Blondel face à l’historicisme : « Histoire et Dogme »
p. 83-93
Texte intégral
1La réflexion de Maurice Blondel sur l’histoire apparaît dans la critique de ce qu’il a appelé « l’historicisme »1. A ce sujet le texte majeur est Histoire et Dogme2 paru en 1904, onze ans après l’Action. Nous allons le situer, en analyser la partie critique et tenter d’en faire le bilan.
1. Situation
2La thèse de 1893 a suscité la réaction négative des philosophes rationalistes, notamment de Brunschvicg, auquel Blondel répond d’abord en 1894 dans la Revue de métaphysique et de morale. En 1896, il précise et développe sa position dans la Lettre aux Annales de philosophie chrétienne, assez improprement appelée « Lettre sur l’apologétique ». Celle-ci soulève à son tour l’opposition de certains théologiens peu ouverts à la pensée moderne et Blondel est entraîné dans des controverses que la crise moderniste va envenimer et qui vont le rendre suspect dans les milieux catholiques.
3Le modernisme est entré dans une phase aiguë avec « l’affaire Loisy » dans le domaine particulièrement sensible de l’histoire et de l’exégèse bibliques. Le philosophe d’Aix a d’abord suivi avec sympathie le travail de Loisy. Leurs premiers rapports manifestent un intérêt et une estime réciproques. Ils avaient conscience de mener une tâche commune, dans leurs domaines respectifs, pour exprimer la foi chrétienne dans le temps présent. C’est seulement le 10 novembre 1902 que le philosophe fait une timide réserve sur la christologie de l’Evangile et l’Eglise, tout en réaffirmant son approbation totale par ailleurs. « Plusieurs des points que je voulais toucher, que je toucherai, s’il plaît à Dieu, sont traités là et en termes presque identiques à ceux que j’ai employés dans mes notes préparatoires3 ». En février-mars 1903 Blondel a échangé plusieurs mémoires avec Loisy par l’intermédiaire de l’abbé Wehrlé, son ami très cher qui a été d’abord un fervent loisyste4. Cette correspondance sera abondamment utilisée dans Histoire et Dogme dont la rédaction a été précipitée, l’auteur voulant que ses articles paraissent avant la condamnation de l’exégète5. Mais celle-ci est portée par le Saint-Office dès le 16 décembre 1903, alors que le texte de Blondel ne commencera à être publié dans la Quinzaine qu a partir du 16 janvier 1904.
4Le philosophe a été amené à intervenir pour des motifs multiples : le conseil de ses amis parisiens (Wehrlé, Mourret), le sentiment de sa responsabilité intellectuelle, l’importance d’un enjeu qu’il considérait comme vital et auquel il voulait consacrer tout l’effort de sa réflexion : le rapport de la raison et de la foi, concrétisé ici dans celui de l’exégèse historico-critique avec le dogme christologique.
2. La critique des « solutions incomplètes et incompatibles »
5Blondel part d’un constat : aujourd’hui deux mentalités catholiques s’opposent, notamment à propos de la question biblique. L’une privilégie la méthode critique, l’autre l’autorité des formules doctrinales. La difficulté fondamentale réside donc dans le rapport de l’histoire et du dogme. Comment ces éléments apparemment hétérogènes qui composent le christianisme en tant que religion historique et dogmatique peuvent-ils coexister et communiquer ? Le passage de l’un à l’autre est comme « un aller et retour à franchir au-dessus de deux intervalles obscurs : car, s’il est vrai que les faits historiques sont à la base de la foi catholique, ils ne l’engendrent pas à eux seuls ni ne suffisent à la justifier totalement ; et, réciproquement, la foi catholique et l’autorité de l’Eglise qu’elle implique reviennent garantir les faits et en extraire une interprétation doctrinale qui s’impose au croyant comme une réalité historique elle-même, mais à d’autres titres que ceux dont l’histoire est juge » (392). Comment franchir ces « deux intervalles obscurs », comment « opérer la synthèse de l’histoire et du dogme, en respectant leur indépendance et leur solidarité également nécessaires ? » (392). Histoire et Dogme, après avoir posé le problème, se livre d’abord à la critique de deux solutions « incomplètes et incompatibles », « deux extrêmes opposés mais de même genre » : l’extrinsécisme et l’historicisme.
