« De la connaissance historique » et rapproche renouvelée de l’histoire des origines du christianisme
p. 197-206
Texte intégral
1Une étude superficielle de l’œuvre de Marrou pourrait faire croire que cet historien, spécialiste de l’Antiquité tardive depuis sa thèse sur Saint Augustin jusqu’à son dernier livre, n’aurait pas prêté une grande attention à l’histoire des origines chrétiennes.
2Or, cette vision des choses est trompeuse. En effet, à la fin de sa vie, face aux impasses d’une certaine exégèse trop marquée par une méthode historico-critique d’esprit positiviste, Marrou a abordé le domaine des origines chrétiennes sous l’angle de l’historiographie et de la méthodologie. Sa brève Histoire de l’exégèse critique du Nouveau Testament est parue dans la revue Les Quatre Fleuves en 19771. Dans le même numéro de cette publication, le grand article de Charles Piétri, De quelques paralogismes de la critique biblique, Questions d’un historien 2, fait référence à la problématique posée par Marrou et se situe dans son sillage.
3D’autre part, une lecture attentive de De la connaissance historique, fait apparaître que la réflexion méthodologique de Marrou permet d’aborder de façon neuve l’histoire des origines chrétiennes. Comme nous allons essayer de le montrer en citant des textes que le lecteur parcourt souvent trop vite, ce livre contient plusieurs observations fort éclairantes sur cette question.
4Il convient d’abord d’indiquer comment le procès de l’histoire positiviste et celui des philosophies de l’histoire permet à Marrou de situer les limites et de dégager les apports de la véritable connaissance historique. Nous verrons ensuite comment la connaissance des origines du christianisme peut être renouvelée aussi par cette approche plus pertinente et plus féconde.
Le procès d’une histoire « positiviste »
5Henri-Irénée Marrou instruit ce procès dans son livre De la connaissance historique. Dès l’introduction, il écrit : « Quand j’arrivai à la Sorbonne en novembre 1925, j’y fus accueilli par la voix affaiblie mais toujours convaincue du vieux Seignobos (Lucien Febvre et Marc Bloch étaient encore exilés à Strasbourg) ; le positivisme était toujours la philosophie officielle des historiens et nous n’avions alors à lui opposer qu’un refus instinctif, presque viscéral, encore qu’il commençait à se formuler à la lumière de Bergson. On en était toujours au point où Péguy était parvenu en 1914 ; Péguy, hélas ! n’était pas revenu dans sa boutique et n’avait pu écrire cette Véronique qui devait constituer une contrepartie positive à son amère Clio…3 »
6Pour Marrou, les historiens de l’ère positiviste ont tenté d’édifier une « science exacte des choses de l’esprit »4, selon le mot de Renan. Ils avaient l’ambition de promouvoir l’histoire « à l’honorable rang de science positive »5. Quoique les promoteurs de l’école « méthodique », Charles-Victor Langlois et Charles Seignobos, prétendent ne pas être influencés par une philosophie de l’histoire et déclarent qu’ils ne s’inspirent ni de Comte ni de Hegel, Marrou les découvre imprégnés de l’idéologie positiviste.
7Le procès du positivisme effectué par Marrou comprend deux volets : d’abord, l’accueil à la philosophie critique de l’histoire développée en Allemagne et introduite en France par Raymond Aron en 1938 ; ensuite, l’examen sévère, réalisé par un historien, des règles de l’école méthodique qualifiée de positiviste par notre auteur.
La philosophie critique de l’histoire
8La philosophie critique de l’histoire présentée par Raymond Aron a pour source principale une série de penseurs allemands, d’abord le philosophe et historien Wilhelm Dilthey (1833-1911), puis les néo-kantiens Rickert et Simmel et le sociologue Max Weber. Tout en rendant hommage aux grands historiens de son siècle, les Rancke et les Mommsen, Dilthey, dès 1875, pose nettement la distinction entre les sciences de la nature et les sciences de l’esprit. L’italien Benedetto Croce, les anglais F.H. Bradley, M.B. Oakeshott et R.G. Collingwood mènent une réflexion critique qui est parallèle à celle des penseurs allemands.
