Chapitre VII. Les universitaires dans la ville : des intellectuels au service de la cité ?
p. 179-218
Texte intégral
1Confortablement installée, modernisée dans ses structures, la faculté accueille un nombre croissant d’étudiants et d’enseignants. L’institution, étudiée de l’intérieur, doit maintenant être replacée dans son milieu d’accueil lillois et régional. On se souvient en effet que les douaisiens avaient, au moment du transfert, mis en garde les autorités parisiennes contre un éventuel déménagement, au nom de la santé morale des universitaires. A Lille, dans la métropole de l’industrie, les facultés risquaient de n’être qu’un kyste surimposé par une décision arbitraire de l’Etat. Tout le problème est donc de savoir si la faculté, devenue lilloise, s’est transformée en un cloître replié sur lui-même, ou si au contraire, l’institution s’est rapidement intégrée dans le tissu social régional. Enseignants et étudiants littéraires forment-ils un monde à part, avec ses rites et ses valeurs, incompris par le reste de la population ? La faculté et ses clercs gardent-ils constamment la volonté d’éviter toute entrée dans le domaine du politique, considérant l’institution comme un lieu d’enseignement au dessus des querelles partisanes ? Les universitaires littéraires se transforment-ils au contraire en intellectuels qui interviennent dans la vie de la Cité au nom de certaines valeurs, se transformant ainsi en éveilleurs1 des consciences ? La faculté, avec son public spécifique d’étudiants et de professeurs lettrés forme-t-elle un milieu formateur de l’opinion publique ou ne fait-elle que suivre les évolutions générales ?
Universitaires et sociétés régionales
2Au départ, les facultés des Lettres devaient être... des foyers culturels pour la bourgeoisie locale. Mais sans doute est-ce là la rançon d’une transformation indéniable des facultés en foyers de recherches scientifiques, la science universitaire se replie dans ses bibliothèques et ses archives, rompant avec le public et le reste de la société2. La faculté lilloise qui se transforme elle aussi en un remarquable foyer scientifique connaît-elle ce grand renfermement, signe d’une progressive rupture avec le milieu local et régional ?
A. – Les cours publics
3Louis Liard, en 1890, parlant des facultés provinciales affirme qu’elles doivent toujours conserver avec l’Etat un cordon nourricier mais il faut aussi qu’elles soient enveloppées d’un placenta local. Il faut qu’elles trouvent sur place des sympathies, des stimulants, des sucs particuliers et de l’argent3. En fait, des liens nombreux et durables se tissent entre le milieu universitaire et les notables régionaux. Longtemps réclamée, largement fêtée lors de son inauguration, la faculté n’est pas délaissée par la suite. Elle se construit patiemment un réseau d’amitiés et de soutiens. Loin d’être une tour d’ivoire, elle prend l’habitude de s’ouvrir sur la région et d’accueillir un public nombreux et varié pour lequel elle organise des conférences. Mais à la différence des années 1808-1880, ce public n’est plus la seule raison d’être des facultés académiques qui ont aussi de nombreux cours réservés aux étudiants. Les cours publics ne sont plus désormais qu’une fonction annexe des facultés, un élément secondaire, presque ornemental de la vie des facultés, destiné à montrer le prestige et le travail de ses grands maîtres.
4Les cours publics se perpétuent à la faculté entre 1887 et 1914. Chaque année, la liste des cours destinés au public est proposée par le conseil de la faculté puis discutée et décidée par le conseil de l’université. En 1888-1889, sept cours publics sont ainsi réalisés par la faculté en accord avec la ville de Lille4 : un cours de géographie industrielle et commerciale (H. Cons), un cours de pédagogie et de psychologie de l’enfant (A. Penjon), un cours de littérature française et d’explication de textes (L. Moy), un cours de littérature grecque (E. Courdaveaux), un cours de littérature étrangère sur Charles Dickens (A. Angellier), un cours de littérature latine (E. Thomas) et un cours sur l’histoire de Lille et de la région du Nord (C. Petit-Dutaillis). Ces sept cours publics ont lieu régulièrement tout au long de l’année universitaire et demandent plusieurs séances sur chaque thème. Dans le même temps, des cours publics uniques sont aussi organisés. En 1888-1889 toujours, Dautremer fait une conférence sur les historiens latins et Ernest Langlois réalise une séance sur le théâtre au Moyen-Age en Picardie.
5A côté de ces cours publics existent également des conférences ouvertes. Ce sont quelques cours assez rares où les étudiants qui forment l’ossature du groupe accueillent quelques personnes étrangères à la faculté. En 1888-1889, sept conférences sont déclarées ouvertes telles que celles de paléographie du Moyen-Age, de paléographie grecque ou d’explication de textes en langues vivantes. Ces conférences ouvertes concernent donc essentiellement des cours de méthodologie qui accueillent quelques érudits locaux en plus des étudiants inscrits. Cette habitude devait disparaître avec la hausse des effectifs étudiants et l’organisation d’un système d’immatriculation et d’inscription plus contraignant. En 1911-1912, les cours publics sont toujours bien là. Onze cours sont proposés aux nordistes5. E. Langlois propose un cours de grammaire historique des dialectes flamand, picard et wallon et un T.P. de paléographie ; A. Demangeon réalise un cours de géographie régionale. A. Lirondelle dispense un cours de langue russe et A. de Saint-Léger deux cours d’histoire locale (Histoire des provinces du Nord de la fin du XVe siècle à la Révolution et un cours d’histoire de Lille. Jules Gay travaille quant à lui sur les rapports entre les latins d’Orient et Byzance à l’époque des croisades. Philippe Sagnac propose un cours sur l’économie sociale de la France au XVIIIe siècle. Firmin Nicolardot organise une série de conférences sur la religion d’Israël et le dogme trinitaire. En littérature française, le professeur Clément dispense un cours public sur Victor Hugo et ses grandes œuvres lyriques. Il y en a ainsi pour tous les goûts et toutes les sensibilités. L’examen précis des questions proposées au public pendant ces 27 années appelle quelques remarques. Les cours publics sont faits, le plus souvent, par les professeurs qui ont déjà acquis une renommée importante. Le nom du conférencier doit attirer un public de connaisseurs. Ce sont les professeurs titulaires qui règnent sur ces cours spéciaux. Les cours publics sont très souvent centrés sur des problématiques locales ou régionales. Le but recherché est d’attirer à la faculté un nombre important de personnes et si possible de personnalités. La plupart des cours restent cependant spécialisés et très pointus. Ce sont des exercices de vulgarisation des travaux personnels ou de recherches universitaires. En 1911-1912, Jules Gay fait un cours public tout au long de l’année sur les latins et leurs rapports avec Byzance à l’époque des croisades. Ce sont là assurément des cours assez étrangers aux préoccupations de la plupart des nordistes. Les cours publics ouvrent la faculté sur le monde extérieur mais en respectant des règles très précises : l’ouverture se limite en fait aux élites cultivées de la région. L’habitude se prend d’étaler certains cours publics sur plusieurs années afin de permettre une approche très précise et complète des problèmes. Les cours d’histoire de Lille, les cours de paléographie sont poursuivis de nombreuses années de suite. L’habitude se prend aussi de choisir un thème précis qui est ensuite traité pendant un trimestre ou un semestre par les quatre facultés lilloises. En 1913, une invitation montre6 que le thème retenu est celui de l’Angleterre contemporaine. Les conférences se font dans la grande salle des fêtes de l’université. Professeurs de Sciences, de Droit et des Lettres s’associent pour dresser un tableau le plus complet possible de la question choisie. Un professeur de Droit fait une conférence sur les doctrines et les faits économiques et sociaux en Angleterre. Deux professeurs de Sciences font une conférence, l’un sur le mouvement scientifique (Darwin) et l’autre sur le développement des Sciences-Physiques en Angleterre. Sur les dix séances prévues, les enseignants de la faculté des Lettres en réalisent sept : ills sont bien les spécialistes de ces cours publics. En 1911, l’université décide de traiter de l’Allemagne au XIXème siècle en neuf conférences7. On y parle de Goethe, de Beethoven mais aussi de la question d’Alsace-Lorraine (intervention de J. Gay le 24 février 1911) ou de la politique de l’Allemagne contemporaine (intervention de P. Sagnac le 16 mars 1911). L’examen des questions littéraires et artistiques n’empêche donc pas les enseignants d’aborder certains thèmes assez brûlants qui passionnent l’auditoire. Le fait de rendre un cours public ou de le réserver aux seuls étudiants est décidé par le conseil de la faculté. Un procès-verbal de réunion du conseil de la faculté, signé par le doyen Angellier nous montre ce travail de répartition8. Le 27 juin 1898, la faculté décide en effet d’ouvrir 14 cours au public. On sent nettement cependant le souhait des enseignants de n’en donner davantage : Tous les autres exercices de la faculté seront réservés aux seuls étudiants. L’essentiel du travail est bien ailleurs.
6Dans l’organisation des emplois du temps, les cours publics s’intégrent assez facilement. Le jeudi et le samedi soir sont les deux journées principales. Mais étant donné le nombre de ces cours publics, chaque jour finit par avoir le sien. L’habitude se prend de les situer en fin d’après-midi ou en début de soirée. Le but est double : d’un côté, on garde ainsi les plages horaires normales aux étudiants ; d’un autre, cela permet aux notables régionaux de se déplacer en plus grand nombre après leur journée de travail.
7Ces cours publics sont suivis par un grand nombre d’auditeurs ce qui témoigne une nouvelle fois de l’intégration de la faculté dans la région, tout du moins par ses élites. Le grand amphithéâtre de la faculté des Sciences, depuis longtemps insuffisant pour contenir l’affluence qu’attirent tous les mercredis les éloquentes leçons de M Moy, le devient davantage à chaque nouvelle conférence9. La nouvelle conférence de M Angellier sur Georges Eliot a eu lieu vendredi au milieu d’une affluence plus grande encore que les semaines précédentes10. Dans la salle, une foule de notabilités de Lille. Roubaix, Tourcoing. On se serre, on s’écrase littéralement. Les chaises circulent par dessus les têtes, les aigrettes et les plumes des chapeaux11. Bien avant l’heure fixée, l’amphithéâtre de la faculté... était bondé d’auditeurs et surtout d’auditrices... la conférence portait sur les salons au XVIIIe siècle12. Les cours publics paraissent très appréciés et le public est, le plus souvent, au rendez-vous dans le grand amphithéâtre de la faculté des Sciences puis dans la salle des fêtes de l’université. C’est ainsi entre 150 et 350 personnes qui assistent à ces cours. Cette ouverture du monde universitaire sur l’extérieur, cette volonté de démocratiser le savoir reste cependant extrêmement limitée dans les faits. Les cours publics éveillent à la science universitaire une élite locale et régionale que l’argent, le pouvoir et la culture mettent déjà sur le devant de la scène. Ces cours publics jouent souvent le rôle de conférences mondaines où l’on satisfait à la fois un désir d’apprendre et un besoin de se montrer, la participation à ces réunions devenant une mode. Les auditrices sont nombreuses avec leurs aigrettes et chapeaux. Il s’agit d’un public bourgeois qui dispose de temps libre pour se trouver là où il faut, avec qui il faut. L’ouverture sur le monde extérieur est donc importante mais sélective. Foyer d’études et d’apprentissage pour l’élite bourgeoise de la jeunesse, la faculté est également un lieu d’accueil épisodique des élites bourgeoises de la société. Après avoir éduqué les fils, elle s’occupe des pères et de leurs épouses. L’élément populaire et particulièrement ouvrier, pourtant si présent dans la population lilloise, n’est pas intégré dans ce cérémonial, luxe réservé à des initiés de la culture. Le quartier latin lillois reste, dans la géographie urbaine de la fortune, un quartier de privilégiés fait pour les privilégiés.
8Dans l’effort d’ouverture sur l’extérieur qu’entreprend la faculté des Lettres, la volonté de se préoccuper du peuple lillois est quasi inexistante. La création, au début du XXe siècle de l’Université Populaire du Nord reste de portée assez limitée au moins jusqu’en 1914. Les statuts de 1901 permettent de saisir ses objectifs prioritaires. L’article premier déclare qu’il est fondé à Lille une société d’instruction et d’éducation populaire qui prend le nom d’Université Populaire de Lille et de la Région du Nord. L’article 2 justifie la création : la société a pour but de créer et d’entretenir des cours et conférences publics et gratuits à l’usage des adultes des deux sexes, de fonder des bibliothèques et des salles de lecture, des cabinets de consultation médicale et juridique gratuits, des salles de récréation... Elle s’efforce en outre... de créer ou de soutenir toutes les œuvres qui tendent à l’amélioration et à l’émancipation intellectuelle, morale et matérielle de tous les déshérités13. La faculté des Lettres participe à l’œuvre entreprise par l’université populaire. Elle organise en son nom des conférences ou des spectacles. Mais seule une frange supérieure du monde ouvrier qui possède un peu de temps libre et une volonté personnelle d’apprendre, liée à la possession des bases de la culture, semble s’intéresser effectivement à ces conférences. Le 2 mars 1902 par exemple, l’université populaire organise une conférence-concert à 15h 15 au grand théâtre de la ville. Le professeur Lefèvre fait une conférence sur l’éducation des femmes et l’on termine par un concert14. La ville de Lille verse aussi chaque année certaines subventions à l’université pour qu’elle organise, des cours populaires. Plus que la faculté des Lettres, aux préoccupations souvent très abstraites, c’est la faculté de Médecine qui semble organiser le plus de séances destinées à la population lilloise. En 1896, une lettre du doyen de la faculté de Médecine propose une série de conférences qui ont pour thèmes l’eau de boisson à Lille, la mortalité infantile ou l’allaitement maternel, l’alcoolisme dans le Nord ou les ravages de la tuberculose15. Il s’agit là de sujets beaucoup plus ciblés qui parlent aux habitants de Lille. Le rapport d’Auguste Angellier, en novembre 1899, insiste sur cette volonté de sensibiliser le peuple à certaines notions : Vous savez tous que quelques-uns de vos professeurs, de concert avec leurs collègues d’autres facultés et du lycée ont entrepris, dans les quartiers populaires de Lille, une série de conférences-lectures destinées aux ouvriers. Elles ont pour but, sous une forme très simple et familière de leur faire connaître quelques belles choses... de leur ouvrir l’intelligence à certaines réflexions ou même simplement de leur faire passer quelques instants d’agrément et de délassement intellectuels16. Mais le doyen met aussitôt en garde les étudiants qui seraient tentés de reprendre l’initiative. Il faut tout d’abord étudier soigneusement les âmes : Ces âmes n’ont pas l’esprit critique des étudiants et prennent pour argent comptant toutes les affirmations écoutées... Songez que, dans des corps vigoureux et rudes, il y a parfois des esprits sans défense, naïfs qui sont comme de petits enfants. Ces initiatives pour « aller au peuple » restent toutefois l’exception et rencontrent bien des difficultés pratiques. L’histoire des universités populaires de la « Belle Epoque » est d’ailleurs fort significative de ces difficultés17. Nées du choc frontal de l’affaire Dreyfus, les universités populaires se multiplient en 1899- 1900 alors que la France est en proie aux déchirements et que la République peut paraître menacée. Après avoir connu un développement très rapide, les universités populaires déclinent. L’enseignement supérieur lillois reste donc un luxe réservé à une minorité privilégiée de la population. L’Institution, dans ses tentatives d’ouverture sur l’extérieur ne s’ouvre finalement que sur elle-même. Les cours et les conférences publiques qu’elle organise ne peuvent être suivis et compris que par les élites locales et régionales qui partagent la même culture. Certes, la faculté ne reste pas un cloître refermé sur lui-même mais cette intégration dans l’espace régional reste cependant sélective, s’opérant par le haut.