6L’extrinsécisme. Ce « néologisme barbare » vise le dogmatisme de certains théologiens, « idéologues mystiques qui prétendaient imposer leurs systèmes à la réalité concrète de l’histoire » (398). Ils entendent utiliser les faits comme signes pour les sens et preuves pour le bon sens. A partir de leur constat sensible on démontre par déduction le caractère divin de l’ensemble dont ils font partie. Une fois cette conclusion obtenue, on renvoie l’histoire comme une servante inutile.
7Mais on n’a pas considéré l’histoire, les faits pour eux – mêmes. On est resté à l’extérieur, on en a fait un usage extrinsèque, voire arbitraire, « les faits historiques ne sont plus qu’un véhicule dont l’intérêt se restreint à l’usage apologétique qu’on en peut faire » (395). L’appellation d’extrinsécisme est justifiée à plus d’un titre : « extrinsèque la relation du signe avec la chose signifiée, extrinsèque le rapport des faits avec la dogmatique qui y est superposée, extrinsèque la liaison de notre pensée et de notre vie avec les vérités qu’on lui propose du dehors » (397).
8Or cette position est devenue aujourd’hui intenable. Le passé ressuscite « grâce aux découvertes de l’archéologie et de la philologie » ; il est défini non plus « par les exigences de l’idéologie » mais « par les méthodes positives d’observation » (398). Les démentis de fait renversent les déductions intransigeantes, « non plus sur quelques détails, mais... sur toute une part de l’enseignement ordinaire qu’on avait extrait de la Bible » (398). Telle est l’origine de la crise présente.
9Cette critique de l’extrinsécisme, quoique rapide6, était courageuse et n’allait pas sans danger. Elle effraya le sulpicien F. Mourret qui un moment voulut déconseiller la publication. N’oublions pas qu’elle ouvrait la série des articles et risquait de provoquer une réaction défavorable chez les théologiens prévenus contre Blondel depuis la Lettre de 1896. D’ailleurs certains n’ont pas manqué d’en tirer argument contre lui, allant même jusqu’à supposer une secrète connivence entre le philosophe et l’exégète, pire encore, un accord fondamental de leurs positions, la critique de l’historicisme ne venant là que pour faire diversion. Ainsi l’abbé Maignen, dans la Vérité française de février-mars 1904, au cours d’une violente campagne, voit dans Histoire et Dogme « la plus notable tentative qui ait été faite pour réhabiliter dans l’opinion catholique les idées de M. Loisy ». Réaction malveillante mais significative d’un état d’esprit et de l’aveuglement des passions, interprétation fausse qui déplace le centre de gravité des trois articles de la Quinzaine. Car c’est bien l’historicisme, longuement analysé, qui est la cible principale de la deuxième partie d’Histoire et Dogme.
10L’historicisme. Si l’extrinsécisme impose à l’histoire, au nom du dogme, des exigences qui n’apparaissent plus compatibles avec une meilleure connaissance des faits, l’historicisme au contraire veut privilégier la connaissance historique7. Cela n’est pas nécessairement inconciliable avec la foi, voire avec une intention apologétique, s’il s’agit, non d’infirmer le dogme, mais plutôt de le faire sortir de sa formule abstraite. Cependant la difficulté demeure : comment passer des faits aux croyances ? Les faits de l’histoire et les réalités de la foi ne sont pas homogènes ; il subsiste entre eux un écart que la foi doit franchir. Quel rôle peut jouer ici l’histoire critique ?
11Blondel se livre à une longue critique de l’historicisme pour en montrer d’abord les lacunes philosophiques puis les insuffisances et les périls dans le domaine de l’apologétique. Il esquisse ainsi une épistémologie de la connaissance historique. L’histoire n’est pas auto-suffisante ; elle est tributaire de beaucoup d’autres savoirs et elle renvoie à des problèmes ultérieurs qu’elle-même ne peut résoudre. On concevait autrefois les sciences comme juxtaposées, chacune donnant son contingent de vérités absolues, son fragment d’ontologie, dont la somme constituait la totalité du réel. Indépendantes dans leurs recherches, elles étaient associées dans leurs résultats. La conception moderne est différente, elle postule au contraire « continuité et solidarité dans le travail de l’esprit ; hétérogénéité des points de vue et de la portée des affirmations scientifiques ; subordination de toutes les données relatives de la science aux problèmes fondamentaux et aux solutions dernière » (403 – 4). Ainsi les sciences ne sont plus cloisonnées de manière étanche, chacune n’a qu’une portée relative, toutes concourent à fournir « les données de ce problème métaphysique, moral et religieux, qui ne peut, sans une précipitation téméraire, être discuté fragmentairement et résolu par lambeaux » (404).