9Dans son article de la revue Esprit intitulé « Tristesse de l’historien », le 1er avril 1939, Henri-Irénée Marrou, sous le pseudonyme d’Henri Davenson, commente les deux thèses de Raymond Aron, Introduction à la Philosophie de l’Histoire, Essai sur les limites de l’objectivité historique, et Essai sur la Théorie de l’Histoire dans l’Allemagne contemporaine. Aron démontre que l’objectivité totale est impossible, qu’il y a une subjectivité fondamentale de l’historien parce que la « théorie précède l’histoire ». Et Marrou précise : « La théorie c’est-à-dire la position, consciente ou non, assumée par l’historien, oriente par avance le développement de son travail : choix et découpage du sujet, questions posées, notions mises en œuvre, système de valeurs servant de base au jugement. En réalité, la vérité historique repose en définitive sur la valeur attribuée aux témoignages, le degré de confiance qu’on leur accorde ».
10Quinze ans plus tard, en 1954, après avoir beaucoup mûri son projet, comme l’atteste une page de la première édition, De la connaissance historique qui ne contient pas moins de dix articles6, et comme en témoignent, dans ce recueil, Jean-Marie Soutou et Marie-Louise Guillaumin, Henri-Irénée Marrou introduit son ouvrage méthodologique en présentant la philosophie critique de l’histoire.
L’examen critique de la méthode de Langlois et Seignobos
11Déjà ébauchée dans « Tristesse de l’historien »7, la critique de l’Introduction aux études historiques de Langlois et Seignobos occupe une place centrale dans De la connaissance historique puisque l’ouvrage des deux maîtres de la Sorbonne est mis en cause une dizaine de fois.
12« A leurs yeux, l’histoire apparaît comme l’ensemble des faits qu’on dégage des documents »8 . « Le document le plus sûr sera en effet le procès – verbal (d’un accident) rédigé sur les lieux, immédiatement après l’événement, enregistrant les déclarations de plusieurs témoins indépendants »9. Pour eux, « l’histoire n’est que la mise en œuvre de documents »10 et Ch. V. Langlois, à la fin de sa carrière, n’osait plus composer de l’histoire, se contentant d’offrir à ses lecteurs un montage de textes : « ô naïveté, – commente Marrou – comme si le choix des témoignages retenus n’était pas déjà une redoutable intervention de la personnalité de l’auteur, avec ses orientations, ses préjugés, ses limites ! »11.
13L’historien « méthodique » ou « positiviste », semblable au policier, poursuit impitoyablement son enquête : « tout document, tout témoin sera pour commencer frappé de suspicion »12. Il adopte, selon Marrou, « cette attitude renfrognée, tatillonne et hargneuse, celle du mauvais policier pour qui toute personne appelée à comparaître est à priori suspecte et tenue pour coupable jusqu’à preuve du contraire »13. Et Marrou reprend les règles classiques de la critique interne14 pour constater : « il n’y a rien à reprendre à ces principes sinon qu’ils ne sont presque jamais réellement applicables »15. Il nuance ailleurs cette observation : « ce schéma... ne s’applique bien qu’à une histoire de type « historisant », une histoire événementielle, narrative, qui utilise avant tout les sources textuelles littéraires »16. Le résultat reste fort décevant : « Nos prédécesseurs positivistes... hantés jusqu’à l’obsession par l’idéal de « l’objectivité »... très logiquement concluaient que, lorsque nous ne disposons pas de témoignages convergents de qualité et en quantité suffisantes, il n’y avait qu’à confesser notre ignorance : « la seule attitude correcte est l’agnosticisme »17 ».
L’intervalle dissonant qui me relie à l’équipe des Annales
14Marrou aurait-il été un disciple de Lucien Febvre et de Marc Bloch ? La douzaine de références aux fondateurs des Annales contenues dans De la connaissance historique pourrait le faire croire. Combats pour l’Histoire, recueil d’articles de Lucien Febvre, paru un an auparavant en 1953, y est souvent cité. En réalité, plus jeune d’une vingtaine d’années que Febvre et Bloch, Marrou s’est formé différemment, mais il partage avec les maîtres des Annales le même rejet de « la vieille idole de l’histoire politique, événementielle, histoire historisante »18. Pour Marrou comme pour Febvre, l’histoire se fait avec des documents variés et pas seulement avec des textes19. Lucien Febvre a bien saisi l’utilité des hypothèses explicatives larges, mais il a mesuré aussi leurs dangers lorsqu’elles « deviennent de grandes machines à empêcher de comprendre »20. Dans sa réponse aux objections effectuées en 1959, Marrou s’appuie sur Febvre pour critiquer la méthode de Langlois et Seignobos21.
