4. L’interprétation du modèle déductif
p. 38-45
Texte intégral
1S’il est une notion centrale du rationalisme critique c’est celle de problème ; avec les notions de conjecture et de critique, elle est à la base du schéma « dialectique » de toute « séquence évolutionnaire » selon Popper38 :
2 La théorie néo-darwinienne est ici non seulement acceptée, mais généralisée :
3« Selon le néo-darwinisme, il y a principalement un problème : celui de la survie. Il existe, comme dans notre théorie, une multiplicité de tentatives de solutions – les variations ou mutations. Mais il y a un seul type d’élimination de l’erreur : la mort de l’organisme. D’où le fait que la différence entre P1 et P2 est sous-estimée. Dans notre théorie, tous les problèmes ne sont pas des problèmes de survie […]. Par exemple, un premier problème P1 peut être la reproduction. Sa solution peut conduire à un nouveau problème, P2 : celui de se débarrasser ou de disperser la descendance – les enfants qui menacent d’étouffer non seulement les parents mais aussi de s’étouffer eux-mêmes ».
4L’idée de problème joue un rôle à plusieurs niveaux :
- Il convient de comprendre quel est le type de problème que se pose l’historien, autrement dit quelle est la spécificité de l’« attitude historienne », ou plutôt, pour éviter une connotation trop psychologiste, celle de « l’approche historique ».
- La « bonne » pratique pour l’historien est de « poser des problèmes » (méta-questions).
- La meilleure manière de comprendre l’histoire est de se demander quels sont les problèmes que les agents ont essayé de résoudre et quel est le type d’apprentissage ou de tradition qui est en jeu dans les réponses qu’ils ont données.
5Les organismes sont des « problem-solvers », et l’émergence des problèmes est la spécificité même de la vie. Les problèmes sont « des réalités biologiques spécifiques : ils sont « réels », dans le sens où leur existence peut être cause d’effets biologiques. Enfin, un problème n’a pas besoin d’être saisi par une conscience pour être objectif, avoir des effets réels »39
6Une « pratique » donnée se définira donc par ses problèmes : par ce quelle considère comme « problématique », ce qui pour elle exige la mise en œuvre de procédures de résolution. Tout monisme sélectionne une catégorie de problèmes (génétiques, politiques, économiques, sexuels…) et prétend pouvoir réduire les autres types de problèmes à cette catégorisation considérée comme seule « réelle », « essentielle » ou « fondamentale »40.
7La théorie poppérienne se présente en revanche comme l’esquisse d’un pluralisme des problèmes, renforcé par un indéterminisme des solutions ; pas plus que n’importe quelle autre espèce ou qu’un individu, l’humanité ne peut être sûre qu’elle ne se pose que des problèmes – ou ne se fixe que des tâches – qu’elle peut résoudre41. La tradition scientifique introduit une nouveauté essentielle42 dans la séquence problématique : les solutions (idéelles) proposées sont systématiquement critiquées. On ne se contente plus d’une « solution à peu près satisfaisante », et l’on cherche au contraire à en découvrir par tous les moyens les points faibles. L’« approche critique » est, entre autres choses, celle qui toujours cherche à dire non : trouver une contradiction, ou un contre exemple43 ; montrer que la solution proposée n’est pas satisfaisante ou qu’elle n’est pas aussi générale qu’on le pensait, c’est provoquer à la recherche d’une théorie capable de résister à cette critique : Anaximandre serait le premier témoignage de l’émergence de cette tradition. Popper conjecture que son modèle du cosmos provient non pas de « l’observation »44, mais de la critique du modèle de son maître Thalès : Anaximandre invente en ce faisant la « tradition critique », par laquelle la parole du maître est considérée comme tentative de solution d’un problème, et non comme message à déchiffrer ou à répéter, commenter etc., et qui serait censé donner la réponse à une énigme. Il le fait en élaborant des techniques de réfutation (régression à l’infini) et ouvre ainsi le champ au programme de recherche de l’astronomie grecque. La science est fille du mythe : mais elle l’objective et le met « en question », comme conjecture, solution de problème.
8C’est croyons-nous dans cette optique qu’il faut considérer le modèle déductif d’explication : son application dogmatique peut provenir d’une trop faible sensibilité à l’approche différentielle des problèmes.
