligé. Autre constat, sans doute plus classique pour les auteurs s’intéressant à ces questions (voir par exemple S. Rui, 2001 ; M. Gauthier, L. Simard, 2007), celui de la difficulté à légitimer des projets conçus à une échelle territoriale assez large (exemple type, une Ligne à Grande Vitesse ou un barrage hydroélectrique) auprès d’acteurs locaux qui n’en perçoivent que les inconvénients sans aucun bénéfice direct (par exemple, pas de gare à proximité). Au lieu de questionner la légitimité de ces projets, conçus en lien avec la logique de compression de l’espace-temps inhérente au système économique dominant, on fustige les comportements nimbystes des populations locales. Sans doute y a-t-il là aussi un enjeu sur le sens des politiques publiques d’aménagement territorial. Les quelques exemples illustrés au chapitre V nous montrent combien la démocratie participative ne peut que se nourrir du sentiment d’appartenir à un même territoire, de partager un destin commun et des valeurs communes de partage et de réciprocité. Repenser l’aménagement territorial en ce sens ne serait pas non plus inutile.

10Afin d’éclairer les populations locales sur l’impact de leurs activités, l’emploi de l’analyse des métabolismes territoriaux paraît la mieux à même de permettre à chacun de comprendre le lien entre sa propre façon de satisfaire ses besoins et l’impact physique que cela implique, tant sur son environnement proche que sur d’autres régions du monde. Cet outil, aujourd’hui encore faiblement (re)connu, peut permettre aux acteurs d’un territoire de s’approprier un grand nombre de variables du problème et d’élaborer des politiques publiques locales cohérentes à la fois avec les besoins de la population locale, et à la fois avec les contraintes globales, mais encore avec l’impact sur d’autres territoires et d’autres populations dans le monde. En d’autres termes, cet outil méthodologique peut favoriser une gouvernance territoriale fondée sur le principe de la rareté et de la fragilité des ressources disponibles.

11La réflexion territoriale en termes de besoins peut également s’enrichir des principes de l’économie de fonctionnalité. Celle-ci, qui consiste pour une entreprise à ne plus vendre un produit mais à faire payer le consommateur proportionnellement à l’usage qu’il fait du produit, dispose d’un potentiel en termes de réduction des impacts environnementaux non négligeable. Il reste à voir comment les acteurs d’un territoire peuvent s’approprier collectivement ce mode de coordination entre besoins d’un côté et moyens d’y répondre d’autre part. La sphère marchande peut être une solution, et ce n’est pas par hasard que le concept d’économie de fonctionnalité intéresse tant les entreprises. La réflexion amorcée au chapitre IV a eu pour objet d’élargir ce concept en fonction des articulations possibles entre les sphères marchande, étatique et de la réciprocité. Cette articulation nous amène une nouvelle fois à considérer que des choix collectifs doivent être faits, choix raisonnés, reposant sur une connaissance approfondie de chaque alternative, mais aussi sur les valeurs que l’on entend partager.

12Un des moyens de répondre aux enjeux du développement durable, nous l’avons vu au chapitre V, peut être de s’accorder collectivement sur des valeurs communes de réciprocité et de coopération dans une logique de poursuite de bien-être, plutôt que de concurrence permanente dans une logique de course à dépasser l’autre. Il me paraît important d’insister sur le fait que les communautés qui se structurent à partir de ces valeurs, sont à la fois localisées géographiquement et inscrites dans des réseaux élargis de partage de savoirs et d’expériences. Elles n’ont rien à voir avec le repli de chacun sur soi et une logique autarcique, mais s’appuient sur une logique d’autonomie des populations et d’échanges d’égal à égal entre territoires, autant de valeurs propres à une démocratie accomplie. Ces réseaux, leur extension rendue possible par les technologies de l’information et de la communication, sont autant de véhicules efficaces de principes en rupture avec les principes conventionnels du système économique dominant. La coexistence est souvent, mais pas toujours, possible entre celui-ci et le système alternatif, ceci pour deux raisons. Premièrement car, contrairement au système économique dominant (ou régime conventionnel dominant), le système alternatif n’a pas de visée hégémonique ni d’exclusivité, ne serait-ce que parce qu’il s’appuie sur la diversité contextuelle de la mise en œuvre de ses principes. Deuxièmement, le système porteur de valeurs alternatives n’est suivi que par ceux qui le souhaitent, et qui représentent pour l’heure une minorité considérée comme « exotique » par les défenseurs du régime conventionnel dominant. À court terme, ce système n’est donc pas considéré comme une menace pour le système économique dominant qui a montré, sur les deux cent dernières années, son extraordinaire capacité à absorber d’autres systèmes de valeurs (quitte à les dénaturer).

13Ces quatre points me mènent à la conclusion de ce travail. La question d’une gouvernance locale et démocratique est bien au centre de toute déclinaison territoriale des stratégies de développement durable, fondée sur un certain nombre de valeurs absentes dans les faits, si ce n’est dans les principaux discours, qui légitiment aujourd’hui la démocratie représentative des pays industrialisés et considérés comme riches. Ces valeurs sont les suivantes : réciprocité, coopération, échanges sur une base d’égal à égal, diversité, autonomie.

14La mise en œuvre à une échelle territoriale de cette gouvernance gagnerait à s’appuyer sur les principes de l’écologie industrielle et territoriale, telle que j’ai tenté de la définir au chapitre III. Ces principes sont les suivants : gestion localisée de la rareté, autonomie des territoires par rapport à la satisfaction des besoins essentiels, réinscription des sociétés humaines en tant que composante à part entière de la biosphère (ce qui suppose un accroissement important de notre connaissance du vivant au sein du paradigme scientifique systémique), et enfin création de synergies durables entre l’homme et les autres composantes de la biosphère, non pas tant fondées sur le bouclage des flux et donc l’artificialisation croissante des sociétés humaines, que sur l’innocuité pour les écosystèmes des flux en entrée et en sortie engendrés par les activités humaines.

15Pour le lecteur familiarisé avec les concepts de l’écologie industrielle, les principes énoncés ci-dessus seront à la fois familiers et bien différents, pris dans leur ensemble, de ce sur quoi s’accorde aujourd’hui la communauté scientifique dans le domaine. Cet écart par rapport à celle-ci n’est que la conséquence logique de repenser, comme j’ai tenté de le faire, l’intérêt de l’écologie industrielle dans le cadre plus général des contraintes systémiques de la biosphère, et parmi elles la satisfaction des besoins (et non pas des désirs illimités) des communautés humaines et des individus. Il me paraît en effet inutile, voire contre-productif, de travailler sur la mise en œuvre de stratégies locales de développement, sans prise en compte des enjeux globaux et des contraintes physiques prises dans leur ensemble.

Notes

1 Voir pour ce fait le livre de Jacques Lesourne, André Orléan et Bernard Walliser (2002).

2 Tant et si bien que nous acceptons de moins en moins le moindre retard ou dysfonctionnement au cours de notre déplacement.

3 C’est d’ailleurs ce fait qui explique en partie que perdurent les échanges inégaux entre pays fournisseurs de matières premières et à faible valeur ajoutée, et pays producteurs de produits à forte valeur ajoutée.

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search