12D’après cette conception, « si l’historien a son mot à dire pour ainsi parler en tout ce qui touche l’homme, il n’a le dernier mot à dire en rien » (404). Mais qu’est-ce que l’histoire ? Blondel la définit ainsi : « C’est tout ce qui, dans la vie des sociétés humaines, est matière de constatation ou de témoignage et tout ce qui, avec ces données pour base d’induction, est explication du fieri de l’humanité, détermination des lois de son mouvement continuel et continu » (404). L’historien cherche à devenir « le perpétuel contemporain », « l’universel témoin » du passé ; alors que celui-ci n’a eu que des spectateurs partiels, il s’efforce d’en prendre une vue intégrale, à la fois détaillée et synthétique. Puis « il cherche à réintégrer, dans la science, non la réalité vécue, mais l’expression aussi intelligible que possible de cette réalité et l’explication du déterminisme qui en a relié – apparemment – tous les moments successifs » (404).
13On saisit ainsi l’étendue et l’ampleur de la science historique ; la totalité des phénomènes de l’histoire, mais aussi sa limite : les phénomènes ne sont que la manifestation extérieurement observable d’un travail intérieur invisible ; « ils n’épuisent pas l’action toute entière » (405). L’histoire réelle est faite de vies humaines, et la vie humaine ne peut subsister en une suffisance fermée. Vouloir s’enfermer dans sa spécialité, « cultiver son jardin en toute liberté », professer une totale abstention métaphysique, fût-ce sous prétexte d’incompétence, est en réalité une position exclusive qui fausse le statut même de la science.
14C’est à partir de cette distinction capitale entre « l’histoire-science » et « l’histoire réelle » que Blondel critique l’historicisme. Il lui reproche, non pas certes de confondre ces deux termes, mais d’opérer une « substitution alternante », « par une sorte d’oscillation infinitésimale » de l’un à l’autre. D’où des affirmations à la fois vraies et fausses, toujours équivoques. Tantôt on refuse d’envisager les problèmes de la métaphysique ou du dogme, ce qui est en effet méthodologiquement irréprochable. Mais, en même temps, on écarte les affirmations de l’ordre moral ou théologique, alors même qu’elles se donnent comme interprétation des faits historiques. Il s’agit alors, non plus d’une méthode qui reconnaît ses propres limites, mais d’une doctrine qui prononce des exclusions. Cette déviation résulte d’un mélange hybride. On a plaqué l’esprit critique moderne sur le fond d’une conception ancienne, réaliste, de la science comme équivalent du réel. La constatation des faits permet d’accéder à la réalité même ; toute la matière de l’histoire est constituée par l’objet du témoignage et « l’enchaînement de faits reliés par un déterminisme naturel ». « On va d’une méthodologie ou d’une phénoménologie tirer une ontologie qui ne sera qu’un phénoménisme » (408). On « va faire jouer à la donnée historique le rôle de la réalité profonde » qui est constituée par le contenu inépuisable de la vie et de l’action.
15Même si l’historiciste ne va pas jusqu’à confondre le phénomène historique avec la réalité même, il estime du moins qu’il est « la mesure de ce qu’on en peut scientifiquement connaître » (408) ; et que la science est le passage obligé pour atteindre l’histoire réelle. Il tend à prendre le dérivé pour l’originaire, le fait pour l’acte, le témoignage pour le témoin, la représentation pour l’opération initiale. Il cherche toute la matière de l’histoire dans l’évolution et s’applique à dégager l’intelligibilité d’un développement logique sans requérir ce qui fait que la série implique un développement organique. De ce fait, dans son application au christianisme, il échoue à élucider le rapport du Christ historique avec le Christ réel, du Christ historique avec ses premiers témoins, de l’Evangile et de l’Eglise, de la Révélation et de la Tradition.