9L’explanans doit contenir (au moins) une loi universelle : pourquoi ? Il n’est pas impossible en effet d’imaginer une déduction de l’explanandum à partir de prémisses non universelles, sous la forme d’un modus ponens : où « q » est l’explanandum et « p » un énoncé singulier45.
10Mais nous pouvons progresser dans les « modèles de contrôle » de nos explications (OK, p. 349), lorsque nous trouvons que l’un d’entre eux n’est pas satisfaisant. Or « c’est seulement si nous exigeons que nos explications fassent usage d’énoncés universels ou lois de la nature (et en plus de conditions initiales) que nous pouvons progresser vers la prise en compte de l’idée d’explications indépendantes ou non ad hoc. Car des lois universelles de la nature peuvent être testées indépendamment, en tout lieu et en tout moment. Si elles sont utilisées comme explications, elles peuvent ne pas être ad hoc, parce qu’elles peuvent nous permettre d’interpréter l’explanandum comme instance d’un effet reproductible. Tout cela n’est vrai, cependant, que si nous nous restreignons à des lois universelles testables, c’est-à-dire falsifiables »46. Ainsi la recherche de lois universelles peut être justifiée, indépendamment même de notre croyance métaphysique en une structuration homogène du réel, ou « postulat de l’invariance des lois naturelles »47.
11D’autre part, si nous considérons nos explications, en général, comme des explications d’événements appartenant à notre monde, nous devons prendre garde au fait que nous présupposons, au sens de Collingwood, l’existence de régularités, d’ordres, qui n’ont rien de tautologique, leur négation étant logiquement non contradictoire, ou « concevable »48 :
12« Considérons la thèse selon laquelle ce que j’ai appelé les « conditions initiales », les conditions qui touchent (pertaining) au cas individuel, ne suffisent jamais à elles seules à expliquer, et que nous avons toujours besoin d’au moins une loi générale. Cette thèse n’est en rien évidente : […] (beaucoup de gens) seraient enclins à considérer une remarque du genre « ce rat a mangé du poison » comme tout à fait suffisante pour expliquer sa mort, même si aucun énoncé explicite de loi universelle concernant les effets de la mort-aux-rats n’était fait. Mais supposons un instant que nous vivions dans un monde où quiconque (et donc aussi un rat) ingère une grande quantité du produit chimique appelé « mort-aux-rats » se sent aussitôt particulièrement bien, heureux pour la semaine qui suit et plus enforme que jamais. Si une telle loi universelle était valide, est-ce que l’énoncé « ce rat a mangé de la mort-aux-rats » serait considéré comme fournissant une explication acceptable de sa mort ? Evidemment non » (OK, App. I, p. 350).
13Remarquons au passage que Popper prenait bien garde dans cette communication (1948), de ne pas laisser prise à une discussion « verbale » de ce problème en distinguant langue et métalangue49 : sinon risqueraient d’intervenir des « problèmes » du genre : « est-ce que dans ce monde possible, la mort-aux-rats serait encore de la mort-aux-rats ? » etc.50. Ce texte permet par ailleurs d’établir un lien entre la théorie de la « nécessité naturelle » et ce que l’on peut appeler une (esquisse de) théorie « problématique » de la causalité, à la fois réaliste (non humienne) et non essentialiste51.
14La conséquence qui nous intéresse ici est la suivante : nous avons toujours besoin de lois pour dériver un explanandum, mais en histoire ces lois ne sont pas explicitées, car elles sont la plupart du temps « triviales »52, « habituellement sans intérêt simplement parce qu’elles sont le contexte non-problématiques »53. Les explications sont des enthymèmes. Autrement dit, le schéma reste en quelque sorte « non-interprété », tant que l’on n’a pas spécifié quels éléments vont être « mis à la question », considérés comme problématiques, ou critiqués. Cette approche « pragmatique »54 ne conduit pas à introduire un élément psychologique dans l’analyse objectiviste de l’explication55 : l’approche critique peut bien être favorisée par l’existence dans la communauté scientifique d’« esprits critiques », mais n’est pas réductible à cette existence, et doit être plutôt référée au fonctionnement même de l’institution56. D’autre part l’approche critique n’est pas un processus psychologique de mise en doute, dans la tradition sceptique : « C’est un fait très important que nous puissions douter sans critiquer, et critiquer sans douter. Que nous puissions le faire a été compris par Poincaré dans La Science et l’hypothèse, qui peut sur ce point être opposé au livre de Russell Our knowledge of the external world »57.
