1Je tiens à exprimer aux organisateurs de ce colloque, et particulièrement à Yves-Marie Hilaire, ma reconnaissance d’être associé à la commémoration de l’œuvre d’un maître dont j’ai beaucoup reçu et auquel je dois de m’être orienté vers l’histoire religieuse. Un des derniers cours qu’il avait professés à la Sorbonne en licence, au cours de l’année universitaire 1972-1973, avait pour intitulé : « Hérésies et orthodoxie », une véritable somme sur les premières hérésies de l’histoire du christianisme, qui, s’il avait été publié, aurait rendu les plus grands services aux chercheurs.

2Exigeant avec ses étudiants par désir de leur faire découvrir le vrai, Henri Marrou l’était avec lui-même : rien de plus frappant à cet égard que son enseignement constamment ouvert aux perspectives les plus larges et ignorant les cloisonnements. Eminent savant et maître indiscuté dans sa spécialité, il pratiquait, bien avant qu’elle fût à la mode, l’interdisciplinarité. Il serait intéressant de dresser la liste des comptes rendus multiples des œuvres les plus diverses qu’il a donnés tout au long de sa vie. Jean-Marie Mayeur et Charles Pietri en ont retenu quelques-uns : l’un des plus incisifs visait le livre de Robert Lafont, Lettre ouverte aux Français d’un Occitan 1.

Le contexte

3Le livre qu’il s’agit de présenter brièvement, Fondements d’une culture chrétienne 2, nous renvoie à des questions-clé dans l’itinéraire de Marrou, dans la pensée des années 1930, et dans l’évolution du catholicisme contemporain.

4Avant d’aborder le contenu et la signification de ce livre, il convient d’en situer brièvement l’intention et la place dans le contexte du début des années 1930, au moment où se déclare la crise économique mondiale3. L’auteur entend d’abord évoquer la « génération d’après-guerre », celle de jeunes gens nés au début du siècle, que leur âge dispense de s’engager dans le conflit, et dont la maturité coïncide avec le début des années 1920. Mais il s’agit surtout de poser une question de fond, celle de l’insertion de jeunes intellectuels catholiques dans un monde de plus en plus éloigné du christianisme.

5A l’origine de ce livre, deux milieux, deux courants différents par l’âge, mais proches par les idées, la volonté, les attitudes mentales :

61) le milieu de la Jeunesse étudiante chrétienne, née en 19294, et auquel Marrou a été étroitement associé, avec son ami bordelais Paul Vignaux, normalien de la promotion 1923, alors que Marrou est cacique (premier) de la promotion 1925. C’est par l’intermédiaire de Paul Vignaux que Marrou a été mis en contact avec le père Antoine Dieuzayde, jésuite, aumônier diocésain de l’A.C.J.F. de Bordeaux, qui animait tous les étés un camp pour les jeunes catholiques dans les Hautes-Pyrénées, à Barèges. Partagé entre méditation, prière, sports, discussions intellectuelles, le temps de Barèges est celui d’une Université d’été, en même temps qu’une école spirituelle. Le Père Dieuzayde, très hostile à l’esprit d’Action française, a immunisé ces jeunes gens contre le positivisme de l’école nationaliste. Pour Marrou, comme pour Vignaux, tous deux issus de milieux modestes, attachés au régime républicain, l’influence de l’Action française est jugée aussi néfaste que pesante pour leur foi catholique. Aussi accueillent-ils avec satisfaction la condamnation de l’Action française. Marrou raconte qu’il faisait de la montagne dans les Alpes au cours du fameux été 1926, qui vit paraître la lettre du cardinal Andrieu5 contre l’influence pernicieuse de l’Action française, et que, sitôt la nouvelle connue, il adressa une carte postale à son ami Vignaux pour lui dire le soulagement qu’il éprouvait.