3. Bilan
16Quel bilan pouvons-nous tirer de cette analyse critique ? Blondel n’était ni exégète, ni historien, ni théologien. Il avoue sa « cécité philologique », son incompétence exégétique. C’est ainsi qu’il argumente à partir des discours du IVe évangile, comme s’ils rapportaient les ipsissima verba de Jésus. C’est là un point de désaccord et d’incompréhension dans la discussion avec les exégètes, non seulement avec Loisy mais également avec un interlocuteur aussi bienveillant que F. von Hugel. Blondel intervient ici, comme il l’a fait dans la Lettre de 1896, en sa qualité de philosophe, ainsi que le manifeste le sous-titre : « les lacunes philosophiques de l’exégèse moderne ». Plus tard, dans ses Mémoires, où il a durci ses premières réactions. Loisy contestera la pertinence de la philosophie dans le débat historique, et particulièrement de la philosophie blondélienne, selon lui trop spéciale et obscure. Le philosophe d’Aix aurait ainsi voulu imposer sa philosophie dans une question où elle n’avait pas lieu d’être et il aurait fait grief à l’exégète de ne pas la mettre dans son histoire8. Blondel n’est certes pas mu, comme l’en accuse Loisy, par le désir de « planter là son drapeau »9. Il est vrai qu’Histoire et Dogme est en pleine cohérence avec la philosophie de l’action, mais peut – on reprocher à un philosophe d’avoir une pensée cohérente ? D’autre part, si Loisy se défie ouvertement de la philosophie, s’il revendique de n’être qu’un « pauvre déchiffreur de textes »10, cette réserve n’exprime pas complètement son attitude.
17Il avait en effet le projet d’une œuvre d’ensemble dont témoigne un gros manuscrit rédigé en 1898-1899 dont il a repris certains éléments dans ses écrits postérieurs. Or il est intitulé de manière significative : La crise de la foi dans le temps présent. Essais d’histoire et de philosophie religieuse11. En outre, dans un texte de 1914 publié en préface de la cinquième édition de l’Evangile et l’Eglise en 1930, l’exégète déclare que si, dans « le petit livre rouge », il n’y avait pas lieu de produire systématiquement une philosophie générale de la religion, il n’était pas difficile de la dégager.
18Le premier mérite de Blondel, d’autant plus remarquable qu’il ne semblait guère préparé à traiter de ces matières, a été de prendre au sérieux la méthode historique. En témoignent, non seulement son refus de l’extrinsécisme, mais également, à sa manière, sa longue critique de l’historicisme, Loisy jugera plus tard sa position comme exclusive de toute méthode critique12. Mais Blondel ne récuse pas la méthode critique de l’histoire-science ; s’il la relativise par rapport à l’histoire réelle, ce n’est pas pour la discréditer, au contraire, c’est pour lui épargner la dérive historiciste, c’est pour en asseoir la légitimité et la valeur. Il tend à dépasser le positivisme historique et à amorcer une épistémologie de l’histoire. Sur ce point il apparaît comme un précurseur en ce qui concerne la France. Si les résultats de l’érudition allemande ont vivement impressionné nos historiens, la réflexion philosophique, notamment celle de l’école néo-kantienne, ne les a guère atteints. On sait comment Langlois et Seignobos signent leurs condamnations sans appel par la formule rituelle : « C’est une hypothèse métaphysique ». Au témoignage de Marrou, en 1925, le positivisme continue de régner en maître à la Sorbonne ; la philosophie critique de l’histoire n’émerge qu’en 1938, avec la thèse de R. Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire. Or, depuis longtemps, Dilthey, suivi entre autres par Troeltsch, avait entrepris cette réflexion épistémologique, mais sans grand écho du côté français13.
19Contre le positivisme du fait attesté par le document Blondel fait appel à la subjectivité, vue de manière valorisante, et à la nécessité de l’herméneutique. Un fait est toujours élaboré, il est un signe offert à l’interprétation. « Et ce qu’on prend pour de simples constatations, n’est souvent que constructions. L’observateur, le narrateur est toujours plus ou moins un poète... » (405).