15D’autre part, l’approche critique exclut que tout puisse être mis en question en même temps58. On ne peut transformer un énoncé en problème qu’en prenant pour vrai tout un ensemble de théories, suppositions, « attentes » (« all an horizon of expectations »)59, et en procédant « sélectivemment ». La « règle suprême » de la méthodologie – « toutes les règles de la procédure scientifique doivent être établies de manière à ne mettre à l’abri de la réfutation aucun énoncé scientifique » –60 n’est pas une règle de doute radical, mais de « doute sélectif », qui implique qu’aucun énoncé ne doit être mis à l’écart de la critique possible par un quelconque mécanisme de défense61.
16Ce qui n’est (provisoirement) pas considéré comme problématique fait partie de la « connaissance d’arrière-plan » (background knowledge). Cette considération permet de comprendre la « suprenante fécondité » que Popper attribue au schéma déductif, et explique peut-être en partie pourquoi il juge que Hempel l’a « mal interprété ».
17Si les théories sont « données », « connues » (par exemple parce qu’elles sont considérées comme des approximations suffisantes) ainsi que les conditions initiales, « ce qui reste à trouver, ce sont les conséquences logiques : certaines conclusions que nous ne connaissons pas encore par l’observation ; ce sont les prédictions. Dans ce cas, la prédiction P prend place de l’explanandum E dans notre schéma logique »62.
18D’où la fameuse identité formelle entre explication et prédiction63, qui ne doit pas être comprise comme une identité complète64. La prédiction peut avoir deux fonctions, selon que les théories sont considérées comme problématiques, ou comme appartenant à la « connaissance d’arrière-plan » : dans le premier cas, la prédiction peut servir de test de la théorie, dans le second cas elle peut nous permettre de connaître de nouveaux résultats empiriques. Si la prédiction correspond à une tâche pratique que l’on désire accomplir (par exemple un projet technique), et que les théories sont considérées comme données, « utilisables » (par exemple la théorie de la résistance des matériaux), nous sommes en présence de « science appliquée » :
19« Soit la tâche consistant à construire un pont qui doit satisfaire à certains requisits pratiques, énoncés sous la forme d’une liste de spécifications. Sont donc données les spécifications S, qui décrivent un certain état de choses recherché – le pont à construire. (S est constitué des stipulations du client, qui sont données avant, et sont distinctes de celles de l’architecte). Sont données aussi les théories physiques pertinentes (y compris certains procédés mécaniques). Nous devons trouver des conditions initiales réalisables techniquement et qui soient telles que les spécifications puissent en être déduites, étant données les théories. Dans ce cas, S prend la place de E dans notre schéma logique »65. Il faut comprendre que la critique de l’instrumentalisme n’implique pas que seule l’attitude critique envers les théories soit « scientifique » :
20« La tâche de la science ne se réduit pas à la recherche d’explications purement théoriques ; elle a aussi des aspects pratiques : permettre des prévisions, aussi bien que des applications techniques »66.
21Ainsi, même si Popper s’est surtout intéressé à la question de la scientificité des théories, il ne convient pas, dit-il, de « le peindre comme austèrement intéressé par la seule science pure »67. Il semble ainsi accepter le « spectre des types de recherche scientifique » présenté par Tom Settle68 :
22 Tom Settle donne comme exemples des activités (1), (4) et (5) :
(1) l’amélioration des fondements d’une théorie à travers une axiomatisation partielle.
(4) l’amélioration de la « prise » d’une théorie sur l’expérience par un progrès dans la précision de la mesure de la valeur d’une constante, […]
(5) l’exploitation du pouvoir d’une théorie par l’usage fait de ce qu’elle suggère dans d’autres directions. Il est donc tout à fait cohérent avec l’approche poppérienne de juger qu’une grande partie de l’activité scientifique se fait d’une manière quasi-instrumentaliste, par l’utilisation de théories considérées comme non-problématiques. Il suffit de prendre garde à ceci que la généralisation de cette approche conduirait à la stagnation, à la « science normale » de Kuhn69, et au fait que même lorsque les théories générales sont acceptées, l’attitude critique face aux hypothèses « moins profondes » est encore la plus efficace.
