Préface
p. 13-16
Texte intégral
1Sur un terrain labouré en long et en large par les historiens de l’époque napoléonienne, Silvia Marzagalli a creusé un nouveau sillon qui enrichit le paysage. Sa réflexion, centrée sur les milieux du négoce dans les villes portuaires affectées par le Blocus continental, a comme objectif au premier degré d’apprécier la gravité des effets négatifs, pour ces milieux, de la guerre commerciale menée contre la Grande-Bretagne. Se greffe sur cette question celle des mutations structurelles engendrées ou accélérées par les perturbations d’une décennie si chargée d’événements qu’elle commande souvent une attention quasi exclusive aux péripéties mouvementées du court terme. De là la tendance, dans les travaux classiques, à mettre l’accent sur les ruptures ; après 1815 rien ne serait plus comme avant la Révolution, dans l’ordre du commerce international comme dans beaucoup d’autres domaines. Sans méconnaître les discontinuités, Silvia Marzagalli a un autre point de vue sur le poids, l’action et les préoccupations des milieux négociants ; elle ne néglige pas les fils renoués, après 1815, avec des structures d’Ancien Régime.
2A résumer aussi schématiquement la perspective de l’auteur, on rendrait mal compte de la qualité d’un travail qui ne vise pas à faire du bruit par une dialectique habile prenant le contre-pied des idées reçues. La thèse est construite méthodiquement, sur la base d’une étude comparative de trois ports dans l’étendue du Grand Empire : Bordeaux, Hambourg et Livourne. Ces trois lieux ont été choisis à bon escient, ayant en commun l’importance de leur fonction comme foyer du commerce international, mais présentant chacun, comme champ d’observation, des spécificités bien caractérisées, leur position dans l’espace européen et la géographie des courants commerciaux d’un côté, et d’autre part les différentielles résultant de la chronologie de l’incorporation de Livourne et de Hambourg dans l’Empire. L’exploration des archives a été poussée avec autant de soin que si la visée avait été de dresser pour chacune des villes étudiées un bilan des effets locaux du Blocus. Les fonds consultés ont livré en abondance des informations inédites venant illustrer avec plus de relief, et parfois rectifier, nos connaissances sur les mesures prises par les autorités à tous les niveaux, sur les ordres et les interdictions et surtout sur les défauts d’application. Sous cet angle les développements sur les formes de la contrebande ne se bornent pas à confirmer la généralité des pratiques, ils s’attachent à expliquer les conditions générales et locales rendant impossible une répression efficace, en insistant notamment sur les faiblesses de l’appareil administratif.
3A toutes les étapes d’un travail où des matériaux de réemploi sont indispensables à l’encadrement, la sélection et l’organisation des données, inédites ou extraites d’une bibliographie qui n’a rien laissé échapper, se conforment à la ligne directrice d’une problématique raisonnée. il ne s’agit pas d’un triple ratissage, dans l’histoire locale, des phénomènes ayant quelque rapport avec le Blocus, mais bien de mettre en lumière les réactions des milieux de négoce à l’égard des contraintes entravant leurs activités habituelles. Si ces contraintes ont pris à partir de 1806-1808 un poids et une ampleur évidemment sans précédents, il est tout à fait judicieux, comme le fait l’auteur, d’y reconnaître un aspect de récurrence en évoquant les situations déterminées à plusieurs reprises au XVIIIe siècle par la guerre sur mer. L’expérience toute proche des années 1790 avait remis à l’ordre du jour les moyens classiques de maintenir des liaisons maritimes : recours au circuits détournés, aux services des Neutres, aux camouflages de la nationalité du pavillon ou de la marchandise. Cette panoplie restait en usage, en dépit des difficultés accrues par le renforcement des barrières dressées pour rendre le Blocus hermétique, et par l’extension progressive des territoires côtiers placés sous contrôle direct. Du coup les relais possibles dans un havre de neutralité se trouvaient rejetés de plus en plus loin, en particulier dans la Baltique. Dans la présentation de ces glissements, le coup d’œil de l’auteur est sensible à la nuance ; quand le Danemark devient l’allié de Napoléon, il reste néanmoins ouvert à la navigation neutre, principalement américaine. Nous touchons là un point dont ce livre souligne justement l’importance à plusieurs reprises : le rôle des intermédiaires américains. Un autre phénomène moins aisément perceptible est mis en relation avec les modifications rapides des voies par lesquelles les Anglais cherchaient et trouvaient un point d’accès pour leurs marchandises sur le continent : des maisons de commerce bordelaises, et plus encore hambourgeoises, établissaient des correspondances dans les carrefours libres, et l’attraction de ceux-ci provoquait une immigration de sauvegarde. Cette forme de réaction se rattachait à un trait structurel des populations négociantes ; la mobilité transfrontalière, la pratique des années de formation à l’étranger, l’essaimage des familles, les croisements matrimoniaux étaient traditionnellement des éléments déterminants de la solidité et de la plasticité des réseaux d’affaires internationaux.