20D’une manière plus précise, le philosophe d’Aix a souligné la complexité de ce que nous appelons un fait, et il en a donné une fine analyse, en une algèbre subtile, dans un article qui a suivi Histoire et Dogme, intitulé De la valeur historique du dogme 14. En ce qui concerne l’historicité des faits (A) il distingue plusieurs niveaux, le signe sensible (a), le témoignage (a’), la réalité de l’événement (a’1), l’etat de conscience (a” 2) ou de l’être attesté (a”3). Il existe une autre série de faits plus complexes (B) dont la valeur historique se complique d’une valeur religieuse, ces deux éléments pouvant être en relation soit extrinsèque (b>), soit intrinsèque (c), mais toujours en rapport, à des degrés divers. Blondel refuse un simple parallélisme en vertu de la spécificité chrétienne de l’incarnation : le christianisme est un ensemble complexe et indissociable de fait et de sens.
21La position blondélienne est intéressante, non seulement par ce qu’elle propose, mais aussi par les questions, voire les difficultés, qu’elle soulève. On peut se demander par exemple si, tout en lui refusant l’indépendance et en la relativisant par rapport à l’histoire réelle, Blondel n’accorde pas trop à l’histoire-science, dans la mesure où il lui attribue le pouvoir de fournir aux réalités dogmatiques « un commencement de preuve »15.
22Mais peut-être veut-il plutôt souligner au contraire son insuffisance. On ne peut, en effet, remonter du fait au dogme par un mouvement continu, « … il y a presque toujours, en matière de faits religieux, des lacunes et des hiatus dans la chaîne de la preuve »16.
23Cependant Blondel demande à l’historien de prendre en compte, non seulement le mouvement qui va de l’histoire au dogme, mais celui, dans l’autre sens, qui va du dogme à l’histoire. Or l’historien comme tel peut-il accéder à ces « titres justificatifs des affirmations doctrinales qui intéressent la réalité historique » ?17. Si « l’interprétation doctrinale impose au croyant des certitudes de fait, mais à d’autres titres que ceux dont l’historien est juge » 18, il faut souligner en effet que de telles certitudes s’imposent au croyant, mais on ne voit pas comment elles s’imposeraient en dehors de la foi (dont la science historique est indépendante par méthode). Certes, ces titres justificatifs, l’historien n’a pas le droit de les nier. Mais dire qu’il ne peut en faire abstraction, « puisqu’ils sont » 19, c’est faire interférer ici une affirmation qui procède de la foi. En outre, il ne suffirait pas de ne pas en faire abstraction, il faudrait en tenir compte positivement dans le travail historique. Enfin on peut se demander à quoi servirait un tel travail, délicat et aléatoire, si cette incidence du dogme sur l’histoire, comme Blondel sera amené à le préciser, affecte l’histoire réelle mais non l’extériorité des faits20, pour l’histoire-science rien ne serait donc changé de la connaissance de ces faits.
24Il est vrai qu’il existe, d’après Blondel, un domaine qui se situe entre le document (objet premier de l’histoire) et la foi (qui lui est extérieure par méthode). L’historien aurait accès à ce no man’s land sans pénétrer sur le terrain de la foi et sans sortir de sa science, tout en arrachant celle-ci à l’étroitesse de l’historicisme.
25C’est ainsi qu’il pourrait examiner ces autres « titres justificatifs des affirmations doctrinales qui intéressent la réalité historique ». Blondel donne comme exemples « l’impression directe et concrète des premiers témoins », le fait que les actes du Christ appellent « un approfondissement infini »... à partir des rudiments d’interprétation que fournissent les documents, la pratique croyante qui constitue « une expérimentation collective »21. La suggestion est intéressante, même si l’exécution est difficile : l’historien peut tenter en effet une approche indirecte de réalités qui lui échappent en elles-mêmes, ainsi la résurrection de Jésus à travers la transformation des premiers témoins et l’élan de la communauté naissante...
26Le philosophe exploite ce qu’il a décrit comme la conception moderne des sciences et de leurs rapports. Chacune d’elles n’est pas suffisante et n’a qu’une portée relative. Prises isolément les analyses historiques sont trop courtes, surtout pour un objet tel que le christianisme qui implique des facteurs multiples et hétérogènes, dont certains sont présentés comme surnaturels. Ce n’est pas la multiplicité des indices isolés, c’est leur convergence dans le tout qui seule a valeur décisive. Pour atteindre l’histoire réelle la science historique ne suffit pas, elle doit s’ouvrir à d’autres concours. C’est à cette exigence que la réflexion blondélienne la rappelle opportunément. Mais, à trop lui demander, on l’inciterait à outrepasser ses limites, ce qu’on lui reproche justement par ailleurs.