B – Les universitaires et les sociétés savantes
9Les cours publics ne sont pas les seuls éléments qui permettent de mesurer l’ouverture de la faculté sur l’extérieur. Très vite, la faculté des Lettres tisse autour d’elle une toile épaisse d’associations qui l’intègrent dans la vie locale et régionale. Un grand nombre de notables politiques rejoignent ces associations universitaires. Mais dans le même temps, un bon nombre d’universitaires se dirigent vers les associations et les sociétés locales et régionales, créant ainsi une osmose favorable à la faculté.
10Les enseignants s’intègrent très vite dans les multiples sociétés savantes que connaît la région du Nord à l’époque et mettent leur dynamisme au service de la recherche et de l’érudition locales. Les enseignants d’histoire-géographie sont presque tous membres de la Commission Historique du Département du Nord. Alexandre de Saint-Léger y entre en 1902 et en devient ensuite le président de 1920 à 1944. Il est également membre de la Société des Sciences de Lille comme nombre de ses collègues. La plupart des universitaires de la faculté deviennent des membres très actifs des multiples sociétés savantes lilloises. La Société de Géographie de Lille est l’une des plus puissantes : fondée le 14 juin 1880, elle obtient l’autorisation ministérielle le 16 février 1882 ; Henri Cons, le premier professeur lillois de géographie est pendant un temps président de l’Union géographique du Nord qui siège à Douai ; Edouard Ardaillon rejoint la Société de Géographie de Lille et accepte d’organiser pour elle quelques conférences ; A. Demangeon et A. Vacher rejoignent la même société ; Antoine Vacher en est même le secrétaire-adjoint en 1913-1914 ; il est aussi dans la commission de rédaction du bulletin, dans celles de la bibliothèque et des collections. Le président de la société est alors Auguste Crépy, négociant, et le bureau directeur comprend, entre autres, un juge, deux négociants, un banquier et trois grands industriels.
11Les enseignants de la faculté entrent également dans de nombreux comités aux buts très divers. Une lettre du ministre au recteur datée d’avril 1889 nous apprend par exemple que le doyen Moy est nommé membre du comité d’inspection et d’achats des livres pour la bibliothèque de Lille18. L’année suivante, c’est le professeur Henry qui entre à son tour dans le comité. On se souvient également que le doyen Moy faisait partie de l’œuvre des cantines scolaires des quartiers Saint-Maurice et Saint-Sauveur. Le comité lillois de l’Alliance Française, créé en 1884 a pour but le développement de la langue française dans les pays étrangers. Les présidents d’Honneur du comité sont le préfet du Nord et le recteur. Les membres du bureau sont le professeur de droit Guernier, le docteur en médecine Calmette (directeur de l’institut Pasteur), les professeurs Dupont, Lirondelle, Ardaillon et Petit-Dutaillis de la faculté des Lettres. D’autres personnalités extérieures au monde universitaire viennent compléter ce comité lillois19. Les universitaires intègrent donc les multiples sociétés savantes et les associations locales et régionales.
C. – Les sociétés spécifiquement universitaires
12La création d’associations et de sociétés gravitant autour de l’université accélère encore la rencontre entre notables et universitaires. Il ne peut être question d’étudier dans le détail l’ensemble des sociétés universitaires qui voient le jour entre 1887 et 1914. Nous nous bornerons ici à l’analyse des deux plus importantes qui traversent toute notre période.
13La Société des Amis et Anciens Etudiants de l’Université de Lille est, sans aucun doute, la plus dynamique. Elle est fondée en mars 1892 et reconnue d’utilité publique par décret du 25 juillet 1897. Ses statuts déclarent dans l’article 1 que la société a pour objet de réunir par un lien durable les anciens élèves de cette université et tous ceux qui s’intéressent à sa prospérité, de fonder des prix et des allocations destinés à encourager les études, d’aider à la formation du patrimoine de l’université et, en général de favoriser par tous les moyens possibles, le développement des hautes études dans le Nord20. La société est administrée par un bureau élu pour trois ans. La cotisation annuelle en 1892 est de dix francs. En 1914, la société compte plus de 500 membres et un patrimoine déjà constitué de près de 30.000 francs. A la section lilloise de la société, la plus importante en nombre, sont venues s’ajouter ensuite les sections de Cambrai, de Valenciennes, de Boulogne-sur-Mer et de Dunkerque. En 1909, le président de l’association est M. Delaune, député de Seclin. Messieurs Basquin (avocat à Lille), Saint-Quentin (avocat à Valenciennes), Bersez (sénateur du Nord), Noiret (manufacturier) et Coquelle (président de la Chambre de commerce de Dunkerque) en sont les vice-présidents. Le secrétaire général et le secrétaire sont deux avocats. Parmi les membres du bureau, on compte également Messieurs Farjon, député de Boulogne-sur-Mer, Gosselet, doyen honoraire de la faculté des Sciences, quatre avocats ainsi que de nombreuses notabilités régionales21 La société donne de nombreuses conférences dans les principales villes de la région mais elle est surtout un allié financier important. Chaque année, elle verse à l’université et aux facultés diverses subventions. Il faut deux pages entières aux auteurs de l’ouvrage sur Lille et la région du Nord en 1909 pour faire le bilan des aides financières accordées par la société de 1892 à 1909. On peut noter pour la faculté22, une subvention de 2.000 francs en 1896 pour le musée archéologique, diverses subventions pour l’institut de géographie ou la création de prix pour les étudiants. La société mêle ainsi les universitaires lillois et les notables régionaux dans un souci de développement de l’enseignement supérieur. Les enseignants côtoient de façon régulière députés, sénateurs, avocats, médecins et industriels nordistes, tissant un réseau fort utile de relations et de complicités bien comprises. Ces élites se retrouvent assez régulièrement autour des mêmes cérémonies rituelles que sont les séances solennelles de rentrée des facultés ou tout simplement les banquets et conseils d’administration de la société. Une liste des adhérents de janvier 1892 recense déjà 346 noms, composés surtout de professeurs des lycées et des collèges, de médecins et d’avocats, anciens étudiants des facultés23. Dans les années 1910-1914, elle réunit plus de 500 personnes autour du désir de promouvoir l’université du Nord. Par l’organisation de nombreuses conférences, elle participe également à la diffusion des connaissances dans la région. Les sujets traités sont très variés24. Emile Haumant fait ainsi une conférence, en mai 1899, sur Pouchkine. Le 27 avril 1899, Ernest Lavisse vient parler de Louis XIV à vingt ans. En mai 1895, un conférencier traite du vol des oiseaux et des machines volantes. La société des amis et anciens étudiants de l’université de Lille joue donc un rôle considérable dans le processus d’intégration des facultés dans le tissu associatif et politique régional.
14La Société d’Extension Universitaire et de Patronage des Etudiants Etrangers, créée en 1892, occupe également une place de choix même si c’est à un autre niveau. Son but est de faciliter la vie des étudiants d’origine étrangère inscrits dans les facultés lilloises. Elle est composée de membres du corps professoral, du corps consulaire et de représentants des milieux du commerce et de l’industrie. Elle renseigne les familles, intervient auprès des autorités administratives pour accélérer les démarches et les inscriptions. Elle obtient également, après de multiples démarches, la création à la faculté des Lettres d’un cours de langue française réservé aux étrangers. En 1905, le développement de l’université amène la transformation de la société existante qui garde les mêmes missions avec, peut-être une volonté supplémentaire de promouvoir les enseignements de l’université lilloise à l’étranger. En 1909, le comité de direction comprend de nombreuses personnalités : le préfet du Nord et le recteur d’académie en sont les présidents d’honneur ; le président est M. Ledieu-Dupaix, consul des Pays-Bas et du Luxembourg ; les vice-présidents sont un avocat et Georges Lefèvre, doyen de la faculté des Lettres ; les professeurs Bornecque (allemand) et Derocquigny (anglais) sont respectivement secrétaire et secrétaire-adjoint25. La société organise surtout des cours de vacances à Boulogne-sur-Mer, de concert avec l’Alliance Française. Ces cours ont lieu au mois d’août et réunissent de nombreux étrangers autour des enseignants (surtout les professeurs de langues de la faculté). Ils sont ainsi 56 participants26 en 1905, 112 en 1906, 120 en 1907 et 147 en 1908. Le rapport de l’assemblée générale de décembre 1908 rédigé par Ledieu-Dupaix et Bornecque résume très clairement les actions de la société. Pour l’année 1908, 148 personnes ont bénéficié des cours dont 2 professeurs d’université, 100 maîtres de l’enseignement secondaire, 30 inspecteurs d’écoles et instituteurs, 10 prêtres ou étudiants. L’Angleterre fournit le plus large contingent, suivie de l’Allemagne et de la Suède. Les professeurs de langues vivantes de la faculté lilloise, les enseignants du collège Mariette de Boulogne et douze instituteurs boulonnais ont encadré les activités et aidé à l’accueil ; de nombreuses excursions ont été réalisées, suivies de cours et de conversations27. En 1913, les auditeurs sont désormais 185. La société connaît donc un développement continu de 1 892 à 1914 qui permet à l’université du Nord de s’intégrer dans un réseau international d’échanges principalement nord-européens. Dans ce travail, il est bien évident que la faculté des Lettres réalise l’essentiel, de par la participation active et naturelle de ses professseurs de langues vivantes.
15On le voit donc, la faculté ne reste pas un kyste étranger dans le tissu local et régional. Bien au contraire, la faculté s’ouvre sur l’extérieur et propose toute une série de conférences publiques et de cours libres destinés à l’élite bourgeoise de la région. Dans le même temps, ses enseignants s’intègrent dans un réseau très dense de sociétés savantes, de comités locaux et d’associations régionales. Les notables du Nord, quant à eux, font facilement partie des associations ou des sociétés spécifiquement universitaires qui naissent dans le but de promouvoir l’enseignement supérieur. Nous avons ainsi un double mouvement qui fait aller les enseignants vers les associations locales et les notables locaux vers les associations universitaires. Des liens étroits se nouent ainsi progressivement entre les élites régionales de la culture, de l’économie ou du politique qui se rencontrent régulièrement. On sait donc sur qui compter pour défendre les dossiers importants de l’université. La faculté est bien insérée dans le tissu régional mais elle s’intégre par le haut, témoignant par là même de sa nature intrinsèquement privilégiée. Etudiants et enseignants de la faculté appartiennent dans leur grande majorité au monde des nantis sinon par leur richesse matérielle souvent relative, du moins par leur richesse culturelle et leurs valeurs humanistes.
Les étudiants dans la ville
16Le développement rapide de l’enseignement supérieur lillois fait passer, nous l’avons vu, les effectifs étudiants des quatre facultés de l’Etat de 784 unités en 1887-1888 à 1.700 unités en 1912-1913. La ville de Lille doit ainsi accueillir chaque année un nombre grandissant d’étudiants auxquels il faut encore ajouter les étudiants des facultés catholiques. La métropole du Nord ajoute à ses fonctions de capitale industrielle, financière et politique, une fonction culturelle importante. Tout le problème est cependant de savoir comment se réalise l’intégration de cette jeunesse estudiantine dans le tissu urbain. La concentration d’un nombre important de jeunes, avides de goûter aux plaisirs de la vie, dans un quartier spécifique de la ville n’entraîne-t-elle pas des tensions avec les habitants traditionnels des quartiers périphériques ?
A – L’Union lilloise des Etudiants de l’Etat (l’U.)
17Très vite, les étudiants prennent conscience de leurs intérêts et s’organisent afin d’être moins vulnérables. Pour mieux se défendre mai aussi pour organiser leurs loisirs, ils créent en 1881, l’Union des Etudiants de l’Etat. Soutenues par les Autorités, les associations étudiantes se doivent de procurer à leurs membres un maximum d’avantages tout en ne leur demandant que de minimes sacrifices en rapport avec leurs ressources. Ces associations doivent surtout devenir des foyers d’esprit public et de fraternité en même temps que des sociétés de secours mutuels. A la place de l’individualisme traditionnel des étudiants, les réformateurs universitaires cherchèrent à imposer la solidarité et la vie communautaire. On comptait que les associations étudiantes deviendraient les instruments de cette socialisation28. Si les espoirs républicains devaient, dans l’ensemble, être déçus, il n’en demeure pas moins que les associations étudiantes voient le jour dans les grandes universités. L’Union des Etudiants de l’Etat, section lilloise, est d’ailleurs l’une des premières en France après celle de Nancy. Les statuts, adoptés en 1881, précisent ses objectifs de l’Union qui sont de nouer et d’entretenir des relations respectueusement amicales entre les professeurs des facultés de l’Etat et leurs élèves, de resserrer les liens d’amitié entre les diverses facultés de l’Etat et de garder des relations suivies avec les anciens étudiants, de représenter les étudiants devant les pouvoirs publics et universitaires mais aussi de procurer à ses membres le plus d’avantages matériels possibles29. Représentation étudiante et avantages matériels sont donc les objectifs principaux de l’Union qui déclare également vouloir participer à la diffusion du savoir. La gestion des intérêts de l’Union est confiée à un comité élu. Le président est élu par le comité qui doit se réunir au moins deux fois par mois. Quatre assemblées générales ont lieu par an. Les ressources sont de trois ordres : les cotisations des membres, les subventions obtenues et les revenus propres. L’Union offre aux étudiants des avantages pécuniaires et des avantages intellectuels. Elle reçoit un très grand nombre de journaux, de revues et de périodiques. En 1914, le livret étudiant nous apprend que l’on peut trouver au siège, rue de Valmy, 183 journaux et périodiques30. Une petite bibliothèque comprend environ 14.000 volumes mais aussi de nombreux manuels et des dictionnaires qui sont très utiles aux étudiants. Une salle de travail est ouverte assez tard le soir, ce qui compense les horaires réduits de la bibliothèque universitaire. L’Union des étudiants publie également un journal illustrée, Lille-Université dont la distribution est faite gratuitement aux membres actifs de l’association. Cette publication dans laquelle écrivent de temps en temps les enseignants, parle de tous les aspects de la vie universitaire et les articles très sérieux côtoient les poèmes ou les caricatures grivoises. Tous les mois, une fête réunit les étudiants dans une soirée de franche gaieté. L’Union propose donc une aide scolaire par sa presse et ses livres mais aussi des sorties et des loisirs. Elle est d’ailleurs à l’origine du développement du sport étudiant. En janvier 1895, une association sportive des étudiants de Lille voit le jour. Ses statuts31 précisent que l’association a pour but de permettre à ses membres la pratique des sports tels que le football, la gymnastique, la boxe, le sport pédestre, le lawn-tennis et la vélocipédie. Lorsque la maison des étudiants est enfin construite en 1907, des cours d’escrime sont donnés dans les sous-sols. La création du Lille-Université-Club (L.U. C) vient ensuite fédérer les multiples groupes sportifs étudiants. Pour occuper les loisirs des étudiants, il y a la lecture ou le sport mais aussi la fête et l’Union devient très vite une spécialiste dans l’organisation des fêtes intimes, des soirées musicales et des « zinzins ». Les avantages pécuniaires ne sont pas négligeables pour autant : la carte de l’Union permet de bénéficier de 5 à 25 % de réduction dans de nombreux commerces de Lille ; un service de médicaments est offert à tarif réduit par certains pharmaciens ; plusieurs médecins soignent gratuitement les membres de l’association. L’Union donne également des renseignements précieux sur les chambres et les appartements à louer, les pensions et les restaurants qui peuvent convenir aux étudiants. A la maison des étudiants, rue de Valmy, les jeunes gens peuvent bénéficier d’un accueil sympathique où passer leurs heures de liberté. Le règlement32 est cependant très strict. Il est strictement interdit de fumer et d’entretenir des conversations dans la salle de lecture (article 41)... Il est formellement interdit de jouer argent sur table ou sur parole (article 43)... l’entrée du local est interdite aux femmes (article 44). Avec le développement du public féminin dans les facultés, une Association des Etudiantes de l’Université de Lille apparaît en décembre 1910, avec le soutien de l’épouse du recteur Lyon. Cette Union offre pratiquement les mêmes avantages que son équivalent masculin. Le nombre des jeunes-filles studieuses qui suivent les enseignements de nos facultés en vue de diplômes à conquérir s’accroît d’année en année33… Elles se trouvaient... abandonnées à elles-mêmes, dans une grande ville, sans résidence commune où se rencontrer durant l’intervalle des cours, exposées à tous les périls de la dispersion et de l’isolement. Devant les dangers de la grande ville pour la nature féminine jugée plus faible que la nature masculine, le désir de créer un local qui leur soit réservé se développe rapidement. Une souscription est ouverte en ville et une petite cité universitaire voit le jour, boulevard Louis XIV. Il s’agit d’un petit restaurant et d’une pension de famille où les jeunes filles seront en sécurité. Une enquête du rectorat, datée du 15 janvier 1910, confirme qu’il y a 129 jeunes filles à l’université : 4 en Droit, 43 en Médecine, 14 en Sciences et 68 en Lettres34. Ce document confirme ainsi la féminisation progressive du public de la faculté des Lettres qui apparaît même comme l’institution la plus féminisée en 1910. Nous retrouvons également la répartition très sélective des femmes par niveaux et formations puisque 53 des 68 littéraires sont en préparation des certificats d’aptitude contre 10 agrégatives, une étudiante de licence et quatre de D.E.S.