15Cependant, Marrou précise que, n’ayant pu être ni le compagnon, ni l’élève de Febvre et de Bloch, « un intervalle dissonant » le « relie à l’équipe des Annales »22. Il soupçonne Febvre d’admettre le relativisme historique lorsque celui-ci semble refuser d’utiliser le concept d’homme en dehors d’un milieu de civilisation déterminé23. Le débat s’élargit à propos de Calvin24, puisque Febvre est tenté d’expliquer la mentalité d’un réformateur religieux par le milieu social et culturel qui l’a formé. Rejetant le déterminisme dans l’histoire humaine à cause de la liberté des personnes, Marrou rappelle les dérives possibles et, hélas trop fréquentes, de la réduction de l’interprétation historique avec l’utilisation des concepts trop commodes de classe, de race ou de tempérament physiologique...
La connaissance historique selon Marrou
16La table des matières contenue dans la première édition de De la connaissance historique, qui se compose de dix chapitres, permet de résumer la réflexion de Marrou :
17L’histoire se définit comme la connaissance du passé humain ; une fois connu comme passé, celui-ci est métamorphosé, rendu intelligible, compris.
18L’histoire est inséparable de l’historien, personnage toujours limité et l’objectivisme positiviste est un leurre.
19L’histoire se fait avec des documents variés qu’il faut découvrir et comprendre, ce qui suppose une technique, un art, une dialectique du Même et de l’Autre.
20Cette dialectique conditionne la compréhension. Pour découvrir l’autre, l’humilité et la sympathie valent mieux que l’orgueil et le soupçon.
21Du document au passé : si la critique est nécessaire, l’hypercritique stérilise la recherche. La vérité historique reposant sur la valeur attribuée au témoignage et à la confiance qu’on lui accorde, la connaissance historique est issue d’un acte de foi25.
22L’instrument de la connaissance historique est le concept, mais la réalité du passé est toujours plus riche que ce qu’il peut recouvrir.
23L’histoire est intelligible si l’historien sait dégager l’existence de structures, en reconnaître les limites, préférer l’analyse des développements coordonnés à la recherche des causes et se tenir en garde contre les mirages de la philosophie de l’histoire.
24L’histoire a une valeur existentielle à travers les questions vitales que l’historien, parti à la conquête de la vérité, pose au passé.
25L’histoire est vraie car elle révèle à la fois le passé et l’historien. Sa valeur dépend de la valeur de l’historien. Sa vérité est réelle mais partielle.
26L’histoire est utile car elle est connaissance de l’homme, récupération des valeurs culturelles dans l’art et la pensée ; loin de conduire au relativisme, l’histoire nous délivre du déterminisme historique.
27Et Marrou conclut : la fonction sociale de l’historien exige que la recherche aboutisse à une œuvre, à un livre ; l’historien se doit d’être un écrivain ; l’œuvre historique est une œuvre d’art.
L’application de la réflexion de Marrou éclaire l’histoire des origines chrétiennes
28La réflexion épistémologique de Marrou lui a permis d’apporter quelque lumière sur ce problème essentiel.