7Au camp Bernard Rollot6 de Barèges régnait une liberté de recherche, de libres confrontations, de franches discussions à la lumière de la foi chrétienne, en même temps qu’une passion de découvrir la montagne, mais aussi l’art et la culture. Parmi les nombreux témoignages sur Barèges, il faut mentionner l’attachante plaquette publiée à Bordeaux par les amis du Père Dieuzayde qui rassemble les causeries faites au camp de Barèges de 1934 à 19587. Marrou a laissé un souvenir sur son expérience personnelle de Barèges :

« La première chose à se dire, en effet, quand on monte à Barèges, c’est qu’on en redescendra un jour. Plusieurs d’entre les plus grands des Pères de l’Eglise (saint Jérôme, saint Jean Chrysostome) ont dû le meilleur d’eux-mêmes aux années qu’ils ont passées dans les solitudes du désert de Syrie. Dans la mesure où les choses peuvent être comparées, nous pouvons dire : le Camp, pour nous, c’est le désert. On a tout laissé en bas : nos bassesses, nos lâchetés, nos limites, les cadres humains où s’usent et s’amoindrissent nos élans et nos désirs, nous y sommes montés comme au dernier haut lieu, (…), à la rencontre de nous-mêmes, et nous y avons rencontré plus que nous-mêmes »8.

82) l’autre milieu est celui de la revue Politique, fondée en 1927 par Charles Flory, le gendre de Maurice Blondel9, dans un esprit et une volonté de réflexion et d’approfondissement chrétien et le but clairement affiché de rompre avec un catholicisme intransigeant, moins ignorant des réalités du monde contemporain que systématiquement méfiant et prévenu contre des innovations qui proviennent de l’esprit du monde. Le principal animateur de la revue Politique est Paul Archambault10, disciple de Blondel. On y trouve aussi Georges Bidault, Marcel Prélot, Joseph Hours, Jean Lacroix, Georges Hourdin, Luigi Sturzo, c’est-à-dire la mouvance d’inspiration démocrate-chrétienne. Henri Marrou y assure de 1928 à 1934 une chronique consacrée de préférence à la vie intellectuelle, mais débordant ce cadre. Il donne aussi quelques articles, sous le pseudonyme d’Henri Davenson11, dans le périodique mensuel créé en janvier 1932 par les étudiants de la Jeunesse étudiante chrétienne, Chantiers. A partir de la création de la revue Esprit, il collabore régulièrement au périodique fondé par Emmanuel Mounier. La revue Politique est un foyer de pensée libre, un lieu de réflexion et de proposition, qui, dans le monde catholique de l’époque, se situe plutôt au centre gauche.

9Après avoir obtenu l’agrégation d’histoire en 1929 (second) et accompli son service militaire, au cours duquel il épouse Jeanne Bouchet12, Marrou séjourne en Italie : de 1930 à 1932, il est élève de l’Ecole Française de Rome pour y préparer sa thèse dont le sujet est déposé à la Sorbonne en décembre 1931, sous le titre : « La notion de culture intellectuelle chez saint Augustin »13. Il la soutient en 1938 après avoir été professeur à l’institut français de Naples (1932-1937) et avoir enseigné à l’Université du Caire (1937-1938). Au cours de ses séjours en Italie, le contact est maintenu avec ses amis parisiens et ses camarades jécistes. Il souffre en Italie de la mainmise du régime fasciste sur la culture et déplore l’absence de débat intellectuel : « L’Italie fasciste est, intellectuellement, un vase clos ; on en revient comme on sort du désert », écrit-il le 15 octobre 193114.

10Les thèmes des articles écrits dans Chantiers et dans Politique sont contemporains de la préparation des Fondements d’une culture chrétienne, d’où la proximité des préoccupations et la similitude des thèmes abordés.

11Ce livre est un travail personnel rédigé en majeure partie en Italie, mais c’est aussi un travail d’équipe, comme l’indique la « Dédicace aux compagnons », qui en constitue l’étonnant préambule :

« Voici mon livre, voici le travail dont vous m’aviez chargé. Ce n’est pas trop tôt, n’est-ce pas ? En avons-nous assez parlé ! Il y a bien longtemps que c’était convenu : je devais écrire un livre sur le problème de la Culture, sur l’intelligence et la manière de s’en servir (…) Je vous ai laissés à Paris vous démener tout seuls au milieu de l’action et des hommes et je me suis retiré au désert. Je partais pour l’Italie, j’avais devant moi quelques années de solitude lumineuse et tranquille. Vous trouviez cela très bien ; vous disiez : tu pourras écrire pour nous et penser tout à ton aise »15.