27N’y aurait-il pas là chez Blondel, une subtile contradiction, « une sorte d’oscillation infinitésimale », comme il le dit à propos de l’historicisme ? Cette question provient peut-être de ce qu’il ne désigne pas ici quelle sera la science architectonique de la vaste synthèse qu’il envisage, par rapport à laquelle il faudrait situer ce qui revient à la science historique. Il a sans doute en vue l’apologétique, dans la mesure où elle doit organiser l’articulation de la philosophie et de la théologie. Incontestablement la philosophie a ici un rôle médiateur essentiel, en tant que science de l’action22. Par ailleurs il est surprenant que Blondel n’évoque pas expressément le rôle du théologien et sa compétence propre, même s’il parle incidemment d’une « théologie expérimentale ». Ici, comme dans la Lettre de 1896, le statut épistémologique de la théologie n’est pas nettement défini par rapport à l’affirmation de foi. Les deux termes en question sont effectivement histoire et dogme, et la théologie n’est pas exactement située par rapport à celui-ci. La réflexion sur le dogme est à peine amorcée23 ; il faudra attendre la question d’Edouard Le Roy l’année suivante pour soulever le débat sur ce point24.
Conclusion
28Fondamentalement, plus que la conception de l’histoire, ce qui sépare Blondel de Loisy, c’est la question christologique. Pour le philosophe tout se joue sur cette alternative :
Ou bien le Christ est un fondateur qui a agi dans l’histoire et dont l’œuvre s’est développée selon une évolution naturelle par le jeu de forces extérieures : comme tout acteur historique, il n’a été que le point de départ d’un devenir qui l’éloigne de nous toujours davantage. « Est-ce seulement de ce qu’il a livré au déterminisme historique et de ce que les répercussions de son action dans l’engrenage des faits et des consciences humaines en ont tiré, qu’est issue l’Eglise ? » (412 – 3).
Ou bien « Est-ce de ce que le Christ a été et est encore, de ce qu’il a voulu et prévu, de ce qu’il opère en même temps que de ce qu’il a enseigné que procède le christianisme ? » (412). En ce cas, le Christ continue d’agir dans son œuvre ; celle-ci se déploie selon un développement organique et vivant, « création continue à partir d’un germe qui transsubstantie ses propres aliments » (422). Si bien que l’on peut faire refluer sur l’origine ce que l’histoire a explicité pour mieux la connaître dans son essence même. Cette continuité vivante, Blondel va, dans la dernière partie de son étude, la découvrir dans la Tradition, répondant ainsi à la question initiale. C’est elle qui fait communiquer l’histoire et le dogme comme l’action fait communiquer le fait et l’idée. Nous nous arrêtons au seuil de cette dernière partie car elle dépasse notre sujet : plus que la conception blondélienne de l’histoire elle exprime la fécondité de la philosophie de l’action dans son rapport à la théologie.
Notes de bas de page
1 Ce terme a chez Blondel une signification restreinte et précise ; il désigne une certaine attitude de l’historien-exégète par rapport aux textes du Nouveau Testament. Il ne contrevient pas toutefois au sens plus large, habituellement reçu : une conception qui privilégie l’histoire parmi les sciences humaines, comme principe explicatif ou relativisant.
2 M. Blondel, Histoire et Dogme. Les lacunes philosophiques de l’exégèse moderne La Quinzaine 16 janvier 1904, pp. 145-67 ; 1er février, pp. 349-73 ; 16 février, pp. 433-58. Nous citons d’après l’édition des Oeuvres complètes. T. II, Paris, PUF 1997, pp. 391-453 (les chiffres dans le texte renvoient aux pages de ce volume).
3 Au cœur de la crise moderniste. Le dossier inédit d’une controverse. Lettres... présentées par R. MARLÉ, Paris, Aubier 1960 (sigle : CCM), p. 49. La présentation faite dans cet ouvrage est parfois trompeuse dans la mesure où elle situe trop tôt le dissentiment entre Blondel et Loisy. Elle donne l’impression de vouloir créditer Blondel d’une prescience, alors qu’il s’agit d’un effet rétrospectif (çf. p. 34-5).