29Notre historien reconnaît que les positivistes l’ont provoqué sur ce terrain lorsqu’il écrit : « Le sens historique devint un des caractères spécifiques de la mentalité occidentale. L’historien alors était roi, toute la culture était suspendue à ses arrêts... C’est lui qui saurait si Jésus-Christ était Dieu »26. Et Marrou précise plus loin : « Que de temps perdu, pour reprendre l’exemple si frappant de l’histoire des origines du christianisme, tant par l’apologétique chrétienne que par la contre-apologétique de ses adversaires ; les uns et les autres ont inutilement aggravé le débat, les uns en essayant de faire de l’histoire une « démonstration évangélique » et comme une machine à convertir, les autres en cherchant à établir l’illégitimité d’une adhésion par la foi théologale aux articles historiques du Credo, alors que la critique ne fait qu’en souligner le caractère non nécessaire ou, si l’on veut, improbable mais la foi chrétienne a toujours impliqué un certain élément, spécifique et essenfiel, d’obscurité, « car nous voyons maintenant dans un miroir de façon énigmatique » (I Cor XIII 12) et quant à la « vraisemblance », elle se présente paradoxalement à la raison comme « scandale » et « folie » (I Cor I 23)27.
30Marrou évoque le débat tel qu’il l’a trouvé avec ses excès et ses blocages. Il n’a pas beaucoup évolué semble-t-il depuis que Maurice Blondel, dans Histoire et dogme (1904) critiquait d’un côté les extrincécistes qui instrumentalisaient de l’extérieur l’histoire au profit de leur croyance et de l’autre les historicistes qui s’enfermaient dans une explication déterministe des faits28.
31La critique de l’histoire événementielle trouve son application dans l’interprétation des Evangiles : « Prenons comme exemple l’interprétation des Evangiles canoniques. Que de temps perdu par la « critique » à rechercher la crédibilité du témoignage qu’ils portent sur les événements de la vie de Jésus ! Nous commençons seulement (car les fondateurs de la Formgeschichte, encore trop soumis à la tradition établie par le XIXe siècle, n’ont pas su tirer toutes les conclusions qui se dégagent des principes si féconds qu’ils ont eu le mérite de poser) à nous rendre compte qu’il fallait d’abord comprendre ce qu’était un Evangile : ce n’est pas un recueil de procès-verbaux, de constats d’événements, plus ou moins exacts ou tendancieux, plus ou moins fidèlement transmis ; l’auteur ne se proposait pas de fournir un jour une documentation à l’histoire historisante, mais bien autre chose : il voulait, dans la perspective existentielle de la catéchèse ecclésiastique, transmettre à ses lecteurs la connaissance du Christ nécessaire au salut ; pour élaborer cette image de Jésus, il a pu être amené à toute une manipulation de ses sources qui nous déconcerte peut-être (par son indifférence, par exemple, à la chronologie), mais qu’il serait naïf de qualifier de falsification ou de mensonge. Il serait plus naïf encore d’imaginer qu’on puisse décomposer ce témoignage et, séparant le bon grain de l’ivraie, isoler un pur noyau de « faits » authentiques : les Evangiles ne sont pas un témoignage direct sur la vie du Christ, ils sont un document primaire, et d’une valeur incomparable, sur la communauté chrétienne primitive : nous n’atteignons Jésus qu’à travers l’image que ses disciples se sont faite de lui, – ce qui ne veut pas dire que cette image soit trompeuse, encore qu’elle ne soit pas celle que l’historien événementiel aimerait qu’elle eût été (nous éprouverions par exemple beaucoup de satisfaction à connaître la date, par le jour, le mois et l’année, de la naissance ou de la passion du Christ, curiosité qui a laissé totalement indifférents les premiers Chrétiens) »29.
32Sur ce point, Marrou fait à un autre endroit une observation complémentaire : « Ce ne sont pas les questions les plus intéressantes qui sont les mieux documentées : étudiant par exemple la Palestine du Ier siècle, nous avons plus de choses sur la vie sentimentale du roi Hérode que sur la date de la naissance du Christ, sur le jus gladii du procurateur de Judée que sur les idées religieuses de Ponce Pilate »30.
33Marrou revient sur ce sujet dans d’autres écrits où il reprend sa critique des historiens positivistes : « Nous les voyons torturer les textes évangéliques pour essayer de leur faire dire, par exemple, (question qui fut à l’ordre du jour pendant près de quarante ans) quand, comment, pourquoi Jésus avait quitté les bords du lac de Génésareth pour monter plus au Nord vers Césarée de Philippe. L’ennuyeux est que les Evangélistes paraissent s’être peu préoccupés de nous fournir des renseignements de cet ordre. Voyez : même Saint Luc, qui s’est efforcé de situer chronologiquement l’entrée en scène du Baptiste, ne nous donne pas la date de la naissance de Jésus ; il faut croire que la chose lui importait moins qu’à nous... »31.