18Le 03 septembre 1906, c’est à Lille qu’est créée l’Union Nationale des Associations d’Etudiants de France, ancêtre de l’UNEF. Elle regroupe en fait la plupart des associations universitaires régionales. Les intérêts corporatifs et professionnels des étudiants sont dès lors exposés et discutés chaque année lors du congrès de l’Union nationale35. L’union lilloise joue dans cette création et à la direction de l’Union Nationale un rôle non négligeable jusqu’en 1914 tout du moins. En 1906 et en 1911, les étudiants lillois reçoivent les congrès nationaux et montrent à la France entière l’importance de l’université du Nord. Ces deux congrès sont d’ailleurs l’occasion de faire la fête plusieurs jours. La grande affaire de l’Union lilloise reste, avant 1914, celle de la construction d’une maison des étudiants, nous l’avons vu. Après bien des déboires et grâce à l’aide matérielle et morale du recteur Lyon36, le bâtiment est enfin inauguré en mai 1907. Les étudiants disposent enfin d’un lieu qui leur est propre et où ils peuvent travailler ou se distraire.
19Il est cependant important d’essayer de cerner la représentativité de ce mouvement étudiant lillois pour ne pas tomber dans l’illusion, liée au dynamisme de l’association qui serait de penser que tous les étudiants lillois l’intègrent. En réalité, il semble bien que l’Union ne regroupe qu’une minorité des étudiants des quatre facultés. Les sociétés ne représentent jamais plus qu’une fraction de la population étudiante globale. L’association de Paris... en 1914 avait 2.204 membres, c’est à dire moins de 12 % de la totalité des étudiants de l’université37. Une lettre du 18 juin 1908 nous apprend par exemple que 33 étudiants viennent de Cambrai mais ils ne sont que 7 à être membres de l’Union soit 21 % des étudiants cambrésiens38. Lille-Université, le journal étudiant, fait d’ailleurs régulièrement, à partir de 1903, le compte des adhérents de l’Union. Pour l’année 1903, l’Union compte 155 membres actifs sur un total de 1.100 étudiants des quatre facultés de l’Etat (soit 14 %). Les adhésions sont ensuite croissantes pour atteindre un maximum en 1907, année de l’ouverture de la maison des étudiants, avec 437 membres actifs pour 1 319 étudiants des facultés (33,13 %). Les effectifs ont ensuite tendance à décliner légèrement. L’U. compte ainsi 253 membres actifs en 1913, ce qui représente 14,80 % des 1.700 étudiants inscrits dans les quatre facultés. Dans l’ensemble, l’Union ne représente donc qu’une minorité des étudiants même s’il s’agit d’une minorité active. Les autorités administratives et le rectorat soutiennent pourtant constamment l’Union, considérée comme un agent de diffusion des valeurs républicaines et patriotiques. Le recteur, dans son discours de rentrée, le 13 novembre 1889, déclare vouloir encourager les progrès d’une de ces ligues... où s’échangent les idées, où s’éveillent les sympathies, où se forme l’esprit de fraternité universitaire et patriotique... Chacune de ces nations d’étudiants fait partie d’une armée nationale. Tous, avant leur bannière universitaire, suivent un autre drapeau. En dehors de leurs réunions d’école, ils se préparent à d’autres rencontres39. L’année suivante, le 19 novembre 1890, le recteur remet officiellement son drapeau à l’Union : Un drapeau est un symbole... Quand il apparaîtra dans vos fêtes, on le saluera avec émotion parce qu’il représentera une jeunesse vaillante, instruite, libérale... prête à tout pour la République et la Patrie40. Soutenue par le recteur, les doyens et les enseignants, l’Union est perçue comme un relais au service de la République et apparaît comme un moyen de rompre l’individualisme étudiant au profit d’une vie plus communautaire où l’on partage le travail, la fête mais aussi certaines valeurs nationales.
B. – Le folklore étudiant dans la ville
20Le quartier latin lillois devient vite un espace urbain spécifique où se concentre une population jeune et remuante qui possède ses activités quotidiennes, ses loisirs et ses fêtes rituelles. Rassemblés au sein de l’Union ou libres de toute affiliation, les étudiants allient travail et joie de vivre. Leur installation dans le quartier latin n’empêche pas, bien évidemment, des incursions fréquentes dans le centre de la ville pour s’amuser, se promener ou faire des achats. Cette présence n’est pas toujours très bien appréciée par une partie de la population qui se méfie des chahuts. Il faut dire qu’entre 1887 et 1914, les rituels festifs sont encore particulièrement dynamiques. Chaque année, la rentrée des facultés, en novembre, donne lieu à de joyeuses fêtes, à des monômes bruyants qui parcourent la ville en chantant et en conspuant les bourgeois et les cocus qui sont au balcon.
21Après les cérémonies officielles de rentrée où le recteur puis les doyens font le bilan de l’année écoulée, la tradition veut que les étudiants fassent la fête. En novembre 1896, par exemple41, après la séance de rentrée... les étudiants au nombre de 600 environ se sont rendus à la statue du général Faidherbe pour y déposer une magnifique gerbe de fleurs… un monôme d’une centaine de jeunes étudiants a parcouru en chantant les principales rues de Lille. En novembre 1897, les lillois constatent avec soulagement qu’aucun incident important n’est à signaler. L’animation a été grande le soir, après le concert de l’Hippodrome dans les rues de Lille. Les vacances scolaires nous avaient déshabituées de la gaieté un peu bruyante de nos étudiants. Hier soir, ils ont montré qu’ils étaient revenus… Tous ces étudiants au nombre de 150 environ chantaient à pleine gorge les refrains en vogue42. Les fêtes nationales, la Saint-Nicolas, les séances de rentrée donnent lieu, chaque année, à des défilés dans les rues, à des banquets et des concerts. La croissance des effectifs étudiants semble cependant faire peur à un nombre croissant de lillois. Certes, on sourit de leurs pitreries mais on commence à craindre ces chahuts peu contrôlables. Les débordements deviennent en effet nombreux. En 1894, un journaliste note43 : les étudiants ont traversé la brasserie Becker où un drapeau tricolore en soie leur a été offert… mais dans l’intervalle, le monôme est passé devant les locaux de la Vraie France ; la sonnette a été arrachée ; plusieurs carreaux brisés et des coups de cannes violents donnés dans la porte. Le recteur est parfois saisi de certaines affaires qui opposent des particuliers et des étudiants chahuteurs. Une lettre datée du 9 novembre 1898 demande réparation au recteur en même temps qu’elle réclame des sanctions contre des étudiants qui, le samedi soir, se sont amusés à arracher une pancarte sur la façade d’un bâtiment44 ; le chef de l’académie répond qu’il lui est impossible de prouver qu’il s’agissait bien d’étudiants des facultés de l’Etat.
22D’autres affaires prennent une ampleur plus importante. En juin 1891, un étudiant tire quatre coups de revolver sur sa maîtresse, une ancienne prostituée qui est grièvement blessée45. Le conseil académique est saisi de l’affaire et décide le 27 juin 1891, l’exclusion définitive de l’étudiant de toutes les facultés et écoles de la République. Répréhensible pour son geste, l’étudiant l’est surtout pour avoir déshonoré l’université. Non content de vivre avec elle, il la promenait par la ville, ne prenant même pas le soin de quitter en cette circonstance, les signes extérieurs de sa qualité d’étudiant46. Ce dernier gardait en effet la faluche sur la tête ainsi que ses affaires de cours. En 1904, le conseil de l’université est saisi d’une autre affaire. Un étudiant a volé dans la chambre d’un de ses camarades ; licencié es Lettres, boursier d’agrégation, il est jugé par le conseil en février 1904, lors d’une séance bien délicate. Jugé irresponsable par le médecin, le conseil doit cependant prendre une sanction. Le doyen de la faculté parle de flétrissure universitaire et cite une lettre47 du commissaire central de police : l’étudiant X s’adonne à la boisson et professe des idées subversives... il a été l’objet des procès-verbaux pour ivresse manifeste, fréquente des individus réputés comme anarchistes... Il avait été arrêté un jour pour avoir crié mort aux vaches, Vive l’anarchie !… on avait découvert dans sa chambre de nombreuses brochures anarchistes. C’est un sujet qui parait dangereux. Mais le doyen réclame un jugement serein de ses collègues car la faculté n’a pas à juger les idées mais l’acte de l’étudiant. Le conseil hésite et décide finalement de le rayer des listes des boursiers d’agrégation et de le refuser à tout jamais comme enseignant.
23Ces quelques exemples ne doivent pas faire du monde universitaire lillois un repère de brigands et de chahuteurs. Les incidents existent comme dans toutes les collectivités mais ils demeurent rares. Les actes réellement répréhensibles restent très exceptionnels. Par contre, la répétition annuelle des monômes et des chahuts étudiants, des punchs et des défilés installe durablement la vie étudiante au cœur de la cité, pour le bonheur des uns et le malheur des autres. Ces fêtes rituelles sont parfois accompagnées de cérémonies plus exceptionnelles. Les inaugurations officielles de bâtiments, la tenue de congrès étudiants sont autant d’occasions de faire la fête. En 1907 par exemple, de grandes fêtes sont organisées à Lille du 3 au 6 mai. On inaugure la maison des étudiants, la bibliothèque de l’université, le lycée de jeunes filles et le musée houiller. Les 3 et 4 mai sont des fêtes purement étudiantes où les lillois accueillent chaleureusement leurs camarades français et étrangers. Le 4 mai, les étudiants sont reçus à la mairie. Le cortège ne manque pas de pittoresque : en tête, la musique ; puis viennent les délégations groupées sous leurs drapeaux. Les français portent le béret, les belges des casquettes originales, les anglais, la coiffure traditionnelle. Les délégués strasbourgeois et hongrois attirent tous les regards par l’étrangeté de leurs costumes : hautes bottes, toques de velours et au côté, l’inévitable rapière48. Les 5 et 6 mai sont les journées réservées aux officiels. M Bayet, directeur de l’enseignement supérieur et Louis Liard se sont déplacés, accompagnés par la plupart des autorités de la ville et du département. On inaugure les bâtiments et on clôture la journée par un banquet et une soirée au théâtre. Le lendemain, un voyage est organisé vers Dunkerque avec une sortie en mer, un concert et une promenade à Malo-les-bains.
24Fêtes rituelles et cérémonies exceptionnelles ne doivent pas faire oublier que le quartier latin lillois reste avant tout un lieu de travail universitaire, d’enseignement et de recherche. L’amusement ne vient qu’après un important labeur quotidien. Il n’empêche que pour la majorité des lillois, la figure de l’étudiant est synonyme d’un joyeux luron mordant la vie à pleines dents, fréquentant bistrots et guinguettes à la mode en courtisant les filles. Lille-Université, le journal étudiant fait une large place aux histoires grivoises, aux poèmes et aux chants satiriques. Le numéro 5 de l’Escholier49 daté de mars 1894, imagine le rêve d’un doyen de faculté, glissé dans son plumard. La faculté lui apparaît sous les traits d’une caserne où les étudiants sont avides de sciences et de vérité, dociles et attentifs. L’appel est fait à la manière militaire et les punis nettoient les laboratoires et les salles de cours. Au sous-sol et dans les caves, on trouve les cellules des punis. Dans ses divers numéros, les articles gaulois sur les prêtres en mal d’amour ou les délices du printemps chez les jeunes filles coexistent avec les poèmes ou les caricatures mais aussi avec les articles beaucoup plus sérieux. A chaque fois, l’étudiant est présenté dans son costume traditionnel. Il porte une veste ample et surtout un large béret, la faluche. Il fume souvent une longue pipe en rêvant à des jours meilleurs. Le chant des étudiants de l’université de Lille, composé en 1891 par un étudiant en Droit, E. d’Hooghe sur une musique de G. Sinsoilliez50 est un hymne à la vie et à l’amour qui célèbre la jeunesse et les longs banquets. Le dernier couplet est cependant plus sérieux qui rend hommage à la France et à son drapeau : O mon drapeau soit triomphant ! En avant, toujours en avant !. De nombreuses caricatures insistent sur cette fureur de vivre et cette course aux plaisirs. Le cauchemar du concierge51, paru en janvier 1906, représente une maison des étudiants où de nombreuses femmes très dévêtues dansent sur une estrade à la plus grande joie des étudiants.
25Lille connaît donc un folklore étudiant important dans ces années 1887- 1914 qui intègre, de fait, les universitaires dans l’espace urbain.