12Le problème de la culture chrétienne est au cœur des débats des étudiants qui fondent Chantiers au début de l’année 1932. La double expérience de la guerre, qui a frappé leurs aînés, et de la crise économique qui en est à leurs yeux le prolongement, les pousse à inventer un monde libéré des impasses où se sont enfermés leurs aînés. Refus d’un optimisme fondé sur le mythe du progrès, désir d’innovations et de ruptures, vive conscience d’une « crise de civilisation », autant de traits qui font de ces jeunes chrétiens des contemporains des Non-conformistes des années 30 16. Le premier éditorial de Chantiers est clair : la crise atteint l’ensemble de la société et appelle des transformations et d’audacieuses innovations :

« Nous nous défions de toutes les formules et de toutes les idéologies qui s’obstinent à apporter des solutions anciennes (et paresseuses) à des problèmes nouveaux. Notre volonté de reconstruction s’appuie sur une critique. Voir clair et juger vrai avant d’agir. Puis, un appel à la résurrection : ce n’est pas parce que le monde s’est jeté dans une impasse où s’entassent les cadavres que toute promesse de rédemption est abolie... nous travaillerons à repenser tous les grands et les petits problèmes qui font et feront la trame quotidienne de la vie de notre génération. Pas à pas, nous referons une atmosphère chrétienne, où des institutions chrétiennes puissent surgir. Christianisme loyal et conquérant. Car ce n’est pas en prêchant la révolution mondiale, ni en marmonnant un christianisme de sacristie, ni en battant la coulpe de ceux de nos aînés qui ont semé notre route d’erreurs, que nous empêcherons le monde de crouler ; c’est en travaillant méthodiquement à refaire une charpente à ce monde délabré, à refaire un « climat » spirituel exempt de miasmes. En instaurant un ordre de chrétienté »17.

13Voilà qui éclaire la perspective dans laquelle s’inscrit Marrou. Si ses camarades l’ont désigné, c’est qu’ils savaient à qui ils confiaient la tâche de faire la synthèse de leurs débats et de leurs espoirs : doué de qualités intellectuelles exceptionnelles, il a déjà acquis une culture étendue et profonde ; il est tour à tour philosophe, historien, poète, artiste, musicien. Il ajoute une grande indépendance d’esprit à un jugement sûr. Ainsi, pour prendre un exemple précis, un article sur : « le problème colonial et l’idée de civilisation », publié à l’occasion de l’Exposition internationale de 193118, se garde de toute exaltation comme de tout dénigrement19. A l’égard des modes, si fréquentes en milieu intellectuel, il conserve une distance : « Comme il y a dix ans le néo-thomisme, c’est le communisme aujourd’hui qui paraît aux jeunes intellectuels le placement le plus sûr »20. Face aux engouements, notamment devant le style de vie américain, ses jugements sont exempts de complaisance : c’est ainsi qu’il manifeste une extrême réserve à l’égard du livre de l’ouvrier métallurgiste Hyacinthe Dubreuilh, Standards, Le travail américain jugé par un ouvrier français 21, auquel il reproche de « prendre à son compte l’optimisme officiel de la bourgeoisie américaine »22. En revanche, il salue la jeune génération critique incarnée par Sinclair Lewis et surtout Waldo Franck, dont le livre Nouvelle Découverte de l’Amérique lui paraît avoir saisi mieux que quiconque « le problème moderne de la culture ». A plusieurs reprises, il dit sa dette à l’égard de cet auteur23.