34En sens inverse, la philosophie de l’histoire a la prétention inacceptable de rendre l’histoire inutile : « à quoi bon l’histoire, si la philosophie nous apprend d’avance, quant à l’essentiel, ce qu’elle doit contenir ! L’histoire alors n’est qu’un appareil enregistreur qui constate que les choses se sont bien passées comme elles devaient le faire, elle n’est plus qu’un processus de vérification ». Et Marrou, reprenant une observation de Péguy dans la Note conjointe, rappelle les errements de certains « historiens » pour qui Jésus n’était rien de plus que la réalisation méthodique des prophéties : « ils se sont avisés que sa vie n’avait plus de raison d’être et très logiquement en sont venus, le plus sérieusement du monde, à en contester l’existence »32.
35En effet, l’histoire présente une très grande importance pour les chrétiens : « A la différence d’autres religions qui ne mettent en cause que des vérités éternelles ou des symboles mythiques, le christianisme repose sur des vérités de caractère historique (… l’incarnation, la Passion, la Résurrection...) ; est chrétien celui qui croit en Celui à qui Saint Pierre a cru »33.
36Marrou très conscient de cette importance de l’histoire pour les chrétiens veille, en bon philologue, à une lecture correcte des textes sacrés. Il critique la traduction fautive d’un exégète américain, Edgar T. Goodspeed, qui laisse croire que saint Matthieu et saint Paul écrivaient comme les Américains du XXe siècle ; la salutation « Réjouis-toi » ne veut pas dire, selon les cas, Good morning ou Good bye. Et il précise sa pensée : « Je connais saint Paul d’une autre manière que les hommes de son temps, que saint Luc par exemple l’a connu (et cela à contenu égal de notre connaissance, c’est-à-dire en supposant que saint Luc ne connut ni plus de choses, ni plus précises ou certaines que moi), parce que je le connais comme un homme du Ier siècle, je l’aperçois au bout de ces dix-neuf cents ans qui nous séparent, diffèrent de moi par toute l’évolution entre temps déroulée... Chrétien je me sens et je me sais en communion avec saint Paul sur tout ce qu’il considérait lui-même comme l’essentiel de sa pensée ; je professe comprendre, et partager, sa foi dans le Christ – mais il reste que, si je suis historien, j’écoute son enseignement en ayant le sentiment aigu des différences spécifiques qui le séparent (encore une fois à qualité égale de contenu théologique) d’un homme d’Eglise d’aujourd’hui »34.
37Dans sa Brève histoire de l’exégèse critique du Nouveau testament, Henri-Irénée Marrou montre que la critique biblique a oscillé entre, d’une part, l’hypercritique initiée par le rationalisme et le protestantisme libéral et conduite à « l’impasse des années 1900 » par le positivisme le plus radical, et d’autre part le mythe de la création collective véhiculé par le romantisme allemand depuis Herder et réutilisé par Bultmann après l’apport de la Formgeschichte35. Entre ces deux voies sans issue, des exégètes conscients des possibilités et des limites de la véritable connaissance historique, s’efforcent d’atteindre le Jésus de l’histoire sur lequel on ne peut faire l’impasse mais dont l’existence doit être éclairée par une analyse toujours plus attentive des textes et par l’apport des découvertes archéologiques. Et Marrou, en méditant sur la chaîne des témoins essentiels, insiste à la fois sur leur éloignement dans le temps et sur leur proximité pour l’historien qui prend réellement en compte le fait religieux.