4Emprunter des voies détournées n’était pas le seul moyen de franchir les obstacles dressés par les décrets. Dans les stratégies des négociants, l’adaptation aux circonstances consistait aussi à chercher des compensations dans des activités de substitution, dont les armements en course avaient toujours fait partie en temps de guerre. La documentation sur ces armements, dans la période du Blocus, n’avait jamais été collectée systématiquement ; sa présentation méthodique donnée en annexe est une mine de précieux renseignements, notamment pour les entreprises bordelaises. Un autre apport bien mis au point concerne les opérations commerciales effectuées sous licence. Il importait, en distinguant les types de licences délivrées, de croiser les données fournies par des états administratifs parfois incomplets ou contradictoires. Les tableaux dressés avec soin sur cette base permettent notamment de cerner au mieux possible le volume des exportations sous licence à Bordeaux en 1809-1810. Les décrets de juillet 1810 rendirent plus complexe le système des licences ; l’exposé traite à part comme il convient les « permis américains ». Mais le plus frappant dans son analyse pénétrante est la démonstration de l’utilisation d’une licence, dans le cas bien documenté d’une opération de Clamagéran et Olanyer en 1813. On voit là la pratique de la fraude au sein même du commerce légal avec l’Angleterre.
5Dans les observations rassemblées sur ce qui se passait dans les trois ports considérés, on retrouve à certains égards l’envers du bilan dressé, de l’autre côté, par le livre classique de François Crouzet sur l’économie britannique face au Blocus continental. Mais en marge du problème global de l’efficacité des barrières, c’est sur les acteurs continentaux du négoce que porte le questionnement de Silvia Marzagalli. Que penser du tableau sombre habituellement déduit de l’indéniable effondrement du trafic maritime ? Il faut convenir d’abord que les flux commerciaux sur une place, dans une période aussi troublée, ne sont pas mesurables par des mouvements de navires dans le port ni par des statistiques douanières. Les doléances répétées des négociants, les rapports pessimistes d’administrateurs, les impressions de bons témoins oculaires sont trop nombreux et concordants pour être pris à la légère ; rien n’allait vraiment bien et beaucoup de choses allaient très mal. L’originalité du travail accompli par Silvia Marzagalli est de pondérer cette image d’une conjoncture désolante par des arguments relativisant certaines apparences. Les difficultés traversées par les maison de commerce étaient en général moins dramatiques que les conséquences pour les couches populaires d’une activité économique réduite. il est judicieux de ne pas identifier le manque à gagner des uns à la misère des autres. Un indice qui plaide pour cette interprétation se fonde sur l’effectif des milieux négociants : il diminuait assez peu pendant la dizaine d’années où le commerce souffrait. Et les épreuves ne se traduisaient pas par une accélération du rythme des faillites. D’autre part les achats de biens immobiliers ne semblent pas signaler un mouvement précipité de retraite du capital commercial vers la propriété foncière.
6On voit mal sur quoi pourraient se fonder des estimations permettant de suivre les fluctuations du chiffre d’affaires réalisé par l’ensemble des négociants sur une place ou l’autre. Il n’y a rien à attendre de ce point de vue, de tentatives de chiffrer les dégâts par des supputations économétriques. Si des archives d’entreprises avaient pu être utilisées, les hauts et les bas observables sur un ou sur quelques cas individualisés n’autoriseraient pas des conclusions valables à l’échelle du groupe entier. En variant ses angles d’attaque, l’auteur a réuni un faisceau de présomptions convaincantes au niveau collectif. Au cours de ces années difficiles pour le négoce, le tissu du milieu a certainement subi des accrocs sévères ; mais au total il a résisté. La comparaison des trois ports fait bien ressortir que le déroulement et l’issue du conflit avaient modifié la donne. L’horizon devenait prometteur à Hambourg, alors que Bordeaux avait perdu un atout maître dans le commerce colonial. Mais ces contrastes ne doivent pas dissimuler à quel point, pour les réseaux du grand négoce, il y avait d’abord un retour à la normale. Instructif dans sa manière de présenter la complexité des péripéties, ce livre pose vigoureusement le problème des continuités, dans l’ordre économique et social, entre l’avant et l’après une coupure révolutionnaire. Comme travail inaugural d’une carrière de chercheur, il se recommande par la qualité d’une réflexion qui sait prendre du recul et de la hauteur.
Auteur
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Pierre Jeannin
E.H.E.S.S.
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