14Pour ce qui est de la culture française, il affiche, entre autres, une appréciation positive, non sans « de grandes réserves » toutefois24 à l’égard de l’œuvre de Malraux, surtout à propos de La Condition humaine, dont il souligne que le thème essentiel est celui de la grandeur et de la dignité de l’homme et, très secondairement, celui du prolétariat25. Quant au débat sur les relations entre peuple et culture, c’est-à-dire la querelle Garric-Guéhenno, il manifeste à l’égard du Belleville de Robert Garric une réserve car il juge que, pour émousser la peur bourgeoise, Garric a atténué les âpretés de la condition ouvrière. En mar – quant sa préférence pour Jean Guéhenno, il désenclave le catholicisme et l’invite à l’ouverture, mais garde pourtant sa distance : à ses yeux, en privilégiant la question des rapports de la culture avec le peuple, ce dernier confond le symptôme avec le mal26.

15La question d’une culture authentiquement populaire est au cœur des réflexions de l’historien : celle-ci lui paraît inconciliable avec un humanisme trop dépendant de la seule technique ou avec une civilisation enivrée par le mythe du progrès et peu sensible aux justes observations de Georges Sorel relatives aux Illusions du progrès (1908). Le malaise intellectuel de l’après-guerre provient de ce divorce croissant entre la culture du peuple et la vie intellectuelle d’une élite de dilettantes qui cultivent un art d’esthètes27. C’est un tout autre climat qu’il faut instaurer28.

16Fondements d’une culture chrétienne n’est pas un ouvrage de méthode historique, mais plutôt la méditation d’un jeune philosophe de l’histoire qui invite à dépasser les cadres méthodologiques étroits en proposant une réflexion élargie sur les conditions, les facteurs et les possibilités concrètes de rebâtir une civilisation chrétienne dans le monde tel qu’il est devenu.

17L’attention portée aux grandes civilisations historiques (Marrou citait souvent Toynbee), comme les remarques à propos des interférences et des interactions entre les civilisations successives, conduisent à une réflexion sur le temps de l’histoire, son ambivalence, ses héritages et la conclusion qu’il n’y a jamais de création absolue en histoire. L’idée d’un enchevêtrement constant des faits historiques, d’une élaboration très complexe des civilisations, annonce un des thèmes de son célèbre ouvrage De la connaissance historique (1954) : la fameuse polyphonie qui caractérise toute époque historique et où s’entremêlent comme dans une symphonie les sons d’instruments différents, dont l’un décline, tandis que l’autre s’affirme doucement. L’historien demeure petit devant l’étendue du réel et a conscience de la grandeur des siècles qui l’ont précédé29.

Architecture du livre

18Fondements d’une culture chrétienne est divisé en trois parties, qui sont autant d’étapes qui jalonnent la nécessaire reconstruction d’une civilisation inspirée par le christianisme :

• d’abord, un diagnostic qu’il faut interpréter comme une analyse rigoureuse des éléments qui expliquent la nature et l’ampleur de la crise de civilisation d’après-guerre.

• ensuite, un Traité de la civilisation saine, qui définit les impératifs nécessaires à la restauration d’une civilisation orientée vers un centre, point d’absorption et de convergence des énergies éparses, c’est-à-dire, en clair, une vérité d’ordre métaphysique. Parmi les civilisations pourvues de ce centre, Marrou compte la Cité antique, le Bouddhisme tibétain, L’Islam, et la Chrétienté médiévale.

• enfin, par quelles méthodes et à quelles conditions est-il possible de reconstruire une civilisation chrétienne : à quelle « révision de vie » – voilà le maître mot – chaque individu en lui-même, puis la collectivité tout entière, doivent-ils procéder ?

1) Une génération inquiète

19La guerre a mis un terme définitif à LA civilisation triomphante, ivre de ses succès (légitimes) du XIX^e siècle. Les hommes parvenus à la maturité au lendemain de la guerre ressentent d’autant plus fortement ce qui les sépare de leurs aînés qu’ils ont été privés de leurs maîtres naturels, tombés devant l’ennemi. Ils n’ont pu bénéficier de l’enrichissante confrontation avec eux. L’euphorie de la victoire et du retour aux temps heureux de l’avant-guerre est à leurs yeux un leurre : on ne récréera pas le monde d’autrefois. Cette situation malheureuse peut aussi être un atout. Face à la crise de la culture, c’est-à-dire d’une science, d’un art, d’une littérature, qui se replient sur eux-mêmes et se coupent de la vie, la jeunesse a la possibilité d’inventer, de créer et de rompre :