38« Jésus nous est apporté par quelqu’un qui l’a déjà rencontré et ainsi, en remontant de témoin en témoin, chacun de nous rejoint Jésus de Nazareth d’un contact médiatisé et cependant réel. Je ne peux pas séparer le Christ du temps de l’histoire christique… Naturellement aussi longtemps qu’ils ont pu le faire, les chrétiens ont cherché à s’accrocher au souvenir le plus concret, au témoignage le plus direct qui pouvait les rattacher à Lui. Voyez saint Paul écrire dans la Première aux Corinthiens (15, 5-6) : « Ressuscité, il est apparu à Céphas puis aux Douze, ensuite il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois – la plupart d’entre eux vivent encore et quelques-uns sont morts... » Ou encore saint Irénée, écrivant dans les années 170 qu’il était fier de pouvoir dire que, dans ses jeunes années, il avait connu le vieillard Polycarpe qui lui-même avait connu Jean et les autres Apôtres qui eux avaient connu le Christ (Adv. Haer. III. 3,4 ; cf. Eusèbe H.E.V., 20, 5- 6). Et pourtant déjà pour lui la distance commençait à compter : dressant la liste des chefs de l’Eglise de Rome, Irénée ailleurs constate qu’Eleutherios « à qui est maintenant échu l’épiscopat, est le douzième à partir des apôtres (Adv. Haer. III 3,3) »... mais... qu’il s’agisse d’un siècle et demi ou de dix-neuf et plus, le problème de la distanciation reste le même »36.
39Ainsi la compréhension des origines du christianisme se trouve renouvelée par le questionnement sur la méthode historique, opéré tout au long de sa vie et de son œuvre par Henri-Irénée Marrou qui, dans ce domaine, demeure un guide valable pour l’historien, l’exégète et le théologien.
Notes de bas de page
1 Les Quatre Fleuves, n° 7, 1977, p. 7-14.
2 Les Quatre Fleuves, n° 7, 1977, p. 43-67.
3 De la connaissance historique, Paris, Le Seuil, 1954, 1954, édition de 1975, p. 19-20.
4 « Tristesse de l’historien », Esprit, avril 1939, p. 15.
5 Idem, p. 28.
6 De la connaissance historique, Paris, Le Seuil, 1ère éd., 1954, p. 26.
7 « Tristesse de l’historien », Esprit, avril 1939, p. 11-47.
8 De la connaissance historique, éd. 1975, p. 46.
9 Id., p. 56.
10 Id., p. 50.
11 Id., p. 92.
12 Id., p. 92.
13 De la connaissance historique, éd. 1975, p. 92.
14 Id., p. 100 et suivantes et p. 123.
15 Id., p. 123.
16 Id., p. 100.
17 Id., p. 126.
18 Id., p. 58.
19 Id., chap. IV notamment p. 76-79 et p. 306.
20 Id., p. 184.
21 Id.y p. 289.
22 Id.y p. 20, note 22.
23 De la connaissance historique, éd. 1975, p. 143.
24 Id., p. 257-259.
25 Id., p. 285, note 19 sur la Logique de Port Koyal inspirée de Saint Augustin.
26 De la connaissance historique, éd. 1975, p. 11.
27 Id., p. 137-138.
28 M. Blondel, Histoire et dogme, 1904, dans M. Blondel, Oeuvres complètes, Tome II, PUF, 1997, p. 387-453 et De la valeur historique du dogme, p. 475-509.
29 H. I. Marrou, De la connaissance historique, Paris, Le Seuil, éd. 1975, p. 102-103.
30 De la connaissance historique, éd. 1975, p. 65-66.
31 Méthodes et buts de l’histoire. Philologie et histoire dans la période du pontificat de Léon XIII, p. 182.
32 De la connaissance historique, éd. 1975, p. 191-192.
33 De la connaissance historique, éd. 1975, p. 129.
34 Id., p. 42.
35 Les Quatre Fleuves, n° 7, 1977, p. 7 et 14. Voir sur ce sujet également Jérôme Grondeux, Sur les vies de Jésus dans l’Eglise et la Culture, Actes de la Ve Université d’été d’histoire religieuse réunis par G. Cholvy, Centre régional d’histoire des mentalités, Université Paul Valéry, Montpellier, p. 291-318, et un Dieu prisonnier de l’histoire dans Communio, n° 23, 1 et 2, janvier-avril 1998, p. 235-246, à propos des ouvrages de Jacques Duquesne.
36 H. I. Marrou, dans Qui est Jésus-Christ ?, semaine des intellectuels catholiques 1968, Recherches et Débats, p. 239.
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