C. – L’intégration dans la cité
26L’augmentation des effectifs entraîne inévitablement une densification de la présence étudiante à Lille. La concentration des quatre facultés et des instituts dans un même espace urbain, voulu par les dirigeants lillois, crée une vie spécifique dans ce quartier latin. Les périodes de vacances scolaires sont extraordinairement calmes et mornes puis la rentrée voit réapparaître le bruit et l’agitation de la jeunesse. Le doublement des effectifs étudiants de l’Etat, entre 1887 et 1914, oblige cependant à une extension périphérique des zones de résidence étudiante, tous ne pouvant loger à proximité des facultés. Il faut d’ailleurs ne pas oublier que nombre d’étudiants n’ont pas besoin de louer une chambre car beaucoup sont en effet originaires de Lille, Roubaix, Tourcoing et rentrent chez eux le soir. Les étudiants de Douai, Valenciennes, Armentières et de nombreuses autres villes peuvent également rentrer à la maison par le train. Ils sont cependant plusieurs centaines à devoir louer une chambre pour l’année scolaire. Cette dépense ajoutée aux frais d’inscription et d’immatriculation, aux dépenses de la vie quotidienne et aux frais scolaires (livres...) alourdit considérablement les budgets familiaux et explique en partie pourquoi l’enseignement supérieur reste un luxe réservé à une élite. Dans l’ensemble, les étudiants essayent de loger à proximité de leur lieu d’études. Mais les places deviennent rares et chères, et un nombre croissant de jeunes préfèrent louer dans les quartiers un peu plus éloignés des facultés où les loyers sont inférieurs. Jusqu’en 1914, la règle qui prévaut est celle du chacun pour soi, la loi de l’offre et de la demande jouant à plein. En effet, il n’existe pas durant cette période de service social étudiant, de centre des œuvres qui mettent à disposition des logements en résidence universitaire. Il existe bien des pensions de famille qui sont souvent réservées aux étudiantes mais qui restent chères et très strictes.
Le chant des étudiants lillois de l’Etat

Source : Lille-Université : n° 3 ; mars 1914, p 53-54
27Cette arrivée massive d’étudiants est, bien sûr, fêtée par les commerçants, les restaurateurs, les cafetiers et les propriétaires de logements locatifs. La consommation étudiante fait monter leurs chiffres d’affaires et leurs revenus. Il est dès lors primordial d’attirer les étudiants dans son commerce et de leur plaire. Il faut créer une ambiance, un climat favorable, ne pas être trop strict et adopter leurs modes. Une véritable politique de séduction oppose chaque année commerçants et cafetiers pour retenir cette clientèle spécifique. De nombreux magasins, en accord avec l’Union, proposent des rabais importants aux étudiants. Les cinémas et les théâtres offrent des places à prix réduit certaines matinées. Aux Variétés, au Palais Rameau, à l’Alhambra, à l’Hippodrome, les membres de l’Union peuvent obtenir des tarifs préférentiels. Les Bains Lillois font également des prix spéciaux (les rabais pouvant aller jusque 40 %), en offrant un système de cartes d’abonnement. Une partie des lillois perçoit ainsi la population étudiante comme un élément de sa stratégie commerciale. En ce sens, on peut dire que les étudiants viennent enrichir une partie de la population lilloise qui chaque année attend la rentrée des facultés avec impatience.
28La vie étudiante, faite d’insouciance et de plaisir, n’exclut ni le travail universitaire ni une conscience généreuse qui se manifeste assez spontanément lors des grandes catastrophes nationales ou locales. En mars 1906, après la catastrophe de Courrières, l’université de Lille lance immédiatement une souscription pour les sinistrés : Douloureusement ému par l’effroyable malheur qui a mis en deuil toute la région du Nord et qui attriste la France entière, le comité de l’Union des étudiants... a décidé de lancer une souscription auprès de tous les étudiants... A Lille, les listes de souscription ouvertes à l’université se couvrent de noms52. En 1890, l’Union des étudiants lance la pratique des fêtes de l’arbre de Noël. Il s’agit au départ de collecter des fonds pour les sinistrés de Fort de France et de Saint-Etienne. Les étudiants font appel à la charité publique, épaulés par la presse locale ; ils recueillent ainsi près de 15.000 francs53. Ils ont alors l’idée de continuer l’opération chaque hiver afin d’organiser une fête de Noël pour les enfants les plus pauvres de Lille. Près de 3.000 lots (objets, vêtements, fruits, jouets et coquilles) sont ainsi distribués. En 1891, les étudiants rassemblent les petits enfants pauvres de Lille à l’Hippodrome et organisent une fête. Des collectes de jouets, des ventes de charité, une tombola ont été organisées. Une souscription a été ouverte pour collecter les fonds et les moyens nécessaires. Une kermesse est mise sur pied au palais Rameau, où les étudiants, déguisés en arabes de fantaisie, en marchands exotiques, essayent d’attirer la foule pour collecter un maximum de fonds. En 1891, près de 4.000 enfants des écoles ont ainsi leur Noël. Géry Legrand, le recteur Bayet sont associés à la fête. Un éclair de joie illumine les visages souffreteux et amaigris, les mains se tendent avec effort vers les présents de Noël, toutes ces petites lèvres balbutient un sincère merci54. Le lendemain, le recteur Bayet remercie les étudiants. Pour que l’université de Lille se développe, il faut que, outre la réputation scientifique, elle ait ici, une popularité de bon aloi. Je vous remercie de travailler à la lui assurer. Des œuvres comme celle de l’arbre de Noël vous acquerront toutes les sympathies55. Prompts à dépenser leur énergie en monômes et chahuts tardifs, les étudiants de l’université sont également prêts à participer à de nombreuses œuvres de solidarité publique et à organiser des réunions de charité.
La faculté et la vie politique
29Pour Louis Liard, le transfert des facultés douaisiennes, on s’en souvient, devait aussi permettre de contrer l’influence de la citadelle cléricale représentée par l’université catholique et créer dans le Nord une grande école d’esprit public56. Les universités françaises se devaient de former une jeunesse possédant un idéal commun fait de patriotisme, d’amour de la République et de la liberté. La faculté lilloise devient, entre 1887 et 1914 un foyer important de recherche scientifique, mais devient-elle pour autant un foyer d’esprit public ? Comment peut-elle concilier l’exigence de scientificité et sa fonction d’endoctrinement au service du pouvoir républicain ? Les enseignants de la faculté mais aussi les étudiants se transforment-ils en fin de compte en intellectuels, intervenant en politique au nom de certaines valeurs ?
A – Entre neutralité et engagement : le discours officiel et la pratique universitaire
30Tout au long de la période, la faculté déclare vouloir garder une position de stricte neutralité et un idéal de non-engagement dans les affaires du siècle. Institution d’enseignement, elle semble vouloir refuser toute mission idéologique au nom de la recherche scientifique et de l’objectivité. Le 4 mai 1888, les étudiants des quatre facultés de l’Etat se réunissent en assemblée générale à 17 heures et adoptent l’ordre du jour suivant : les étudiants des quatre facultés de l’Etat réunis en assemblée générale désirent conserver l’attitude qu’ils ont sciemment gardé jusqu’ici, c’est à dire qu’ils veulent éviter les discussions politiques qui pourraient les diviser. Ils affirment leurs sentiments libéraux et leurs attachements aux idées républicaines57. Le message est significatif mais contradictoire. La faculté n’est pas une tribune politique et ne doit pas le devenir. Chacun est libre d’avoir ses opinions mais il doit les taire une fois entré dans les facultés qui sont des lieux d’études. Dans le même temps, l’ordre du jour affirme l’attachement des étudiants aux idées républicaines. Pour eux, ce soutien semble normal et ne pas être du domaine de la discussion politique. C’est un fait naturel qui va de soi. Nous saisissons déjà ici les limites de cette neutralité affirmée. On ne se mêle pas de politique car le régime politique en place satisfait les consciences. Mais il s’agit là, en fait, d’une prise de position qui rejette dans l’opposition tous ceux, et ils sont nombreux avant 1914, qui n’ont pas encore accepté la République.
31La plupart des associations universitaires de l’époque s’affirment également neutres. La Société des Amis et Anciens Etudiants de l’Université, la Société d’Extension Universitaire, l’Union des Etudiants de l’Etat s’interdisent toute discussion politique et déclarent ne vouloir œuvrer que pour le bien de tous les étudiants. Créées dans un but de solidarité et d’aide mutuelle, les associations d’étudiants doivent procurer à leurs membres un maximum d’avantages... Cette solidarité entre étudiants ne diminue d’ailleurs en rien l’indépendance de chacun. Les discussions politiques et religieuses sont rigoureusement bannies de l’association58. Les journaux étudiants qui se succèdent de 1887 à 1914 gardent toujours cette ligne de conduite. L’Escholier, dans son numéro un, proclame en 1894 : Aussi, libre de toute attache, l’Escholier se gardera-t-il d’avilir sa plume en la mettant au service d’un parti politique ou d’une coterie quelconque59. Lille-Université, dans son premier numéro, en janvier 1904, insiste lui aussi sur sa neutralité politique : nous ne voulons faire oeuvre ni de propagande ni de politique... nous nous interdisons toute discussion politique et religieuse... nous travaillerons uniquement à développer dans l’université, l’esprit de concorde et de solidarité60 L’idéal proclamé est donc celui de la non-intervention dans le champ du politique. Mais cette neutralité déclarée est déjà une prise de position. Tout se passe comme si, pour les universitaires, l’attachement aux idées républicaines et libérales allait de soi. L’idéal républicain de démocratie et de méritocratie semble tellement intériorisé qu’ils ont l’impression qu’il s’agit là d’un fait naturel. Il est vrai néanmoins que la faculté, en tant qu’institution, ne prend jamais position, même aux pires moments de l’Affaire Dreyfus. Des universitaires parlent mais l’Université reste muette. L’étude des prises de position politique des universitaires reste toutefois délicate. Jamais, face à un événement, l’institution n’apparaît comme un bloc monolithique où toutes les composantes réagiraient à l’unisson. Des divergences existent toujours et des minorités se font constamment entendre. Au delà de cet éclatement apparent, une certaine dominante peut cependant être détectée en sachant qu’il existe toujours des courants opposés. Sans être un foyer d’esprit public, instrument fidèle du pouvoir, la faculté apparaît comme un lieu de diffusion des valeurs humanistes et républicaines.
32L’analyse de quelques révélateurs d’opinion nous permet de confirmer le sentiment d’une faculté où domine l’idéal d’une République modérée et humaniste. On peut analyser cette intervention dans l’Ici et Maintenant autour de plusieurs types d’événements cristallisateurs d’émotions politiques. La visite, qu’elle soit officielle ou privée, d’une personnalité marquante de la vie politique ou culturelle est une première occasion de discerner les sentiments des uns et des autres. La venue des hautes autorités républicaines lors des fêtes inaugurales de juin 1895, on s’en souvient, déclenche l’enthousiasme étudiant. Les étudiants lillois accueillent pour l’occasion près de 160 étudiants des autres universités françaises et étrangères. Trois jours de fêtes sont organisés qui célèbrent l’université et la République. En 1887 déjà, la venue du ministre Ernest Spuller à Lille pour la séance solennelle de rentrée des facultés avait donné lieu aux mêmes scènes. A ce moment là, une formidable acclamation retentit : Vive Spuller ! Vive la République ! Plus loin les étudiants ont poussé des hurrahs frénétiques et des cris très remarqués de : Vive Lille, Vive le transfert, Vive la République !61. La réaction du public universitaire à la venue de notabilités républicaines semble donc très favorable. Les étudiants y apparaissent souvent comme de grands animateurs des receptions. Les enseignants quant à eux, sont souvent associés aux cérémonies officielles. A l’inverse, certaines visites déclenchent les foudres universitaires. En octobre 1896, le maire collectiviste Gustave Delory reçoit des dirigeants socialistes allemands à la mairie. Immédiatement, une manifestation anti-allemande s’organise dans les rues, le vendredi 24 octobre : le cortège se met en route... mais une foule immense siffle à tout rompre. Les collectivistes essayent vainement de chanter l’Internationale... la Marseillaise, entonnée par 10.000 poitrines les oblige à se taire... un drapeau rouge... est arraché et foulé aux pieds sous les applaudissements frénétiques de la foule. Une bousculade se produit, les patriotes forment une haie compacte qui empêche le cortège de s’engager rue Faidherbe. Les coups pleuvent drus comme grêle62. Les troubles durent toute la journée et reprennent le lendemain pour empêcher la tenue du congrès socialiste. Les étudiants participent au mouvement de mécontentement. La foule indignée… devient très énervée ; les étudiants notamment sont fort surexcités. Au nombre de plusieurs centaines, ils se forment en cortège, drapeau en tête et suivis d’une foule énorme... ils se rendent rue de Fives, au Tivoli Lillois, siège du Réveil du Nord et où demeure Delory, le maire de Lille... Quelques pierres sont jetées contre la devanture... les vitres, les fenêtres sont également brisées. Une personne qui se trouve à l’intérieur de l’estaminet tire plusieurs coups de revolver... Personne n’est atteint63. On en appelle à la mobilisation générale de la cité du glorieux Faidherbe contre l’ennemi collectiviste mais surtout allemand. La nationalité des invités (des prussiens) semble d’ailleurs être la raison essentielle de la colère lilloise plus que leurs idées politiques, prouvant une nouvelle fois l’attachement étudiant à l’idéal patriotique.
33La mort d’une notabilité locale ou nationale peut également servir de révélateur. La mort du Général Faidherbe, en octobre 1889, déclenche ainsi un vaste mouvement de sympathie. Ses obsèques, le jeudi 3 octobre, mobilise la population lilloise et les autorités universitaires sont aux funérailles ainsi que de nombreux étudiants. Chaque année ensuite, une procession laïque mène, quelques jours après la rentrée, les nouveaux étudiants des facultés (sous la direction des anciens) devant la statue équestre du Général : Après la séance de l’Hippodrome, les étudiants, au nombre d’environ 600, se sont rendus à la statue du général Faidherbe pour y déposer une magnifique gerbe de fleurs64. La mort de Pasteur en 1895 inspire les mêmes sentiments. Le décès de l’illustre savant65 qui fut aussi doyen de la faculté de Médecine de Lille, entraîne un arrêt des cours dans tous les établissements scolaires de l’Académie, le samedi 5 octobre. A la place des cours, des conférences et des exposés sur Pasteur sont organisés. Le jour de l’enterrement, le drapeau des facultés est mis en berne. L’assassinat du président Sadi Carnot par un anarchiste, en juin 1894, fait également réagir le public étudiant qui condamne le coup de poignard de Hiéronimo, en enlevant à la France un grand citoyen, un homme d’Etat intègre, un gouvernement qui avait su se concilier l’estime de tous les partis66. L’Union des Etudiants de l’Etat envoie un télégramme à Madame Carnot : les membres de l’Union des Etudiants de l’Etat de Lille, justement indignés de l’inqualifiable attentat dont vient d’être victime le président de la République67. Ils décident d’envoyer une délégation aux obsèques et d’ouvrir une souscription pour l’achat d’une couronne au nom de l’université. Le public universitaire lillois semble donc se créer peu à peu une sorte de panthéon symbolique qui célèbre surtout les grandes figures républicaines.
34Les commémorations d’événements, la célébration d’anniversaires donnent également l’occasion aux universitaires d’extérioriser leurs sensibilités politiques. Le centenaire de la naissance de Jules Michelet, en juillet 1898, donne lieu à des manifestations nombreuses. La faculté des Lettres organise une conférence le 13 juillet, dans le grand amphithéâtre. Charles Petit-Dutaillis y traite de la vie et de l’œuvre de Michelet. Les commémorations annuelles des fêtes patriotiques, comme le 14 juillet ou les fêtes de Lille, donnent lieu à de nombreux défilés. Lors des fêtes de Lille de juin 1912, un incident met au prise un étudiant des facultés et une société musicale. Lors du défilé, Boulevard Vauban, une société musicale fait porter le drapeau tricolore qui ouvre la marche, par un jeune enfant de cinq ans. Un étudiant des facultés de l’Etat, fils d’un capitaine du 43e régiment d’infanterie, s’approche de l’enfant et lui conseille de porter haut et fier les trois couleurs68. Le père de l’enfant bondit sur l’étudiant qui est roué de coups. L’étudiant court se plaindre chez son père qui arrive avec du renfort, déclenchant une bagarre générale. Les étudiants des facultés sont donc bien là lors des commémorations officielles qui doivent célébrer les gloires et les souvenirs de la République. Marianne et le drapeau viennent rejoindre les grandes figures républicaines dans le panthéon symbolique des universitaires lillois.