« A mesure que s’enrichissait notre expérience, elle se faisait plus amère et plus critique ; l’atmosphère culturelle de notre temps a fini par nous devenir irrespirable.
Nous étions partis pleins de joie, choisissant cette route parce que nous avions cru n’y rien perdre de cette vie, de cette totalité humaine que nous sentions portée en nous. Mais notre espoir était trompé ; nous ne trouvions pas dans la culture de notre temps la nourriture substantielle, l’aliment intérieur qu’elle prétendait dispenser. Ici comme ailleurs nous nous sentions lentement appauvris, vidés de notre richesse vitale ; nous ne pouvions pas accepter davantage de nous contenter de ce schéma de vie »30.

2) A la recherche d’une « civilisation saine »

20Le travail qui s’impose consiste à rompre avec l’incohérence et le chaos, avec cet état où l’on voit chaque art, chaque métier évoluer de façon autonome, sans lien entre eux, de façon à retrouver un principe d’unité, c’est-à-dire une « doctrine commune sur le monde, l’homme et la vie », en un mot, une « métaphysique ». L’introduction d’une métaphysique peut transformer l’individu et se révéler créatrice de civilisation :

« Dès qu’un homme accepte une métaphysique, sa culture soudain se trouve orientée ; quelque chose lui donne de l’unité et un sens. Vivre, ce n’est plus seulement participer aux mœurs de la tribu, au mode de vie du milieu, à la civilisation ethnologique ; c’est avoir un idéal, chercher à réaliser un certain ordre d’Etre »31.

21L’orientation métaphysique se heurte à des pesanteurs car elle exige un effort, une révision de sa culture. Mais, si intense soit-il, cet effort ne sera jamais suffisant : aucune civilisation, quelle qu’elle soit, même métaphysique, ne parvient à la perfection. Un des principaux obstacles provient du phénomène naturel d’« osmose culturelle », c’est-à-dire de ce mode de vie habituel, quotidien, en quelque sorte indifférent à toute métaphysique : ainsi, par exemple, les Florentins du Bas-Moyen-âge, encore bons chrétiens, gagnés par l’intense activité mercantile devenue peu à peu dominante, ont été progressivement détachés du christianisme et immergés dans un capitalisme chaque jour plus conquérant. C’est un effort considérable, voire héroïque, qu’il leur aurait fallu mener pour rester fidèles à l’idéal chrétien.

22C’est de la fin du Moyen-âge que Marrou date la disparition de toute métaphysique directrice :

« Voilà quatre siècles au moins que notre civilisation a cessé d’être contrôlée, dirigée, purifiée par une vraie métaphysique »32.

3) Les modalités de la « révision de la culture »

23Cette révision de la culture a un caractère nécessairement radical, elle implique une profonde transformation intérieure, une rupture avec le milieu ambiant :

« Je vous invite à vivre sous un climat rude. Vous ne pouvez plus maintenant vivre simplement comme un homme de notre temps ; il vous faut lutter pour retrouver la santé qu’il ignore. Pour s’affranchir de la servitude où nous réduit la civilisation présente, il faut pouvoir réaliser en soi, autour de soi, une atmosphère assez chaude, assez prenante, pour qu’on n’y sente plus le besoin deséléments étrangers : il faut que la présence de la Vérité se rende manifeste sans le secours de l’exemple collectif ; et cela n’est pas possible sans une certaine tension de l’âme, un certain fanatisme, une détermination farouche.33.

24Dans un premier temps, qui peut se prolonger, cette révision de la culture exige un effort individuel :

« La révision de la culture doit conserver, au moins pour notre génération, un caractère individuel... il peut paraître vieux-jeu de défendre l’action individuelle. Mais il ne faut pas s’inquiéter de la mode »34.