23Cela nous amène « au problème de la relation entre l’explication dans les sciences de la nature et l’explication historique (qui, assez curieusement, se trouve être logiquement assez analogue au problème des relations entre l’explication dans les sciences pures et dans les sciences appliquées) »70. En effet, si le théoricien cherche « à trouver et à tester des lois universelles, en utilisant d’autres lois, des types les plus variés (dont beaucoup sans en avoir conscience), aussi bien que diverses conditions initiales spécifiques, l’historien, en revanche, cherche à trouver des descriptions d’états de choses dans certaines régions spatio-temporelles déterminées – c’est-à-dire ce que j’ai appelé des conditions initiales – et à tester ou à contrôler leur adéquation ou leur précision. Il utilise ce faisant, en plus d’autres conditions initiales spécifiques, des lois universelles de toutes sortes, habituellement plutôt évidentes – qui appartiennent à son « horizon d’attentes », bien que, généralement, il n’en soit pas conscient. En cela il ressemble au théoricien. Il existe pourtant de grandes différences entre eux : ils diffèrent par leurs intérêts, ou problèmes respectifs, ce que chacun considère comme problématique71 ».
Notes de bas de page
38 Cf. par ex., OK, p. 243.
39 UQ, ch. 37.
40 Cf. OS, II, p. 107, à propos de Marx.
41 Cf. PKP, II, p. 1189, où Popper critique l’idée émise par Medawar selon laquelle la recherche serait « l’art du soluble ».
42 Cf. CR, ch. 5 : « Back to the Presocratics ».
43 C’est-à-dire une contradiction, cf. CR, ch. 15 : « What is dialectic ?, p. 316.
44 Qui l’aurait au contraire trompé en l’empêchant d’accepter la rotondité de la Terre, conséquence logique de sa théorie : cf. CR, 5, p. 138. Imprégnée de théorie et d’anticipations, l’observation peut créer des obstacles épistémologiques lorsqu’on la croit pure et vérace, comme dans la tradition baconienne.
45 Cf. Donagan, 1964, p. 11.
46 OK, p. 193.
47 LSD, X, ch. 79.
48 Cf. LSD, App. X.
49 Il considère cette distinction comme ayant marqué le vrai commencement de la logique moderne : cf. OS, II, ch. 11, note 54, p. 301.
50 PKP, II, p. 983.
51 Collingwood, 1978, ch. V, sur la « logique des questions ».
52 Cf. Popper, MH, p. 142.
53 PKP, I, p. 93.
54 OK, p. 358 : « la notion ou plutôt la pratique de l’explication […] » ; c’est nous qui soulignons.
55 Sur ce point cf. Musgrave, « The objectivism of Popper’s epistemology », en particulier, p. 570, et la réponse de Popper, dans le même P.K.P., II, p. 1079.
56 Cf. MH, ch. 32, et OS, ch. 23.
57 OK, ch. 3, p. 141.
58 Cf la critique de Husserl et la mise en rapport du principe de l’absence de toute présupposition avec le paradoxe du menteur : OS, II, n° 8 du ch. 24, p. 354.
59 Plutôt que de « concepts », au sens où Chomsky reprend cette idée à Goodman ; cf. la critique de l’idée de « prédicats projectibles » : PKP, p. 993.
60 LSD, p. 51.
61 Ou « stratégie immunisante », selon le mot de H. Albert, cf. PKP, II, p. 983.
62 O.K., p. 352.
63 L’événement prédit n’étant pas obligatoirement à venir, mais « non connu ».
64 Ce qui amènerait au « prédictivisme » : cf. Sheffler, 1966, ch. IV, Toulmin, 1973 ; et, couplé avec le positivisme « anti-métaphysique », à l’instrumentalisme : cf. Popper, CR, p. 108.
65 OK, p. 353.
66 CR, ch. 3, p. 352.
67 PKP, II, p. 1118.
68 PKP, II, p. 701.
69 Cf. PKP, II, pp. 1144-1152 et MH, p. 143.
70 CR, I, p. 63.
71 OK, p. 354.
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