35Les réactions aux affaires locales sont aussi très significatives de cet attachement de la plupart des étudiants à l’idéal républicain.. En mars 1893, trois étudiants des facultés catholiques de Lille sont accusés d’être de faux-monnayeurs par le Progrès du Nord69. Ils ont en effet payé un tour en bateau sur la Deûle avec une fausse pièce. Le journal républicain profite de l’aubaine pour attaquer directement les facultés catholiques. Les étudiants réagissent très vite et samedi soir, vers 6h30, un groupe d’étudiants au nombre de 200 environ, composé en majeure partie de la faculté catholique auxquels s’étaient joints un petit nombre d’élèves des facultés de l’Etat, se sont livrés à une manifestation tapageuse autant que regrettable devant les bureaux du progrès du Nord... Ils brisèrent une grande quantité de vitres, renversèrent les caisses d’imprimerie, mirent en pièce les verres des lampes70 Le Progrès du Nord, victime de cette action, décrit bien plus violemment la scène et en reporte toute la responsabilité sur les étudiants catholiques. Sur les 36 étudiants arrêtés, 9 sont conduits à la maison d’arrêt le mardi 21 mars. Les étudiants catholiques organisent alors une nouvelle manifestation et demandent aux étudiants de l’Etat d’être solidaires de leurs camarades. Les étudiants de l’Etat réagissent en effet mais pas dans le sens souhaité et organisent une contre-manifestation de plusieurs centaines de personnes, chantant, sur l’air des lampions : A confesse. A confesse ! et par instant criaient : A bas la catho !71. La presse locale s’empare du sujet et s’entre-déchire. Finalement après la libération des étudiants arrêtés, le climat étudiant lillois redevient serein. Les deux faux monnayeurs l’étaient malgré eux, utilisant sans le savoir une fausse pièce. L’affaire, purement locale, montre néanmoins à quel point la querelle des deux écoles est encore vive dans les années 1890. Les étudiants des facultés de l’Etat, dans leur grande majorité, sont des défenseurs du Progrès du Nord, le journal républicain contre la Croix du Nord et l’université catholique. Les facultés catholiques essayent bien de débaucher des étudiants des facultés de l’Etat, pour donner l’impression d’une unanimité étudiante face à une question. Elles y réussissent à chaque fois, pour quelques étudiants, ce qui prouve qu’il existe bien au sein des facultés de l’Etat des étudiants conservateurs et catholiques. Les scènes scandaleuses dont les étudiants des facultés catholiques de Lille ont été les tristes héros, appellent l’attention sur l’existence de ces quatre facultés libres, sur l’enseignement qu’elles donnent à leurs élèves et sur le danger que représente le maintien de ces foyers permanents de haine antirépublicaine, de ces cours catholiques où l’on ne prêche que la désobéissance aux lois et la révolte contre les Institutions démocratiques du pays72 en conclut le Progrès du Nord. L’examen des réactions des étudiants et des enseignants de la faculté montre donc un attachement certain aux valeurs républicaines et au régime en place.
B. – La faculté et l’Affaire Dreyfus
36Ce contexte de guerre larvée entre les deux Institutions apparaît en pleine lumière lors de l’Affaire Dreyfus, magnifique révélateur des positions respectives des uns et des autres. Il ne peut être question d’étudier dans le détail l’Affaire Dreyfus dans le Nord et nous ne nous intéressons ici qu’à ses implications universitaires73. Le premier procès du capitaine Dreyfus en 1894 n’a pratiquement aucun écho dans le monde universitaire nordiste. Personne ne met alors en doute l’honnêteté du tribunal militaire. Le drame avait violemment secoué l’opinion pendant quelques semaines Mais très vite, il avait été oublié… Il n’y avait aucune raison de supposer que la procédure eût été affectée d’un vice quelconque74. C’est le J’accuse de Zola qui déclenche la tempête le 13 janvier 1898. Dès lors, l’agitation est vive jusqu’en 1900 puis retombe très vite. Le calendrier de l’Affaire à la faculté est donc beaucoup plus court que celui de l’Affaire Dreyfus dans sa réalité qui commence en décembre 1894 pour s’achever par la réintégration du capitaine dans l’armée et la reconnaissance officielle de son innocence en juillet 1906. Simple affaire d’espionnage et erreur judiciaire, l’Affaire secoue la France très profondément. Peu à peu, deux camps s’organisent et s’opposent dans une lutte sans merci. Les antidreyfusards regroupent les partisans de la non-révision du procès. Nationalistes convaincus, ennemis de l’Allemagne, respectueux du jugement rendu, partisans de la Raison d’Etat et de l’armée, les antidreyfusards sont essentiellement des conservateurs. Très vite, l’Affaire devient pour certains défenseurs les plus ardents du jugement rendu, une occasion d’étrangler cette République que beaucoup n’ont jamais vraiment acceptée. Militaires, commerçants, industriels, avocats y côtoient les anciennes élites réactionnaires d’Ancien Régime qui refusent toujours la République. Les catholiques, dans leur grande majorité75 suivent également le camp antidreyfusard par opposition à la République laïque et persécutrice. L’antisémitisme, latent dans ces années 1890-1900, vient donner une unité de façade à cette coalition hétéroclite. De l’autre côté, les dreyfusards, partisans de Dreyfus, rassemblent surtout les élites intellectuelles : écrivains, journalistes, enseignants. Très minoritaires en 1898, ils voient leur nombre augmenter fortement, au fur et à mesure que les preuves de l’innocence de Dreyfus se font plus nombreuses. Pour eux, l’idée de liberté individuelle et de justice passe avant le respect du jugement rendu. Se référant aux idées de 1789 et aux principes philosophiques des Lumières, ils s’opposent aux valeurs traditionnelles et très corporatistes des antidreyfusards.
37Très vite, les contemporains remarquent que l’université se mêle à la bagarre, mettant ainsi un terme à une longue période de silence. L’Affaire permet aux intellectuels d’apparaître comme groupe, comme schème de perception du monde et comme catégorie politique. Désormais, les intellectuels se manifestent76 et appuient l’article de Zola qui a pour but, après l’échec de toutes les procédures légales, de faire éclater la vérité. Ils revendiquent alors un pouvoir symbolique et le droit d’exprimer leur opinion. L’affaire voit donc l’entrée de l’intellectuel dans le domaine du politique77. Face à une affaire d’opinion où le régime républicain peut sembler menacé par l’agitation nationaliste et réactionnaire, l’université apparaît bien comme un foyer d’esprit public, fidèle à la République. La Sorbonne, les facultés avaient été gagnées dans une large proportion. Dans l’ensemble, l’université, prise à tous ses degrés, fut la première catégorie sociale ou professionnelle sur laquelle le dreyfusisme put prendre appui78. Ce vivier universitaire79 où le professeur tend à se poser en rival de l’avocat devait fournir nombre d’adhérents aux ligues et aux associations favorables à Dreyfus. L’étude précise des pétitions, des manifestes et des souscriptions diverses qui se multiplient pendant l’affaire, permet de préciser l’analyse. Pascal Ory remarque un contraste saisissant entre les deux anciennes facultés, celles de Droit et de Médecine, nettement antidreyfusardes à l’exception de la médecine sociale, et les deux nouvelles facultés, celles des Lettres et des Sciences qui ont connu un développement beaucoup plus récent grâce aux réformes républicaines des années 1880 où le dreyfusisme l’emporte le plus souvent. Un classement par discipline place nettement du côté de la révision, l’Histoire, la Philosophie, la Physique et les Sciences Naturelles. Les matières plus traditionalistes comme le Droit Civil, la Littérature Latine sont beaucoup moins révisionnistes80.
38Il est donc fondamental d’étudier la façon dont la faculté des Lettres de Lille réagit à cette grande affaire d’opinion qui divise durablement les français et d’examiner comment les étudiants et les enseignants de l’institution vivent cette longue fièvre hexagonale81 ?
39Dans le Nord, comme partout en France, l’Affaire est contemporaine d’un climat de crise générale. Cent ans après la Révolution Française, les esprits sont toujours divisés sur la portée de l’événement et la République est loin d’avoir rallié l’ensemble des citoyens. Certains catholiques en particulier répugnent à accepter le régime comme le leur conseille Léon XIII en 1892. La querelle scolaire reste très vive et la République apparaît comme l’ennemie à abattre chez de nombreux cléricaux. L’industrialisation rapide et l’urbanisation bouleversent le département. Les villes grandissent très vite et dévorent les anciens campagnards pour en faire souvent des misérables. Les certitudes traditionnelles vacillent en même temps que disparaissent les anciens cadres sociaux. Parallèlement à cela, la population juive du Nord commence à se faire remarquer. En effet, beaucoup de juifs d’Alsace-Lorraine se sont repliés dans le Nord après la défaite de 1870. Les années 1890 voient la construction à côté de la faculté des Lettres, d’une nouvelle synagogue. En 1896-1897, on peut estimer la communauté juive du Nord à 1.177 personnes dont 663 à Lille82. C’est dans ce contexte de mutations sociales qu’apparaît l’Affaire. La jeunesse des écoles se divisa dans les mêmes proportions à peu près que ses maîtres... En province, partout où il y avait des facultés catholiques, la scission fut très nette. A Lille, les élèves des établissements libres brûlèrent Zola en effigie. Les élèves des facultés de l’Etat répondirent par des contre-manifestations83. L’affaire Dreyfus est, en fait l’occasion à Lille d’une nouvelle guerre des écoles où s’opposent presque systématiquement l’université catholique et les facultés de l’Etat. S’il est impossible de faire des facultés de l’Etat un bloc monolithique, entièrement favorable à Dreyfus et des facultés catholiques un ensemble tout aussi exclusif, ennemi de la révision, tant les exceptions individuelles sont légions, on peut néanmoins déterminer deux camps très nets qui eurent chacun leurs adeptes et leur idéologie.
40Chronologie des événements à Lille. Ce sont les étudiants des facultés catholiques qui ouvrent le feu, le 15 janvier 1898, en adressant un message au journal La Libre Parole de Drumont. Les étudiants..., écœurés de l’attitude anti-française du pornographe Zola, envoient à Edouard Drumont. leurs vives félicitations. Ils applaudissent à l’énergie qu’il déploie en défendant l’armée, ce cœur de la patrie contre les meneurs cosmopolites de l’odieuse campagne84. Les facultés catholiques semblent devenir très vite des foyers d’anti-dreyfusisme. Par l’intermédiaire des érudits des facultés catholiques85, l’antisémitisme se répand dans le milieu proche de l’université et du journal La Croix du Nord. Le 18 janvier 1898, une première manifestation antisémite a lieu au quartier latin86. La Croix du Nord avait déjà donné le ton dès le 13 janvier, en manifestant sa joie à l’annonce de l’acquittement d’Esterhazy et en attaquant l’immonde Zola, le pontife de la pornographie et les juifs qui ont jeté des pelletés de leur or impur dans cette honteuse affaire87. Dès lors, le mouvement est en branle qui fait se succéder manifestations et contre-manifestations. Cette première manifestation est assez peu suivie par les étudiants. Le 19 janvier, on en organise une autre. J’ai l’honneur de vous informer que la manifestation des étudiants de l’Etat est terminée. Ils étaient environ 200 mais il y avait beaucoup de curieux. Ils ont dû se former par petits groupes d’abord puis ensuite, boulevard de la liberté au nombre de 50 à 60, ils ont débouché rue nationale. Leur nombre a augmenté et sur la Grand’place, devant le journal l’Echo du Nord, ... ils pouvaient être 200… ils criaient : Conspuez Zola ! Conspuez Dreyfus88. Une lettre du commissaire central de police datée du 20 janvier revient sur l’affaire : une manifestation organisée par quelques étudiants de l’Etat, 200 environ a eu lieu hier soir vers 19 H… Ces 200 étudiants étaient suivis par 600 curieux environ et tous criaient : Vive Zola ! A bas Zola ! Conspuez Zola ! Vive l’armée ! On a aussi un peu chanté la Marseillaise et l’Internationale... on a crié devant les sièges des journaux89. Les camps, au soir du 19 janvier, ne sont pas encore bien définis et les manifestations restent désordonnées, mêlant dreyfusards et antidreyfusards. Ce même 19 janvier, les étudiants catholiques adressent des invitations aux étudiants de l’Etat et collent des tracts qui sont vite retirés des murs des facultés : Camarades ! Les agissements antipatriotiques du syndicat Dreyfus et de tous ceux qui... prennent la défense du traître... ont soulevé la légitime indignation de tous ceux qui ont au cœur le sentiment de la patrie... Il nous appartient si nous le voulons, de faire une imposante manifestation, d’acclamer l’armée, de conspuez les traîtres à la patrie90. Les étudiants de l’Etat dans leur immense majorité, refusent de se solidariser avec les étudiants catholiques et le 19 au soir, la manifestation antisémite reste d’ampleur limitée. Le 20 janvier, c’est au tour des étudiants de l’Etat de prendre l’initiative. L’envoi de délégués des facultés catholiques auprès des étudiants de l’Etat pour l’organisation d’une manifestation antisémite commune échoue de nouveau. On décide en réaction de contrer l’action catholique. Ceux-ci plus sages et jugeant qu’ils n’avaient pas à faire cause commune avec les cléricaux, s’en refusèrent à tout projet d’une alliance même momentanée. Bien mieux, croyant que la catho mettrait son projet à exécution, les étudiants de l’Etat résolurent de faire, eux, une contre-manifestation dont l’objet principal serait une ovation au journal républicain, le Progrès du Nord91. Un télégramme du commissaire spécial de Lille, daté du 20 janvier, insiste sur cette mobilisation étudiante. Les étudiants des facultés de l’Etat qui avaient refusé de s’associer à la manifestation organisée hier soir par les étudiants de la faculté catholique, ont fait ce soir une contre-manifestation au nom de la liberté de conscience et du respect des droits de l’homme. Ces manifestants, au nombre de 200 environ, grossis de 800 curieux ont parcouru les rues de Lille aux cris de Vive Zola ! Conspuez Drumont ! Vive l’armée !… Cette manifestation des étudiants de l’Etat en présence des événements qui agitent le pays est considérée par quelques-uns comme un indice d’une situation troublée. Quoiqu’il en soit, la population reste calme92. Le 21 janvier, l’agitation continue et quelques centaines d’étudiants parcourent la ville en poussant des cris divers93. Une manifestation a pris naissance, place Philippe le Bon, à la sortie des cours des facultés. Vers 18 heures, une soixantaine d’étudiants de l’Etat se dirigent vers la place de la République en criant Vive Zola ! A bas la calotte ! Un second groupe, beaucoup plus important, appartenant tant à la faculté de l’Etat qu’à la faculté catholique, et auquel s’étaient joints de nombreux jeunes gens et curieux de tout âge et de toute condition, s’était formé presque aussitôt. Il déambula à la suite de l’autre en conspuant Zola et les juifs et en acclamant l’armée et Drumont... les cris de Vive Zola ! A bas Zola ! A bas les juifs ! Vive l’armée ! Révision ! se croisèrent et s’entrecroisèrent sans relâche... en réalité beaucoup d’étudiants manifestent pour manifester, sans opinion bien arrêtée, sans passion. On voyait s’avancer bras dessus dessous, deux jeunes gens : l’un criait vive Zola ! L’autre conspuait l’auteur de la lettre de l’Aurore94. Deux étudiants de l’université catholique sont légèrement blessés à la cuisse d’un coup de canif. Les propos de l’Echo du Nord, journal républicain modéré, peu favorable en 1898 à la révision, sont très significatifs. Selon lui, beaucoup d’étudiants, jeunes écervelés, manifestent sans savoir ce qu’ils font. Si cette remarque peut être vraie pour quelques suiveurs, on ne peut généraliser cette réalité à tous les étudiants de l’Etat. Les jours suivants, quelques petites manifestations tentent encore de mobiliser la population étudiante mais elles semblent échouer. Le recours à la démonstration de rue n’apparaît plus comme un élément probant et efficace et les étudiants choisissent une action plus constructive au sein des ligues et des associations qui se constituent alors.