25Enfin, cette œuvre de longue haleine doit adopter son rythme propre qui peut s’étendre sur plusieurs générations : même s’il est impossible de prévoir les modalités et les étapes qui façonneront cette future civilisation, il est clair qu’elle ne saurait être radicalement différente des autres grandes civilisations car c’est, au total, le même esprit qui anime les hommes.

26La construction de la civilisation se fait par le réemploi nécessaire de matériaux païens, comme on peut le constater dans les églises du premier Moyen-âge, sur lesquelles insiste l’homme de culture et le chrétien familier de la Rome antique et chrétienne :

« là où je me trouve le mieux accueilli, c’est dans les vieilles églises du premier moyen âge, celles de l’art pré-romain de Catalogne ou de France, de l’époque lombarde en Italie, ou mieux encore dans les basiliques romaines du V^e au IX^e siècles, élevées au milieu des ruines de la Rome païenne, avec les débris mêmes des temples écroulés : colonnades de San Lorenzo dont tous les marbres sont des fragments réemployés, murs de brique rose de Sainte Sabine sur l’Aventin, abside solennelle de Sainte Marie in Dominica, où luit une mystérieuse mosaïque mauve et or »35.

27Autre exemple, plus significatif encore, celui de saint Augustin qui peut servir de modèle en vue du travail à accomplir :

« C’est l’homme, certes, qui a le plus contribué à fonder la civilisation chrétienne, qui lui a fourni pour une large part ses cadres de pensée. Lui-même qu’était-il ? Je l’ai dit, je crois : un homme de l’antiquité vivant de la vie antique, pensant avec les techniques intellectuelles qu’il avait reçues de ses maîtres païens. Mais cette culture qui était en lui le retentissement d’une civilisation non chrétienne, il a travaillé à la christianiser ; il ne l’a pas rejetée, mais il a cherché à la transformer en lui autant qu’il était possible. Naturellement il n’a pas atteint le but que son génie avait su entrevoir : ce n’est pas lui, mais le lointain moyen âge qui a réalisé cet idéal de la culture chrétienne, doctrina christiana, dans la mesure imparfaite où cela était humainement possible »36.

28L’œuvre patiente n’a en effet abouti qu’au XIII^e siècle. L’attente a duré sept siècles. Seul compte le travail dans la foi. Ainsi c’est donc un appel à une confiance indéfectible dans l’espérance chrétienne qui anime ce texte :

« Ici s’achève l’élaboration de notre doctrine : vous savez maintenant où il faut aller. Un mot encore : j’ai défini cette notion comme un idéal ; il faut bien reconnaître qu’il ne sera jamais possible de la réaliser complètement ; du moins dans le temps et sur la terre »37.

29Telle est la substance de ce livre. Encore une fois, il porte la marque de son temps, ce début des années 1930, qui cherche de nouvelles voies à explorer38. Plusieurs propositions peuvent appeler discussions et réflexions. C’est ainsi qu’on est un peu surpris de la place considérable accordée au Moyen-âge, même si une restriction est nettement formulée :

« Je me suis souvent référé à la cité médiévale, parce qu’elle est un exemple commode d’une part de ce que peut être une civilisation saine, d’autre part, une civilisation chrétienne, mais je n’en retiens que les principes non les réalisations. Il ne me coûte pas de dire que le moyen âge est un échec »39.

30Cette exaltation du moyen âge coïncide avec le regard plus réservé porté sur l’Homme de la Renaissance, la pseudo-chrétienté du XVII^e siècle, et la réserve à l’égard des « fastueux édifices de la Contre-Réforme, du baroque italien ou du classicisme français ». Il est clair que derrière ces remarques perce moins la nostalgie d’un moyen âge idéalisé que la conviction qu’une civilisation chrétienne façonne, au long des siècles, un type d’homme dans lequel l’épanouissement du christianisme et de son fruit – la sainteté – a pu mûrir et prendre forme. La nécessité du temps et des délais de l’histoire doit être reconnue et est une constante de sa pensée :

« Sans dix siècles de christianisme ombrien, saint François et le franciscanisme eussent-ils pu s’épanouir ? Sans la Reconquista, saint Jean de la Croix eût été sûfi », écrira-t-il plus tard40.

