Débat : Marrou et la culture de son temps

1Michel Meslin. – Merci, cher père, de cette communication extrêmement fouillée que nous nous réjouissons de pouvoir lire par la suite. Je sais que vous n’avez pas pu tout dire, mais vous nous avez dit des choses tout à fait importantes.

2Une réflexion m’est venue en vous écoutant : nous commettrions un véritable contresens dans la pensée et la pratique du métier d’historien de Marrou en faisant trop nôtre cette critique du positivisme historique qu’il a connu dans sa jeunesse. Je veux dire ceci : quand je suis arrivé à la Sorbonne, moi aussi comme étudiant, en 1945, nous avions de solides maîtres formés à cette discipline historique qui tenait les faits pour des choses importantes ; on ne pouvait pas inventer n’importe quoi, il fallait quand même relier nos travaux à des documents, à des traces ou à des textes ; le problème risquerait pour les jeunes générations qui n’ont pas fréquenté Marrou, qui ne l’ont pas connu, qui ne savent pas, de croire qu’il a largué cette espèce d’exigence méthodologique et scientifique qu’il appelle positivisme, alors qu’il était par sa formation et sa culture, à la fois un philologue et un historien extrêmement sérieux. Le vrai problème n’est pas un antipositivisme historique, le seul problème qui se pose à nous c’est : comment pouvons-nous comprendre un fait religieux et est-ce que nous pouvons l’appréhender par les mêmes méthodes que celles permettant d’appréhender des phénomènes économiques et sociaux ? Si nous réfléchissions là-dessus cela nous permettrait de comprendre, je pense – mais le débat est très vaste – pourquoi Marrou n’a pas été immédiatement séduit par l’École des Annales, qui a conquis un certain nombre de gens de notre génération, pourquoi Marrou n’a pas été immédiatement séduit par d’autres formes d’histoire ? Peut-être, j’en suis persuadé personnellement, d’abord parce que son terrain d’étude était éminemment classique et antique, que des méthodes d’histoire plus globale fondée sur des méthodes statistiques – pensez à la thèse de Pierre Chaunu par exemple et à bien d’autres – étaient inapplicables ou paraissaient inapplicables à l’objet même de son étude. Le problème n’est pas « je refuse le positivisme donc j’interprète comme je veux », pas du tout. Il y une rigueur de la méthode historique chez Marrou qui est tout à fait importante et qui est restée jusqu’à la fin de sa vie. Il n’y a qu’à voir la façon dont il a pu mener des études d’épigraphie – mais Lepelley nous en parlera tout à l’heure, je pense – ou des études d’archéologie. Le problème : pouvons-nous comprendre des faits religieux avec les mêmes méthodes que les autres faits qui constituent l’histoire ? Le débat est ouvert.

3Emile Poulat.  – J’ai été très sensible à la qualité et la maîtrise de l’exposé de J. Prévotat. Il y a un point sur lequel il faudrait porter une attention un peu discriminante, j’en ai parlé hier avec Ph. Chenaux, c’est la question des catholiques républicains et la question des catholiques démocrates. Je pense qu’il y a là deux sensibilités assez différentes et qui n’ont jamais été véritablement étudiées. On étudie volontiers l’histoire des mouvements, du Ralliement. Il faudrait porter l’attention sur cette histoire des catholiques aux sensibilités qui ne sont pas identiques. Je pense, par exemple que, antérieurement à ces catholiques républicains que furent Vignaux, Marrou et le père Dieuzayde, il y a cette longue génération des catholiques républicains étudiés par Pierre Dabry, qui y a consacré un gros volume de 500 pages. Je pense que cette sensibilité s’enracine antérieurement dans un catholicisme de notables qui étaient orléanistes et qui se rallieront peut-être plus facilement à la République. En revanche, la sensibilité démocrate s’enracine davantage dans le mouvement catholique. Tout cela n’est pas clair, parce que cela va déboucher dans le M.R.P. composé de nombreux anciens démocrates. Alors, je me demande si le discriminant ne serait pas à chercher dans le rapport de ces catholiques au clergé, aux aumôniers et peut-être même à une certaine ecclésiologie ou à l’Eglise.

4Jacques Prévotat.  – Cette distinction est toujours complexe et difficile à faire parce que l’on a tendance à assimiler tout naturellement républicains et démocrates. Ce qui me frappe, c’est que Marrou, comme Vignaux, comme vous venez de le rappeler d’ailleurs, affichaient fermement leurs convictions républicaines et je crois aussi leur admiration pour la Révolution française, en tout cas pour la première partie de la Révolution française. Cela n’apparaît pas dans Les fondements d’une culture chrétienne mais j’ai toujours cru comprendre que l’attachement à l’école laïque, la nécessité d’un enseignement commun pour l’ensemble des Français et l’attachement à la Révolution française constituaient une unité chez Marrou comme chez Vignaux. Il y a certainement une analyse à faire sur la place de la Révolution française dans la pensée de Marrou et la manière dont il a réagi.

5Emile Poulat. – Péguy se voulait républicain et surtout pas démocrate.

6Jacques Prévotat. – Oui, et Marrou se rattache à Péguy souvent.