4 CCM ch. 3, pp. 70-113. Wehrlé se sépare de Loisy lorsqu’il apprend que celui-ci « au fond ne croit pas à la divinité du Christ dans le sens catholique » (lettre à Blondel du 3 février 1903, CCM p. 71).
5 D’où la note de la rédaction au début du premier article (dû à F. Mourret) cf. CCM p. 179). Elle est embarrassée et imprécise : « Ces pages étaient écrites avant les actes récents de l’autorité ». Or à cette date seule la rédaction du premier article est « avancée ». Voir M. Blondel-A. Valensin, Correspondance, Paris, Aubier 1957, t. I n. 36, 1, pp. 110-117. Remarquer que l’étude de Blondel se présente sous la forme d’une lettre au directeur de la revue, en date du 20 novembre 1903.
6 La critique de l’extrinsécisme occupe les pages 394 et 399 ; celle de l’historicisme les pages 399 à 430, c’est-à-dire la fin du premier article (pp. 399-409) et la totalité du deuxième (pp. 409- 430).
7 Blondel vise évidemment Loisy qui vient de publier l’Evangile et l’Eglise, mais sans jamais le nommer. « J’isole des thèses abstraites pour les présenter avec la rigueur qu’elles n’offrent pas dans la réalité des doctrines où souvent d’heureuses inconséquences et d’illogiques compensations corrigent provisoirement le péril des tendances dominantes » (394).
8 A. Loisy, Mémoires pour servir à l’histoire religieuse de notre temps. Paris, E. Nourry, 3 tomes, 1930 – 31.
9 Ibid., II, p. 392.
10 CCM, p. 72.
11 Analyse dans Mémoires... I, pp. 445-7.
12 Mémoires... II, p. 228.
13 Notons cependant que Loisy a publié, à plusieurs reprises, des recensions de l’œuvre de Troeltsch.
14 Bulletin de littérature ecclésiastique, février-mars 1905, pp. 61-77. Blondel répond à un article de L. Venard paru dans ce même Bulletin de Toulouse en novembre-décembre 1904. Nous le citons d’après les Œuvres complètes, t. II, pp. 494-507.
15 De la valeur historique du dogme, p. 497.
16 Ibid., p. 505.
17 Ibid., p. 497.
18 Ibid., p. 494.
19 Id., p. 499. Blondel écrit : « … titres dont l’historien critique ne peut définitivement faire abstraction ». Certes l’abstraction est purement méthodologique, mais elle est constitutive de la science historique et coextensive à elle.
20 « Je ne me préoccupe pas, comme on m’en prête l’intention […] “de mieux connaître et de mieux décrire que les disciples immédiats du Sauveur les aspects extérieurs de sa vie terrestre” il s’agit grâce au recul du temps et par l’expérience divinement assistée de l’Eglise, de discerner explicitement le contenu essentiel du message du Christ et d’y reconnaître la vraie lettre qui doit être prise à la lettre », Id., p. 496.
21 Id., p. 497.
22 « … tant qu’on n’aura point nettement conscience qu’entre la dogmatique et l’exégèse il y a une science, une vraie science de l’action, capable de dégager au profit d’une théologie expérimentale et progressive les leçons tirées de l’histoire par la vie, il n’y aura que conflits renaissants et tentatives d’empiétements ou d’obstacles mutuels » (453).
23 Quelques notations incidentes : 437 n.l ; 445 n.l.
24 E. Le Roy, « Qu’est-ce qu’un dogme ? » La Quinzaine 16 avril 1905, pp. 495-526, rprtdans Dogme et critique, Paris, Bloud, 1907. Réponse de Wehrlé (inspiré par Blondel) dans « De la nature du dogme », Rev. biblique, 1er juillet 1905, pp. 323-4.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les entrepreneurs du coton
Innovation et développement économique (France du Nord, 1700-1830)
Mohamed Kasdi
2014
Les Houillères entre l’État, le marché et la société
Les territoires de la résilience (xviiie - xxie siècles)
Sylvie Aprile, Matthieu de Oliveira, Béatrice Touchelay et al. (dir.)
2015
Les Écoles dans la guerre
Acteurs et institutions éducatives dans les tourmentes guerrières (xviie-xxe siècles)
Jean-François Condette (dir.)
2014
Europe de papier
Projets européens au xixe siècle
Sylvie Aprile, Cristina Cassina, Philippe Darriulat et al. (dir.)
2015