31On pourrait rapprocher ce livre de celui de Maritain Humanisme intégral (1936) : il s’agit pour le philosophe thomiste de reconstruire une chrétienté ou plutôt des noyaux de chrétienté à partir de quelques élites, de fraternités temporelles d’un type entièrement nouveau. De son côté, Marrou parle « d’îlots culturels » (p. 156) de chrétiens d’élite. La perspective n’est cependant pas identique chez l’un et chez l’autre : plus directement préoccupée de la construction temporelle de la cité chrétienne chez le premier, plus attentive à une réforme en profondeur chez le second, toujours soucieux du nécessaire inventaire de l’héritage légué par l’histoire :

« Nous avons beau proclamer la faillite totale de notre culture moderne : ce n’est qu’à partir d’elle-même que nous pourrons commencer à créer celle qui doit la remplacer un jour »41.

32Faut – il établir une comparaison avec un livre publié plus de dix ans après, France, pays de mission (1943) ? Le constat de l’ampleur de la déchristianisation n’y est pas édulcoré, n’est-il pas majoré plutôt ? L’optique de Marrou est autre : s’il prend acte du caractère minoritaire des chrétiens, il l’accepte, sans doute contre son gré42, mais comme un fait sur lequel il faut bâtir sans arrière-pensée. Est-ce un hasard si son livre s’achève par la fameuse phrase de L’Epître à Diognète, qu’il devait publier plus tard dans la collection Sources chrétiennes (1952) :

« Pour tout dire, ce que l’âme est dans le corps, cela précisément les chrétiens le sont dans le monde... Elle est enfermée, l’âme dans le corps, et pourtant c’est elle qui l’anime. Les chrétiens sont enfermés dans la prison du monde, mais ce sont eux qui soutiennent le monde »43.

33L’espérance de l’historien est indissolublement terrestre et surnaturelle : sa vive conscience du mélange du bon grain et de l’ivraie en l’homme est renforcée par la longue méditation de La Cité de Dieu de saint Augustin. Le caractère inextricablement mêlé des deux cités est une constante de sa pensée, reprise avec force dans Théologie de l’Histoire :

« Il ne suffisait pas d’apprendre à distinguer les deux cités et leur affrontement ; il fallait encore préciser leurs rapports mutuels tels qu’ils nous sont donnés de fait dans l’expérience historique ; rapports complexes, « car ces deux cités sont entrelacées l’une à l’autre comme les brins d’osier dans une vannerie et intimement mêlées comme dans une émulsion chimique, si bien qu’il nous est impossible de les séparer, jusqu’au jour où le jugement les partagera », perplexae quippe sunt istae duae civitates invicemquepermixtae… (Civ. Dei, 1, 35), formule justement célèbre et que saint Augustin tout le premier a bien souvent reprise (…) et à bon droit : cette notion de mélange inextricable, permixtio, commixtio, est bien l’un des principes fondamentaux de la théologie chrétienne de l’histoire... »44.

Accueil fait au livre

34Fondements d’une culture chrétienne a reçu un accueil chaleureux de ceux qui l’avaient commandé, c’est-à-dire, tout d’abord, de l’équipe des étudiants de la Jeunesse étudiante chrétienne :

« Nous vous remercions, vous, notre aîné, de nous avoir dans un livre aussi vivant, tracé notre voie, notre devoir.
Notre devoir de vie, de vie intense, intensifiée par une connaissance active, amoureuse du monde, par une culture chrétienne (cette unité intérieure – puisque tout y est ordonné à Dieu) ; par la charité chrétienne (cette unité sociale).
Ce devoir gai – mais lourd – nous saurons le porter à notre tour – et le léguer à nos cadets. Nous saurons créer en nous une culture chrétienne et par là-même bâtir les fondements de la Cité de Dieu »45.