41La poussée de fièvre qui anime les rues lilloises dure, dans l’ensemble, du 1 8 au 21 janvier, soit quatre jours. Ceci ne veut pas dire que les rues restent ensuite sans voix car des actions ponctuelles mais bien plus rares se déroulent encore épisodiquement. Le 19 novembre 1898, par exemple, quelques étudiants des facultés catholiques, une dizaine nous annonce le journal républicain le Progrès du Nord95 ont gagné, par la rue nationale, les galeries lilloises où ils ont conspué les juifs et cherché la bagarre. En fait la mobilisation étudiante continue mais change de support. A la manifestation, on préfère désormais l’écriture d’articles ou l’organisation de réunions. Deux camps s’organisent pour durer. Nous avons reçu depuis 3 semaines de nombreuses communications émanant de divers groupes d’étudiants... Tous se rapportent à l’affaire Dreyfus. Les uns blâment Zola, les autres acclament l’armée.… Nous estimons en effet qu’il n’est pas bon d’entretenir autour de l’affaire Dreyfus, une agitation qui n ’a que trop duré et dont profitent seuls les partis extrêmes96. L’université lilloise doit garder le calme et la réserve qui ont été les siennes tout au long de l’Affaire. Fidèle à son image, l’Echo du Nord en appelle à la modération. Il nous apprend surtout que des étudiants utilisent désormais une autre arme, la communication à la presse, le manifeste. Dès lors une véritable bataille de l’écrit s’engage entre les différents journaux régionaux, surtout entre le Progrès du Nord et La Croix du Nord où chacun affirme détenir le monopole de la Vérité. Chaque camp se veut le digne représentant de la population étudiante. Une affaire de « vraie-fausse » déclaration agite le petit monde lillois en février 1898. La Dépêche Nouvelliste affirme avoir reçu, le 27 janvier, l’article suivant, de la part des étudiants de l’Etat : les étudiants de l’université de l’Etat, désireux de rétablir la vérité et de sauvegarder la bonne réputation de leur université, protestent énergiquement contre les clameurs honteuses poussées... par les contremanifestants dreyfusistes. Ils repoussent toute solidarité avec la bande d’écervelés97. Cette déclaration non signée, attribuée aux étudiants de l’Etat met le feu aux poudres. Le Progrès du Nord refuse d’en reconnaître la provenance et soupçonne une manœuvre des anti-dreyfusards. Le 29 janvier, la Dépêche Nouvelliste, attaquée par le Progrès répond : elle publie la lettre exacte pour prouver qu’il ne s’agit pas d’un faux. L’auteur est bien un étudiant des facultés de l’Etat, licencié en Lettres et actuellement en Droit98. Le mercredi 2 février, le Progrès du Nord fait paraître une protestation des étudiants de l’Etat. Ce n’est peut-être pas un faux mais l’étudiant en question parle en son nom et ne peut engager l’ensemble des étudiants. Une première liste d’étudiants signataires termine le texte. Les 3, 4 et 5 février, la liste des pétitionnaires s’allonge. Le vendredi 4, on en est déjà à la troisième liste d’étudiants qui signent la protestation suivante : les soussignés, indignés du procédé de X (l’étudiant), déclarent ne s’associer nullement à la lettre publiée dans la Dépêche au nom de l’université de l’Etat, lettre à laquelle ils n’ont pas participé... La Dépêche qui. avec la Croix, s’est appliquée à tirer profit de l’affaire Dreyfus pour susciter la division parmi les étudiants de l’Etat, revient aujourd’hui à la charge et prétend nous donner des leçons de patriotisme et défendre, contre nous, l’honneur de l’armée... la Dépêche et la Croix jouent leur jeu qui consiste à mettre aux prises entre eux, les étudiants de l’université de l’Etat, à la grande joie des universités dirigées par les jésuites99. Manifestations de rues et manifestes n’épuisent cependant pas les modes d’actions des étudiants lillois. En fait, plus l’Affaire s’allonge et plus les étudiants semblent se lasser de l’agitation. Les plus militants rejoignent, par contre, des comités et des associations de défense. Deux camps peuvent alors être nettement individualisés.
Tract des étudiants catholiques distribués dans les facultés de l’Etat le 19 janvier 1898

Source : ADN : M 154/30
42Le camp antidreyfusard. Il s’organise autour de groupes divers. En février 1898, une ligue antijuive se crée à Lille sous le nom de la Ligue d’Action Française100. Ses chefs sont un architecte et un avocat du barreau de Lille. Un rapport du préfet annonce que la ligue compte 110 membres en février 1898 dont plusieurs étudiants des facultés catholiques101. Les statuts de la ligue affirment son rôle : propager le nationalisme et défendre la patrie en toute circonstance contre les tentatives du cosmopolitisme. D’autres rapports de police décrivent ensuite les réunions successives de la ligue. Le 8 mars 1898 au soir102, une conférence réunit 70 personnes dont plusieurs étudiants catholiques. Le conférencier s’en prend à la race juive, race bien distincte au physique par le nez, les oreilles et aussi par l’odeur. Les juifs seraient, avec les francs-maçons, les auteurs de toutes les odieuses mesures républicaines. Une autre conférence, le 30 juin103 au soir, traite de la race juive et l’auditoire comprenait environ 50 personnes, étudiants ou petits commerçants. La Ligue de la Patrie Française, créée le 25 octobre 1898 à Paris, ouvre très vite une section lilloise. Un des buts de la ligue est de démontrer que le dreyfusisme ne régne pas en maître sur l’université. Ses fondateurs, Léon Dausset, Gabriel Syveton, et Henri Vaugeois veulent unifier le camp antidreyfusard et renforcer son influence. Son existence révèle que l’intelligence n’est pas toute d’un même côté... Face aux normaliens dreyfusards, aux intellectuels destructeurs de la solidarité, de la tradition et des intérêts de la patrie, se sont dressés les corps constitués du savoir et de l’esprit, académiciens. conservateurs, universitaires refusant la contagion du modèle allemand, artistes officiels, autorités morales et professions libérales, hautes charges de l’administration104. Les adhérents de la Ligue, estimés à 21.312 par Jean-Pierre Rioux, viennent de nombreux milieux socioprofessionnels, mais on peut noter quelques secteurs privilégiés de recrutement comme les membres des ligues patriotiques, les associations d’anciens combattants, les syndicats agricoles, les associations de négociants et les patrons d’usines. Sur les 9.921 adhésions individuelles qui ont déclaré la profession exercée, on peut repérer 227 professeurs et maîtres de conférences du supérieur. Le total des adhérents membres de l’Instruction Publique est de 1.123 soit 11,3 % du total connu. Les étudiants quant à eux sont 1.590 soit 16 %. Ces chiffres démontrent qu’il est illusoire d’imaginer une université française totalement gagnée à la cause du capitaine Dreyfus. A Lille, la Ligue de la Patrie Française peut compter sur un comité bien organisé. Un rapport du 9 avril 1902 rend compte d’une réunion de la section, le 8 avril au soir. Cinquante nationalistes se sont réunis sous la direction du docteur Doumer, professeur à la faculté de Médecine. Monsieur Doumer, professeur à la faculté de l’Etat dont j’ai signalé le choix comme président de la section lilloise de la ligue de la patrie française, se dévoue activement à la propagande105. Une nouvelle réunion est organisée le 7 mars 1903 par la Ligue de la Patrie Française et la Ligue des Patriotes. Elle réunit 5.000 personnes parmi lesquelles on remarquait… un grand nombre d’étudiants des facultés libres, des membres des jeunesses catholiques et la plupart des notabilités des partis réactionnaires et cléricaux106. La Ligue de la Patrie Française n’arrive pas cependant à regrouper l’ensemble des mouvements nationalistes du Nord. Ligues et associations naissent et disparaissent au gré des tensions politiques et des querelles de personnes. Une Union des jeunes Patriotes est créée en juin 1900. S’est fondée, il y a quelques semaines l’union des jeunes patriotes de Lille. Le nouveau groupe se recrute parmi la jeunesse des écoles, des étudiants des facultés de l’Etat et des facultés catholiques... leur nombre est d’environ 50 à ce jour107 En juillet 1900, un autre comité apparaît, celui des jeunesses Nationalistes du Canton de Lille-Centre. Il regroupe une trentaine de jeunes gens appartenant à la population bourgeoise et cléricale. Ils organisent des conférences nationalistes où les étudiants prennent la parole. En janvier 1900, un Comité d’Action Patriotique des Etudiants des Facultés de l’Etat voit également le jour à Lille. Le rapport de police du 28 janvier 1900 annonce une grande conférence pour le 10 février. Henri Vaugeois, agrégé de philosophie et directeur de la revue l’Action Française ainsi que Copin-Albancelli doivent y prendre la parole. Les promoteurs de ce groupement nationaliste sans grande importance, ayant envoyé des cartes d’invitation aux professeurs de l’université de l’Etat, se sont attirés une protestation adressée à la presse républicaine par les membres de la jeunesse laïque. Ceux-ci qui, en effet, représentent la majorité des étudiants de l’Etat, refusent de se solidariser avec les nationalistes108. L’appel aux figures nationalistes parisiennes devient très fréquent chez les antidreyfusards lillois qui y voient une occasion de mobiliser et de former leurs troupes. Déroulède, Vaugeois ou Copin-Albancelli viennent plusieurs fois à Lille, invités par les sections nationalistes. Ferdinand Brunetière, directeur de la Revue des deux mondes vient par exemple109 à Lille en mars 1899. L’Union des étudiants et la majorité des étudiants de l’Etat refusent, dès le 5 février, de s’associer à l’entreprise rejetant le comité nationaliste et ses cabotins110. Finalement, le 10 février 1901, une conférence de Copin-Albancelli a lieu, sous le patronage du comité d’action patriotique des étudiants de l’Etat. Environ 700 personnes y assistaient parmi lesquelles l’élément conservateur était assez largement représenté à côté de nombreux étudiants des facultés catholiques111Le Progrès du Nord s’empresse de minimiser la portée de l’événement et de rejeter la minorité dépravée des étudiants antidreyfusards des facultés d’Etat. Elles ne sont pas tellement gangrenées que le masque nationaliste puisse laisser duper le public sur le déguisement du troupeau bêlant de la sainte Catho. Les vrais étudiants de l’Etat ont inauguré dimanche leur fédération laïque et les applaudissements enthousiastes dont ils saluèrent le véhément réquisitoire du professeur Lapicque contre le cléricalisme ne laissent pas de doute sur les sentiments de la grande majorité d’entre-eux112.
43Les mouvements antisémites et nationalistes lillois semblent ainsi avoir recruté l’essentiel de leurs partisans étudiants au sein des facultés catholiques. Tous les rapports du commissariat spécial de Lille insistent sur leur présence dans les mouvements antidreyfusards. Le mouvement nationaliste ne se développe à Lille que parmi les jeunes gens appartenant aux facultés catholiques et aux cercles cléricaux113. Ligues et associations diverses connaissent un essor rapide après 1898 mais semblent très vite atteindre leurs limites vers 1900-1902. Malgré cette propagande, le parti nationaliste dans le Nord ne fait pas de grands progrès. Ainsi que je l’ai signalé, il ne recrute que parmi d’anciens élèves des écoles cléricales et les étudiants des facultés catholiques114. Contrairement à ce qu’affirme le commissaire, il y a bien cependant des étudiants des facultés de l’Etat parmi les membres des manifestations et des associations antidreyfusardes. Les manifestations de rues de janvier 1898, la vie des comités nationalistes, l’existence d’un comité d’action patriotique des étudiants des facultés de l’Etat prouvent qu’il n’y a pas unanimité. Cependant, les sirènes nationalistes et antidreyfusarde ne charment qu’une petite minorité des étudiants des facultés de l’Etat. Rejetée par la majorité, cette fraction d’étudiants antidreyfusards existe bien cependant. Il ne faut pas oublier en effet que l’idée républicaine et laïque est loin d’avoir rallié, en 1900, l’ensemble de la population française et encore moins la totalité de la jeunesse. Les facultés catholiques ne regroupent jamais l’ensemble des étudiants catholiques ou conservateurs, loin s’en faut, et ceux-ci sont donc nombreux sur les bancs de l’université d’Etat.
44Le camp dreyfusard. L’étude du camp dreyfusard s’avère aussi complexe. Au delà des prises de position individuelles connues, il semble en effet difficile de connaître l’opinion du plus grand nombre. On peut cependant affirmer que la faculté des lettres de Lille est un foyer favorable à la révision du procès Dreyfus. Si dans le camp des antidreyfusards notoires, on note la présence d’un professeur de la faculté de Médecine (Le docteur Doumer, président de la section lilloise de la Ligue de la Patrie Française), le camp dreyfusard trouve apparemment des appuis bien plus nombreux au sein des facultés de l’Etat et tout d’abord parmi ses enseignants. Dans cette mobilisation professorale en faveur de Dreyfus, la faculté des Lettres paraît jouer un rôle moteur. La mise en liberté d’Esterhazy et son acquittement par le conseil de guerre, les 10 et 11 janvier 1898, entraîne une mobilisation des milieux intellectuels indignés. A partir de cette date, les pétitions et les prises de position se multiplient en faveur de la révision du procès et pour soutenir le colonel Picquart. L’Aurore du 14 janvier lance le mouvement. Les soussignés protestent contre la violation des formes juridiques du procès de 1894 et contre les mystères qui ont entouré l’affaire Esterhazy. Au fil des semaines, la liste des signataires s’étoffe. D’autres journaux, de multiples associations lancent des pétitions. Les professeurs de la faculté des Lettres de Lille semblent avoir prêté leur plume en nombre aux manifestes dreyfusards. André Chevrillon, maître de conférences, signe la pétition lancée par Le Temps dès janvier 1898 et réclame la révision du Procès. Georges Lefèbvre, le futur auteur des paysans du Nord sous la Révolution, alors étudiant à la faculté, signe la pétition avec un camarade, quelques jours plus tard115. Le 30 novembre 1898, le Progrès du Nord reprend la liste des signataires de la pétition en l’honneur de Picquart. Parmi les milliers de signatures116, il note celles de Langlois, Ardaillon, Chamard, Dufour, Petit-Dutaillis, Dautremer, Jouguet ainsi que celle du doyen de la faculté des sciences, M. Demartres. Ils sont ainsi huit chez les enseignants de la faculté des Lettres à avoir ouvertement pris position en signant des pétitions. Philippe Sagnac, pour la Ligue des Droits de l’Homme organise, quant à lui, des conférences publiques. Le 10 février 1901, il traite par exemple de la question juive sous Napoléon Premier117 et termine son discours par un appel à l’union de tous les français et à la fusion de toutes les races. Membre de la Ligue des Droits de l’Homme, P. Sagnac doit donc lui aussi être comptabilisé parmi les défenseurs du capitaine. Si l’on ajoute à cette liste le professeur Fougères, dreyfusard reconnu118, on obtient le chiffre total de dix enseignants favorables à la révision du procès. C’est ainsi entre 55 % et 58 % du personnel enseignant qui s’engage en faveur de Dreyfus, le total général des enseignants de la faculté variant de 17 à 18 unités entre 1898 et 1902.