7Gérard Cholvy. – Courte question et sans doute brève réponse. J’ai noté la réserve de Marrou vis-à-vis du Belleville de Garric. Est-ce qu’il a rendu compte des écrits du père Lhande dans les années trente ?

8Jacques Prévotat. – Non, je ne l’ai pas vu en tout cas dans la revue Politique, ni dans la revue de la J.E.C. Chantier où il écrit aussi, revue que l’on a d’ailleurs du mal à trouver...

9Michel Meslin  – Il y a une chose qui m’a frappé dans ce constat qu’il fait de la faillite d’une certaine génération : il n’a pas eu d’écho du mouvement pro-européen d’un Sangnier, par exemple ?

10Jacques Prévotat. – Non.

11Michel Meslin. – C’est quelque chose qui me frappe profondément. Ce constat qu’il fait, dont vous avez rappelé qu’il est dur, c’est quand même le constat d’un certain catholicisme français – on peut se rappeler qu’il y a la génération des années folles d’après la guerre de 14, celle de Cocteau etc. qu’il refuse – mais il y a quand même aussi dans le paysage intellectuel français un certain nombre de gens qui commencent à croire en la possibilité d’échafauder une Europe ; il y a Sangnier, mais il y aussi cette longue marche vers la création de la S.D.N., vers la création de l’institut international de coopération intellectuelle qui est la préfiguration de l’UNESCO, etc. On a l’impression que c’est quelque chose qui aurait pu intéresser ces jeunes intellectuels que sont Vignaux ou Marrou mais qui est resté en dehors de leurs préoccupations.

12Yves-Marie Hilaire.  – Il me semble quand même que cette préoccupation n’est pas absente des Cahiers de la Nouvelle Journée, dont fait partie Fondements de la culture chrétienne. Il faudrait voir quels sont les liens entre Marrou et le milieu de Blondel et d’Archambaut. Il y a des liens, mais ils ne sont pas très forts. Cependant des rapprochements peuvent être effectués.

13Une autre question sur ce sujet : ce qui me frappe beaucoup c’est cette importance de la culture pour cette première jeunesse étudiante chrétienne. La J.E.C diffusait de nombreux ouvrages sur le monde de la culture, qui nous ouvraient, nous jeunes adolescents à ces problèmes culturels. Par rapport aux déficiences de notre système actuel, scolaire et éducatif, il y avait là quelque chose de tout à fait extraordinaire. Je voudrais évoquer deux expériences : d’abord une session de militants de la J.E.C. d’un département du Midi. l’Ariège, en 1941. Nous avions comme formateurs les membres d’une équipe de jeunes qui venaient de Bordeaux marqués par le père Dieuzayde. Pendant toute une journée ils nous mirent en garde contre l’Action française. Ensuite deux ans plus tard, lors d’une session régionale, en avril 1943, pour toute la région de Toulouse à Pamiers, un personnage important, dont on parlait alors, André Mandouze, est venu nous catéchiser sur la culture. Après son passage, est diffusé par un vicaire de la cathédrale, un certain journal qui s’appelait Témoignage chrétien.

14Michel Meslin. – Il nous reste peu de temps sur la seconde communication

15Emile Poulat  – J’étais à Strasbourg, en 1979, je crois, pour le colloque du cinquantenaire des Annales et, bien entendu, de jeunes historiens « billaient » en tête sur Seignobos. Je me souviens de l’intervention de Braudel : « Tàisez-vous, vous ne savez pas de quoi vous parlez ». Personnellement je souhaiterais qu’on dépasse la querelle du positivisme historique. Je vais tout à fait dans le sens de Michel Meslin, dans une direction un peu différente, toutefois, non pas pour être en désaccord avec lui, mais pour ne pas répéter ce qu’il a dit. Je pense qu’il faudrait historiciser la querelle du positivisme historique et faire une histoire intellectuelle de la formation de la discipline historique dans notre pays, par exemple, pour rester dans ses frontières. On s’apercevrait qu’à l’époque du positivisme historique, l’histoire universitaire, l’histoire scientifique, l’histoire savante c’est encore très peu de choses et qu’elle a beaucoup de mal à s’imposer face aux différents secteurs concurrents. Peut-être le positivisme historique est-il né quand le positivisme n’existait pas encore, à l’Ecole des Chartes. Car si l’Ecole des Chartes n’est pas un témoignage d’histoire positiviste, qu’est-ce que c’est ? Je voudrais aussi signaler à quel point le milieu catholique a été marqué sans le savoir, a pratiqué sans le savoir un positivisme historique étonnant. Le chef d’œuvre du positivisme historique catholique est sans doute l’indépassable Dictionnaire de théologie catholique, que nous ne sommes plus capables de faire aujourd’hui. Il faudrait avoir une étude sur ce dictionnaire pour véritablement voir à la fois ce que nous ne pouvons, ce que nous ne savons plus faire et ses limites. On en trouverait d’ailleurs un autre témoignage dans le Dictionnaire de droit canonique, car à l’époque, le droit canonique était conçu comme une discipline strictement positive et surtout pas théologique.

16Ottorino Pasquato. – L’effet positif du positivisme de Seignobos, par exemple, est l’exactitude et la précision qu’avaient Marrou, et aussi Fliche et Martin dans leur Histoire de l’Eglise.