35De même, et plus encore, Paul Vignaux, le compagnon de l’Ecole normale, auquel le lient la même foi et la même détermination de rester fidèles à leurs origines sociales modestes46, est sensible à cet effort de réflexion « qui ne simplifie pas l’histoire » et refuse toute rupture entre la culture et le peuple. Entre autres préoccupations, ce que souligne Vignaux est significatif de l’intense besoin vécu par toute une génération de jeunes chrétiens, impatients d’agir et de témoigner leur foi publiquement, sans contrainte ni frein, frein du respect humain, frein surtout d’une autorité hiérarchique jugée trop conservatrice : il insiste sur la liberté désormais offerte à chacun, personnelle, inventive et créatrice, grâce à la possibilité d’une approche renouvelée de « l’antique problème des relations entre temporel et spirituel » :

« La métaphysique ne crée pas la civilisation, elle la sauve », : tenons fortement cette pensée centrale. Nous comprendrons, avec la fonction du spirituel, l’autonomie naturellement désordonnée du temporel. Ils ont à se joindre et à s’articuler l’un avec l’autre, en chaque homme vivant, autrement que par un système de cas de conscience, une chaîne de déductions abstraites... les êtres ne naissant pas selon un syllogisme, on ne résout pas les problèmes des techniciens, leurs difficultés morales même, avec des déclarations de principe. Par son refus de conclure sur un programme, par une façon de démission aux mains des spécialistes, ce livre mettra les jeunes en garde contre les Cités chrétiennes, bâties dans l’abstrait, qui ne comptent point avec le jeu humain des inventions politiques et économiques »47.

36On peut émettre l’hypothèse que ce livre a constitué pour ses lecteurs une propédeutique de réflexion, de discernement, d’établissement de critères de choix libres et inspirés, dans le but d’écarter avec résolution ce qui allait à l’encontre de la métaphysique chrétienne. En ce sens, ne constitue-t-il pas par lui-même une mise en garde contre la séduction des régimes totalitaires ?48

37Dans l’œuvre de Marron, ce livre a compté. Vignaux note son caractère « fondamental pour la compréhension de toute la suite »49. C’est un fait que le thème de la liberté et de la responsabilité de l’intellectuel chrétien est, dans l’esprit de Marrou, une des exigences chrétiennes les plus fortes et les plus nécessaires50. En 1966, dans une conférence à propos de Mounier51, il évoquait la responsabilité historique du chrétien face à la civilisation et il faisait allusion au projet de Mounier de fonder à côté Esprit un hebdomadaire qui s’appellerait Le Voltigeur, dont Littré donne la définition suivante : « un soldat d’élite de petite taille qui combat à la gauche du bataillon ». Telle devait être aussi la fonction de l’intellectuel chrétien dans la cité52.

38C’est dans la même continuité que s’inscrit un des derniers articles de Marrou dont le titre reprend celui du chapitre IV (troisième partie) des Fondements d’une culture chrétienne : « L’artiste et le savant ». Il y met en garde acteurs et créateurs dans le domaine de l’esprit contre une tentation toujours menaçante, celle de l’idolâtrie du travail :

« L’art ne nous fait pas sortir de la sphère proprement humaine... Il y a en nous un abîme que l’expérience artistique peut commencer à dégager, à sonder, mais que Dieu seul peut combler »53.

39Les termes ne sont pas éloignés de ceux des Fondements. Il faut revenir, pour conclure, à la leçon qu’en ont tirée les militants de la Jeunesse étudiante chrétienne, leçon de force et d’affrontement des obstacles, leçon de résolution dans l’espérance, si l’on en juge par l’extrait qu’en cite Chantiers en novembre 1934 :

« Allons-nous calculer nos chances, chercher à dater l’achèvement de notre travail ? Le temps est passé des rêveries millénaristes. Une seule chose importe : agir. Nous savons maintenant où aller. Nous n’avons pas besoin d’être invités à l’inauguration de la Jérusalem nouvelle pour travailler à sa reconstruction. Nous mourrons sous nos tentes, ces demeures périssables, après avoir toute notre vie travaillé dans le chantier des ruines. Nous savons du moins que nous n’y travaillons pas en vain : est-il besoin d’autre chose ? Nous ne sommes que de pauvres ouvriers qui faisons ce que nous avons à faire : cela suffit et nous lutterons sans arrêt et sans rémission d’espérance... »54.