45Chez les dreyfusards aussi, on s’organise et on se rassemble. La Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen, créée à Paris en février 1898, possède très vite une section lilloise. Un rapport du commissaire spécial de Lille daté du 13 mai 1899, annonce qu’une section lilloise de la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen est en ce moment en voie de constitution à Lille119. Une réunion préparatoire a lieu le 12 mai à l’instigation de Georges Robert, rédacteur en chef du Progrès du Nord. Le rapport du 27 mai précise que la première assemblée générale s’est tenue le 26 mai et a procédé à l’élection du comité directeur de 18 membres. On y remarque Méderic Dufour, professeur à la faculté des lettres et d’autres professeurs des différentes facultés de l’Etat120. Le but de la Ligue est double. Elle doit venir en aide à tous ceux qui, sans distinction d’opinions politiques ou religieuses, voient leur liberté menacée ou leurs droits méconnus. Elle doit ensuite vulgariser les principes de liberté, d’égalité et de justice inscrits dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. La section lilloise a pour président honoraire Méderic Dufour (faculté des Lettres) et comme président Eustache Pilon (faculté de Droit). Un rapport du préfet, daté du 31 juillet 1899, nous donne de nombreux renseignements : les membres de la section lilloise de la ligue des droits de l’Homme et du citoyen... ont décidé d’attendre la rentrée des facultés pour se livrer à leur active propagande auprès des étudiants de l’Etat qui, espère-t-on adhéreront en masse, suivant en cela l’exemple de leurs professeurs dont un bon nombre figure parmi les membres fondateurs de la ligue et font partie du comité directeur121. Vient ensuite la liste des membres du comité directeur. Albert Wahl, doyen de la faculté de Droit, Lévy-Ullmann, professeur à la même faculté comme Eustache Pilon, les professeurs Debierre, Lambling et Mourmant de la faculté de Médecine, le doyen Demartres de la faculté des Sciences. Les enseignants Dufour, Dautremer, Jouguet et Langlois de la faculté des Lettres sont également dans ce comité directeur. Une lettre du Ministre de l’Intérieur du 31 janvier 1900, demande au préfet de plus amples informations. Ce dernier s’empresse de lui répondre. Parlant du comité central, il déclare : Ce sont là, à quelques exceptions près, des étrangers au pays, appartenant surtout à l’enseignement supérieur. Aussi, pour augmenter le nombre de ses adhérents, le comité a-t-il songé à s’adresser aux étudiants des facultés de l’Etat... Dufour et Debierre ont réussi à fonder l’union des étudiants républicains de Lille... aujourd’hui, cette ligue a atteint son développement. Elle compte 280 adhérents et les réunions ordinaires sont assez, fréquentes. L’élément universitaire, représenté par les professeurs et les étudiants, y est dominant122. Une Union des Etudiants Républicains de Lille est même créée. Hier, 16 courant, une réunion composée entièrement d’étudiants, au nombre de 50 environ a eu lieu à 9 heures du soir, 54 rue Nicolas Leblanc, au café de la source. Cette réunion avait pour but de former une nouvelle association ayant pour titre l’union des étudiants républicains. A ce jour, le nombre d’adhérents... est d’une centaine123.
46Les étudiants des facultés de l’Etat ne laissent donc pas le monopole de l’action associative aux antidreyfusards. Par la Ligue des Droits de l’Homme et du Citoyen, par l’Union des Etudiants Républicains, ils participent à cette floraison des groupes politiques des années 1898-1902. Par l’organisation de manifestations ou de contre-manifestations, par l’élaboration de manifestes ou par la participation aux associations dreyfusardes, nombre d’étudiants s’engagent en politique dans ces années 1898-1902. L’examen du camp dreyfusard appelle ici trois remarques essentielles : les facultés de l’Etat, et la faculté des Lettres plus particulièrement, semblent être des foyers de révisionnisme, favorables à une République tolérante et humaniste face à des facultés catholiques massivement antidreyfusardes. L’engagement professoral à la faculté des Lettres paraît intense ; certes, il ne prend pas la forme d’actions publiques très voyantes telles que les manifestations, mais nombre d’enseignants s’engagent personnellement en faveur de la révision. A la faculté, dix enseignants sur dix-sept ou dix-huit, manifestent ouvertement leur soutien à Dreyfus. Malgré leur surreprésentativité, comparée à celle des autres groupes sociaux, les universitaires qui ont signé les pétitions ne constituent qu’une minorité... Si l’on rapporte leurs effectifs à ceux de leur milieu d’appartenance, un peu moins de 30 % se sont comportés en intellectuels124. A la faculté des Lettres de Lille, l’engagement professoral, par l’intermédiaire des pétitions ou des ligues apparaît beaucoup plus intense avec environ 55 % de l’effectif total. Ce degré élevé d’engagement peut s’expliquer par la présence toute proche des facultés catholiques et des actions multiples de leurs étudiants pendant l’affaire. Le contexte politique lillois, assez nettement orienté à gauche, n’a sans doute pas ralenti le phénomène. Nous retrouvons par ailleurs, à la faculté, les remarques faites par Christophe Charle sur l’opposition, au sein des enseignants du supérieur, entre les anciens et les plus jeunes, entre les professeurs et les prétendants. Les professeurs honoraires, titulaires... sont majoritairement parmi les membres de la Ligue de la Patrie Française alors que les trois quarts des non-titulaires qui ont pris position sont dreyfusards... l’histoire, la philosophie suivies de la philologie et de l’archéologie apparaissent alors comme des disciplines aux affinités les plus fortes avec le dreyfusisme... Dans le camp opposé, dominent les professeurs des disciplines littéraires traditionnelles, les juristes125. Surs nos dix enseignants dreyfusards, neuf ne sont pas professeurs et représentent une population enseignante assez jeune composée de chargés de cours (7) ou de maîtres de conférences (2). Seul Ernest Langlois prend position en tant que professeur. Les titulaires de chaires comme Moy, Thomas, Penjon ou Flammermont, plus âgés, ne prennent pas position ouvertement, ce qui ne doit pas en faire automatiquement des anti-dreyfusards. L’histoire-géographie est surreprésentée dans les révisionnistes avec 50 % des engagés (Ardaillon, Fougères, Petit-Dutaillis, Jouguet et Sagnac). Les lettres modernes, la philologie viennent bien après dans l’engagement professoral.
47L’engagement étudiant, au sein des facultés de l’Etat, reste difficile à évaluer. Si les premières manifestations de janvier 1898 mobilisent un nombre assez important de jeunes, la vie militante au sein des associations et des ligues paraît beaucoup plus limitée. Le nombre des étudiants lillois des facultés de l’Etat varie entre 1.138 et 1.162 de 1898 à 1902. Les divers documents concernant l’affaire Dreyfus impliquent au maximum, dans des activités dreyfusardes ou anti-dreyfusardes, quelques 300 étudiants. La plupart des ligues ne regroupent jamais plus de 50 à 60 étudiants. Dans l’ensemble donc l’affaire Dreyfus, au delà du bruit et de la fureur qu’elle déclenche n’entraîne qu’une mobilisation réduite du public étudiant. Si l’on accepte le chiffre de 300 étudiants engagés sur 1.150 environ, cela fait, pour les facultés de l’Etat, 26 % environ du total qui s’engagent réellement dans un camp ou dans l’autre. L’importance de l’agitation lilloise ne doit donc pas faire perdre de vue une réalité fondamentale : un étudiant sur quatre environ, dans les facultés de l’Etat, s’engage activement lors de l’affaire. Que penser de ceux qui gardent le silence ? Certains n’ont peut-être pas d’opinions bien arrêtées ; d’autres préfèrent sûrement ne pas déclarer publiquement leur position, pensant que les facultés ne sont pas des lieux de discussion politique. L’Affaire Dreyfus est donc bien un révélateur des sentiments profonds du monde universitaire lillois. Dans les prises de positions publiques, le soutien à la République des Droits de l’Homme et du Citoyen l’emporte largement. Une minorité antidreyfusarde existe cependant mais elle reste très faible. Le plus grand nombre des étudiants refuse néanmoins de s’engager, voulant par là même rester fidèle à la tradition de non-engagement prônée par leurs associations. En fin de compte, l’impression dominante est celle d’une faculté où le sentiment de fidélité à la République et à la démocratie libérale semble l’emporter. Chez les enseignants, l’attachement à la République semble encore bien plus vif mais l’entrée en politique reste une attitude minoritaire. Plus qu’un foyer d’esprit civique, la faculté est en fait un foyer d’esprit critique au service des valeurs universelles, de la justice et des Droits de l’Homme.
C – Les minorités politiques actives au sein de la faculté
48Au delà du temps fort que représente l’Affaire Dreyfus, les enseignants de la faculté qui entrent en politique de façon durable sont peu nombreux entre 1887 et 1914. Le doyen Moy, conseiller municipal de Lille et républicain modéré garde toujours une position médiane. Il n’en va pas de même pour Médéric Dufour qui mène, parallèlement à sa carrière universitaire, une carrière politique. En 1903, la section nordiste du parti radical est confrontée au “problème Dufour ", Lors d’une conférence faite par Jean Jaurès à Douai, M Dufour a osé faire l’éloge du grand socialiste français. Les chefs du parti radical le désavouent aussitôt. Un rapport du commissaire de police rapporte l’événement : Je dois ajouter que M Dufour considéré comme l’enfant terrible du parti radical, a souvent paru disposé à orienter plus à gauche sa ligne de conduite, sinon à se joindre aux socialistes indépendants espérant sans doute que cette évolution lui assurerait au point de vue politique, une situation plus en vue que celle qu’il occupe actuellement dans le parti radical, n’y tenant qu’un rang secondaire après M Debierre126. Les adversaires de M Dufour font d’ailleurs courir le bruit que c’est dans un but intéressé qu’il a tenu à Douai envers Jaurès ce langage dithyrambique. Il voulait ainsi se ménager l’appui du vice-président de la Chambre pour obtenir une haute situation universitaire, le rectorat de Rennes dit-on127. L’entrée en politique des enseignants de la faculté reste cependant exceptionnelle et assez mal perçue des Hautes Autorités.
49Le milieu universitaire lillois n’est pas, de 1887 à 1914, un bloc monolithique où chacun prêcherait les mêmes idées et les mêmes croyances. Des minorités existent qui affirment leur originalité. Chez les étudiants aussi, des mouvements se créent qui ne sont pas tous éphémères. L’Union des Etudiants Républicains de Lille, fondée le 16 mai 1899 est liée à l’affaire Dreyfus. Proche des idées du parti radical et sous le patronage de Médéric Dufour, l’Union ne compte jamais plus de 100 à 130 étudiants et décline très vite.
50A droite, la Ligue de l’Action française, née en 1898 avec l’Affaire, semble le groupe le plus dynamique et le plus durable même s’il est surtout lié aux facultés catholiques. Devant la propagande de plus en plus audacieuse des éléments de réaction au sein des facultés... un certain nombre d’étudiants ont jugé nécessaire de former une union des étudiants républicains. En certaines occasions, le public a pu croire que les manifestations tapageuses des Camelots du Roy s’appuyaient sur l’ensemble des étudiants128 Le 17 février 1914, un rapport de police signale que la veille, une réunion des étudiants de l’Action française a eu lieu à Lille129 et qu’elle regroupait une cinquantaine de personnes. Le mouvement n’a cependant pas encore sur Lille la force qui sera la sienne dans les années vingt.
51De l’autre côté, un mouvement socialiste s’organise également à l’université dans les années 1890. Un rapport du commissaire daté du 7 novembre 1895 décrit un groupe d’étudiants socialistes-collectivistes et s’intéresse plus particulièrement à un étudiant. Fils d’un percepteur, l’étudiant en Médecine s’est fait remarquer à l’assemblée générale de l’Union des étudiants du 25 avril en interpellant le bureau. Il a demandé pourquoi on n’avait pas invité aux fêtes universitaires les étudiants allemands, et déclaré que les enfants n’étaient en rien responsables des erreurs des parents. Considéré comme un internationaliste et un anarchiste, l’étudiant est surveillé130 Un rapport du 19 septembre 1895 signale un autre étudiant. Sujet russe131, né à Odessa, il est présenté comme un garçon fort intelligent mais au point de vue moral, il ne jouit pas de la même considération. Certains de ses camarades lui reprochent d’avoir été exploité par lui en utilisant sa maîtresse. Comme il n’avait pas de revenu pour entretenir cette femme qui avait un enfant de lui, il l’envoyait mendier chez ses amis avec une carte la recommandant. Un par un, les étudiants du groupuscule socialiste sont suivis et font l’objet d’un rapport détaillé de la préfecture. Un rapport, daté de décembre 1896, annonce que le groupe socialiste des étudiants de l’Etat compte 19 membres et qu’ils sont aidés par Gustave Delory et Edouard Delesalle. Une note au préfet du 21 janvier 1898 annonce que le même cercle compte désormais 25 personnes et a décidé d’envoyer une lettre de félicitations à Emile Zola132. Le groupe des étudiants socialistes de Lille distribue même un tract dans les facultés les 7 et 9 novembre 1898, lançant un appel aux camarades qui veulent bien les suivre133. Le préfet écrit aussi vite au ministre : les débris de l’ancien groupe d’étudiants socialistes lillois, stimulés par quelques meneurs du parti, essayent en ce moment de profiter de l’arrivée à Lille de tous leurs camarades à l’occasion de la rentrée des facultés, pour reprendre leur propagande... il est bon de rappeler que depuis plus de dix ans il existait à Lille, un petit groupe d’étudiants socialistes... réunissant une vingtaine de jeunes au plus... Ce petit groupe avait été fondé afin de contrebalancer l’influence du cercle des étudiants catholiques, lequel était fortement organisé et comptait un assez grand nombre d’adhérents... Tous ces jeunes gens... en général, ne sont ni riches, ni intelligents, ni travailleurs134. Des tracts sont même distribués lors de la séance de rentrée des facultés à l’Hippodrome. En 1906, un rapport135 confidentiel du commissaire envoyé au directeur de la sûreté générale, revient sur les activités des étudiants socialistes de Lille. Un tract est joint au rapport : Camarades… au moment où vous vous adonnez à vos occupations quotidiennes et entendez paisiblement la parole de la science, au moment où vous jouissez pleinement de la vie, des millions de vos frères périssent lentement dans les bagnes ouvriers, dans les usines, sur les chantiers et dans les mines. Leurs femmes, leurs filles vendent leur corps pour ne pas mener une vie de misère… vous ne pouvez pas rester indifférents à cette situation. Vous ne pouvez pas tolérer l’asservissement de l’homme par l’homme, l’exploitation des uns par les autres. Le tract se termine par un appel à la lutte du camp de la misère et de la servitude contre le camp des nantis, à l’abolition de la propriété individuelle des moyens de production et à l’union des prolétaires de la pensée et des ateliers. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que les prémices de l’affaire Salengro qui devait éclater en 1936, prennent leurs racines dans ces années d’avant-guerre où Roger Salengro est jeune étudiant à la faculté des Lettres de Lille. Né en 1890 à Fives, il passe une enfance heureuse à Dunkerque avant de venir à Lille. En 1907, il obtient son baccalauréat. Après un an au lycée Lakanal de Paris, il revient à la faculté des Lettres de Lille. C’est alors qu’il s’engage politiquement. En 1909, avec sept camarades, il lance le groupe des étudiants collectivistes. Il n’hésite pas à aller en personne contredire le leader de l’Action Française dans une réunion officielle d’où il ressort roué de coups par les Camelots du Roy. En 1911, devant la montée des périls, il multiplie les meetings contre la guerre et se retrouve poursuivi par la justice. En décembre 1912, il est appelé au 33ème régiment d’infanterie d’Arras pour y effectuer son service militaire. Quelques mois après son incorporation, il est surpris par la police alors qu’il participe en tenue militaire à une manifestation contre la loi de 3 ans. Inscrit au Carnet B, il est constamment surveillé par les autorités militaires. La presse locale signale dès 1911, l’activité du militant. L’étudiant en lettres, Roger Salengro. est poursuivi pour incitation de militaires à la désobéissance136. Le doyen de la faculté est même obligé de signaler le cas Salengro au recteur137. J’ai l’honneur de vous retourner la lettre que vous avez bien voulu me communiquer concernant R Salengro. Cet étudiant est noté comme ayant suivi les cours de l’année scolaire 1910-1911 d’une façon fort intermittente. Le registre des épreuves de licence et notes d’examen de la faculté reprend, session après session, les résultats à la licence, candidat par candidat. L’étudiant Salengro apparaît lors de plusieurs sessions de licence entre novembre 1909 et juin 1911 et brille, soit par ses absences138 (éliminé pour ne pas avoir rendu de copie en juin 1910), soit par les zéros qu’il obtient. Etudiant, mais avant tout militant socialiste, Roger Salengro délaisse ses études. Lorsque vient la guerre 1914-1918, Salengro se transforme en un socialiste patriote139. Il demande avec insistance à être envoyé sur le front et c’est en essayant de rapporter le corps d’un ami tombé au front, qu’il est capturé par les allemands, le 7 octobre 1915. Etant donné son passé, sa disparition déclenche en France une procédure devant le conseil de guerre pour désertion. Il est acquitté par trois voix contre deux, le 20 janvier 1916. Au moment du Front Populaire en 1936, tout ce passé militant et étudiant devait être revu et corrigé par la presse nationaliste qui y trouva un moyen facile d’accabler le ministre de l’intérieur du gouvernement Léon Blum.
52Il serait donc abusif de faire des facultés de l’Etat et de la faculté des lettres en particulier, des foyers d’esprit public unanimement fidèles au régime républicain. Des groupes d’opposition existent bien qu’ils soient socialistes ou conservateurs. Mais l’écho rencontré reste limité et les oblige à demeurer de simples groupuscules. Seuls un mouvement socialiste étudiant et un groupe d’Action Française semblent assez forts pour traverser la période. Minoritaires et peu nombreux, ces groupes d’étudiants sont étroitement surveillés par la police. La faculté lilloise, de 1887 à 1914, s’intègre donc bien dans la vie locale. Les cours publics, les associations diverses qui rassemblent universitaires et notables, ouvrent la faculté sur l’élite intellectuelle et politique de la région. Dans le tissu urbain lillois, la présence étudiante s’affirme par l’élaboration progressive d’un quartier latin ayant ses rites spécifiques. Au niveau politique, l’idéal proclamé de neutralité et de non-engagement domine l’ensemble de la période. Mais ce que les étudiants et surtout les enseignants prennent pour de la neutralité constitue déjà en soi une prise de position politique. La faculté apparaît en effet comme un foyer d’esprit républicain hostile aux menées nationalistes et cléricales. L’analyse de quelques révélateurs d’opinion nous a fourni des exemples de cet engagement au côté des républicains. Dans l’affaire Dreyfus, la majorité des enseignants prennent le parti de la révision. Les étudiants quant à eux se taisent ou lorsqu’ils prennent position, se déclarent surtout pour le camp dreyfusard. Mais jamais, de 1887 à 1914, on ne peut considérer la faculté comme un bloc monolithique où les opinions seraient uniformes. Il existe constamment des minorités agissantes.
53L’institution littéraire conçoit toujours sa mission comme dépassant le simple rôle de diffusion des connaissances. En fin de compte, la faculté semble pour la plus grande partie du public universitaire, le lieu d’une prise de conscience de l’importance du politique même s’il n’entraîne pas immédiatement une entrée en politique. A la faculté aussi, Marianne semble au pouvoir140. Victorieuse mais encore fragile, la République occupe le terrain et devient une puissance établie, désireuse de remplir l’espace de sa symbolique propre. Bustes de Marianne, statues des héros de la République marquent le cadre spatial et se l’approprient comme les fêtes et les cérémonies républicaines marquent désormais le cadre temporel. La Marianne universitaire semble bien vouloir marquer le cadre mental et sentimental des étudiants lillois. Mais plus qu’un foyer d’esprit public, la faculté semble être un lieu d’esprit critique au service des valeurs humanistes et universelles de liberté, d’égalité et de fraternité des peuples. Jusqu’en 1914, la faculté demeure une petite cellule de vie. Les 24 enseignants et les 341 étudiants de l’année 1913-1914 ont-ils eu pour autant l’impression de vivre une Belle Epoque ? Le sang et la boue du premier conflit mondial devaient rétrospectivement donner à cette période l’image d’un âge d’or, d’une France calme et bienheureuse.
Notes de bas de page
1 Sirinelli J.-F, Intellectuels et passions françaises, p. 319-338.
2 Charle C. et Ferré R., Le personnel de l’enseignement supérieur aux X/X-XXe siècles, p. 191.
3 Liard L., Universités et Facultés, p. 213.
4 AUL, Rapport du doyen, année 1888-1889.
5 BML, Danchin II-103, Affiche des cours publics.
6 Idem.
7 ADN, 2 T 933, Programme des cours publics, année 1911.
8 ADN, 2 T 642, année 1898.
9 EN du 9 mars 1898.
10 EN du 12 mars 1888.
11 EN du 16 février 1913.
12 EN du 17 janvier 1910.
13 ADN, 1 T 1 /10, Université populaire, Statuts, 1901-1904.
14 ADN, Idem, Conférence du 2 mars 1902.
15 ADN, 2 T 764, Lettre du doyen au recteur, 22 /12/1896.
16 AUL, Rapport du doyen Angellier. novembre 1899.
17 Voir : Mercier L., Les universités populaires : 1899-1914 : Education populaire et mouvement ouvrier au début du siècle, Le Mouvement social, décembre 1986.
18 ADN, 1 T 240/8.
19 ADN, M 222/798 bis, Alliance Française.
20 ADN, M 222/179 bis, Statuts de la société des amis de l’université.
21 Collectif, Lille et la région du Nord en 1909, t. 2, p. 228.
22 Idem, p. 228-229.
23 BML, Danchin II-84.
24 ADN, 102 J/9, Société des amis de l’université.
25 Collectif, Lille et les lillois en 1909. t. 2. p. 232 et suivantes.
26 Voir le rapport annuel dans les Annales de l’université.
27 AUL, Rapport de L. Mis pour 1907-1908.
28 Weisz G., Associations et manifestations : les étudiants français de la Belle Epoque, Le Mouvement Social, n° 120, J-sept 1982, p. 31-44.
29 ADN, M 222/781, Union des étudiants de l’Etat.
30 LE, Année 1914, p. 274 et suivantes.
31 AD, M 222/1597, Association sportive (statuts du 31/01/1895).
32 AD, 1 T 10/12, Statuts.
33 AD, 2 T 744, Association des étudiantes de Lille.
34 AD, 2 T 744, Rapport du rectorat du 15 janvier 1910.
35 Voir Condette J.-F., La Faculté des Lettres de Lille de 1887 A. 1974, t. 1, p. 397 et suivantes.
36 Idem, tome 1, p 398-401 sur la construction de la maison des étudiants.
37 Weisz G., Associations et manifestations : les étudiants français de la Belle Epoque, Op. cit., p. 34.
38 ADN. 2 T 740, Lettre du 18 juin 1908.
39 AUL, Discours du recteur, année 1888-1889.
40 AUL, Séance de novembre 1891.
41 EN du 21 novembre 1890.
42 Idem, 12 novembre 1897.
43 Ibidem, 5 novembre 1894.
44 ADN, 2 T 631, Lettre au recteur du 9 novembre 1898.
45 ADN, 2 T 105, Rapport du conseil académique.
46 ADN, 2 T 645, Rapport du conseil.
47 ADN, 2 T 638, Conseil de l’université, février 1904.
48 Bulletin de l’université de Lille, n° 3, 1897.
49 LEscholier, n° 5, mars 1894.
50 LU. n° 3, mars 1904, p. 54-55.
51 LU. janvier 1906.
52 LU. n° 3, février 1906.
53 Lille Universitaire, n° 15. décembre 1897.
54 Bulletin des Facultés de Lille, année 1891, p. 198-200.
55 Idem.
56 Liard L., Universités et Facultés, 262 p.
57 EN du 6 mai 1888.
58 LE, 1914, p. 273.
59 L’Escholier, n° 1, février 1894.
60 LU, n° 1, janvier 1904.
61 EN du 6 novembre 1887.
62 Le Progrès du Nord du 25 juillet 1896.
63 BML, Danchin 1-18, Article de la Dépêche du 26 juillet 1896.
64 EN du 30 novembre 1896.
65 ADN, 2 T 612, Note du recteur du 02 octobre 1895.
66 L’Escholier n° 21, juin 1894.
67 Idem.
68 EN du 23 juillet 1912.
69 EN du 23 mars 1893.
70 Idem.
71 Le Progrès du Nord du 22 mars 1893.
72 Idem.
73 Sur l’Affaire, voir la bibliographie détaillée dans Condette J.-F., La Faculté des Lettres de Lille de 1887 à 1974, t. 1. p. 424.
74 Blum L., Souvenirs sur l’affaire, Paris, Folio, 1993, p. 37.
75 Il est impossible de classer de façon catégorique les milieux sociaux en dreyfusards et antidreyfusards. Cette affaire d’opinion, divise toutes les structures et empêche toute généralisation. Il est vrai que les catholiques furent majoritairement défavorables à Dreyfus mais il y eut aussi des catholiques favorables à Dreyfus. Voir à ce sujet l’article de J.-M. Mayeur, les catholiques dreyfusards, Revue Historique, A-Juin 1979, p. 337-360.
76 Charle C., Naissance des intellectuels : 1880-1900, p. 7.
77 Sirinelli J.-F, Intellectuels et passions françaises : manifestes et pétitions au XXe siècle. chapitre 1 (« lever de rideau »).
78 Blum L., Souvenirs sur l’affaire, p. 96.
79 Ory P. et Sirinelli J.-F., Histoire des intellectuels en France de l’Affaire Dreyfus à nos Jours, p. 27.
80 Idem. p. 29 et suivantes.
81 Winock M., La fievre hexagonale : les grandes crises politiques, chapitre 4 sur l’Affaire, p. 62 à 76.
82 Delmaire D., Antisémitisme et catholiques dans le Nord pendant l’Affaire Dreyfus, Lille, PUL, 1991, 277 p.
83 Reinach J., Histoire de l’Affaire Dreyfus, t. 3, Paris, Fasquelles, 1903, p. 248-249.
84 Le Progrès du Nord du 18 janvier 1898.
85 Delmaire D., Catholiques et antisémitisme dans le Nord pendant l’Affaire Dreyfus, p. 156.
86 Le Progrès du Nord du 20 Janvier 1898.
87 La Croix du Nord du 13 janvier 1898.
88 ADN. M 154/30, Rapport au préfet du 19 janvier 1898.
89 Idem, Rapport du 20 janvier 1898.
90 Ibidem.
91 EN du 21 janvier 1898.
92 ADN, M 154/30, Télégramme du 20 janvier 1898.
93 Le Progrès du Nord du 22 janvier 1898.
94 EN du 22 janvier 1898.
95 Le Progrès du Nord du 19 novembre 1898.
96 EN du 5 février 1898.
97 Le Progrès du Nord du 28 février 1898.
98 Idem, Compte rendu du 4 février.
99 Le Progrès du Nord du 05 février 1898.
100 AN, F 7/12459, Mouvement antisémite.
101 AN, F 7/12461, Rapport du 19 février 1898.
102 Idem, Rapport du 9 mars 1898.
103 Ibidem. Rapport du 1 juillet 1898.
104 Rioux J.-P., Nationalisme et conservatisme : la Ligue de la Patrie Française : 1899-1904, Paris, Beauchesne, 1977, p. 12.
105 AN, F 7/12456, Rapport du 9 avril 1902.
106 Idem, Rapport du 8 mars 1903.
107 Ibidem, Rapport du 10 juillet 1900.
108 Ibidem, Rapport du 6 février 1901.
109 Brunetière F., Discours de combat, Paris, Perrin, 1901, p. 161-211.
110 Le Progrès du Nord du 5 février 1901.
111 AN, F 7/12456, Rapport de police du 10 février 1901.
112 Le Progrès du Nord du 11 février 1901.
113 AN, F 7/12456, Rapport de police du 17 mai 1901.
114 Idem, Rapport du 3 janvier 1901.
115 Le Progrès du Nord des 18 et 27 janvier 1898.
116 Idem. 30 novembre 1898.
117 Ibidem, 17 février 1901.
118 Charle C., Les professeurs de la Faculté des Lettres de Paris, t. 2, fiche sur G. Fougères, p. 87.
119 AN, F 7/12487, Rapport du 13 mai 1899.
120 Idem, Rapport du 27 mai 1899.
121 Ibidem. Rapport du préfet du 31 juillet 1899.
122 ADN, M 155/10, Rapport du préfet du 31 juillet 1899.
123 ADN, M 155/5, Union des étudiants républicains.
124 Charle C., Naissance des intellectuels, p. 186.
125 Idem, p. 193 à 199.
126 AN, F 7/12501, Rapport du 2 juillet 1903.
127 Idem. Rapport du 3 juillet 1903.
128 2 T 744, Lettre du 1 7 avril 1914 au recteur.
129 M 154/235, Rapport du 1 7 février 1914.
130 ADN, M 154/65, Rapport du 7/11/1895.
131 Idem, Rapport du 19 septembre 1895.
132 Ibidem, Rapports des 23/12/ 1896 et 21/01/1898.
133 ADN, M 154/12, Rapport du préfet au ministre du 13/11/1898.
134 Idem.
135 AN. F 7/12495, Rapport du 25 mai 1906.
136 EN du 12 décembre 1911.
137 ADN, 2 T 932, Lettre du doyen au recteur du 28/08/1911.
138 ADN, VM 138060, Registre des examens de licence, 1908-1912.
139 Voir : Roman B. et Sabre J.-C., Roger Salengro, Lille III, maîtrise, 1977, 324 p.
140 Agulhon M., Marianne au pouvoir. L’imagerie et la symbolique républicaine de 1880 à 1914, Paris, Flammarion, 1989, 448 p.
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